Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/1-LDEAPLS-Ch9

La bibliothèque libre.
Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 59-66).



CHAPITRE IX


MORT DE DOURYODHANA


Argument : Les (Dhritarâstrides) arrivent près de Douryodhana. Description de son agonie. Douleur qu’en ressentent les trois guerriers. Discours de Kripa. Lamentations et récit d’Açvatthâman. Réponse et mort de Douryodhana. Départ des trois Dhritarâshtrides.


479. Sañjaya dit : Après avoir détruit, où ils se trouvaient, le restant des Pâñcâlas et les fils de Draupadî, les (trois guerriers) se dirigèrent ensemble vers le lieu où Douryodhana (avait été) frappé à mort.

480. En arrivant, ils virent le roi, qui avait (conservé) une étincelle de vie. Ils sautèrent (alors) à bas de leurs chars et entourèrent ton fils,

481. Ô Indra des rois, qu’ils trouvèrent les cuisses brisées, privé de sentiment, (étendu) sur le sol et sur le point d’expirer.

482. Il était entouré de près par de nombreuses bêtes féroces, par des loups et par des chacals s’apprêtant à le dévorer,

483. Écartant avec peine ces bêtes carnassières qui voulaient en faire leur proie, alors qu’il se roulait sur la terre en (éprouvant) de grandes douleurs.

484-486. Le voyant tout baigné de sang et gisant à terre, Açvatthâman, Kripa et le Sattvatide Kritavarman, ces trois héros, (seuls) restes (de tes armées) détruites, dévorés par le chagrin, vinrent se placer autour de lui. Environné par ces trois grands guerriers couverts de sang et gémissants, ce roi ressemblait à l’autel (d’un sacrifice) entouré des trois feux. En voyant ce roi dans une situation si différente de celle à laquelle il était accoutumé,

487. Tous les trois, avec une douleur indescriptible, versèrent des larmes (en abondance). Ayant, avec leurs mains, essuyé le sang (qui sortait) de sa bouche,

488. Ils déplorèrent douloureusement l’état dans lequel se trouvait le roi, gisant à l’endroit du combat.

489. Kripa dit : Rien n’est difficile pour le Destin, puisque Douryodhana, (jadis) maître de onze armées complètes, gît (ici), frappé à mort et arrosé de son sang.

490. Vois la massue ornée d’or, de ce (prince) qui avait la splendeur de l’or ! Elle est tombée près de lui qui aimait à s’en servir .

491. Elle n’abandonnait pas ce héros quand il allait au combat. Elle n’abandonne pas (davantage) ce héros glorieux, (au moment où) il s’achemine vers le Svarga.

492. Vois, auprès de ce héros, cette (arme) ornée d’or. Elle est pareille à une épouse affectueuse, reposant dans le palais sur le lit (de son époux).

493. Ce tourmenteur des ennemis, né pour être le chef de ceux qui ont été sacrés rois par l’aspersion de l’eau sur la tête, est abattu et mord la poussière ! Vois le changement produit par le temps !

494. Ce roi des Kourouides qui, (jadis), frappant ses ennemis dans les combats, les couchait privés de vie sur la terre, gît (à son tour) sur le sol, frappé par ses ennemis !

495. Celui-ci, devant qui des foules de rois s’inclinaient avec crainte, repose sur une couche de héros, entouré par des animaux carnassiers !

496. Jadis, les brahmanes s’approchaient de ce roi pour (en obtenir) des largesses. Aujourd’hui, les bêtes de proie s’approchent de lui pour (se repaître de) sa chair. »

497. Sañjaya dit : Alors, ô le plus excellent des Bharatides, en voyant ce roi, le plus grand des Kourouides, étendu à terre, Açvatthàman exprima tristement ses plaintes (en ces termes) :

498. Ô tigre des rois, on a dit que tu étais le premier de tous les archers et que, disciple de Çankarshana (Balarâma), tu étais, dans les combats, pareil à Dhanâdhyaksha (Kouvera).

499. Comment, ô homme sans péché, Bhîmasena aperçut-il en toi un endroit vulnérable ? C’est un pervers et tu (étais) fort et toujours adroit, ô roi 4.

500. Assurément, ô grand roi, le temps est très puissant en ce monde, puisque nous sommes témoins de ta mort et que tu as été frappé par Bhîmasena.

501. Comment le méchant et furieux Bhîmasena, (qui était) sans force, a-t-il pu te tuer, toi qui étais au fait de toutes les règles du devoir ? Assurément le sort est insondable.

502. Bhîmasena, qui t’avait provoqué à un combat loyal, t’a traîtreusement brisé les deux cuisses avec sa massue !

503. Honte au furieux Krishna, honte à Youdhishthira qui a souffert que, sur le champ de bataille, la tête d’un héros frappé déloyalement fût foulée aux pieds !

504. Il est certain que, tant que les êtres vivants subsisteront, les guerriers blâmeront Vrikodara, car tu as été vaincu par trahison.

505. L’héroïque Râma descendant d’Yadou n’a-t-il pas dit de toi : « Douryodhana n’a pas son égal au combat à la massue ? »

506. Ô Bharatide, le Vrishnien (Râma) te glorifie dans les assemblées, ô roi, en disant : « Ce Kourouide est mon disciple pour combattre à la massue. »

507. Tu es arrivé à ce (lieu de) refuge, que les rishis suprêmes ont dit être assigné à ceux qui sont tués sur le champ de bataille, la face tournée vers l’ennemi.

508. Je ne pleure pas sur toi, ô Douryodhana, mais je pleure (sur ces deux vieillards) dont les fils sont tués, Gândhârî et ton père.

509. Ils parcourront la terre en pleurant et en mendiant. Honte au Vrishnien Krishna, ainsi qu’au pervers Arjouna,

510. Qui, se considérant comme connaissant le devoir, ont été témoins de ta mort (sans s’y opposer). Et, que diront tous les autres Pândouides, ô maitre suprême des hommes ?

511. Comment, (malgré) leur manque de pudeur, oseront-ils avouer que Douryodhana a été tué par eux ? Ô fils de Gândhârî, tu es heureux, toi qui as été frappé sur le champ de bataille,

512, 513. La face tournée vers l’ennemi selon la règle. Mais quel sera le refuge de Gândhârî, dont les fils, les parents et les amis sont tués, et du Prajnâcakshien (Dhritarâshtra) difficile à affronter ? Honte à Kritavarman, à moi et au grand guerrier Kripa,

514. Qui ne sommes pas allés au Svarga, (en suivant le chemin tracé par) un prince (comme) toi, libéral pour tous ceux qui sollicitaient (ta générosité), protecteur de tes sujets dont tu faisais le bonheur !

515-519. Honte à nous, les plus vils des hommes, qui ne te suivons pas ! Par ton héroïsme, les demeures de Kripa, de mon père et la mienne, ainsi que celles de nos serviteurs, ont été riches en choses précieuses. Grâce à toi, nous, nos parents et nos amis, nous avons pu célébrer de grands et nombreux sacrifices, aux offrandes abondantes, ô tigre des hommes. D’où partirons-nous, pour gagner un séjour pareil à celui vers lequel tu es allé, après avoir envoyé tous les princes te préparer la voie ? Certes, si, nous trois, ô roi, nous ne te suivons pas, alors que tu vas au refuge suprême, ayant manqué notre but (principal), nous nous consumerons de chagrin, en nous souvenant de tes grandes actions.

520. Qu’avons-nous donc fait (de mal), pour ne pas (pouvoir) te suivre ? Maintenant, ô le plus grand des Kourouides, nous parcourrons péniblement cette terre.

521. Où seront, pour nous privés de toi, le contentement et la paix du cœur ? Ô grand roi, en rencontrant à ton arrivée même (dans le Svarga), les grands guerriers (qui t’y ont précédé),

522. Je te prie de les honorer (par tes hommages), selon leur âge et selon leurs mérites. Quand tu auras rendu hommage à ton (vieux) précepteur, le plus grand des archers,

533. Raconte-lui qu’aujourd’hui j’ai mis à mort le roi Dhrishtadyoumna, embrasse le très grand guerrier, le roi Vâhlikien.

524. Le roi du Sindhou, Somadatta, Bhoûriçravas et les autres excellents princes qui t’ont précédé au Svarga.

525. Quand tu les auras embrassés de ma part, demande leur comment ils se trouvent (de leur nouvel état).

526. Sañjaya dit : Après avoir adressé ces mots au roi dont les cuisses étaient brisées, bien qu’il fût privé de connaissance, et l’avoir considéré, Açvatthâman continua en ces termes :

527. Douryodhana, tu vis (encore). Écoute un récit qui sera agréable à tes oreilles. Du côté des Pândouides, il reste sept (chefs). Quant à nous, nous sommes les seuls Dhritarâshtrides survivants.

528. Ce sont, pour les Pândouides, les cinq frères, le Vasoudevide et le Satyakide. (De notre côté), moi, Kritavarman et le Sattvatide Kripa.

529. Tous les fils de Draupadî ont été tués, ainsi que ceux de Dhrishtadyoumna. Tous les Pâñcâlas et ceux qui restaient parmi les Matsyas, ont péri, ô Bharatide.

530. Vois quelle revanche (nous avons prise du mal qu’ils nous) avaient fait ! Les fils de Pândou ont eu leurs fils tués pendant la nuit, alors qu’ils se livraient au sommeil, et leur camp, avec les hommes et les animaux (qu’il contenait), a été détruit

531. Par moi ; et, après avoir pénétré de nuit dans le camp, j’ai tué ce Dhrishtadyoumna aux œuvres mauvaises, comme on tue les bestiaux, ô maître de la terre.

532. En entendant ces paroles agréables à son cœur, Douryodhana reprit ses sens et répondit :

533. « Ni (Bhîshma), le fils de la Gangâ, ni Karna, ni ton père, n’ont faitpourmoi ce dont tu es venu à bout aujourd’hui, avec l’aide de Kripa et de Bhoja.

534. Ce vil chef de l'armée des (Pândouides) est tué, avec Çikhandin ! (En y pensant), je m’imagine être l’égal de Maghavant (Indra) lui-même.

535. Soyez heureux. Nous nous retrouverons dans le Svarga. » Après avoir ainsi parlé, ce roi des Kourouides, au grand cœur, se tut.

536. Le héros laissa s’exhaler sa vie. Abandonnant les peines à ses amis, il éleva (son âme) vers le ciel, tandis que son corps restait gisant à terre.

537. Voilà, ô roi, comment ton fils Douryodhana a succombé. Il a été tué par ses ennemis, dans un combat qu’il avait engagé.

538. Ces (trois héros), après avoir été embrassés (par le roi), l’embrassèrent (à leur tour), et l’ayant longuement considéré, ils remontèrent sur leurs chars.

539. Ayant entendu les lamentations du fils de Drona dévoré par le chagrin, ils se dirigèrent au point du jour vers la ville.

540. C’est ainsi, ô roi, que par suite de ta mauvaise politique, a eu lieu cette catastrophe terrible, meurtrière et épouvantable, qui entraîna la perte des Kourouides et des Pândouides.

541. Quand ton fils fut monté au Svarga, cette intuition divine qui est donnée aux rishis, (et qui les fait voir à distance), cessa de (m’illuminer) ; j’étais dévoré de chagrin, ô homme sans péché.

542. Vaiçampâyana dit : Après avoir entendu ainsi (le récit de) la mort de son fils, ce roi poussa de longs et profonds soupirs et resta pensif.