Aller au contenu

Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 1/Un mot seulement

La bibliothèque libre.
Traduction par Hippolyte Fauche.
Librairie de Auguste Durand ; Librairie de Benjamin Duprat (tome 1p. v-x).


UN MOT SEULEMENT

À

NOS SOUSCRIPTEURS.




Ce volume renferme à lui seul plus de matière que les douze chants de l’Énéide, et cependant l’action du poème n’est pas même commencée !

C’est la moitié du grand vestibule d’un palais immense, dont les décorations originales, étranges, bizarres, ingénieuses ou naïves, gracieusement, hardiment ou vigoureusement conçues, font déjà pressentir la magnificence, la richesse, la profusion, le délicat et le fort, le riant et le sévère ; en un mot, l’inspiration toute spontanée, indépendante et neuve, qui s’est donné pleine carrière dans l’ornementation fantaisiste des salles intérieures.

Il y a là sans doute beaucoup de choses, qu’on pourrait appeler obscènes à notre point de vue européen. C’est l’antiquité crue ; nous avons risqué dire l’antiquité pure : eh bien, oui ! nous reprenons ce mot à peine rejeté. C’est l’antiquité de saintes gens, pour qui n’existait pas l’impureté des mots, parce que l’impureté des choses était absente du cœur et de l’esprit.

Je n’ai point essayé d’envelopper ces nudités avec la gaze des paroles. Je me suis confié à ce langage d’une Revue, parlant de ma traduction du Çiçoupâla-badha :

« On ne tolérerait pas aujourd’hui ces détails ; mais c’est là précisément un trait caractéristique, dont le traducteur a bien fait de conserver l’empreinte ; car son livre s’adresse aux érudits plutôt qu’à la masse du public[1]. »

C’est une face des mœurs générales, que l’Europe n’a pas encore étudiée : il faut donc l’offrir aux yeux telle qu’elle est ici dans sa nature. D’ailleurs, l’entreprise de gazer est bien souvent une chose impossible. Comment, par exemple, gazeriez-vous ces détails singuliers de Vrihaspati, amoureux de sa belle-sœur enceinte, et de l’embryon, qui parle au Demi-dieu libertin dans le sein même de sa mère ?

Si vous ne donnez que des Extraits du Mahâ-bhârata sans doute vous n’admettrez pas dans la suave corbeille de votre Anthologie cette fleur primitive, incivilisée et dont notre odorat ne peut supporter la senteur âcre et pénétrante. Mais, si vous traduisez le poème dans tout son entier, il vous faudra bien aborder cette plante sauvage, la recueillir elle-même, la mettre à sa place au milieu des autres ; et tous vos efforts pour gazer ici la chose ne feront que la rendre plus indécente, en montrant l’impureté même du traducteur à l’endroit, où la gravité de l’auteur n’avait rien supposé d’impur.

Nous n’avons pas voulu faire de notes pour ménager l’espace : on n’aurait pu que répéter celles répandues çà et là dans nos volumes précédents. Nous avions prévu d’ailleurs, ce que nous a confirmé la liste de nos souscripteurs, que ce serait, pour la plus grande partie, des indianistes, qui aimeraient mieux lire sans doute, au lieu de ces notes assez inutiles pour eux, quelques pages de plus ajoutées à la traduction.

Quant au petit nombre des autres l’Index des noms et des surnoms, mis en tête du présent volume, suppléera d’une manière bien suffisante à l’absence de ces indications rudimentaires.

On sait que les Indiens tenaient en si haute estime le Mahâ-Bhârata qu’ils attachaient la conquête du ciel à sa lecture journalière, et que, pour faciliter cette pieuse entreprise, on avait partagé tous ses chapitres en plusieurs sections fort inégales et souvent très-courtes. Le distributeur commence invariablement chacune d’elles par ces mots : Lomaharshana ou Vaîçampâyana dit, quoique la précédente se termine souvent par la même formule, dont un seul vers quelquefois sépare les inutiles redites. Son but est, ce nous semble, de remettre le lendemain ses lecteurs au courant des choses, dont il suppose qu’ils ont perdu le fil depuis la veille.

De même, bien qu’une stance finisse par ces mots : Tel ou tel personnage tient ce langage ou parle en ces termes, le compilateur ne manque jamais d’ajouter, pour ainsi dire, en marge, au commencement des paroles de l’orateur ou de l’interlocuteur cette fatigante redondance : Tel ou tel personnage dit ; peut-être afin de faciliter la recherche d’un texte, d’une autorité, d’un exemple, que le pandit veut ensuite retrouver.

Nous avons retranché sans aucun scrupule, sur la fin du volume, regrettant de ne pas en avoir eu l’idée plus tôt, ces additions marginales, fastidieuses, parasites, qui ne sont pas de l’auteur, qui gênent la marche de sa narration et rendent son allure embarrassée, lourde et traînante.

Ce tome fut traduit et imprimé en six mois. S’il est mauvais, cette rapidité n’en sera point l’excuse ; mais, s’il est bon, c’est une première assurance, que nous sommes heureux d’offrir à nos bienveillants souscripteurs.

On avait promis des volumes de cinq cent cinquante à six cents pages ; chaque volume aura définitivement six cents pages, comme celui-ci ; quelquefois plus, jamais moins : nous prenons sur nous-même tout l’excédent.

Aujourd’hui que nous possédons l’expérience faite du premier tome, nous pouvons dire le nombre total avec une certitude arithmétique. L’ouvrage entier aura seize volumes !

Ne vous écriez pas qu’il vous en coûtera donc pour quatre volumes, en sus des douze annoncés, une vingtaine de francs, que vous n’aviez pas compté dépenser ; car j’aurai payé de quelques milliers, moi ! l’honneur d’être votre dévoué traducteur.

Le calcul en est facile.

J’imprime à 300 exemplaires, nombre assorti à mon humble renommée. Par conséquent, si toutes les souscriptions à cinq francs étaient venues à moi directement, j’aurais à recueillir une somme inférieure à quinze cents francs ; car il faut bien donner quelques exemplaires. Mais, comme le plus grand nombre est arrivé chez nos libraires et que nous leur faisons une remise d’un franc cinquante centimes par chaque souscription, il s’en suit que, de volume en volume, nos frais auront dépassé nos recettes de plusieurs centaines de francs.

Je le savais avant de commencer cette folle entreprise, comme dirait un sage de notre siècle.

Si ma nature avait été façonnée sur le patron de beaucoup des autres hommes, mon premier feu se serait évaporé insensiblement par les fatigues, les difficultés, les dépenses, l’accueil probablement silencieux du premier volume ; mais, loin de s’éteindre, je le sens au contraire, qui m’échauffe d’une nouvelle ardeur. J’ai commencé ce long ouvrage, j’atteste que je le terminerai, si Dieu ne m’arrête par la mort ou l’infirmité ! mais il me laissera, j’en ai la confiance, accomplir ma tâche, parce qu’il doit en sortir l’acquisition de beaucoup d’idées nouvelles et le redressement de beaucoup d’autres anciennes.

Voilà notre but, sinon le seul, du moins le principal ; est-il possible de se proposer quelque autre chose ? En effet, cet ingrat labeur ne sera jamais entrepris nulle part, et chez nous moins qu’ailleurs, soit en vue de l’argent, car sa vente partout balancera difficilement ses frais ; soit en perspective du renom, car la publicité est ici trop peu grande et la tâche est immense ; soit pour la bagatelle, souvent fort insignifiante, d’un bout de ruban rouge.

Hippolyte Fauche.

Juilly, 30 octobre 1863.

  1. Revue critique des livres nouveaux, Mai, 1883.