Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/Le Swayamvara

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 139-167).


LE SWAYAMVARA.



Ces choses faites, continua de raconter Vaîçampâyana, les cinq frères, héroïques fils de Pândou, s’acheminent pour voir Draâupadî et le pays, où l’on préparait une grande fête. 6925.

Ces tigres invincibles dans l’espèce humaine s’avançaient avec leur mère, quand ils virent une nombreuse foule de brahmes, qui suivaient de compagnie la même route. 6926.

Ces brahmes dirent aux Pândouides, qui portaient, sire, l’extérieur de pénitents voués à la continence : « Où vos saintetés comptent-elles se rendre ? ou de quel pays sont-elles venues en celui-ci ? » 6927.

« Que vos saintetés, ô les plus éminents des brahmes, répondit Youddhishthira, sachent que nous sommes frères germains, que nous venons avec notre mère d’Ékatchakrâ, et que nous sommes des religieux mendiants. » 6928.

Les brahmanes dirent :

« Allez dès aujourd’hui chez les Pântchâlains. Il y aura un grand swayamvara dans le palais de Droupada, avec une distribution de très-abondantes richesses. 6929.

» C’est à cet endroit même que nous allons, ne formant qu’une seule caravane ; car il y aura là une fête magnifique, semblable à une merveille. 6930.

» La fille du magnanime Yajnaséna, qu’on appelle aussi Droupada, est née du milieu de l’autel : c’est une princesse admirable, illustre, bien délicate, au corps sans défaut, aux yeux couleur des pétales du lotus bleu, la sœur de Dhrishtadyoumna, le radieux ennemi de Drona ; 6931-6932.

» Lui, ce héros aux longs bras, qui est né avec une cuirasse, portant un cimeterre, tenant un arc et des flèches, semblable au feu, dans un feu très-flamboyant. 6933.

» Draâupadî est sa sœur à la taille svelte, au corps sans défaut, de qui le parfum égal à celui du lotus bleu se fait sentir à la distance d’un kroça. 6934.

» Nous allons voir cette fille d’Yajnaséna, qui a fixé le moment, où elle choisira un époux, et cette grande, divine fête du swayamvara. 6935.

» On y verra accourir des rois et des fils de rois, des sacrificateurs aux riches honoraires, des étudiants en Védas, purs, magnanimes, fermes dans leurs vœux, des jeunes gens admirables, venus de maintes contrées, et des monarques aux grands chars, consommés dans la pratique des armes. 6936-6937.

» Là, ces potentats distribueront maints différents dons : de l’or, des vaches, des aliments et toutes sortes de jouissances. 6938.

» Quand nous aurons, nous ! reçu de tout cela, vu le swayamvara et joui de la fête, nous irons où bon nous semblera. 6939.

» On y verra affluer des acteurs, des poètes, des chanteurs, des conducteurs de chars, des bardes et des athlètes à la grande vigueur. 6940.

» Après que vous aurez satisfait ainsi votre curiosité, vu et reçu, magnanimes, vous vous en retournerez avec nous. 6941.

» La belle Krishnâ, vous ayant vu assister à sa fête, vous, qui tous êtes admirables à voir et qui portez la beauté des Dieux, choisira peut-être un de vous pour son époux. 6942.

» Tu as là un de tes frères homme vigoureux, et d’une admirable beauté. Si on le mettait aux prises avec des lutteurs, on ne peut douter qu’il n’y gagnât de grandes richesses. » 6943.

« Soit ! répondit Youddhishthira. Eh bien ! nous irons tous en votre compagnie voir cette grande fête et le swayamvara de la jeune princesse. » 6944.

À ces mots, continua le narrateur, les fils de Pândou s’acheminent, Djanamédjaya, vers le pays des Pântchâlains méridionaux, que le roi Droupada tenait sous sa protection. 6945.

Ensuite, les héroïques Pândouides virent alors paraître au milieu d’eux l’anachorète Dvvaîpâyana, exempt de péché, à l’âme pure, à la grande âme. 6946.

Après les révérences faites et rendues par eux et par lui, ayant obtenu congé à la fin de l’entretien, le héros de continuer leur voyage, à petites journées, vers le palais de Droupada, arrêtant çà et là leur passagère habitation, contemplant de suaves forêts et des lacs charmants. Bienveillants, purs, s’entretenant d’une manière aimable, lisant même, chemin faisant, les Védas, les cinq fils de Pândou arrivèrent de pas en pas chez les Pântchâlains.

Alors qu’ils eurent sous leurs yeux la ville et la résidence du roi, les Pândouides mirent leur habitation dans la maison d’un potier. 6947-6948-6949-6950.

Là, observant une manière de vivre convenable à des brahmes, ils recueillirent des aumônes, et qui que ce soit ne sut nulle part quels étaient ces héros, arrivés là sous un tel déguisement. 6951.

Droupada n’avait pas un autre désir : « Il faut que je donne Krishnâ, se disait-il, à Kiriti, le fils de Pândou ; » mais il ne découvrait jamais sa pensée. 6952.

Recherchant donc le fils de Kountî pour gendre, le roi des Pântchâlains fit exécuter, Djanamédjaya, un arc solide et, pour ainsi dire, impossible à bander, rejeton de Bharata. 6953.

Le monarque fit construire une machine, travaillée avec art, suspendue en l’air, et fit attacher un but joint à cette machine. 6954.

« Si quelqu’un, dit-il, peut mettre cette corde à cet arc, et s’il peut, faisant traverser l’appareil à des flèches aiguës, percer le but de ses traits, ma fille lui sera donnée en prix ! » 6955.

Voilà en quels termes le noble Droupada fit proclamer le swayamvara. À cette nouvelle, tous les rois d’accourir en ces lieux. 6956.

Amenés par l’envie de voir le swayamvara, les magnanimes rishis, les princes de Kourou, sire, accompagnés de Karna, Douryodhana à leur tête, 6957.

Les plus éminents des brahmes affluèrent de toutes les contrées, et l’auguste Droupada accueillit avec honneur ces foules de rois. 6958.

Curieux de voir le swayamvara, ils prirent siège sur les divans ; et, derrière eux, les habitants de la ville entrèrent avec le fracas d’une mer agitée. 6959.

Les princes s’assirent sous la tête du Dauphin céleste, au nord-est de la ville, dans une portion de terre splendide et nivelée. L’enceinte de l’assemblée resplendissait, environnée partout de beaux palais, 6960.

Ceinte d’un retranchement et d’un fossé, ornée de portique et d’arcades, embellie par tous les côtés de tendelets aux divers couleurs ; 6901,

Pleine de musiciens par centaines de troupes, parfumée du plus riche aloës, arrosée avec de eaux de sandal, ornée de chaînes de fleurs ; 6962.

Partout entourée de radieux palais d’une très-élégante élévation et dont les lignes se découpaient sur la voûte de cieux, comme les sommets de Kaîlasa, 6963.

Tout percés de fenêtres d’or, couverts d’un pavé de pierreries, tout remplis de trônes et pourvus d’escaliers aux marches commodes, 6964.

Jonchés de tapis élégants aux multiples couleurs des rayons du soleil, embaumés d’un précieux aloës et de parfums, dont l’odeur était sentie jusqu’à la distance d’un yodjana, 6965.

Enrichis de lits et de sièges, aux cent portes ouvertes, aux membres vêtus de métaux divers, tels enfin qu’on aurait pensé voir dans chacun de ces palais un Himâlaya, qui s’est fendu. 6966.

Là, sur des sièges de formes différentes, s’assirent, magnifiquement parés, tous ces princes rivaux, les uns des autres. 6967.

Là, on vit assis ces lions des rois, fortunés, vaillants, vertueux, parfumés d’aloës noir ; 6968.

Aimant à donner, respectueux pour les brahmes, défenseurs de leurs peuples, chers à l’univers entier pour de bonnes actions et des œuvres pures. 6969.

Les habitants de la ville et des campagnes s’asseoient eux-mêmes sur de précieux divans et cherchent à bien voir la jolie Krishnâ. 6970,

Les Pândouides, admirant l’incomparable opulence du roi des Pântchâlains, prirent aussi leurs places, accompagnés des brahmes. 6971.

Divertie par les comédiens et les danseurs, enrichie par les nombreuses largesses de pierreries, l’assemblée, sire, s’accrut durant plusieurs jours. 6972.

On célébrait le seizième jour de cette ravissante fête, éminent Bharatide, quand Draâupadî, bien lavée, bien parée, magnifiquement vêtue, la taille serrée par une ceinture d’or, embellie de tous ses atours, descendit au milieu de l’amphithéâtre. 6973-6974.

Le pourohita des Soraakides, brahme pur, vemé dans les formules mystiques des prières, sacrifia au feu, suivant les rites, et versa dans son brâsier le beurre clarifié. 6975.

Après qu’il eut rassasié la flamme, après qu’il eut appelé sur les brahmes les bénédictions du ciel, il imposa de tous côtés silence à tous les instruments de musique.

Quand le silence eut régné dans l’assemblée, Dhrishtadyoumna à la voix telle que le tambour ou le bruit des nuages, tenant Draâupadî, suivant l’étiquette, s’avança au milieu de l’amphithéâtre, puissant monarque, et d’une voix profonde comme le tonnerre, articula hautement ces paroles grandes, sensées, affectueuses : 6976-6977.

« Voici l’arc, le but et les flèches ! Écoutez-moi tous, souverains de la terre ! Faites passer à travers cet anneau dans l’appareil cinq flèches aiguës au vol aérien. 6978.

» De qui exécutera cette chose merveilleuse, s’il est convenable pour la vigueur, la beauté, la naissance, ma sœur que voici, Krishnâ ou Draâupadî est prête à devenir l’épouse. Je dis la vérité ! » 6979.

Après que le fils de Droupada eut ainsi parlé, il tint ensuite ce langage à sa sœur, lui faisant connaître ces rois assemblés par leurs noms, leurs familles et leurs exploits :

« Voici Douryodhana, Dourvishaha, Dourmoukha, Douspradharshana, Vivinçati, Vikarna, Saha et Douççâsana, 6980-6981.

» Youyoutsou, Vàyouvéga, Bhlmavéga, Ougrâyoudha, Balâki, Karakâyou et Virotchana, 6982.

» Koundaka, Tchitraséna, Souvartchas, Kanakadhwadja, Nandaka, Bâhouçâli, Touhounda et Vikata.

» Ces héros à la grande force et ces autres en grand nombre, fils, comme eux, du roi Dhritarâshthra, sont venus ici pour toi, accompagnés de Karna. 6983-6984.

Il Voici des princes sans nombre, magnanimes, les chefs des kshatryas : Çakouni, le fils de Soubala, Vrishaka et Vrihadbala. 6985.

» Ce sont les fils du roi de Gândhâra : tous sont venus de concert. Açvatthâman et Bhodja, qui excellent sur tous ceux, qui portent les armes. 6986.

» Magnanimes frères d’armes, ils se sont revêtus pour toi de leur plus belles parures. Vrihanta, Manimat et le prince Dandadhâra, 6987. » Sahadéva et Djayatséna, le noble Méshasandi, Virâta et ses deux lils, Çankha et Outtara, 6988.

» Vardhakshémi, Souçarnian et le roi Sénâvindou, Soukétou et son fils, appelé d’un beau nom, Souvartchas[1], 6989.

» Soutchitra, Soukoumâra, Vrika, Satyadhriti, Soûryadhwadja, Rotchamâna, Nîli et Tchitrâyoudha, 6990.

» Ançoumat, Ikitâna et Çrénimat à la grande force, Saraoudra et son fils, l’auguste Tchandraséna, 6991.

» Djalasandha, Pitri et Poutra, Vidanda et Danda lui-même, Paâundraka le Vasoudévide et le vaillant Bhagadatta,

» Kalinga, Tâmralipta et le roi de Pattana, l’héroïque Çalya, roi de Madra, avec son fils, 6992-6993.

» Le vaillant Roukmângada et Roukmaratha, le héros Somadatta, issu de Kourou, et son fils, 6994.

» Les trois héros unis par la fraternité d’armes, Bhoûri, Bhoûriçravas et Çala, Soudakshina, roi de Kâmbodje et Drithadhanvan, rejeton de Pourou, 6995.

» Vrihadbala et Soushéna, Çivi né d’Ouçînara, Patatcharanihantri et le roi des Karoushas, 6996.

» Sankarshana le Vasoudévide et le courageux Raâukminéya, Çâmba, Tcharoudéshna, Prâdyoumni et Sagada,

» Akroura, Sâtyaki, Ouddhava à la grande sagesse, Kritavarman, Hârdikya, Prithou et Viprithou, 6997-6998.

» Vidoûra, Kanka, Çankou et Gavishana, Açâvaha, Nirouddha, Saniîka et Sârimédjaya, 6999.

» Vira, Vâtapali, Djhillîpindaraka et le vaillant Oucînara : ces noms appartiennent à la race de Vrishni et sont justement célèbres. 7000.

» Bhagîratha, Vrihatkshatra, Saîndhéva, Djayatratha etVrihatratha du Balkhan, et le héros Çroutâyoush, 7001.

» Ouloûka, le roi Kaitava, Tchitrângada et Çoubhângada, le sage Vatsarâdja, et le monarque du Roçala, 7002.

» Et le valeureux Çiçoupâla, et Djarâsandha : ceux-là et d’autres nombreux souverains de contrées diverses.

» C’est pour toi, noble demoiselle, que sont venus ces kshatryas, qui sont des princes sur la terre ; c’est pour toi que ces héros vont disputer à qui percera un but très-difficile. Choisis aujourd’hui pour ton époux, radieuse, celui d’entre eux, qui aura touché le but ! » 7003-7004.

Ces rois jeunes, ornés de belles girandoles et richement parés, se portant une mutuelle envie, s’imaginant posséder chacun toute la puissance de l’Astra-Véda, se levèrent d’un mouvement spontané, tenant haut leurs armes,

Brûlant d’un orgueil allumé par la jeunesse, le naturel, la richesse, la naissance, l’héroïsme et la beauté, surexcités par la fougue de la joie, ivres comme, au temps du rut, les plus grands éléphants de l’Himâlaya, 7005-7006.

Se regardant l’un l’autre avec jalousie, le corps tout enveloppé d’amour, ils s’élancèrent tout à coup hors de leurs sièges royaux, en disant : « À moi Krishnâ ! » 7007.

Ces kshatryas, montés sur l’estrade et rassemblés par l’envie de conquérir la fille de Droupada, resplendissaient tels que les troupes des Dieux réunis sur l’Himâlaya pour la conquête d’Oumâ, fille du roi des monts. 7008.

À peine Draâupadî était-elle descendue dans l’amphithéâtre, le cœur de ces Indras des hommes s’envola vers elle et, le corps tout percé des flèches de l’amour, ceux mêmes, qu’unissait l’amitié, prirent de la haine les uns contre les autres. 7009.

Alors, montés sur leurs chars, Yama et le souverain des richesses à leur tête, vinrent à cette assemblée, tous les chœurs des Immortels, les Roudras, les Adityas, les Vasous, les deux Açwins, les Sâdhyas et tous les Maroutes, 7010.

Les Daîtyas, les Souparnas, les grands Ouragas, les Dévarshis, les Gouhyakas et les Tchâranas, Viçvavasou, Nârada et Parvata, les principaux des Gandharvas, hâtant leurs pas, avec les Apsaras. 7011.

Halâyoudha, Djanârdana, les Vrishnis et les Andakas, suivant leur degré de prééminence, les principaux des Yadouides et les grands, soumis à la pensée de Krishna, contemplaient ce spectacle. 7012.

Ils virent les cinq frères aux formes de grands pachydermes enivrés et tels que des rois d’éléphants cachés au milieu des lotus ; à la vue de ces faux-brakmes, semblables à des feux aux charbons couverts de cendres, Krishna, le chef des Yadouides, se mit à songer ; 7013.

Puis, il indiqua Youddhisthira, Bhîma, Djishnou et les deux héros, frères jumeaux, à Balarâma, qui promena ses yeux lentement sur eux et, d’une âme charmée, regarda son frère. 7014.

Mais les autres héros, fils et petit-fils de rois, dont l’âme, la pensée, les yeux erraient autour de la belle Krishnâ, le dépit rougissant leurs yeux, la lèvre mordue par les dents, et tout occupés de leur querelle d’zrwowr, ne remarquèrent pas les cinq fils de Pândou. 7015.

À l’aspect de la noble Draâupadî, les trois guerriers aux longs bras, fils de Prithâ, et les deux jumeaux à la grande majesté furent tous blessés par les flèches de l’amour.

Le ciel entier était rempli de Dévarshis et de Gandharvas, peuplé de Souparnas, de Nâgas, d’Asouras et de Siddhas, parfumé de senteurs divines et couvert de fleurs célestes ; U résonnait du bruit éclatant des tambours ; il était encombré des chars de tous les Dieux et répercutait les accords des flûtes, des luths et des panavas. 7016-7017-7018.

Ensuite, les troupes des rois se mirent à déployer tour à tour la vigueur de leurs bras pour obtenir Krishnâ : c’étaient Douryodhana, Çâlva, Çalya, Draâunâyani, Krâtha, Sounîtha et Vakra, accompagnés de Karna ; 7019.

Les monarques de Kalinga, de Banga, de Pàndya, de Paâundra, le roi du Vidéha, le souverain des Yavanas, et d’autres fils ou petit-fils de nombreux potentats, maîtres eux-mêmes de royaumes, princes aux yeux couleur des pétales du lotus bleu. 7020.

Héros aux longs bras, aux membres ornés de tiares, de guirlandes, de bracelets, de colliers, doués de force et d’énergie, ils s’avancent tour à tour en poussant un cri d’héroïsme et de vigueur. 7021.

Mais, en dépit de tous leurs efforts, ces rois, appliquant leurs corps à cet arc, ne purent même de pensée en attacher la corde ; et l’arme solide, élastique, les envoyait tomber de côté et d’autre. 7022.

S’efforçant de nouveau, appuyés ferme sur la terre, ils faisaient succéder à la force les qualités dues à l’art : en vain ! contrîdnts au repos, ils soupiraient, hors d’haleine, les tiares et les guirlandes tombées à terre. 7023.

L’arc vigoureux, dispersant les guirlandes, les colliers et les bracelets, réduisit aux abois le cercle attristé des rois et força leur amour de renoncer à Krishnâ. 7024.

À la vue de tous les rois convaincus d’impuissance Karna, le plus éminent des archers, s’avança, leva l’arc, y attacha ainsi levé sa corde et encocha lestement des flèches.

Quand ils virent se présenter le fils adoptif du cocher, les fils de Pândou, ces habiles archers, pensèrent que le fils du Soleil, plus brillant que le feu, la lune ou le soleil même, allait percer le but difficile à atteindre, l’abattre sur la terre et gagner la main, que le monarque avait promise. 7025-7026.

Mais Draâupadî à sa vue jeta ces mots à haute voix :

« Je ne choisirai pas le cocher pour mon époux ! » Alors, tournant ses yeux vers le soleil avec un rire de colère, Karna laissa retomber l’arc, qui vibrait encore. 7027.

Les rois s’étant ainsi partout retirés du concours, le monarque de Tchédi, héros vigoureux et semblable au Dieu de la mort, 7028.

Le terrible Çiçoupâla à la vaste intelligence, le fils de Damaghosa, prit l’arc, mais il tomba sous le poids à deux genoux sur la terre. 7029.

Ensuite le roi Djarasaudha à la grande force, à la grande vaillance, porta ses pas vers l’arc et se tint là d’abord immobile comme une montagne. 7030.

Mais, accablé par le poids de l’arc, il vint toucher la terre de ses genoux. Le roi honteux se relève et se hâte de retourner en ses royaumes. 7031.

Après lui, Çalya à la grande force, à la haute bravoure, réussit à lever cet arc, mais il s’affaisse des genoux sur la terre. 7032.

Dans cette assemblée aux spectateurs vivement émus, aux rois plongés dans le silence, le héros fils de Kountî, Arjouna eut envie d’encocher une flèche à l’arc gigantesque. Quand les rois, dit Vaîçampâyana, eurent tous renoncé à l’entreprise de bander et d’encocher une flèche à l’arc, Djishnou à la haute sagesse se leva du milieu des brahmes. 7083-7034.

À peine eurent-ils vu le Prithide, aussi brillant que le drapeau d’Indra, descendre sur l’arène, les chefs des brahmes poussèrent des cris, en agitant leurs peaux d’antilope.

Les uns étaient frappés de stupeur, ceux-là rayonnaient de joie, ceux-ci, plus habiles et qui se nourrissaient de raisonnements, se disaient l’un à l’autre : 7035-7036.

« Cet arc, que n’ont pu bander ces kshatryas vigoureux, voués à la science de l’arc et renommés dans le monde, à commencer par Çalya, 7037.

» Comment ce novice, qui est encore un enfant, plus faible qu’un souffle de la bouche, sans nulle étude des armes, pourra-t-il, deux fois nés, en attacher la corde ?

» Les brahmes seront devenus un objet de risée au milieu de tous les rois de la terre, une fois échouée cette folie, que son inconstance ne s’est pas donné le temps d’examiner. 7038-7039.

» Si l’orgueil, ou la témérité, ou, quoique brahme, sa légèreté d’esprit le pousse à tenter de courber cet arc, qu’on l’arrête ! Voyons ! Qu’il n’aille pas s’y risquer ! »

« Nous ne deviendrons pas un objet de risée, nous ne montrerons pas, répondaient les autres, une légèreté d’esprit, nous ne tomberons pas, dans le monde, en la haine des maîtres de la terre ! » 7040-7041.

» C’est un beau jeune homme ! disaient quelques-uns. Ses épaules, ses cuisses, ses bras sont potelés et tels que des trompes d’éléphants ! Il semble avoir la fermeté de l’Himâlaya. 7042.

» Il est charmant ! Il a cette démarche dandine du lion, ce pas d’un roi des éléphants dans son ivresse ! Cette apparence de vigueur fait déjà présager ce qui doit nécessairement arriver dans cette affaire ! 7043.

» Sa force est capable d’un grand exploit : s’il était faible, irait-il là de lui-même ! D’ailleurs, il n’existe rien dans les mondes, entre les choses immobiles ou mobiles, que les brahmes ne puissent exécuter parmi les hommes ! 7044.

» Les brahmes jeûnent, ils vivent de l’air, ils ne mangent que des fruits ; mais ils sont fermes dans leurs vœux, et, tout faibles qu’ils soient, ils sont plus forts que tout, grâce à l’énergie de leur pénitence ! 7045.

» On ne doit pas mépriser un brahme en quelque chose qu’il fasse, bonne ou mauvaise, agréable ou pénible, grande ou petite. 7046.

» Râma le Djamadagnide a vaincu les kshatryas dans la guerre ; Agastya par sa vigueur brahmique a pu boire toute la mer profonde ! 7047.

» Que personne donc ne craigne de s’écrier ; « Enfant, lève-moi cet arc lestement ! » Ainsi s’entredisaient les principaux des brahmes. 7048.

Tandis que les deux fois nés échangeaient ainsi ces paroles diverses, Arjouna s’était approché de l’arc et se tenait devant lui, immobile comme une montagne. 7049.

Il tourna tout à l’entour de l’arc, qu’il salua d’un pradakshina ; il s’inclina en l’honneur d’Indra, d’içana et de Vishnou, l’auguste donateur des grâces ; 7050.

Il rendit le même hommage dans sa pensée à Krishna ; puis, Arjouna saisit l’arc, que n’avaient pu bander ces princes, lions des hommes, consommés dans la science de l’arc et tels que Roukma, Sounîtha, Vakra, Çalya, Çâlva, Râdhéya et Douryodhana, en dépit même de grands efforts. 7051.

Arjouna le tint avec la fierté des hommes forts, Aîndri le tint avec la vigueur d’un jeune Indra, y fixa la corde dans l’espace d’un clin d’œil et prit des flèches au nombre de cinq. 7062.

Il toucha le but, qui, transpercé, tomba soudain sur la terre avec l’anneau. Aussitôt des applaudissements éclatent dans le ciel ; de grands applaudissements éclatent sur la terre au milieu de l’assemblée. 7053.

Indra en même temps de verser une pluie de fleurs célestes sur la tête du Prithide, meurtrier des ennemis.

Les brahmes par milliers d’agiter leurs vêtements, les éclipsés de pousser partout de tristes hélas ! hélas ! et, de tous côtés, les pluies de fleurs tombèrent là du ciel. 7054-7055.

En ce moment, les musiciens font chanter leurs instruments aux cent formes ; les troupes des bardes et des poètes célèbrent à l’envi cette victoire. 7056.

À l’aspect du vainqueur, la joie remplit Droupada, le meurtrier des ennemis ; lui et ses guerriers témoignent le désir qu’une alliance les unisse avec le fils de Prithâ.

Tandis que ce haut bruit s’élevait dans l’assemblée, Youddhishthira, le plus vertueux entre les plus vertueux, retourna vite à son habitation avec les deux jumeaux, les plus grands des hommes. 7057-7058.

Quand elle vit le but percé, quand elle eut jeté son regard sur le fils de Prithâ, semblable au roi des Dieux, Draâupadî la noire se hâta de prendre une guirlande avec une robe blanche et s’avança vers le fils de Kountî en souriant. 7059.

Il accepta son choix ; et, victorieux dans cette lice, comblé des révérences de tous les brahmes, illustré d’un fait au-dessus de toute imagination, il sortit de l’amphithéâtre, suivi par cette noble épouse. 7060.

Mais, quand ils virent le roi disposé à donner la belle jeune fille au brahme vainqueur, la colère saisit les monarques, ses rivaux, et, se regardant en face les uns les autres : 7061.

Il Ce roi nous méprise, disaient-ils, nous, qu’il a rassemblés ; et, sans nous estimer plus qu’une poignée d’herbe, il veut donner à ce brahme Draâupadî, la plus belle des femmes. 7062.

» Quoi I il a fait croître ici l’arbre, et il l’abat à la saison des fruits ! Arrachons la vie à ce méchant, qui nous méprise ! 7063.

» Il n’est pas digne qu’on l’honore ; ses qualités ne méritent pas même le pas, qu’on accorde à l’âge. Tuons avec son fils cet homme, qui se comporte si mal et qui est l’ennemi des rois ! 7064.

» Car il a convoqué ici tous les souverains, les a reçus avec honneur, les a nourris de mets délicieux, et maintenant il nous traite avec un tel mépris ! 7066.

» Dans cette réunion de rois, qui est comme l’assemblée des Dieux, est-ce qu’il n’a pu trouver même un seul roi, qui fût son égal ! 7066.

» Les brahmes n’ont aucune suprématie à réclamer quant au mariage. « Le swayamvara est fait pour les kshatryas ; » telle est la tradition reçue dans l’univers.

» Cependant, si la jeune fille ne veut honorer de son choix aucun de nous, jetons-la au feu, princes, et retournons dans nos royaumes ! 7067-7068.

» Que le brahme nous ait infligé cette insulte par ambition ou légèreté d’esprit, il n’importe ! Sa vie est une chose absolument sacrée pour tous les rois ! 7069.

» En effet, nos royaumes, nos vies, nos richesses, nos fils et petits-fils, tout enfin ce qui existe chez nous de précieux appartient aux brahmes. 7070.

» Mais, par la crainte du mépris et pour la conservation de nos droits, ne souffrons jamais dans les autres swayamvaras une telle manière de procéder. » 7071.

À ces mots, transportés d’indignation, ces rois aux bras comme des massues fondent, les armes à la main, sur Droupada, impatients de lui ôter la vie. 7072.

À peine celui-ci les eut-il vus s’élancer en grand nombre, furieux, ayant saisi leurs flèches avec une intention hostile, que, dans son effroi, il courut se réfugier auprès des brahmes. 7073.

Mais les deux héros, fils de Pândou, ces vaillants dompteurs des ennemis, s’avancent alors contre ces rois, qui se précipitaient d’un pied rapide comme des éléphants, dont le rut excite la fureur. 7074.

De leur côté, ces rois en fureur de courir, les armes hautes et la main défendue par le gantelet, pour tuer les deux enfants de Kourou, Arjouna et Bhîmaséna. 7075.

Ensuite Bhîma à la grande force, aux actions épouvantables et merveilleuses, ce héros unique et d’une vigueur égale à celle de la foudre, saisit un arbre entre ses bras, l’arrache et le dépouille de ses feuilles, comme eût fait un roi des éléphants. 7076.

Tenant cet arbre à sa main, tel que Dandi, le roi des morts, tient son terrible sceptre, il se plaça, lui, Prithide aux grands et larges bras, accoutumés à broyer ses ennemis, auprès du Prithide, son frère, le plus éminent des hommes. 7077.

Djishnou à l’intelligence plus qu’humaine, aux actions supérieures à l’idée, que l’homme peut concevoir, ne vit pas sans étonnement cette prouesse de son frère et, déposant la crainte, il se tint, l’arc en main, prêt à faire des choses dignes du puissant Indra. 7078.

Voyant ce qu’avaient pu faire Djishnou et son frère, Dâmaudara à la pensée au-dessus de l’humanité, aux exploits, qui dépassaient l’imagination, dit ces mots à Halâyoudha, son frère, d’une vigueur épouvantable : 7079.

« Cet homme, qui a tiré l’arc, tenu seulement d’une main, cet homme, qui a la démarche dandine d’un roi des lions, c’est Arjouna, on ne peut en douter, Sankarshana, ou je ne suis point Vâsoudéva ! 7080.

» Cet autre, qui rompit l’arbre d’un seul coup et se porta soudain à l’encontre des rois, n’est pas un autre que Bhîma au ventre de loup. Personne aujourd’hui sur la terre n’était capable, si ce n’est lui, de faire ici un tel acte en prélude de combat ! 7081.

» L’homme à la taille svelte, au teint doré, aux grands yeux de lotus, au nez beau, charmant, aquilin, à la démarche de grand lion, à la contenance modeste, qui s’est retiré avant les derniers incidents, c’est Atchyouta, le fils d’Yama. 7082.

» Les deux guerriers, qui semblaient de jeunes Karitikéyas, sont, je pense, les fils des Açwins ; car j’ai ouï dire que Prithâ et les fils de Pândou ont échappé à l’incendie de la maison de laque. » 7083.

L’illustre Halâyoudha, semblable au nuage, qui a versé toutes ses eaux, répondit à son frère puîné : « Je suis content de voir que Prithâ, la sœur de mon père, et les princes nés de Kourou ont pu sauver leur vie. » 7084.

Les premiers des brahmes, continua le narrateur, agitant leurs peaux d’antilope et leurs aiguières, de crier aux deux guerriers : « Ne craignez pas ! Nous allons combattre les ennemis avec vous ! « 7085.

Aux brahmes, qui parlaient ainsi, Arjouna répondit en souriant : « Tenez-vous de côté et restez, vous ! simplement spectateurs ! 7086.

» Moi, inondant ces rois en fureur de mes flèches droites et lancées par centaines, je les arrêterai comme on arrête les serpents avec des chants magiques ! » 7087.

Il dit ; et le héros à la grande force, secondé par Bhîma, son frère, ayant levé cet arc, incrusté d’argent, se tint immobile comme une montagne. 7088.

Quand ils virent ces rois, Karna à leur tête, pleins de l’ivresse insensée des batailles, les deux terribles guerriers de se précipiter sur eux comme deux proboscidiens contre une bande d’éléphants. 7089.

Impatients d’en venir aux mains, ces kshatryas leur jettent des paroles insultantes : « Il est permis de tuer dans un combat le brahme, qui a cherché la bataille ! »

Ces mots à peine dits, les rois fondent à l’instant sur les brahmes. Karna à la grande vigueur s’avance pour combattre Djishnou ; 7090-7091.

Tel court sur l’éléphant, son rival, un éléphant, qui veut lui disputer sa femelle dans un combat. Le puissant monarque de Madra, Çalya vient affronter Bhîmaséna.

Opposant de grands efforts à leurs attaques, après qu’ils eurent d’abord essayé la douceur, Douryodhana et tous les autres en vinrent aux mains avec les brahmes. 7092-7093.

Ensuite Arjouna, chéri de la Fortune, ayant tiré l’arc vigoureux, blessa de flèches acérées Karna, le fils du Soleil, au moment où il fondait sur lui. 7094.

L’esprit égaré par la fougue de ces flèches aiguës à la brûlante splendeur, Râdhéya s’efforçait en vain de se précipiter sur lui. 7095.

Ces deux héros en courroux, desquels on n’aurait su définir la vitesse, les plus vaillants des hommes accoutumés à vaincre, combattaient avec une mutuelle envie de remporter l’un sur l’autre la victoire. 7096.

« Vois comme la riposte suit le coup ! Vois la force de mon bras ! » Ils s’adressaient tour à tour ces héroïques paroles. 7097.

Quand il eut éprouvé qu’Arjouna avait une force de bras incomparable sur la terre, Karna, le fils du Soleil, n’en combattit qu’avec plus de colère. 7098.

Alors qu’il eut enfin repoussé les flèches impétueuses d’Arjouna, il se mit à pousser un vaste cri, et les armées d’applaudir. 7099.

« Je suis content, brahme éminent, lui dit Karna, de cette force de ton bras dans le combat et de cette intrépide victoire de tes flèches et de tes dards ! 7100.

» Es-tu le Dhanour-Véda incarné, ou bien Râma, ô la plus excellent des brahmes ? Es-tu le Dieu aux coursiers verts, ou une manifestation de l’éternel Vishnou,

» Qui emprunte la force de ton bras pour se cacher et qui me combat, je pense, revêtu de tes formes ? 7101-7102.

» Certes ! aucun mortel n’est capable d’affronter ma colère dans une bataille, si ce n’est l’époux de Çatchî fait homme ou Kirîti, le fils de Pândou ! » 7103.

Au guerrier, qui parlait ainsi, Phâlgouna répondit alors en ces termes : « Je ne suis pas le Dhanour-Véda » vaillant Karna, et je ne suis pas l’auguste Râma. 7104.

» Je suis un brahme, qui excelle dans les choses des batailles, le plus habile de tous ceux, qui portent les armes. Je dois aux enseignements d’un gourou ma science dans l’astra de Brahma et dans celui de Pourandara.

» Me voici ferme dans cette lice pour te vaincre : héros, tiens-toi ferme ! » À ces mots, persuadé qu’il est impossible de vaincre une force brahmique, Karna, le valeureux fils de Rhâdhâ, se retira du combat. 7106-7106.

Dans une autre partie de l’arène, deux puissants héros, Çalya et Vrikaudara, doués de force et de science pour les combats, 7107.

Se provoquaient mutuellement, comme deux grands éléphants ivres de rut, se frappaient l’un l’autre et des poings et des genoux, 7108.

Se tiraient en avant, se poussaient en arrière, à droite, à gauche, se meurtrissaient l’un l’autre avec les poings. Et faisaient pleuvoir les coups comme une averse de pierres. Toute leur charpente ébranlée craquait d’un son bien épouvantable. 7109-7110.

Une heure entière nos deux lutteurs s’entre-tirèrent sur l’arène. Enfin Bhima, le plus fort des Kourouides, enleva dans ses bras Çalya et le jeta à terre. Un rire d’applaudissement éclata au milieu des brahmes. 7111.

Alors Bhîmaséna, le plus grand des hommes, fit un acte admirable ; car, plus fort que le fort Çalya, il ne tua pas son ennemi renversé sur la terre. 7112.

Çalya abattu par Bhîma et Karna éloigné du combat par la défiance, tous les rois effrayés d’environner le Ventre-de-loup. 7113.

Ils s’entredisaient en ce moment : « Allons ! il faut connaître enfin ces deux éminents brahmes ; de quelle famille sont-ils nés ? en quel pays ont-ils même leur habitation ?

» En effet, qui peut tenir tête dans un combat à Karna, le fils adoptif de Ràdhâ, s’il est autre que Râma, ou Drona, ou Kirîti, le füs Pândou, 7114-7115.

» Ou Krishna, celui de Dévakî, ou Kripa même, né de Çaradvat ? Qui peut résister dans une bataille à Douryodhana ? 7416.

» Ou, qui peut affronter dans un combat ce roi de Madra, le plus fort des hommes, s’il n’est le valeureux Baladéva, ou Vrikaudara, le fils de Pândou, ou l’héroïque Douryodhana ? Qu’on mette fin à ce combat, où sont engagés des brahmes ! 7117-7118.

» Car on doit toujours respecter la vie des brahmes, fissent-ils continuellement des offenses ! Quand nous ne les verrons plus sur le champ de bataille, nous recommencerons vaillamment ce combat. » 7119.

Krishna, voyant et tous les maîtres du globe, qui parlaient ainsi, et ce que les autres hommes firent dans cette lice, et le dernier exploit de Bhîma, soupçonna que les deux brahmes étaient les fils de Kountî. Il arrêta donc tous les rois, que ces mots persuadèrent : « La princesse fut conquise légalement ! » 7120-7121.

Ces rois puissants, habiles dans les batailles, renonçant à ce combat, s’en allèrent tous pleins d’étonnement suivant les directions des lieux, où ils avaient leurs palais.

« Tout l’honneur de cette lice fut pour les brahmes ! Draâupadî fut conquise par des brahmes ! » disaient, chemin faisant, tous les rois, qui étaient venus au concoure. 7122-7123.

Inondés par les flots de ces brahmes, vêtus d’une peau d’antilope, Dhanandjaya et Bhîmaséna n’avançaient qu’avec gêne. 7124.

Délivrés de leurs nombreux ennemis, les deux héros brillaient, suivis de Krishnâ, 7125.

Tels qu’au temps d’une pléoménie, le soleil et la lune, qui s’élèvent dans un ciel débarrassé de nuages. Comme ses fils ne revenaient pas à l’heure, où ils avaient coutume de rapporter les aumônes, leur mère pensait à différentes espèces de mort, qu’ils avaient trouvées peut-être : « N’auraient-ils pas été reconnus, se disait-elle, par les Dhritarâshtrides, qui leur ont arraché la vie ? 7126-7127.

» Ou seraient-ils morts sous les coups de ces Rakshasas épouvantables, qui leur ont juré une mortelle haine et qui sont armés de magie ? Le conseil du magnanime Vyâsa nous a été funeste ! » 7128.

Telles étaient les pensées de Prithâ dans l’amour de ses fils, dont son âme était pleine, quand tout à coup dans une grande soirée pluvieuse, sous un ciel inondé de nuages, à l’heure, où la multitude des hommes goûte déjà le sommeil, Djishnou, environné de brahmes, comme un soleil entouré de nuages, entra dans la maison du brahmane issu de Bhrigou. 7129-7130.

Arrivés à la maison de travail du Bhargavain et déjà sur le seuil de Prithâ, les deux princes, ses fils, d’une vaste renommée et d’une haute majesté, lui annoncent Draâupadî en ces termes : « Voici l’aumône ! » 7131.

Kountî, qui était dans la maison et qui ne voyait pas ses deux fils, répondit : « Partagez-vous-la tous également ! fl Puis, quand elle vit Krishnâ : a J’ai dit là, fit-elle, une mauvaise parole ! » 7132.

Inquiète de manquer au devoir et sa pensée toute occupée de la jeune fille à l’immense renommée, elle prit Yâjnasénî par la main et, s’approchant d’Youddhishthira, lui tint ce langage : 7133.

« Cette fille du roi Droupada fut laissée à ma disposition par tes deux frères mineurs, à qui j’ai répondu inconsidérément ce que j’ai coutume de répondre, sire, quand vous m’apportez une aumône : « Partagez-vous-la tous également ! 7134,

» Dis-moi ce qu’on doit faire, ô le plus éminent des Kourouides, afin que ma parole soit une vérité sans que le péché souille la fille du roi Droupada et qu’il voltige autour de son nom ! » 7135.

À ce langage de sa mère, le sage héros se mit à réfléchir un instant ; puis, il consola Kountî et, s’adressant à Dhanandjaya, lui dit ces mots : 7136.

« Yajnasénî est le prix de ta victoire, Phâlgouna ; quelle brille avec le nom de ton épouse ! Que le feu soit allumé ; et prends devant lui, suivant les rites, invincible héros, la main de cette noble vierge ! » 7137.

« Ne me rends pas coupable d’une chose inconvenante, lui répondit Arjouna ; cette règle est celle des gens malappris : c’est toi, qui dois, suivant le devoir, te marier d’abord ; ensuite, Bhîma aux longs bras, aux actions, qui surpassent la pensée ; 7138.

» Après lui, moi ; puis, Nakoula ; en dernier lieu, Sahadéva à la course rapide. Vrikaudara, moi, les deux jumeaux et cette jeune fille, nous sommes tous, sire, les sujets de ta majesté. 7139.

» Puisqu’il en est ainsi, pense à ce qu’on doit faire d’assorti au devoir, de conforme à l’honneur, de convenable aux intérêts du roi des Pântchâlains, et fais-le : parle ! nous sommes tous soumis à ta volonté. « 7140. Après qu’ils eurent écouté ce langage d’Arjouna, si plein d’amour fraternel et de noble dévouement, les fils de Pândou fixèrent tous la vue de leurs yeux sur la belle Pântchâlaine. 7141.

Quand ils virent ses regards fixés sur eux tels que leurs yeux sur elle, ils la firent asseoir mutuellement sur le siège de leurs cœurs. 7142.

À peine eut-il vu l’illustre Krishnâ-Draâupadî bouleverser le système entier des sens de tous ces hommes à la vigueur sans mesure, l’Amour se manifesta soudain au milieu d’eux. 7143.

En effet, les mains elles-mêmes du créateur avaient modelé ces formes suaves de la Pântchâlaine, supérieures aux belles formes des autres femmes et ravissantes pour toutes les créatures. 7144.

Aussitôt que le fils de Kountl, Youddhishthira, le taureau du troupeau des hommes, eut deviné l’amour de ses frères à l’expression de leurs visages, il se rappela entièrement les paroles de Krishna-Dwaîpâyana ; 7145.

Et dit à chacun de ses frères dans la crainte qu’une division ne les séparât : « La belle Draâupadî sera l’épouse de nous tous ! » 7146.

Dès que les fils de Pândou eurent ouï ces mots de leur frère aîné et tourné vers cet arrangement la pensée de leur esprit, la tristesse au même instant s’envola de leur âme.

Le héros né de Vrishni, désirant voir les héros nés de Kourou, se rendit, accompagné du fils de Rohinî, à la maison de travail du Bhargavain, chez lequel habitaient ces magnanimes princes. 7147-7148.

Krishna vit assis là Youddhishthira aux grands et larges bras ; il décrivit un pradakshina autour d’Adjâtaçatrou et de ses frères, assis l’un à la suite de l’autre et semblables à cinq flamipes. 7149.

Ensuite le Vasoudévide, s’étant approché du fils de Kountî, le plus vertueux des hommes vertueux, lui dit ; « Je suis Krishna ! » puis, il embrassa les pieds d’Youddhishthira, le monarque ami d’Adja. 7150.

Le fils de Rohinî fit de même après lui. Les héros nés de Kourou se réjouirent de voir les Yadouides, ces fils de la sœur de leur père, et, chef des Bharatides, ils en prirent les pieds dans leurs mains. 7151.

Adjâtaçatrou, l’héroïque rejeton de Kourou, fixant les yeux sur Krishna, s’enquit de sa bonne santé : « Comment, Vâsoudéva, lui dit-il, nous as-tu connus, nous, qui tous habitons ces lieux sous un déguisement ? » 7152.

Vâsoudéva lui répondit én riant : « Le feu a beau se déguiser, il ne peut manquer d’être connu, sire ! Existe-t-il parmi les enfants de Manou, autres que les fils de Pândou, un homme, capable d’exécuter un tel exploit ?

» Oh bonheur ! vous avez tous échappé, invincibles héros, à cet épouvantable incendie ! Oh bonheur ! le criminel fils de Dhritarâshtra et son ministre ne sont pas arrivés au comble de leurs vœux ! 7153-7154.

» Jouissez en maîtres de mes trésors déposés dans une caverne ; grandissez en vous accroissant comme la flamme et que nul des princes ne puisse vous reconnaître ! Vous irez sans danger maintenant au palais du roi. » À ces mots, ayant reçu congé du Pândouide, le Dieu fait homme à la fortune immortelle s’en alla vite, accompagné de Baladéva. 7155.

Vaîçampâyana dit encore :

« Dhrishtadyoumna, le fils du roi des Pântchâlains, avait suivi par derrière les deux héros, enfants de Kourou, tandis qu’ils se rendaient à la maison du Bhargavain.

Ne sachant pas quels étaient ces inconnus, il posta des hommes de tous les côtés, et se tint caché près d’eux lui-même dans la maison du Bhargavain. 7156-7157.

Le soir, Bhîma, qui broie ses ennemis, Djishnou et les deux jumeaux à la royale majesté, s’en étant allés mendier, revinrent et, d’une âme satisfaite, ils remirent la collecte à Youddhishthira. 7158.

À l’heure du souper, la généreuse Kountî de parler en ces termes à la fille du roi Droupada : « Noble dame, prends un agra[2] et sème-le en l’honneur de toutes les créatures ; puis, fais l’aumône au brahme. 7159.

» Donne de la nourriture à ceux, qui ont faim, aux hommes, que le besoin a conduits ici d’alentour ; ensuite, divise promptement le reste en quatre portions et réserve la moitié d’une pour toi et pour moi. 7160.

» Donne, illustre dame, la moitié du tout à Bhîma : c’est le jeune homme au teint doré, corpulent, aux formes, qui ressemblent à celles d’un gigantesque éléphant ; car ce héros fut toujours un grand mangeur ! » 7161.

La vertueuse fille de roi, ne doutant pas que cette parole ne fût bonne, fit exactement et d’un air joyeux tout ce qu’on lui avait dit ; et tous ils se mirent à manger les aliments. 7162.

Le fils de Mâdrî, Sahadéva à la course légère épandit sur le sol une jonchée de poas ; chacun des cinq héros étendit sa peau d’antilope et se coucha sur la terre. 7163.

Ces rejetons éminents de Kourou avaient la tête tournée vers la plage, où domine l’étoile Agastya : Kountî reposait à leurs fronts et Krishnâ était au milieu de leurs pieds.

Elle était couchée sur la terre avec les fils de Pândou au milieu des poas et servait comme de coussin à leurs pieds ; mais aucune peine alors n’entra même dans son cœur, et elle ne méprisa point ces princes enfants de Kourou. 7164-7165.

Ces héros, qui avaient eu des armées sous leur commandement, se mirent à narrer différentes histoires sur les astras divins, les chars, les éléphants, les cimeterres, les massues et les haches. 7166.

Le fils du roi des Pântchâlains les entendit raconter ces récits divers ; et tous ses hommes virent Krishnâ couchée aux pieds des cinq frères. 7167.

Dhrishtadyoumna s’en fut rapporter au roi Droupada, son père, tout ce qui s’était passé et tout ce qui s’était dit là dans le cours de la nuit. 7168.

Le magnanime roi des Pântchâlains, ses formes contristées, n’ayant point appris que ces hommes fussent les fils de Pândou, fit ces questions à Dhrishtadyoumna : « En quels lieux est allée Krishnâ ? Par qui fut-elle emmenée ?

» Ne serait-elle pas échue à un çoûdra, à un être abject, à un vaîçya soumis au tribut ? Un pied, souillé de poussière, ne fut-il pas mis sur son front ? Ce bouquet de fleurs n’est-il pas tombé dans un cimetière ? 7169-7170.

» Son époux est-il d’une race égale à la nôtre ? Est-il même d’une condition élevée ? N’aurait-il pas mis aujourd’hui, mon fils, son pied gauche sur mon front par le déshonneur de Krishnâ ? 7171.

» Un roi puissant ne doit introduire dans son alliance qu’un mortel de la plus haute renommée. Dis-moi, suivant la vérité, prince à l’éclatante dignité, qui fut aujourd’hui le conquérant de ma fille ? 7172.

» Les enfants du plus grand des Kourouides, du fils de Vitchitravîrya, sont-ils encore vivants ? N’est-ce pas le plus jeune des fils de Prithâ, qui a levé l’arc et touché le but ? » 7173.




  1. Benè splendidus.
  2. Limited alms (four mouthfuls). Dictionnaire de Wilson.