Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/Le Tchâitraratha

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 74-138).


LE TCHAITRARATHA.



Djanamédjaya dit :

« À la suite de ces choses et quand ils eurent tué le Démon Vaka, que firent, brahme, les fils de Pàndou, ces tigres dans l’espèce humaine ? » 6316.

Vaîçampâyana répondit :

« Après qu’ils eurent tué le Démon Vaka, ils habitèrent là, sire, lisant le sublime Véda, dans la maison du brahme. 6317.

Un certain nombre de jours s’étant écoulés, un brahmane aux vœux parfaits, qui cherchait un logis, se présenta dans la maison du brahme. 6318.

Celui-ci, toujours empressé d’exercer l’hospitalité envers tous les étrangers, traita honorablement ce brahme voyageur et lui offrit un logement chez lui. 6319.

Ensuite, tous les princes, fils de Pândou, servirent avec Kountî le nouvel arrivé, qui se mit à raconter de charmantes histoires. 6320.

Il fit passer devant leurs yeux les contrées, les tîrthas, les fleuves, les rois, les pays aux différentes merveilles, et les villes. 6321.

Le pieux conteur mit fin à son récit en leur parlant du swayamvara aux formes admirables, que devait célébrer Yajnasénî chez les Pântchâlains. 6322.

Il dit la naissance de Dhrishtadyoumna, la naissance de Çikhandi, la naissance de Krishna dans le grand sacrifice du roi Droupada, cette princesse, qui n’était pas née du sein d’aucune femme. 6323.

Après qu’ils eurent ouï avec étendue cette histoire, la plus merveilleuse du monde, les jeunes princes lui demandèrent à la fin de son récit : 6324.

Il Comment Dhrishtadyoumna, fils de Droupada, est-il né du feu ? Et comment Draâupadî naquit-elle par un miracle du milieu de l’autel ? 6325.

» Comment Drona, habile à manier les grandes flèches, enseigna-t-il à Droupada tous les astras ? Comment ces deux amis se brouillèrent-ils, et pourquoi ? » 6326.

Invité ainsi par ces nobles princes, le brahme se mit à raconter, sire, toute la naissance de Krishnâ. 6327.

« Vers les portes du Gange vivait, dit le brahmane, un grand saint, aux grandes pénitences, à la grande science, aux vœux toujours inébranlables : il s’appelait Bharadwâdja. 6328.

» Jadis ce pieux rishi vit une éminente Apsara, nommée Ghritâkskî, venue là pour se baigner dans la Gangà, où précédemment elle s’était plongée. 6329.

» Le vent alors de lui enlever son vêtement sur la rive du fleuve : le saint vit donc la nymphe sans voile et s’éprit d’amour. 6330.

» L’esprit du saint voué au célibat dès l’enfance ne put se détacher de ces belles formes : sa semence à la fin s’échappa malgré lui ; il la recueillit dans un de ces vases appelés dronî. 6331.

» De là naquit au sage anachorète son fils Drona, qui lut complètement les Védas et les Védângas. 6332.

» Bharadwâdja avait pour ami un roi, nommé Prishata, auquel fut donné alors un fils appelé Droupada. 6333.

» L’enfant de Prisatha venait continuellement à l’Hermitage ; il jouait avec Drona et lisait les Védas avec lui.

» Prisatha mourut et Droupada fut élevé sur le trône. En ce même temps, Drona entendit parler de Râma, que sa générosité poussait à verser des richesses dans toutes les mains. 6334-6335.

» Au moment où Râma s’en allait dans la forêt, le fils de Bharadwâdja lui dit : « Sache, ô le plus grand des brahmes, que je suis Drona et que le désir de tes largesses m’a conduit vers toi. » 6336.

« Mes flèches et mon corps, lui répondit Râma, c’est là tout ce qui me reste aujourd’hui. Choisis entre ces deux lots, brahmane ; ou mes armes, ou ma personne ! » 6337.

» Que ta sainteté, répartit Drona, veuille bien me donner ses flèches, sans quelle en excepte aucune, avec le secret pour les décocher toutes et celui pour les arrêter. » 6338.

« Soit ! » reprit le rejeton de Bhrigou, en lui donnant ses armes ; et Drona, les ayant reçues, fut au comble de ses vœux. 6339.

Quand Râma lui eut donné la Flèche-de-Brahma, estimée le plus excellent des traits, Drona, l’âme joyeuse, devint sans égal au milieu des hommes. 6340.

Ensuite l’auguste Bharadwâdjide, ce tigre dans l’espèce humaine, se rendit chez Droupada et lui dit : « Sache que je suis, moi, ton ami, sous tes yeux. » 6341.

« L’ignorant n’est pas l’ami du savant, répliqua celui-ci, ni l’homme à pied de l’homme à voiture, ni le sujet du monarque. À quoi bon se targuer d’une ancienne amitié, quand les conditions ne sont plus les mêmes ? » 6342.

À ces mots, l’intelligent brahme, ayant arrêté sa résolution, passa dans le Pântchâli et s’achemina vers la capitale des Kourous septentrionaux, appelée du nom des éléphants. 6343.

Bhîshma de combler avec maintes richesses le sage Drona arrivé dans ses états, et de lui confier ses petits neveux comme disciples. 6344.

Alors, quand il a réuni les princes, ses élèves, pour la ruine de Droupada, le saint anachorète adresse à tous ces paroles : 6345.

« Quelque désir qui soit dans mon cœur, vous devrez me le satisfaire, jeunes princes sans péché, en reconnaissance de mes leçons : promettez-le moi, suivant la vérité.»

Ceux-ci, Arjouna le premier, répondent au révérend : « Qu’il en soit ainsi ! » 6346.

Après que tous les Pândouides eurent achevé l’étude des armes et qu’ils eurent acquis de l’assurance, Drona leur dit une seconde fois, touchant la rémunération de son enseignement : 6347.

« Le fils de Prishata, nommé Droupada, est le souverain de Tchhatravatî : enlevez-lui donc au plus tôt son royaume et donnez-le-moi ! » 6348.

Bientôt les cinq fils de Pândou, ayant vaincu Droupada en bataille, le conduisent prisonnier avec ses ministres sous les yeux de Drona. 6349.

L’anachorète dit :

« Je désire encore que l’amitié m’unisse à toi, monarque des hommes : veuille bien être mon ami. C’est vrai : l’homme qui n’est pas roi ne peut être l’ami d’un roi.

» Aussi, me suis-je efforcé qu’un royaume obtenu vînt me placer de niveau avec toi. Règne sur les bords méridionaux de la Bhagirathî ; je régnerai, moi ! sur la rive septentrionale. » 6350-6351.

À ces mots du sage Bharadwâdjide au monarque Pantchâlain, le plus habile de ceux, qui savent manier les armes, répondit au plus grand des brahmes : 6352.

« Qu’il en soit ainsi ! La félicité descende sur toi, fils de Bharadwâdja à la grande sagesse ! Qu’une éternelle amitié, comme c’est ton sentiment, nous unisse ! » 6353.

Après que ces dompteurs de leurs ennemis, Drona et le Pantchâlain, se furent ainsi parlé, et qu’ils se furent liés d’une solennelle amitié, ils s’en allèrent comme ils étaient venus. 6354.

Mais le ressentiment de cette grande offense ne quitta pas un moment le cœur du monarque ; il devint maigre à force de tristesse. 6355.

Le roi Droupada, en sa colère, visita, cherchant un vengeur, maintes habitations de brahmes aux œuvres accomplies, les plus éminents parmi les deux fois nés.

Il désirait un fils, et cette pensée était continuellement présente à son esprit consumé de chagrins : « Je n’ai pas un fils, qui excelle entre les héros ! » 6356-6357.

Il disait en rougissant de lui-même : « Honte de moi à mes parents, à qui sont nés des fils ! » et l’envie de rendre la pareille à Drona lui arrachait de longs soupirs.

Il avait beau chercher dans sa pensée, il ne trouvait pas qu’il pût atteindre avec sa force de kshatrya à la puissance, à la modestie, à la science, aux exploits de ce Drona ! 6358-6359.

Tandis que ce monarque, le plus vertueux des rois, cherchait à se venger et qu’il errait, noble Bharatide, sur la rive du Gange dans le voisinage de Kalmâshî, il arriva dans une sainte habitation de brahme. Il n’y avait pas là un seul brahmane, qui ne fût initié ; un seul, qui ne fût lié par des vœux. 6360-6361.

L’éminent personnage vit de cette manière deux brahmarshis, pieux instituteurs spirituels, aux âmes domptées, aux vœux parfaits : Yâdja et Oupayâdja étaient leurs noms. 6362.

Brahmes, issus par leur famille de Kaçyapa, les plus saints des rishis, capables de sauver, ils avaient des formes décentes et s’appliquaient de compagnie à la lecture des Védas. 6363.

Il salua les deux hermites en leur offrant toutes les choses, qui peuvent exciter le désir ; car son voisinage avec le plus jeune lui avait enseigné leur puissance.

Il s’approcha d’Oupayâdja aux vœux inébranlables et le combla de présents, attentif au service de ses pieds, ne prononçant que des paroles aimables et lui procurant tout ce qu’il pouvait désirer. 6364-6365.

Après qu’il eut, suivant l’étiquette, rendu ses hommages au pénitent, il dit : « Brahme, fais une chose, qui me donne un fils pour la mort de Drona 1 Je te paierai ce service avec cent millions de vaches. 6360.

» Ou bien tu recevras de moi tout autre don, qui est le cher désir de ton cœur ! Il n’y a point ici à douter de moi. » 6367.

Le saint répondit à son langage : « Je ne veux pas. » Et, de nouveau, Droupada s’empresse autour de lui pour gagner sa faveur. 6368.

Ensuite, quand une année se fut écoulée, sire, Oupayâdja, le plus grand des régénérés, lui dit à propos de sa requête, et d’une voix douce : 6369.

« Mon frère aîné, se promenant au milieu d’un bois épais, a ramassé un fruit tombé sur une terre, dont la pureté n’était pas entièrement connue. 6370.

» Je vis cela, car je suivais alors mon frère sans beaucoup de réflexion. Il n’aura jamais un moment d’hésitation à ramasser même des balayures. 6371.

» Il vit donc le fruit, mais il n’aperçut pas le péché, conséquence de cette faute. De quelle manière en eût-il été autrement, puisqu’il ne mettait aucune différence dans la pureté ? 6372.

» Au temps même, où, lisant le recueil des saintes Écritures, il habitait sous le toit de son gourou, il ne craignait pas de manger une aumône rejetée des autres, 6373.

» Tout en dissertant mainte et mainte fois, sans pitié, sur la vertu des choses mangées. J’entrevois avec les yeux de la conjecture que mon frère sent de nouveau le besoin d’un fruit dans ce moment. 6374.

» Va donc le trouver, monarque des hommes ; il prêtera son ministère à ton sacrifice. » Le prince, qui désirait conserver la mémoire de ces choses, y appliqua sa pensée.

À peine eut-il entendu ces paroles d’Oupayâdja, qu’il se rendit à l’hermitage de son frère ; et, quand il eut honoré cet homme digne de ses hommages, il dit à Yâdja :

» Je te donne huit myriades de vaches, maître ; assiste-moi dans mon sacrifice et veuille bien verser la joie dans mon cœur affligé par l’inimitié de Drona. 6376-6377.

» C’est le plus savant des hommes instruits dans les Védas ; personne ne le surpasse à manier la Flèche-de-Brahma : aussi m’a-t-il vaincu dans une guerre, qu’il m’a faite pour me forcer à le dire mon ami. 6378.

» Il n’existe aucun kshatrya sur la terre, qui l’emporte sur le sage fils de Bharadwâdja, le principal instituteur des jeunes Kourouides. 6379.

» Son grand arc de six coudées se montre sans égal aux yeux, et les multitudes de ses flèches séparent de leurs corps les êtres animés. 6380.

« Sans doute, c’est l’habit de brahme du Bharadwâdjide au grand cœur, aux grandes flèches, qui repousse, émoussée, toute la furie du kshatrya. 6381.

» Tel qu’il se tient, on dirait le fils de Djamadagni résolu à l’extermination des kshatryas : terrible et même inaffrontable aux hommes sur la terre est la force de ses flèches. 6382.

» Environné de la splendeur brahmique, comme le feu, dans lequel on verse l’oblation, le premier dans les exercices du kshatrya, s’il en vient aux mains, il vous brûle sur le champ de bataille. 6383.

» Dans cette double institution du brahme et du kshatrya, la force du brahme est supérieure ; aussi, effrayé de sa vigueur kshatryaine, suis-je venu me réfugier sous la force brahmique. 6384.

» J’ai donc recours à ta sainteté, qui est consommée dans la divine écriture et qui excelle par-dessus Drona. Je veux obtenir un fils invincible dans les batailles et qui puisse terrasser mon ennemi ; procure-moi cet avantage, Yâdja, et je te donne cent millions de vaches ! » 6385.

« Soit ! » lui répondit Yâdja, qui se mit à préparer les choses nécessaires au sacrifice. Il stimula son frère Oupayâdja, qui ne s’y prêtait pas volontiers, mais qui, cependant, ne laissa pas que de s’engager lui-même pour la mort de Drona. 6386.

Oupayâdja aux grandes pénitences d’exposer ensuite à l’Indra des hommes les rites du sacrifice, que les Dieux récompensaient avec un fils. 6387.

« Un fils, lui dit-il, un fils à la grande force, à la grande vigueur, à la grande énergie, tel, enfin, que celui, où aspirent tes vœux, te sera donné, sire. 6388.

» Le monarque de la terre a conquis le fils, qui doit porter la mort au Bharadwâdjide ! Tout ce que l’on demanda pour le succès du sacrifice fut alors donné par Droupada. 6389.

Yâdja, sur la fin du sacrifice, en fit connaître en ces mots le résultat à la reine : « Viens auprès de moi, reine ; les Dieux t’accordent un couple de Prishats[1]. » 6390.

« Brahme, lui répondit la reine, je porte une bouche orgueilleuse et de célestes parfums : tiens-t’en à demander, Yâdja, ce fils, qui est l’objet de mon désir. » 6391.

« Comment, lui répondit Yâdja, une oblation, que je fis bouillir et qui fut bénie par Oupayâdja, ne remplirait-elle pas tes désirs ? Va-t-en, ou reste ! » 6392.

À ces mots d’Yâdja, et tandis qu’il versait dans le feu cette offrande consacrée, s’élança tout à coup du brasier enflammé un Jeune homme semblable à un Dieu, 6393.

Couleur de flammes, épouvantable de formes, coiffé d’une tiare, vêtu d’une admirable armure, tenant un cimeterre, portant des flèches, armé d’un arc et poussant mainte et mainte fois un cri de guerre. 6394.

Il monta sur un char magnifique et s’avança porté sur lui au milieu des Pântchâlains joyeux, qui s’écriaient tous à l’envi : « Bien ! Bien ! » 6395.

La terre ne put supporter les transports de leur joie. Un grand être du haut des airs, où il marchait invisible, proclama ces mots : « Le voici né ce roi, fils du roi, qui fera la gloire des Pântchâlains, et chassera le souci du roi ! » 6396-6397.

Il sortit en même temps du milieu de l’autel une noble vierge, honneur du Pànichâli, aux membres admirables, aux yeux grands, bien noirs, 6308.

Aux yeux comme les pétales du lotus bleu, à la carnation d’azur, aux cheveux bouclés et noire, aux ongles dorés et longs, aux seins potelés, ravissants, aux charmants sourcils ; 6399.

Être de la classe des Immortels, qui s’était fait un corps humain pour se rendre visible, et de qui l’odeur, semblable au parfum du lotus bleu, s’étendait jusqu’à la distance d’un kroça ; 6400.

Elle, qui était revêtue d’une beauté suprême, dont l’image n’existait pas sur la terre, beauté divine, objet de tous les désirs des Yakshas, des Dânavas et des Dieux.

À peine était née cette vierge charmante, qu’une voix non formée dans un corps annonça : « Voici Krishnâ la plus belle de toutes les femmes, qui doit conduire les kshatryas à la mort ! 6401-6402.

» Cette princesse à la jolie taille fera au temps fixé la chose des Dieux : un grand danger doit naître à cause d’elle pour les enfants de Kourou ! » 6403.

À ces paroles, tous les Pântchâlains de crier, tels que des multitudes de lions : la terre ne put supporter l’ivresse de ces hommes remplis de joie. 6404.

La bru de Prishata, qui n’avait pas de fils, s’approcha vers Yâdja et lui dit : «Que ces deux enfants ne connaissent pas d’autre mère que moi ! » 6405.

« Qu’il en soit ainsi ! » répondit Yâdja, désirant faire une chose agréable au monarque. Ensuite ces brahmes, l’âme satisfaite, d’imposer un nom à chaque nouveau-né :

« À cause de sa hardiesse[2], dirent-ils, à cause de son extrême audace, à cause de son éclat[3], à cause de sa naissance au milieu des flammes, que ce noble fils de Droupada soit appelé Dhrishtadyoumna. 6406.

Le nom de Krishnâ fut donné à la jeune fille, parce qu’elle était noire[4] de couleur. C’est ainsi que dans un grand sacrifice naquit à Droupada ce couple d’enfants.

L’auguste Drona lui-même, ayant conduit en son palais à Pântchâli ce Dhrishtadyoumna, eut la générosité de lui enseigner la science des armes : 6407-6408.

« Car il est impossible d’échapper au Destin, qui ne peut manquer d’arriver, » pensait le brahme à la haute sagesse. Il n’agissait ainsi que pour sauver sa gloire. 6409.

Vaîçampâyana dit :

À ce récit, tous les fils de Kountî furent comme percés d’une flèche et l’esprit de ces hommes vigoureux fut, pour ainsi dire, agité de la fièvre. 6410.

Quand elle vit que cette histoire avmt consterné l’âme de ses fils, Kounti aux paroles de vérité s’adressa en ces termes à Youddhishthira : 6411.

« Nous avons habité de longs jours dans la maison du brahme magnanime ; nous avons recueilli des aumônes et nous avons eu du plaisir dans cette ville charmante. 6412.

» Tout ce que le pays a d’enchanteur en bois et en bocages, nous l’avons mainte et mainte fois vu, indomptable héros. 6413.

» Nous n’avons plus autant de plaisir à revoir ici les mêmes lieux ; et les aumônes, guerrier, les délices de Kourou, ont elles-mêmes diminué. 6414.

» Eh bien ! allons chez les Pântchâlains, si tel est ton avis, héros : il nous sera agréable de voir un pays, que nos yeux n’ont pas encore vu. 6415.

» Les Pântchâlains sont très-aumôniers, dit la renommée ; elle rapporte aussi, fléau des ennemis, qu’Yajnaséna est un roi d’une grande piété. 6416.

» Un long séjour dans une seule contrée ne convient pas, c’est mon opinion : eh bien ! dirigeons-là nos pas, si tel est, mon fils, ton sentiment. » 6417.

« Tout ce que pense ta majesté est bon, excellent pour nous, lui répondit Youddhishthira, et c’est à nous de le faire ; mais j’ignore si mes frères puînés sont ou ne sont pas disposés à quitter ce pays. » 6418.

Ensuite, Kountî de proposer le voyage à Bhîmaséna, à Arjouna, aux deux jumeaux ; et tous alors de lui répondre : « Volontiers ! » 6419,

Elle fit donc ses adieux au brahme avec ses fils, et s’achemina vers l’agréable ville du magnanime Droupada.

Tandis qu’ils habitaient là sous leur déguisement, Vyâsa y vint pour voir les Pândouides au grand cœur. À peine eurent-ils vu le fils de Satyavatî arrivant chez eux, ces héros s’avancent à sa rencontre, se prosternent, le saluent et se tiennent debout, les mains réunies aux tempes. 6420-6421-6422.

Ils s’assirent tous avec la permission du solitaire ; et celui-ci, comblé secrètement de leurs hommages, tint aux fils de Prithâ ce langage, que précédait une marque d’affection :

« Bien ! fléaux des ennemis, vous marchez avec le devoir et sur la ligne, que vous ont enseignée les Çâstras. Bien ! vous n’avez pas oublié les honneurs, qui sont dûs aux brahmes. » 6423-6424.

Après ces mots remplis de sens et de vertu, il se mit à narrer telles ou telles histoires différentes, auxquelles le vénérable saint ajouta la suivante : 6425.

« Un Rishi magnanime avait dans le bois de pénitence, raconta l’anachorète, une jeune fille à la taille pudique, aux belles hanches, aux charmants sourcils, douée de toutes les perfections. 6426.

» La vierge était née sous un mauvais destin en châtiment de ses actions faites dans une vie antérieure ; et, toute belle qu’elle fût, elle ne trouvait pas un époux.

» Malheureuse, elle se voua donc à la pénitence pour obtenir un époux ; elle réjouit le Dieu Çiva par ses épouvantables macérations. 6427-6428.

» Satisfait d’elle, l’adorable Çankara dit à cette fille illustre : « Je suis le Dieu, qui donne les grâces ; choisis une grâce, s’il te plaît. » 6420.

Elle répondit, à Içwara ces mots pour le bien d’elle-même : « Je désire un époux doué de toutes les qualités ; » paroles, quelle répéta deux et plusieurs autres fois. 6430.

Içana reprit de sa bouche la plus éloquente de celles qui sont douées de la parole : « Cinq époux te seront donnés à la fois, noble fille. » Ce sont là ses expressions, enfants de Bharata. 6431.

La vierge, à ces mots, dit au céleste donateur des grâces : « Je ne désire qu’un seul époux, seigneur Dieu, par ta grâce. » 6432.

Le Dieu lui répondit avec cette parole suprême : « Tu m’as répété à cinq fois : « Donne-moi un époux. » 6433.

» Mais tu ne verras s’accomplir ces paroles que dans les jours seulement, où tu seras passée dans un autre corps. » Elle est née, revêtue d’une beauté céleste, dans la race de Droupada, et Krishna est la charmante épouse destinée à vos grandeurs. 6434.

» Habitez donc, hommes vigoureux, dans cette ville des Pântchâlains, et vous serez heureux, quand vous aurez obtenu sa noble main : il n’y a là-dessus aucun doute. »

Quand il eut parlé ainsi aux fils de Prithâ, leur illustre aïeul, l’anachorète aux grandes pénitences, dit adieu à Kountî, aux fils de Pândou, et partit. 6435-6436.

Après le départ du vénérable Vyàsa, reprit Vaîçampâyana, les princes Pândouides, l’âme joyeuse, ayant placé Kountî à leur tête, se mirent eux-mêmes en route.

Ces héros arrivent par des routes unies, la face tournée au nord, après un jour et une nuit de marche, au tîrtha Somâçrayayâna. 6437-6438.

Les princes fils de Pândou suivirent les bords du Gange. Le héros Dhanandjaya marchait, tenant levé devant eux un brandon allumé, pour les éclairer et pour intimider les Rakshasas. 6439.

Là, dans les ondes charmantes et solitaires de la Gangâ, s’ébattaient des femmes. Irshou, le roi des Gandharvas, était venu partager ces divertissements du bain. 6440.

Il entendit les pas de ces voyageurs, qui suivaient les bords du fleuve, et ce bruit jeta le puissant monarque dans une violente colère. 6441.

À la vue des héros Pândouides avec leur mère, il fit résonner son arc épouvantable et dit ces mots : 6442.

« Le crépuscule, qui rougit avant la nuit d’une manière épouvantable, ce moment diminué de quatre-vingt lavas[5] est abandonné, reconnaît-on, aux pérégrinations des êtres, qui vont où il leur plaît, des Yakshas, des Gandharvas et des Rakshasas ; la première moitié seulement de ce période est accordée, suivant ce qu’il est dit, aux courses dans les affaires des hommes. 6443-6444.

» Nous et les Rakshasas, nous arrêtons les hommes imprudents, que la cupidité amène sur ces rivages pour l’accomplissement d’un usage ou l’exercice d’un métier.

» Aussi, les personnes, versées dans les Védas, blâment-elles tous les hommes, fussent-ils des rois, appuyés sur des armées, qui vont, la nuit, s’approvisionner d’eau.

» Restez loin de moi ! Ne vous avancez pas vers moi ! Pourquoi ne saviez-vous pas que j’étais venu là, moi, aux bords du Gange ? 6445-6446-6447.

» Apprenez que je suis le Gandharva Angâraparna, qui n’ai besoin de nul autre défenseur que ma force ; car je suis Irshou, le superbe, le cher ami de Kouvéra. 6448.

» Ce bois admirable, nommé Angâraparna, est mon domaine. Je viens m’y divertir le long du Gange, sans obstacle à mes volontés. 6440.

» Ni les Rakshasas, armés de cornes, ni les Dieux, ni les hommes ne mettent le pied dans cette forêt : pourquoi donc y venez-vous ? » 6450.

« Stupide habitant des airs, lui répondit Arjouna, de qui a-t-on besoin de posséder l’agrément, le jour ou la nuit, à l’un ou à l’autre crépuscule, soit dans la mer ou sur les flancs de l’Himâlaya, soit près de cette rivière ? Présent ou futur, on n’a que faire de permission pour le temps, une fois atteint le Gange, le plus saint des fleuves !

» Forts comme nous sommes, nous pourrions te vaincre à cette heure, qui n’est pas celle des combats ; car, farouche monarque, les hommes, qui manquent de force, nous honorent dans les batailles. 6451-6462-6453.

» Jadis est née la Gangâ, qui, sortie de la cime d’or du mont Himalaya, s’en alla par sept canaux mêler son onde aux flots de la mer. 6454.

» Ceux, qui boivent l’eau de ces sept rivières, la Gangâ, l’Yamounâ, née dans le Plaksha, la Sarasvati, la Rathasthâ, la Sarayoû, la Gomatî et la Gantakî, ne gardent pas long-temps les souillures du léché. Ensuite la Gangâ pure, coulant au sein des cieux, devint chez les Dieux, Gandharva, la rivière Alakanandâ. 6455-6456.

» Après, descendue chez les Mânes, la Gangâ y forme le fleuve Vaîtarinî, infranchissable aux damnés : ainsi nous l’a dit Krishna-Dwaîpayâna. 6457.

» Rivière sainte des Dieux, abordable à tous, ouvrant les portes du ciel, comment veux-tu nous l’interdire ? N’est-ce pas le devoir éternel ? 6458.

» Arrêtés par ta voix, nous ne toucherions pas, selon nos désirs, à l’onde pure de la Bhagirathi, qui n’est fermée, qui n’est défendue à personne ! » 6459.

Irrité à ces paroles, Angâraparna de bander son arc et de leur envoyer ses flèches aiguës, semblables à des serpents aux dents venimeuses. 6460.

Aussitôt Danandjaya, le fils de Pândou, fit rapidement tournoyer son brandon, la meilleure des cuirasses, et para tous les traits du Gandharva. 6461.

« Ton moyen est bon pour inspirer la terreur aux hommes, étrangers à la science des astras, lui dit Arjouna ; mais employé contre ceux, qui les ont étudiés, Gandharva, il s’évanouit comme l’écume ! 6462.

» Les hommes excellent, je le vois, sur tous les Gandharvas ; je te combattrai donc avec les armes célestes, Gandharva, et non avec la magie. 6463.

» Vrihaspati, l’honorable instituteur de Çatakratou, donna jadis ce Trait-du-Feu à Bharadwàdja. 6464.

» Agnivéçya le reçut de Bharadwàdja, et mon gourou d’Agnivéçya. Le plus vertueux des brahmes, Drona me le transmit à son tour. » 6465.

Et, ce disant, le Pândouide irrité de lancer au Gandharva ce trait flamboyant du feu, qui incendia son char.

Dhanandjaya saisit par les cheveux, comme une guirlande, le vigoureux Gandharva, sans char, confondu, ébloui par la lumière de la flèche, tombant la tête en bas, et le traîna, l’esprit aliéné par la chùte du trait, vers ses héroïques frères. 6466-6467-6468.

L’épouse du Gandharva, nommée Koumbhînaçi, qui désirait sauver son époux, s’avança vers Youddhishthira, en sollicitant sa protection : 6469.

« Sauve-moi, éminente personne, dit la Gandharvî, et rends à mon époux sa liberté. Celle, qui implore ta miséricorde, seigneur, est une Gandharvî, qui a nom Kounibhlnaçî. 6470.

Youddhishthira dit :

« Qui pourrait tuer un ennemi vaincu dans le combat, dépouillé de sa renommée, sans force, n’ayant plus qu’une femme pour défenseur ? Ami, rends-lui sa liberté, meurtrier des ennemis ! » 6471.

Arjouna de parler ainsi ; « Reçois la vie ; va-t-en : cesse de t’affliger, Gandharva. L’héritier du trône de Kourou, Youddhishthira te fait grâce. » 6472.

« Je suis vaincu, répondit le Gandharva ; je renonce à mon ancien nom et j’abandonne la prétention d’être comme un arbre aux feuilles de charbons ardents[6] Il ne me sied plus de m’enorgueillir dans l’assemblée des hommes, ni de ma force ni de mon nom. 6473.

» Eh bien ! puisque j’ai reçu un tel don, je veux récompenser Arjouna, qui porte les armes divines, en lui communiquant la magie Gandharvique. 6474.

» Mon char, suprême, admirable, fut consumé par le feu de ta flèche : aussi moi, qui naguère étais nommé Tchitraratha[7], je vais m’appeler Dagdharatha[8] désormais. 6475.

» Je donnerai au magnanime, à qui je dois la vie, cette science, que j’ai méritée ici jadis, grâce à la force de ma pénitence. 6476.

» De quel bien n’est pas digne l’homme, qui s’empresse de rassurer le vaincu implorant merci et qui donne la vie à son ennemi ? 6477.

» Cette science appelée Tchaksoushi, que Manou donna à Sonia, celui-ci à Viçvâvasou, et ce dernier à moi, 6478.

» Échue au lâche, à qui son gourou la donne, elle expire ; mais c’est à un héros, que je vais en dire le prix. Écoute-moi ! 6479.

» Toute chose, qu’il désire voir de ses yeux dans les trois mondes, l’initié la verra telle qu’il mérite de la voir. 6480.

» Il acquerrait cette science, l’homme, qui soutiendrait six mois le vœu de rester sur un seul pied ; mais, sans qu’il te faille supporter une pénitence, je vais te communiquer cette science à toi-même. 6481.

» Elle a fait de nous, sire, des êtres supérieurs à l’espèce humaine ; car ceux, qui ont la vue de cette science, surpassent les Dieux mêmes. 6482.

» Je donnerai par centaines, à chacun de tes frères et à toi, des chevaux nés des Gandharvas. 6483.

» Les chevaux d’une nature divine des Gandharvas et des Dieux, fatigués ou non, sont aussi rapides que la pensée ; la vitesse ne leur manque jamais. 6484.

» Jadis on fit pour le grand Indra la foudre, qui devait tuer Vritra : elle se rompit sur la tête du loup par dix et par cent morceaux. 6485.

» Les Dieux honorent cette fortune morcelée de la foudre : le corps de la foudre est dit toute chose, à laquelle est attachée la renommée dans le monde. 6486.

» Ainsi le brahme est appelé celui, qui tient la foudre en sa main ; la caste des kshatryas, celle, de qui la foudre est le char ; les valçyas, ceux qui manient la foudre de l’aumône : la plus jeune des castes, ou les çoûdras, celle, qui exerce la foudre des métiers. 6487.

» Mes coursiers, auxquels ne peut donner la mort un coup de la foudre, sont appelés des kshatryas ; la Cavale enfanta le Rathânga et ceux des chevaux, qui sont réputés des héros. 6488.

» Mes chevaux, enfants des Gandharvas, sont de la couleur, qu’on veut ; ils ont la rapidité, qu’on veut ; ils viennent à la volonté ; ils accomplissent toute volonté, »

« Si la substance de la science, reprit Arjouna, m’est donnée, ou si elle est confiée à mes oreilles par la joie, que tu ressens d’être échappé à l’incertitude, où flottait ta vie, je ne suis pas entièrement satisfait, Gandharva. »

« L’association, c’est évident, répondit celui-ci, est aimable entre les grands. Je te donne la science parce que je suis heureux du présent, que tu m’as fait de la vie. 6489-6490-6491.

» Je recevrai de toi, Bîbhatsou, la flèche incomparable d’Agni : hésite encore, fils de Bharata ! » 6492.

«J’échange mon dard contre tes chevaux, repartit Arjourna. Qu’une éternelle fraternité nous unisse ! Dis-moi, Gandharva : quel danger peut maintenant nous menacer ? 6493,

» Dis, Gandharva ! Peut-il exister rien, qui soit jamais la cause de notre défaite ? Les gens de bien, qui marchent avec la science des Védas, triomphent des ennemis, qui vaguent dans la nuit ! » 6494.

« Vous n’aviez pas de feu perpétuel allumé, répondit le Gandharva, vous n’aviez aucune oblation, un brahme ne marchait pas à votre tête ; c’est pourquoi, fils de Pândou, je n’ai pas craint de vous attaquer. 6495.

» Les Yakshas, les Rakshasas et les Gandharvas, les Piçâtchas, les Ouragas et les Dânavas se plaisent à raconter de longues histoires sur ta judicieuse famille. 6496.

» Héros, j’ai entendu les Dévarshis, depuis Nârada jusqu’au dernier, célébrer les vertus des sages, tes aïeux.

» J’ai vu moi-même, en parcourant ce globe entier, qui a l’Océan pour manteau, quelle était la puissance de ta glorieuse famille. 6497-6498.

» Je sais, Arjouna, que ton maître dans la science de l’arc fut cet illustre fils de Bharadwâdja, de qui le nom est répété dans les trois mondes. 6499.

» Je n’ignore pas, roi des hommes, que vos pères, les propagateurs du sang de Kourou, sont Yama, le Vent, Indra, les deux Açwins et Pândou, c’est-à-dire, lils de Prithâ, les plus vertueux parmi les Dieux et les enfants de Manou. 6500.

» Augustes frères, vous, les plus vaillants de tous ceux, qui portent les armes, vous êtes tous des héros aux grands cœurs, aux âmes célestes, qui remplissez bien vos devoirs. 6501.

» Quoique je n’ignorasse point à quel degré suprême atteint, fils de Prithâ, l’intelligence de vos esprits, j’ai cependant osé faire ici une offense à vos grandeurs, qui ont subjugué leurs âmes. 6502.

» Un être mâle, qui sent de la force en son bras, ne peut supporter, rejeton de Kourou, le mépris, qu’il voit jeter sur lui-même en présence de sa femme. 6503.

» Notre force d’ailleurs s’accroît encore plus dans les nuits : aussi, fils de Kountî, fus-je saisi de colère avec mon épouse ! 6504.

» Je fus vaincu par toi dans ce combat-ci, prince né du soleil par sa fille Tapatî : écoute-moi te raconter quelle en fut ici la cause. 6505.

» La continence est un premier devoir ; tu as su l’attacher en toi, fils de Prithâ ; et c’est pourquoi tu m’as vaincu dans cette lutte. 6506.

» En effet, quel que soit le kshatrya libertin, qui livre un combat dans la nuit ; c’en est fait de sa vie, victorieux héros, de toute manière. 6507.

» Mais tout débauché qu’il soit, fils de Prithâ, le prince, qui donne aux brahmes le premier rang et qui marche avec son pourohita mis à la tête de son empire, foule au pied tous les esprits, qui vaguent dans la nuit. 6508.

» Ainsi, rejeton de Tâpatî, quelque félicité humaine, qu’ils désirent ici-bas, les souverains doivent employer à cette œuvre des pourohitas aux âmes domptées. 6509.

» Que les archibrahmes des princes soient des hommes purs, aux âmes vertueuses, aux âmes parfaitement soumises, aux paroles de vérité, se complaisant à lire les Védas et les six Angas. 6510.

» La victoire et le Paradis après elle sont assurés au roi, qui possède un archibrahme de son palais, instruit des devoirs, pur, éloquent, et d’un aimable caractère. 6511.

» Qu’un souverain choisisse pour son archibrahme un homme doué de vertus afin de conserver les biens acquis et d’acquérir ceux, qui ne le sont pas encore. 6512.

» Désire-t-il voir sa félicité grandir, qu’il ne s’écarte pas des avis de son pourohita : c’est ainsi qu’il réunira complètement sous sa loi ce globe entier, qui a pour manteau l’Océan. 6513.

» Quel que soit le monarque sans brahme, il ne peut triompher nulle part de la terre, s’il n’a pour aide que sa valeur, Tâpatya, et sa noble origine ! 6514.

» Sache donc cette vérité, incrément de la maison des Kourouides : on peut long-temps conserver le royaume, qui possède un brahme à sa tête, 6515.

« Tu viens de prononcer le mot tâpatya, interrompit Arjouna ; j’ai envie de connaître l’étymologie de cette expression tâpatya. 6516.

» Quelle était cette Tâpatî, à cause de laquelle nous sommes appelés Tâpatyas, c’est-à-dire, tes enfants de Tâpatî, nous, les fils de Kountî ? Je désire, bon Génie, que tu me fasses pénétrer dans la vérité de ce terme. »

À ces mots, reprit Vaîçampâyana, le Gandharva de raconter cette histoire à Dhanandjaya, le fils de Kountî, renommé dans les trois mondes : 6517-6518.

« Eh bien ! fils de Prithâ, lui dit-il, ô toi, le plus excellent de tous les êtres, qui sont doués d’intelligence, je vais te narrer exactement toute cette légende, le plaisir de l’âme. 6619.

» Je te dirai l’origine du mot Tâpatya, que je l’ai adressé : écoule, sois attentif. 6520.

» Celle, qui fut nommée Tâpatî, était la fille, égale en splendeur, de cet astre, qui dans le ciel remplit toute l’atmosphère de ses feux. 6521.

» Tâpatî, vouée à la pénitence et renommée dans les trois mondes, était, seigneur, la fille de Savitri et la sœur puînée du Dieu Vivasvat. 6522.

» Ni Déesse, ni Démone, ni Yakshî, ni Rakshasi, ni Apsara, ni Gandharvî, nulle femme quelconque n’était son égale en beauté. 6523.

» Bien douée, resplendissante, bien parée, vertueuse, de bonnes mœurs, parfaite dans tous ses membres, les yeux grands et bien noirs, il n’existait rien, dans les trois mondes, noble Bharatide, qu’on pût lui comparer. Le soleil désirait pour elle un époux, distingué par la science des Védas, les qualités du caractère et les avantages de la beauté. 6524-6525.

» Voyant qu’il fallait donner sa fille, parvenue à l’âge nubile, la pensée de ce mariage ne lui permettait pas un moment de repos. 6526.

» Alors, le puissant roi Sambarana, fils d’Arksba et le plus éminent des Kourouides, s’étudia, fils de Kountî, à mériter la bienveillance du soleil. 6527.

» Docile, pur, dompté, humble dans son langage, la joie des citadins par ses vertus, il honorait dévotement le soleil au commencement de sa carrière, avec des bouquets de fleurs, des corbeilles d’arghya, des parfums et d’autres oblations, avec des macérations et des jeûnes, avec diverses pénitences. 6528-6529.

» Aussi le soleil pensa-t-il que Sambarana, correct dans sa conduite, instruit dans le devoir, sans égal en beauté sur la teiTe, était un époux assorti à sa fille Tapatî.

» Il eut donc envie, noble Kourouide, de donner sa fille à ce Sambarana, né dans une illustre famille et le plus grand des rois ; 6530-6531.

» Car c’était un souverain, qui brillait sur la terre d’une splendeur égale à cette lumière, dont luit au sein des cieux l’astre aux ardents rayons. 0532.

» Les hommes des castes sœurs puînées de la caste des brahmes honoraient Sambarana comme les brahmes, récitateurs des Védas, honorent, fils de Prithâ, le soleil à son lever. 6533.

» Ce roi charmant excellait en splendeur par-dessus tous ses amis et ses rivaux eux-mêmes autant que le soleil surpasse Lunus en beauté. 6534.

» Comme il n’existait pas un époux aussi bien doué de qualités, le soleil pensa de soi-même, rejeton de Kourou, à lui donner Tapatî. 6535.

» Il arriva qu’un jour, fils de Prithâ, ce beau roi à la valeur sans mesure fit une chasse dans les bois situés au pied d’une montagne. 6536.

» Tandis que le monarque s’adonnait à la chasse, fils de Kountî, son cheval incomparable mourut sur la montagne, épuisé de faim et de soif. 6537.

» Sa monture expirée, le roi continua sa route à pied sur la montagne et vit la jeune fille aux grands yeux, sans égale dans le monde. 6538.

» Le fléau des armées ennemies, le plus éminent des rois s’avança seul vers la vierge, qui était seule, et se tint devant elle, la regardant avec des yeux immobiles. 6539.

» Car le monarque s’imaginait, à cause de sa beauté, que c’était Çrî elle-même ; il s’imaginait encore que c’était la splendeur exilée en quelque façon du soleil. 6540.

» Elle semblait à ses yeux la flamme elle-même du soleil par le corps et la lumière ; mais le plus pur croissant de la lune par le charme et la sérénité. 6541.

» Debout, Sur le dos de la montagne, la nymphe aux yeux bien noirs paraissait comme une statue d’or, frappée des rayons du soleil. 6542.

» Illuminée par ses parures et sa beauté, on eût dit que la montagne était faite d’or entièrement avec ses arbres, ses arbrisseaux et ses lianes. 6543.

» À sa vue, le roi méprisa les femmes de tous les mondes et s’imagina que ses yeux avaient obtenu leur paradis.

» Rien de tout ce qu’il avait pu voir de beauté ; à remonter jusqu’au jour de sa naissance, pensait le monarque n’eût supporté aucunement la comparaison avec elle. 6544-6645.

» Son âme et ses yeux étaient liés alors comme avec des chaînes de perfections ; il ne bougeait pas de sa place ; il n’avait pas d’autre pensée que celle-ci : 6546.

« C’est Brahma sans doute, qui fit apparaître cette belle aux grands yeux pour agiter les mondes des hommes, des Asouras et des Dieux. » 6547.

» Ainsi pensait alors ce roi Sambarana, se disant que la jeune vierge n’avait pas son égale au monde pour la richesse de ses trésors de beautés. 6548.

» À la vue de cette illustre jeune fille, ce roi d’une famille illustre, blessé par une flèche de l’amour, abandonna toute son âme à la même pensée. 6549.

» Consumé par le feu dévorant de l’amour, le hardi monarque dit ces mots à la craintive et ravissante demoiselle : 6550.

» Qui es-tu, vierge aux cuisses rondes comme le bananier ? Et pour quelle raison te tiens-tu ici ? Et comment marches-tu seule ainsi dans une forêt déserte, fille au candide sourire ? 6551.

» On ne voit rien, qui soit à blâmer dans aucun de tes membres ; tu es parée de toutes les parures, mais tu es, certes ! le plus bel ornement toi-même de toutes ces parures. 6552.

» Je ne crois pas que nulle des femmes, ravissante dame, que j’ai vues ou dont j’ai ouï parler, soit ton égale, ni fille de Manou, ni Gandharvî, ou Nâgî, ni Rakshasî, ni Vakshî, ni Asourî, ni même Déesse. 6553-6554.

» Depuis que j’ai vu ton visage aux yeux couleur des pétales du lotus bleu, ce visage, plus charmant que la lune, l’amour broie mon cœur, pour ainsi dire, nymphe au joli visage. » 6555.

» C’est ainsi qu’il s’adressait à la jeune fille ; mais elle ne répondit point alors un seul mot dans la forêt solitaire au monarque de la terre, que tourmentait l’amour.

» Ensuite, abandonnant le prince même à ses lamentations, la nymphe aux grands yeux disparut, comme un éclair, au sein des nuages. 6556-6557.

» Il se mit donc à parcourir, sans relâche, de tous côtés la forêt comme un fou, cherchant la fille aux yeux couleur des pétales du lotus bleu. 6558.

» Mais ne la voyant pas, le meilleur des rois, ayant soupiré là mainte et mainte plainte, resta une heure sans mouvement. 6559.

» Comme il ne pouvait la voir, ce prince, de qui le bras faisait tomber des multitudes d’ennemis, tomba donc lui-même évanoui d’amour sur le sol de la terre. 6560.

» Tandis qu’il gisait ainsi, la nymphe au charmant sourire, aux lombes vastes et potelés, revint et vit le monarque étendu sur la terre. 6561.

» La noble demoiselle parla d’une voix douce au monarque destiné à propager la race de Kourou et de qui l’amour avait transpercé le cœur. 6562.

« Lève-toi ! lève-toi, dompteur des ennemis, s’il te plaît ! lui dit en riant Tapatî d’une voix caressante. Il ne te sied pas, sous les yeux du monde, roi des rois, de rester ainsi couché sur la terre, ta raison évanouie ! »

À ces mots articulés d’une voix douce, le prince vit, debout en face de lui, cette nymphe aux vastes lombes. 6563-6564.

» Le prince alors de répondre en ces termes, d’une voix aux syllabes oppressées et l’âme toute enveloppée par le feu de l’amour, à cette jeune fille aux yeux noirs :

« Allons, noble dame aux yeux noirs ! aime-moi, comme je t’aime, moi, que l’amour consume ; car le souffle de la vie m’abandonne. 6565-6566.

» À cause de toi, vierge aux grands yeux, aussi brillante que la corolle du lotus, l’amour ne cesse de me percer avec ses flèches aiguës. 6567.

» Accueille, noble fille au charmant visage, aux lombes vastes et potelés, accueille la prière d’un homme, que mordit en silence le grand serpent de l’amour. 6568.

» Ma vie dépend de toi, femme au parler semblable au chant des Kinnaras, au visage pareil à la lune ou au lotus, aux membres tous beaux et d’un modelé parfait.

» Car la vie, fille craintive, m’est, certes ! une chose impossible, tant ce cruel Amour, vierge aux yeux couleur des pétales du lotus bleu, m’accable de ses traits ! 6569-6570.

» Étends donc sur moi ta compassion, demoiselle aux grands yeux ; ne veuille pas m’abandonner, moi, qui t’aime, demoiselle aux yeux noirs. 6571.

» Daigne me guérir avec le remède de ton affection, noble dame ; car l’amour, que ta vue m’inspire, agite mon âme d’un violent frisson. 6572.

» Depuis que je t’ai vue, éminente vierge, je n’ai plus aucune envie de voir quelque autre femme. Exauce ma prière, je suis ton esclave : réponds à mon amour. 6573.

» À ta vue, jouvencelle au corps suave, à la jolie taille, aux grands yeux, l’amour m’a tué on me perçant de trois flèches. 6574.

» Adoucis avec des ondes, auxquelles se mêle intimement ta sympathie, fille aux yeux de lotus, cet incendie, que les feux de l’amour ont fait naître en moi. 6575.

» Apaise avec le don de ta personne, noble fille, cet inaffrontable Dieu aux armes de fleurs, à l’arc encoché de flèches irritées, enfant né de ta vue, qui me perce de ses dards intolérables. Qu’un mariage Gandharvique, illustre demoiselle, te mette dans mes bras. 6576-6577.

» En effet, l’union Gandharvique, jouvencelle aux cuisses rondes comme le bananier, est la meilleure des unions. » Tapatî lui répondit : « Sire, je ne suis pas la maîtresse de ma personne ; car je suis une jeune fille encore sous la puissance de son père : si tu as mis en moi tes affections, demande-lui ma main. Si je t’ai pris ta vie, roi des hommes, ta vue m’a ravi bien plus encore toute la mienne. 6578.

» Mais je ne puis m’approcher de toi, ô le plus vertueux des souverains, car je ne suis pas la maîtresse de moi-même : les femmes en effet ne sont pas indépendantes. 6579.

» Quelle jeune fille n’ambitionnerait pour défenseur, époux, ami dévoué, un roi, de qui la famille est illustre dans tous les mondes ? 6580.

» Supplie donc, aussitôt l’instant venu, le soleil, mon père, avec tes salutations, tes vœux et ta pénitence. 6581.

» S’il veut bien me donner à toi, dompteur des ennemis, je serai dès ce jour, sire, marchant à jamais sous ta volonté. 6582.

» Car, ô le plus éminent des kshatryas, moi, de qui le nom est Tapatî, je suis la sœur puînée de Sâvitrî et la fille du soleil, flambeau de ce monde. » 6583.

» À ces mots, dit le Gandharva, la ravissante nymphe s’envola rapidement au sein des airs et le roi tomba de nouveau évanoui sur la terre. 6584.

» Le ministre, qui cherchait avec son escorte et son armée ce roi, le plus grand des souverains, le trouva dans la vaste forêt. 6585.

» Il vit ce héros gisant abandonné sur la terre, comme un drapeau arboré d’Indra, qu’on eût jeté à bas, une fois terminée sa fête. 6586.

» Le ministre se sentit à cette vue comme brûlé par le feu ; il courut vite à lui, avec cet empressement, qu’inspire l’amitié. 6587.

» Il releva ce prince évanoui d’amour, tel qu’un fils, héritier d’une couronne, est relevé par le roi son père du sol de la terre, oû il est tombé. 6588.

» Quand le ministre, avancé en âge, en science, en renommée, en politique, l’eut mis sur son séant, toutes ses inquiétudes s’évanouirent. 6589.

» Il dit à l’amant relevé, d’une voix douce et polie :

« Ne crains pas, tigre des hommes ! La félicité descende sur toi, monarque sans péché ! » 6590.

» Le prince, qui faisait tomber les ennemis sur le champ de bataille, est lui-même tombé, pensait-il, sur le sol de la terre. 6591.

» La tiare du roi s’était brisée ; il arrosa donc sa tête avec une onde fraîche, embaumée par la fleur des lotus.

» Aussitôt que le monarque eut repris ses sens, il congédia toute son armée et ne garda avec lui que le ministre seul. 6592-6593.

» La grande armée partit au commandement du roi, et le roi continua de rester sur ce plateau de la montagne. 6594.

» Là, s’étant purifié, il se tint debout sur la terre de ce roi des monts, les mains réunies aux tempes et la tête continuellement levée dans son désir de gagner la faveur du soleil. 6595.

» Le roi Sambarana de tourner alors sa pensée vers le plus saint des rishis, son archibrahme Vaçishtha, la mort des ennemis. 6596.

» Tandis que le puissant monarque se tenait jour et nuit sur la même place, le brahmarshi se rendit vers lui dans le douzième jour ; 6597.

» car le grand saint à l’âme contemplative savait que Tapatî avait enlevé son âme au roi : il en avait reçu les nouvelles d’une manière toute céleste. 6598.

» Comme il avait envie de servir les intérêts du prince à l’âme enchaînée dans ses vœux, le plus vertueux des anachorètes, le devoir même incarné, s’entretint avec lui. 6599.

» Le vénérable saint, aussi brillant que le soleil, s’éleva dans les airs, à la vue même du monarque, et s’en fut voir l’auteur de la lumière. 6600.

» Ses mains réunies en coupe, le brahme s’approcha de l’astre aux mille rayons et, s’annonçant lui-même, prononça affectueusement ces mots : « Je suis Vaçishtha. » 6601.

» Vivasvat à la splendeur éclatante dit au plus vertueux des anachorètes : « Sois le bienvenu, grand saint ! dis-moi ce que tu désires. 6602.

» Quelque chose, que tu souhaites de moi, éminente personne, le plus excellent des êtres, qui sont doués de la parole, je comblerai ton espérance, n’importe sa difficulté. » 6603.

» À ces mots du radieux Vivasvat, le rishi Vaçishtha, l’homme aux grandes pénitences, s’incline et lui répond : 6604.

« Tu as une fille, Vibhâvasou, nommée Tapati, la sœur puînée de Sâvitrî : je te demande sa main pour le roi Sambarana. Il sait le devoir, son intelligence est vaste, sa renommée est immense ; c’est un époux convenable pour ta fille. Dieu, qui marches sans repos dans les airs. » 6605-6606.

» À ces mots, l’auteur du jour se décide : « Il me faut la donner ! » Il salue le brahme et lui adresse ces paroles : 6607.

« Sambarana est le plus grand des souverains ; toi, anachorète, tu es le plus grand des saints ; Tapatî est la première des femmes : quelle autre chose puis-je faire que vous l’accorder ? » 6608.

» Ensuite, le soleil donna lui-même pour Sambarana au magnanime Vaçishtha cette nymphe irréprochable en tous ses membres. 6609.

» Le grand saint Vaçishtha, congédié par le soleil, s’en revint donc, emmenant la jeune Tapatî, 6610.

» Là où le monarque au nom célèbre, le chef des Kourouides, attendait, blessé par l’amour et son âme hors de lui-même. 6611.

» À peine celui-ci eut-il vu la vierge céleste au charmant sourire s’avancer aux côtés de Vaçishtha qu’il fut transporté d’une joie suprême. 6612.

» La nymphe aux jolis sourcils descendait de la voûte du ciel, déployant une splendeur immense, comme l’éclair, tombé du firmament, éclaire toutes les plages de sa lumière. 6613.

» Le prince avait à peine vu s’écouler sa douzième nuit que déjà revenait Vaçishtha, le vénérable rishi à l’âme pure. 6614.

» Parle Dieu, qui départ les grâces, Içwara-Gopati, de qui sa pénitence avait mérité la faveur, et par la vigoureuse intercession de Vaçishtha, Sambarana avait donc obtenu une épouse. 6615.

» Le roi des rois reçut, suivant les rites, la main de Tapatî sur la reine des montagnes, habitée par les Dieux et les Gandharvas. 6616.

» Après que Vaçishtha eut pris congé du roi, il plut à celui-ci de se divertir sur la montagne avec son épouse.

» Ce monarque alors mit son ministre à la tête de sa capitale, de son royaume, des bois et des bocages.

» Une fois ses adieux faits au prince, Vaçishtha s’en alla ; et le roi s’abreuva de plaisirs, comme un Immortel, sur la belle montagne. 6617-6618-6619.

» Il s’écoula douze années, tandis que le roi s’amusait avec sa femme dans les eaux et les bois de cette alpe sourcilleuse. 6620.

» Mais durant ces douze ans le Dieu aux mille regards, ô le plus vertueux des Bharatides, ne fit tomber la pluie, ni dans la ville de ce roi, ni dans tout son royaume. 6621.

» Le cours de cette longue sécheresse entraîna, dompteur des ennemis, toutes les créatures, mobiles et immobiles, à leur perte. 6622.

» Tant que régna une telle intempérie si cruelle, la rosée ne tombait pas sur la terre, et, par suite, les semences ne poussaient pas. 6623.

» Les hommes, que dévorait la faim, abandonnant leurs maisons, erraient, l’âme agitée, à tous les points du ciel et dans toutes les plages intermédiaires. 6624.

» Tous ces gens, que les tourments de la faim contraignaient à quitter femmes et serviteurs, ne reconnaissaient plus aucune loi dans la ville et dans le royaume, les uns à l’égard des autres. 6625.

» La ville capitale remplie d’hommes sans nourriture, torturés par la faim, semblables à des cadavres, était alors comme la ville infernale, couverte de morts, où trône le roi des morts. 6626.

» À la vue d’une telle calamité, l’auguste rishi Vaçishtha à l’âme juste, le plus vertueux des anachorètes, fit tomber lui-même de la pluie. 6627.

» Il ramena le puissant monarque, accompagné de Tapatî, dans cette ville, sire, habitée pour des années éternelles. 6628.

» Quand ce roi des rois fut rentré dans sa ville, comme s’il était Indra, qui revînt là, où il habitait avant, l’Immortel aux mille yeux, qui détruit les ennemis des Dieux, rouvrant les trésors de la pluie, fit renaître les moissons ; et la ville, rendue à la vie par ce grand suzerain à l’âme contemplative, s’abandonna avec tout le royaume aux plus vifs transports de la joie. 6629-6630.

» Ensuite le monarque en compagnie de Tapatî, son épouse, comme le roi des Vents, accompagné de Çatchî, célébra le sacrifice de douze ans. 6631.

» C’est ainsi, ajouta le Gandharva, que l’éminente fille de Vivasvat, nommée Tapati, fut l’une de tes aïeules ; et c’est d’elle, fils de Prithâ, que te vient ce nom de Tâpatya. 6632.

» Le roi Sambarana engendra Kourou au sein de cette Tapatî ; et voilà, ô le plus grand des pénitents, comment tu es, Arjouna, un Tâpatya. » 6633.

À ces mots, Arjouna, reprit Vaîçampâyana, resplendit de la plus haute vénération, fils de Bharata, comme la lune dans sa pléoménie. 6634.

Ce héros, le plus vertueux des Kourouides, à qui Vaçishtha inspirait la plus vive curiosité par la force de sa pénitence, dit au Gandharva : 6635.

» Tu viens de prononcer le nom du rishi Vaçishtha ; j’ai envie d’écouter cette légende, raconte-la-moi exactement. 6636..

» C’est lui, roi des Gandharvas, qui fut l’archibrahme domestique de mes aïeux : dis-moi qui était ce vénérable saint. » 6637.

« Vaçishtha, l’époux d’Aroundhatî, répondit le Gandharva, était le fils intellectuel de Brahma. La colère et l’amour, ces deux passions toujours invincibles aux Immortels eux-mêmes, furent domptées par lui, et vinrent abaisser leur front à ses pieds. En effet, quoique l’offense de Viçvâmitra eût excité en lui un profond ressentiment, ce brahme à la vaste intelligence ne le poussa point jusqu’à l’extermination des rejetons de Kouçika. 6638-6639.

» Consumé de chagrin par la mort de ses fils, tout rempli qu’il fût de puissance, il la retint enchaînée et ne voulut pas faire un acte épouvantable pour donner la mort à Viçvâmitra. 6640.

» Comme la grande mer, qui jamais ne franchit ses rivages, il n’attaqua point Yama pour arracher ses fils morts aux sombres demeures. 6641.

» Appuyés sur le magnanime brahme à l’âme domptée, les princes nés d’Ikshwakou, ces grands monarques des hommes, purent conquérir ce globe entier. 6642.

» Quand ils eurent obtenu, rejeton de Kourou, ce Vaçishtha, le plus smiit des rishis, pour archibrahme de leur palais, ces rois célébrèrent de grands sacrifices.

» Ce fut ce brahmarshi, qui célébra les sacrifices de tous ces pieux monarques, comme Vrihaspati célèbre ceux des Immortels. 6643-6644.

» Qu’on pourvoie donc à l’office d’archi-prêtre domestique avec un brahrtie vertueux, que chacun voudrait posséder, instruit dans les règles du Véda, et placé lui-même à la tête du devoir. 6645.

» Celui, qui est né roi, fils de Prithâ, et qui a l’ambition de conquérir la terre, doit commencer par se donner un archibrahme domestique pour l’accroissement de son royaume. 6646.

» Le choix d’un brahme est la première chose, qu’ait à faire le roi, qui veut subjuguer la terre. 6647.

» Adoptez donc pour votre pourcdiita un brahine quelconque, mais vertueux, savant, qui a vaincu les organes des sens, auquel est bien connue la vraie nature de l’amour, de l’intérêt et du devoir. » 6648.

Arjouna dit :

« Quelle offense alluma l’inimitié entre Vaçishtha et Viçvâmitra, au temps que le premier habitait dans l’hermitage céleste ? Dis-nous encore tout cela. » 6649.

Le Gandharva lui répondit :

« Fils de Prithâ, cette légende de Viçvâmitra est nommée un Pourâna dans tous les mondes : écoute-la de ma bouche exactement. 6650.

» Un grand monarque vécut dans le Kânyakoubdja ; il fut célèbre dans le monde sous le nom deGâdhi ; c’était, noble Bharatide, le fils de Kouçika. 6651.

» Il naquit à ce vertueux roi un fils appelé Viçvâmitra ; celui-ci écrasa les ennemis, qu’il broyait avec ses chars nombreux, avec sa nombreuse armée. 6652.

» Un jour, accompagné de son ministre, il s’en fut à la chasse dans une épaisse forêt, abattant les sangliers et les gazelles en des landes pittoresques. 6653.

» Harassé de fatigue, avide de gibier, consumé par la soif, il parvint, noble prince, à l’hermitage de Vaçishtha. 6654.

» Aussitôt qu’il vit arrivé chez lui cet auguste Viçvâmitra, Vaçishtha, le plus grand des saints, l’accueillit avec honneur, 6655.

» Et le reçut avec la corbeille hospitalière, avec l’eau pour se laver les pieds, avec l’eau pour se purifier la bouche, et lui offrant le beurre, production de sa forêt.

» Le magnanime Vaçishtha dit à sa vache Kâmadhénou : « Donne-lui tout ce « qu’il souhaite ! » Et celle-ci laissa traire de sa mamelle tout ce que le roi pouvait désirer. 6656-6657.

» Il tira du pis les herbes sauvages et civilisées, du lait, des mets dans les six saveurs, un lait de beurre incomparable et tel que l’ambroisie ; 6658.

» Des nourritures, des breuvages, les aliments les plus variés, Arjouna, des choses à lécher et à sucer, pareilles à l’amrita même ; 6669.

» Des joyaux de grand prix et toute sorte de vêtements. Le monarque fut traité avec l’entier accomplissement de ses désirs, et s’abreuva alors de plaisirs avec son ministre et son armée. 6660.

» Le roi de contempler avec admiration cette vache ravissante aux jolies formes, de cou et de tête longs et bien nourris, aux yeux comme la fleur de mandoûka, à la belle queue velue, aux oreilles en fer de lance, aux cornes charmantes, portant les outres de ses mamelles gonflées. 6661-6662.

» Après qu’il eut congratulé Nandini, le roi fils de Gadhi tint alors, tout enchanté, sire, ce langage au rishi : 6663.

« Donne-moi Nandini pour cent millions de vaches, brahme, ou même pour mon royaume entier : jouis de mon royaume, grand anachorète ! » 6664.

« Nandini, cette vache bonne laitière, m’a été donnée, répondit Vaçishtha, pour me fournir les chosesdu sacrifice, traiter mes hôtes, honorer les Dieux et les mânes de mes ancêtres. Je ne puis te la donner, irréprochable monarque, au prix même de ton royaume. 6665.

» Je suis un kshatrya ; et ta sainteté, reprit Viçvâniilra, est un brahme, de qui la perfection est dans la pénitence et la récitation des Védas. Que servirait la force aux brahmes, ces êtres placides aux âmes constantes ? 6666.

Sache, toi, qui ne veux pas me donner Nandini pour cent millions de vaches, que je n’abandonnerai pas le caractère de macaste, et que je vais enlever de force ta vache ! »

« Tu es un roi puissant, répondit Vaçishtha ; le kshatrya a bras et courage : fais donc promptement ce que tu as envie de faire ; ne balance pas ! » 6667-6668.

» Excité par ces mots, fils de Prithâ, Viçvâmitra d’enlever comme de force la vache semblable à un cygne ou à l’astre des nuits. 6669.

» En la chassant avec le fouet ou le bâton, en la poussant d’ici et de là, contrainte à marcher, la noble Nandini vint se mettre en face de Vaçishtha, se tint la tête levée sur le révérend et, malgré les coups, ne sortit pas de l’hermitage. 6670-6671.

» Vaçishtha dit :

« J’entends que tu pousses, ma belle vache, mainte et mainte fois des mugissements. Tu es enlevée de force, noble Nandinî, par Viçvâmitra ; mais que puis-je faire ici ? car je suis un brahme, voué à la patience. » 6672.

» Sous la peur de ces troupes d’hommes, et troublée par la crainte de Viçvâmitra, Nandinî se rapprochait toujours plus de Vaçishtha. 6673.

« Ta révérence, lui dit la vache, ne me voit-elle pas frappée avec des bâtons et le bout des fouets par ces épouvantables cohortes de Viçvâmitra, et n’entend-elle pas que je pousse des cris comme une abandonnée ? » 6674.

» Le grand anachorète ne s’émut point alors des cris, « que poussait, des violences, que souffrait sa Naiidinl ; et, ferme dans ses vœux, il n’abandonna point le devoir. 6675.

» L’emportement est la force des kshatryas, mais la patience est la force des brahmes, répondit Vaçishtha : en moi réside la patience ; elle te permet d’aller avec eux, s’il te plaît. » 6676.

« Révérend, est-ce que tu m’abandonnes, reprit la vache, quand tu parles de cette manière ? Abandonnée par toi-même, il serait encore impossible qu’on réussît à m’emmener de force. » 6677.

« Je ne t’abandonne pas, noble quadrupède, lui répondit Vaçishtha : reste, si tu peux ; mais voici ton veau, qu’on emmène de force, lié d’une corde solide. » 6678.

» À peine eut-elle entendu ce mot de Vaçishtha ; « Reste ! » la vache, courbant sa tête et son cou en l’air, parut d’un aspect épouvantable. 6679.

» Les yeux rouges de colère, poussant un son renflé de beuglement, elle courut de toutes parts sur l’armée de Viçvâmitra. 6680.

» Frappée avec des bâtons et le bout des fouets, poussée de droite et de gauche, les yeux embrâsés de colère, sa colère en fut elle-même redoublée. 6681.

» Son corps, enflammé par la fureur, s’illumina comme le soleil au milieu du jour ; et, versant de sa queue mainte et mainte grande pluie de charbons ardents, 6682.

» Elle créa de cette queue les Poulhavas ; de son urine les Dravidas et les Çakas ; de sa matrice les Yavanas ; et, de sa fiente, les nombreux Çavaras. 6683.

» Elle fit naître encore de son urine les Kântchis et les Çarabhas mêmes ; de ses flancs, les Paâundras, les Kiratains, de nouveaux Yavanas, les Sinhalains et les Varbaras, soumis au joug, 6684.

» Et les Tchivoukas, et les Poulindas, et les Chinois, et les Huns, et les Kérulas. La vache produisit encore de son écume les nombreuses et différentes sortes de Mlétchas.

» Quand elle eut fait sortir d’elle-même ces grandes armées et ces mille phalanges de barbares, vêtus de tous les costumes, tenant toutes les espèces d’armes, 6685-6686.

» L’armée du fils du Gadhi en fut inondée, et chacun de ses guerriers fut investi, sous les yeux mêmes de Viçvâmitra, par cinq ou par sept de ces combattants irrités.

» Blessée par une grande averse de flèches, son armée, saisie de crainte alors, fut rompue de tous les côtés à la vue de Viçvâmitra. 6687-6688.

» Mais aucun de ses hommes ne périt sous les coups, éminent Bharatide, de ces Vaçishthains, qui ménageaient leur vie dans la colère même. 6689.

» La vache se contenta de refouler toute son armée au loin et de la repousser jusqu’à trois yodjanas. 6690.

» À l’aspect de cette grande merveille et voyant se manifester ainsi la supériorité de puissance donnée aux brahmes, les Viçvâmitrains, poussant des cris et troublés par l’épouvante, ne trouvaient nulle part un défenseur.

» Le roi, que sa condition de kshatrya jetait dans le mépris de soi-même, dit alors ces paroles : « Honnie soit ma force ! Honnie soit la force du kshatrya ! La force de l’énergie brahmique est seule une vraie puissance ! » 6691-6692.

» Pesant le fort et le faible des choses, et considérant que la plus haute pénitence est l’origine même de la force, il abandonna son opulent royaume et son éclatante couronne humaine. 6693.

» Il foula aux pieds toutes les voluptés, appliqua entièrement sa pensée aux macérations, atteignit à la perfection par sa pénitence et raffermit les mondes par son énergie. 6694.

» Le rejeton de Kouçika se soumit avec une ardente vigueur à toutes les macérations ; il obtint le brahmanat et but le soma avec Indra. 6695.

» Il fut dans le monde, ajouta le Gandharva, un roi nommé Kalmâshapâda. Il était né, fils de Prithâ, dans la race d’ikshvâkou et n’avait pas sur la terre son égal en splendeur. 6696.

» Un jour, ce monarque exterminateur des ennemis sortit de sa ville et s’en alla chasser dans les bois, où il égara ses pas, abattant les gazelles et les sangliers. 6697.

» Il tua un grand nombre de rhinocéros, et, fatigué d’une bien longue chasse, il s’en revint de cette forêt épouvantable. 6698.

» L’auguste monarque Viçvâmitra désirait pour sacrificateur un magnanime rishi, fils de Vaçishtha et le plus vertueux des anachorètes. 6699.

» Consumé par la soif, consumé par la faim, suivant sa route avec une extrême attention, le roi, non vaincu dans les combats, vit un solitaire, que le même chemin avait conduit en face de lui. 6700.

» Cette éminente personne avait nom Çaktri ; incrément de la race des Vaçisthides, c’était l’aîné de cent fils du magnanime Vaçishtha. 6701.

« Retire-toi ! ce chemin est à nous, » dit le roi brusquement ; et le saint répondit en le caressant d’une voix polie : 6702.

« Mon chemin, grand roi, c’est le devoir éternel : le prince doit céder le pas aux brahmes dans tous les devoirs. » 6703.

» C’est ainsi qu’ils se parlèrent mutuellement au sujet du chemin ; l’un disait : « Va-t-en ! » à l’autre, qui lui répondait avec ce mot : « Va-t-en. » 6704.

» Le brahme, se maintenant ferme sur la route du devoir, ne se retirait pas ; et la colère empêchait le roi de s’en aller pour le respect, qu’il devait à l’anachorète. 6706.

» Alors, dans sa démence, le puissant monarque de frapper, avec son fouet et comme un Rakshasa, le saint hermite, qui ne voulait pas lui céder le chemin. 6706.

» Frappé ainsi par le coup de fouet, le Vaçishthide, le plus vertueux des anachorètes, maudit, égaré par la colère, le plus éminent des rois : » 6707.

« Parce que tu frappes, comme un Rakshasa, vil monarque, un homme voué à la pénitence, tu vas devenir à commencer de ce jour un anthropophage. 6708.

» Tu parcourras cette terre, enchaîné à des festins de chair humaine. Va-t-en, ô le plus abject des rois ! » Ainsi parla Çaktri, qui avait la force, que donne la vigueur de la pénitence. 6709.

» Ensuite un sacrificateur, que Viçvâmitra cherchait et qu’il ne put obtenir, fit naître encore l’inimitié entre Viçvâmitra et Vaçishtha. 6710.

» Tandis qu’ils en débattaient la question, fils de Prithâ, un saint aux effroyables pénitences s’approcha d’eux. L’auguste Viçvâmitra, le plus grand des rois, connut plus tard que ce révérend était Çaktri, le fils de Vaçishtha et comme un second Vaçishtha lui-même en puissance. 6711-6712.

» Ensuite Viçvâmitra, s’étant dérobé aux yeux par l’envie d’atteindre à la perfection, les dépassa, fils de Bharata, l’un et l’autre. 6713.

» Mais, frappé d’une malédiction par Çaktri, l’éminent roi de recourir à sa protection, honorant Çaktri afin de gagner sa bienveillance. 6714.

» Car celui-ci, quand il vit se manifester, ô le plus vertueux des enfants de Kourou, le naturel du souverain des hommes, avait expédié un Rakshasa au roi Viçvâmitra.

» Alors un Rakshasa, nommé Kinkara, d’entrer à l’insu de Viçvâmitra, dans le corps du roi, sur la malédiction du brahme. 6715-6716.

» À peine l’éminent anachorète eut-il vu le Rakshasa maître de Viçvâmitra, le possédé s’enfuit aussitôt de ce lieu, invincible héros. 6717.

» Sous la violente oppression de ce Démon caché dans lui, fils de Prithâ, il avait perdu le souvenir de toute chose. 6718.

» Ayant pénétré dans une forêt, il y fut rencontré par un certain brahme, qui, pressé par la faim, lui demanda quelque viande à manger. 6719.

» Le saint roi dit au deux fois né, qui endurait par pénitence les feux du soleil : « Assieds-toi, brahme, et attendsmoi ici un instant ! 6720.

» Je te donnerai de la nourriture à mon retour, suivant tes désirs. » Le roi partit à ces mots et l’excellent brahme resta là. 6721.

» Quand le magnanime roi se fut promené à son gré, où le portait sa fantaisie, il s’en revint à son palais et, fils de Prithâ, il entra dans son gynœcée. 6722.

» Au milieu de la nuit, le roi se souvint de la promesse, qu’il avait faite au brahme ; il se leva, fit venir à la hâte son cuisinier, et lui dit : 6723.

« Va en telle forêt ; un brahme m’y attend : il a besoin de manger ; donne-lui des aliments et de la viande. »

» À ces mots le cuisinier s’en va et, n’ayant trouvé de viande nulle part, il revient tristement annoncer cette nouvelle à son maître. 6724-6725.

» Le roi, possédé du Rakshasa, dit plusieurs fois, sans nulle émotion, au cuisinier : « Eh bien ! donne-lui à manger de la chair humaine ! » 6726.

« Soit ! » répondit le maître-queux. Il s’en alla vite au lieu, où se tenaient ceux, qui exécutent les condamnés à mort, et prit là hardiment de la chair humaine. 6727.

» Il se hâte d’apprêter suivant l’art cette nourriture supposée, et la donne au brahme pénitent, que tourmente la faim. 6728.

» À la vue de ce mets, qu’il regarde avec son œil l’éminent brahme s’écrie, les yeux troublés par la colère : « On ne doit pas manger cela ! 6720.

» Par cette raison, ajouta le deux fois né, que l’abject monarque m’envoie un aliment défendu, la gloutonne anthropophagie de ce démoniaque va commencer à cette heure même. 6730.

» Attaché à des festins de chair humaine, comme jadis Çaktri même l’a dit, il parcourra ce globe, inspirant l’effroi à tous les êtres animés ! » 6731.

» Fulminée deux fois l’une après l’autre, la malédiction du roi n’en eut que plus de force ; et, possédé tout entier par la puissance du Rakshasa, le monarque avait perdu son discernement. 6732.

» Ensuite l’auguste souverain, à qui le mauvais Génie avait enlevé l’usage des sens, vit Çaktri peu de temps après, fils de Bharata, et lui dit : 6733.

« Je vais commencer à dévorer les hommes pour me conformer à cette malédiction sans égale, que tu as fulminée sur moi. » 6734.

» Cela dit, arrachant la vie sur-le-champ à Çaktri, il en fait son repas, comme un tigre mange une proie désirée. 6735.

» Quand Viçvâmitra vit Çaktri mort, il poussa le Rakshasa à différentes fois sur les fils de Vaçishtha. 6736.

» Il dévora les frères puinés de Çaktri, ces fils du magnanime Vaçishtha, comme un lion dans sa colère mange de faibles gazelles. 6737.

» À la nouvelle que Viçvâmitra avait tué ses fils, Vaçishtha en supporta le chagrin comme une grande montagne supporte la terre. 6738.

» Ce brahme, le plus vertueux des anachorètes et le premier des êtres intelligents, ne tourna point sa pensée à l’extermination du fils de Kouçika : il n’eut pas une autre idée que de renoncer lui-même à la vie. 6739.

» Le vénérable saint se précipita de la cîme du Mérou ; mais il tomba sur le roc de la montagne comme sur un tas de coton. 6740.

» Alors qu’il n’eut pas trouvé la mort dans cette chute, rejeton de Pândou, le révérend monta sur un bûcher allumé dans la grande forêt. 6741.

» Mais le feu le plus ardent ne le brûla pas, destructeur des ennemis, et ces flammes allumées étaient imprégnées de fraîcheur. 6742.

» Ensuite ; le grand anachorète, pénétré de chagrin, vit la mer devant lui ; il attacha une lourde pierre à son cou et se jeta au milieu des ondes. 6743.

» Mais la mer avec des flots empressés déposa le grand ascète, sur le rivage ; et, fatigué de ses vaines tentatives, il s’en revint à son hermitage. 6744.

» À la vue de cette pieuse retraite, veuve de ses fils, le solitaire, saisi de la plus cruelle douleur, sortit encore une fois de son hermitage. 6745.

» Il vit un fleuve, qui, rempli de nouvelles eaux par la saison pluvieuse, emportait, fils de Prithâ, beaucoup d’arbres en toutes les sortes nés sur ses rivages. 6746.

» À cette vue, le chagrin, dont il était pénétré, le ramena à ses pensées de suicide, et il se dit, rejeton de Kourou : « Il faut me jeter dans cette eau ! » 6747.

» Alors, il se lia fortement avec des cordes et, dans son désespoir, le saint anachorète se plongea dans les eaux de ce grand fleuve. 6748.

» Mais le fleuve rompit ses liens, ô toi, qui moissonnes les armées ennemies, et rejeta, étendu sur le rivage, le pénitent libre de ses entraves. 6749.

» Ensuite le grand saint, affranchi de ses liens, traversa la rivière, à laquelle, en mémoire de cet événement, il donna le nom de Vipâçâ, c’est-à-dire, ta Déchaînante.

» Il replongea son esprit dans le chagrin, mais il ne resta point dans un seul et même lieu, il parcourut des montagnes, des fleuves et des lacs. 6750-6751.

» Il revit alors cette rivière des saints, l’Haimavatî, et se laissa tomber dans ses épouvantables ondes, pleines de crocodiles en fureur. 6752.

» Mais, considérant que c’était un brahme, semblable au feu, la noble rivière se divisa pour fuir en cent canaux et fut appelée, en souvenir du fait, la Çatadrou. 6753.

» Quand il se vit couché là dans ce lit mis à sec de la rivière : « Je ne puis donc, s’écria-t-il, me donner la mort ! » et, ces mots dits, il regagna son hermitage. 6754.

» Après qu’il eut parcouru différentes montagnes et mainte espèce de pays, il fut suivi en son hermitage par une femme, appelée Adriçyantî. 6755.

» Il entendit par hasard derrière lui un murmure de récitation des Védas, ornée des six Angas, avec une intelligence parfaite du sens. 6756.

« Qui est-ce qui me suit là ? » demanda-t-il. « C’est moi ! » lui répondit sa bru Adriçyantî. C’était, éminent prince, une femme anachorète, vouée à la pénitence, épouse et veuve de Çaktri. 6757.

« Ma fille, reprit Vaçishtha, de qui donc est cette voix, que j’entends lire les Védas et les Védângas ? tel j’ai ouï Çaktri jadis lire ainsi la sainte Écriture. » 6758.

» Anachorète, lui répondit Adriçyanti, c’est l’enfant non encore né de Çaktri, ton fils, que je porte dans mon sein, où, depuis douze ans, il s’applique aux Védas. »

» À ces mots, Vaçishtha joyeux s’écria : « Il me reste donc un petit-fils ! » Et sur le champ, fils de Prithâ, l’éminent saint abjura ses pensées de suicide. 6759-6760.

» En revenant à son hermitage avec la femme enceinte, il vit assis dans la forêt solitaire le démoniaque Kalmâshapàda. À leur aspect, irréprochable Bharatide, ce roi, que possédait un Rakshasa impitoyable, se leva furieux et s’avança pour dévorer l’anachorète. 6761-6762.

» À peine eut-elle vu ce forcené devant elle, Adriçyanti jeta ces mots à Vaçishtha d’une voix, que troublait sa peur : 6763.

« Voici un Rakshasa épouvantable, qui s’élance, révérend, armé d’une bûche, comme la Mort de son effroyable sceptre ! 6764.

» Nul autre que toi sur la terre n’est capable de l’arrêter en ce moment, vertueux brahme, le meilleur de tous ceux, qui savent les Védas ! 6765.

» Sauve-moi, révérend, de ce scélérat à l’horrible aspect ! ce Démon, pour sûr, il a envie de nous dévorer ! »

Vaçishtha répondit :

« Ne crains pas, ma fille ! Il n’y a rien à craindre ici de ce Rakshasa. Si tu vois ce Démon arrivé devant nous, il n’y a nul danger en cela ! 6766-6767.

» C’est le roi Kalmâshapâda : héros d’une valeur célèbre sur la terre, il fait, semant une profonde épouvante, son habitation dans ce pays. » 6768.

» Quand Vaçishtha, le vénérable saint, vit le démoniaque fondre sur lui, cet ascète resplendissant l’arrêta sans faire autre chose que : « Houm ! » rejeton de Bharata.

» Il arrosa le furieux d’une eau consacrée avec la formule d’une prière, et ce remède affranchit le monarque de sa malédiction. 6769-6770.

» Après qu’elle eut duré douze années, l’énergie de Vaçishtha dévora sa vertu, comme Râhou, au temps d’une éclipse, dévore le soleil. 6771.

« Une fois délivré de son Rakshasa, le monarque colora cette grande forêt de sa splendeur, comme le soleil rougit le ciel, au temps du crépuscule. 6772.

» Aussitôt qu’il eut recouvré sa raison, il salua, les paumes de ses mains réunies au front, le vertueux anachorète, et lui dit : 6773.

« Je suis le Saudâside, de qui, éminente personne, ô le plus saint des anachorètes, tu célèbres les sacrifices. Dis-moi quel est en ce moment l’objet de tes désirs : que ferai-je pour toi ? » 6774.

« Tu l’as déjà fait, répondit Vaçishtha, suivant la mesure des temps. Va ! gouverne ton royaume ; et ne méprise plus, ni les brahmes, ni les enfants de Manou. »

« Je n’aurai plus aucun mépris à l’égard des brahmes, les plus éminents des hommes ; et, soumis à tes avis, répondit le roi, je me tiendrai dans le respect, que méritent les deux fois nés. 6675-6676.

» Mais je désire obtenir de toi, ô le plu% vertueux des brahmes et le plus excellent de tous ceux, qui savent les Védas, un moyen d’acquitter ma dette envers les enfants d’Ikshwâkou. 6777.

» Veuille bien me donner, très-vertueux anachorète, pour l’accroissement de la race d’Ikshwâkou, un fils, doué de la beauté, des vertus et du caractère. » 6778.

« Te le donner m’est un devoir, » dit à l’héroïque monarque Vaçishtha, enchaîné à la vérité et le plus saint des brahmes. 6779,

» Vaçishtha, reprit le Gandharva, partit sur le champ avec lui pour cette ville, qui porte dans les mondes, prince des enfants de Manou, le nom d’Ayodhya. 6780.

» Alors tous ses sujets, transportés de joie, vinrent à la rencontre du magnanime Vipâçman, comme les habitants du ciel se portent au devant d’Içwara. 6781.

» Après une bien longue absence, l’Indra des enfants de Manou entrait, accompagné du maharshi Vaçishtha, dans cette ville distinguée par les signes de la pureté.

» Avec le même plaisir qu’on voit le soleil se lever dans les cieux, tels ces habitants d’Ayodhya voyaient revenir le monarque en société de son pourohita. 6782-6783.

» De même que, dans la saison d’automne, l’astre aux rayons froids emplit de sa lumière le ciel, où il se lève ; de même ce monarque, le plus brillant des rois, inondait Ayodhya de sa splendeur. 6784.

» Cette ville, sa capitale, aux rues balayées, arrosées, parées de drapeaux et d’étendards flottants, comblait son âme de joie. 6785.

» Sa présence illuminait la cité pleine d’habitants bien nourris, satisfaits, prince, la joie de Kourou, comme la présence de Çatakratou illumine Amaravatî. 6786.

» Quand le saint roi fut entré dans cette ville, la première du royaume, la reine suivant l’ordre de son époux alla trouver Vaçishtha. 6787.

» D’après la convention faite, le grand saint Vaçishtha, ce rishi, qui participait à l’excellence, s’unit avec la reine à la manière des Dieux. 6788.

» Une fois qu’il eut engendré un fruit au sein de cette noble dame, le plus vertueux des anachorètes, ayant reçu les salutations du roi, s’en revint à son hermitage. 6789.

» Un long espace de temps s’était écoulé, et la reine n’avait pas encore mis au monde son enfant. Alors cette illustre femme se fit ouvrir le ventre au moyen d’un caillou ;

» Et naquit ainsi dans sa douzième année de gestation, le saint roi, chef du troupeau des hommes, qui fut nommé Açmaka et par qui fut bâtie la ville de Paâudanya. 6790-6791.

» Tandis qu’Adriçyantî habitait l’hermitage, elle mit au monde un fils, continuateur de la race de Çaktri, et qui fut lui-même, sire, comme un second Çaktri. 6792.

» Ce fut le révérend, ce plus saint des anachorètes, qui fit lui-même pour son petit fils, éminent Bharatide, la scission du cordon ombilical et les autres cérémonies.

» Lorsqu’il était encore au sein de sa mère, cet enfant avait rendu, pour ainsi dire, à la vie l’anachorète Vaçishtha, déjà mort[9] en quelque sorte ; et pour cette cause, il fut nommé dans le monde Parâçara. 6793-6794.

» Ce Jeune garçon à l’âme juste croyait que l’hermite Vaçishtha était son père ; et, dès sa naissance, il n’eut pas envers lui une autre manière d’être que celle d’un fils avec son père. 6795.

» Un jour, fils invincible de Kountî, il disait : uPapa ! » au saint brahme Vaçishtha en présence de sa mère. Adri çyantî, à peine ouï ce doux mot papa, auquel ici le cœur donnait un sens parfait, lui tint ce langage avec des yeux noyés de larmes : 6796-6797.

« Il ne faut pas lui dire : « Papa ! papa ! papa ! » car c’est le père de ton père. Un Rakshasa, mon enfant, a dévoré ton père à l’orée du bois. 6798.

« Celui, que tu crois ton papa, vertueux enfant, n’est point ton papa : c’est le noble père de ton illustre père. »

» Consumé de douleur à ces mots, le magnanime enfant aux paroles de vérité et déjà le plus grand des saints tourna sa pensée à la destruction de tous les mondes

» Écoute de quelle manière son âme ainsi résolue fut arrêtée par le rishi Vaçishtha au grand cœur, aux grandes pénitences, le plus savant des hommes instruits dans la sainte Écriture, et comme un autre Agastya de la plus haute sagesse. « Il fut un roi de la terre nommé Rritavîrya, lui dit Vaçishtha. C’était un monarque puissant, de qui les sacrifices étaient célébrés dans le monde par les Bhrigous, versés dans les Védas. 6799-6800-6801-6802.

» Le souverain des hommes[10] les rassasiait à la fin du sacrifice, eux, qui mangeaient les premiers, de grains et d’abondantes richesses. 6803.

» Quand ce roi des rois fut monté dans le Swarga, le trésor de ses richesses était passé en quelque sorte aux membres de cette famille. 6804.

» Ayant eu connaissance de la richesse des Bhargavains, tous les princes alors de venir auprès de ces vertueux brahmes en demander chacun sa part. 6806.

» D’entre eux, les uns ensevelirent dans la terre leurs intarissables trésors ; ceux-ci en gratifièrent les brahmes, sachant de quels dangers ils étaient menacés par ces avides kshatryas. 6806.

» Ceux-là, voyant qu’elles étaient, mon fils, une cause d’injure, donnent à ces princes autant de leurs richesses, qu’ils en désirent. 6807.

» Après cela, mon enfant, un certain kshatrya, creusant de lui-même le sol de la terre dans la mmson d’un Bhargavain, y trouva les richesses cachées. 6808.

» Tous les chefs réunis des kshatryas virent eux-mêmes ces trésors ; et la colère ensuite leur fit repousser avec mépris les Bhargavains qui vinrent demander protection.

» Ces guerriers aux grands arcs leur ôtèrent la vie à tous avec des flèches aiguës et parcoururent le globe entier, les détruisant jusqu’à l’enfant au sein de sa mère. 6809-6810.

» Après qu’ils eurent de cette manière anéanti les fils de Bhrigou, leurs veuves, chassées par la frayeur, s’enfuirent sur les flancs impraticables du mont Himavat.

» Une d’elle, femme aux belles cuisses, renferma, saisie de crainte, dans une de ses cuisses, pour l’accroissement de la race de son époux, l’enfant, qu’elle avait conçu, éclatant de splendeur. 6811-6812.

» Aussitôt qu’elle eut deviné le mystère de cet enfant, une brahmanî, tourmentée par la peur, s’en alla seule trouver les kshatryas et leur dévoila tout le secret. 6813.

» Les kshatryas sur le champ de partir, se hâtant pour tuer l’enfant non encore né, et voient la brahmanî comme enflammée de sa splendeur. 6814.

» Celui-ci tout à coup fend la cuisse de sa mère ; il en sort, et son éclat ravit aux yeux des kshatryas la faculté de voir, comme le soleil au milieu du jour. 6815.

» Alors, privés de la lumière, ces kshatryas d’errer sur les flancs impraticables de la montagne ; enfin, la vue détruite, l’esprit aliéné, ils viennent supplier la vertueuse brahmanî de rendre le jour à leurs yeux. 6816.

» Tourmentés par la douleur, l’âme égarée, la vision perdue, comme un feu, dont la flamme s’est éteinte, ces princes dirent ces mots à la sainte femme : 6817.

» Que la bienveillance de ta sainteté fasse que la classe des kshatryas puisse marcher encore avec ses yeux pour guides. Fais que nous puissions nous en retourner tous de compagnie, ayant renoncé à nos desseins criminels. 6818.

» Daigne, toi et ton fils, noble dame, nous accorder ta faveur ! Veuille bien sauver les rois, en nous faisant la grâce de nous rendre la vue. » 6819. La brahmanî répondit :

« Ce n’est pas moi, qui vous ai ravi la lumière des yeux, mes enfants ; je ne vous garde pas de ressentiment. Mais, sans doute, c’est le Bhargavain, né de ma cuisse, qui vous frappe aujourd’hui de sa colère. 6820.

» C’est évident ! le magnanime vous a dans sa colère ôté la lumière : il s’est rappelé que vous avez tué ses parents ; il n’y a là-dessus aucun doute. 6821.

» Alors, mes chers fils, que vous tuyiez les fruits des Bhrigou dans le sein de leurs mères, celui-ci fut porté dans ma cuisse une centaine d’années. 6822.

» Le Véda entier avec les six Angas a pénétré dans sa substance pendant ma gestation par le désir de faire encore une chose agréable à la race de Bhrigou. 6823.

» Irrité, c’est évident ! par la mort de ses pères, il désire vous tuer, et son énergie céleste a ravi la lumière à vos yeux. 6824.

» Suppliez donc cet enfant de ma cuisse, le plus grand des fils ! Satisfait de vos révérences, il affranchira vos yeux des ténèbres. » 6825.

» À ces mots, reprit Vaçishtha, tous les princes dirent au nouveau-né de la cuisse : « Pardonne-nous ! » et, fléchi, il étendit sur eux sa bienveillance. 6826.

» L’éminent brahmarshi, qui est né par une scission de la cuisse, fut appelé de ce fait dans les mondes Aâurva[11],

» Les rois, qui avaient recouvré la vue, de s’en retourner chez eux, et l’anachorète Bhargavain d’appliquer son esprit à la ruine de l’univers entier. 6827-6828.

» Le magnanime, mon enfant, inclina entièrement la pensée de son âme à la destruction même de tous les mondes.

» Désirant honorer les Bhrigouides par sa vengeance, le rejeton de Bhrigou augmenta sa vigueur d’une grande pénitence pour l’extermination de tous les mondes.

» Sa haute et cruelle pénitence incendia les mondes des hommes, des Asouras et des Dieux mêmes, pour envoyer de la joie à ses aïeux. 6829-6830-6831.

» Quand ses pères eurent distingué en lui un fils de leur sang, ils vinrent tous du monde des Pitris et lui tinrent ce langage : 6832.

« Aâurva, on a vu assez ta puissance, terrible, mon fils, par ta pénitence : fais grâce aux mondes et refrène ta colère.

» En effet, tous les Bhrigou, mon fils, ces âmes contemplatives et libres des passions, ne cherchent pas la mort des kshatryas, alors même qu’ils en éprouvent du mal.

» Quand, après un long espace de temps, la douleur enfin s’est emparée de nous, alors, mon fils, nous nous contentons de désirer pour nous-mêmes cette mort, que nous désirent les kshatryas. 6833-6834-6835.

» La richesse, qu’on a trouvée, en fouillant la terre dans la maison d’un Bhrigou, avait été sans doute mise là dans un but d’inimitié par des gens, qui avaient en vue d’exciter la colère des kshatryas. 6836.

» Qu’avions-nous besoin, nous, qui aspirons au ciel, de cette opulente richesse, que nous a enlevée le trésorier du prince ? 6837.

» La mort est-elle absolument incapable de nous enlever, alors, mon fils, voici le moyen, qu’on nous voit estimer.

» Un homme, qui se donne la mort à soi-même, n’obtient pas les mondes purs, mon enfant. Aussi, considérant les choses à ce point de vue, aucun de nous ne commit jamais un suicide. 6838-6839.

» Ce que tu désires faire ne nous est point agréable : abjure donc, mon fils, cette criminelle pensée de l’anéantissement de tous les mondes. 6840.

» Ne tue pas les kshatryas, ne détruis pas les mondes, bien-aimé fils ! Apaise cette colère soulevée, qui souille l’éclat de tes pénitences. » 6841.

Aâurva répondit :

« La promesse, que la colère a fait sortir de ma bouche pour l’extermination de tous les mondes, ne doit pas être un mot sans vérité, mes pères. 6842.

» Je ne puis supporter d’être dit un homme, de qui les promesses lancées dans la colère n’ont jamais aucune suite : ma colère, à laquelle on ne peut échapper, brûlera comme le feu brûle l’arani, dont le frottement l’a fait sortir !

» Car l’homme, qui peut sacrifier la colère née d’une juste cause, n’est pas capable de protéger efficacement les trois classes, filles aînées de Brahma. 6843-6844.

« Dominateur des indomptés, protecteur des domptés ! » c’est un proverbe. Les rois, qui veulent subjuger l’univers, doivent savoir, quand il le faut, mettre en jeu la colère. 6845.

» Au temps que j’étais couché dans la cuisse, comme dans le berceau naturel de l’embryon, j’ai entendu les cris des Bhrigou, ces hommes de la classe, dont est ma mère, tués par les kshatryas. 6846.

« Quand ils tombaient dans le monde sous les coups des vils kshatryas, cette extermination des Bhrigou, depuis l’homme jusqu’aux fruits cachés encore au sein de la mère, fit naître en mon cœur une vigoureuse indignation.

» Mes pères et mes mères, au comble de la douleur, n’ont pas trouvé alors dans tous les mondes un seul allié, tant régnait la terreur ! 6847-6848.

» Comme nul défenseur ne venait s’offrir aux épouses des Bhrigou, ma noble mère me porta caché dans une de ses cuisses. 6849.

» Quand il existe chez les hommes une âme, qui sait mettre un obstacle au mal, on ne voit pas naître un seul malfaiteur en tous les hommes. 6850.

» Mais, si le mal ne trouve nulle part un bras, qui puisse l’arrêter, alors une foule d’hommes s’adonne à tous les crimes. 6851.

» Le souverain, qui le pouvait et qui n’a pas reprimé le mal, quoiqu’il en eût connaissance, est le complice même du crime, quelque vertueux qu’il soit. 6852.

» Voici quelle fut ma pensée : « Si mes pères n’ont pu sauver leur chère existence, attaquée par des rois et des monarques puissants, hé bien ! moi, dans ma colère, je me proclame le souverain de ces mondes ! » Il m’est impossible de céder aux paroles de vos saintetés.

» Si, tandis qu’on me voit ainsi leur maître, le péché des mondes les entraînait de nouveau dans un affreux danger, 6853-6854-6856.

» Le feu, né de ma colère, qui veut perdre les mondes, me brûlerait moi-même, enveloppé de ses flammes. 6856.

» Je connais le désir de vos saintetés pour le bien de tous les mondes ; faites donc, mes seigneurs, ce qui est le bien des mondes. » 6857.

« Ce feu, né de ta colère, qui veut perdre les mondes, lui répondirent ses pères, jette-le, s’il te plaît, dans les eaux ; car les mondes reposent sur les eaux. 6858.

» Toutes les saveurs sont faites de l’eau ; l’eau servit à faire le monde entier : jette donc, ô le plus vertueux des brahmes, ce feu de ta colère dans les eaux. 6859.

» Brahme, que le feu, né de ta colère, se tienne, si tu veux, brûlant les eaux, dans le bassin des mers ; car on dit que les mondes ont été faits avec les eaux. 6860.

» Ainsi ta promesse, irréprochable enfant, aura sa vérité ; ainsi les mondes ne tomberont pas avec les Immortels dans la ruine. » 6861.

» À ces mots, Aâurva, reprit Vaçishtha, envoya le feu né de sa colère dans le séjour de Varouna, où il dévora les eaux dans le bassin des mers. 6862.

» Là, il devint, ce que n’ignorent pas ceux, qui savent les Védas, une grande tête de cheval, qui avale tour à tour et vomit les eaux de sa bouche dans le réceptacle des ondes. 6863.

» Ne veuille donc pas non plus, s’il te plaît, détruire les mondes, toi, Parâçara, le plus instruit des hommes versés dans la science ; toi, qui n’ignores pas l’existence des mondes supérieurs. » 6864.

Le Gandharva dit :

« À ce langage du magnanime Vaçishtha, le maharshi de réfréner cette colère, qui voulait exterminer tous les mondes. 6866.

» Le rishi à la vive splendeur, le plus savant des hommes versés dans les Védas, Parâçara, fils de Çaktri célébra le sacrifice des Rakshasas. 6866.

» Là ce grand anachorète, qui n’avait pas oublié la mort de Çaktri, consuma, dans ce vaste sacrifice, les Rakshasas, depuis les vieillards jusqu’aux enfants. 6867.

» Vaçishtha ne voulut point le détourner de la mort des Rakshasas : « Qu’il ne manque point à sa deuxième promesse à cause de moi ! « Ce fut ainsi qu’il pensa. 6868.

» Dans ce sacrifice des trois feux, le saint anachorète en fut lui-même un quatrième vis-à-vis des trois feux allumés.

» Tel que le soleil embrase le ciel à la fin de la saison des nuages, tel le fils de Çaktri l’enflamma par la célébration de cet éclatant sacrifice. 6869-6870.

» Là, tous les solitaires, Vaçishtha et les autres, voyant la splendeur, dont il était enflammé, s’imaginèrent que c’était un autre soleil. 6871.

» Atri, le rishi à la haute sagesse, vint au sacrifice, désirant obtenir une chose de premier ordre, et que d’autres eussent difficilement obtenue. 6872.

» Poulastya, Poulaha et Kratou aux grands sacrifices y vinrent aussi, meurtrier des ennemis, conduits par le désir de sauver la vie des Rakshasas. 6873.

» Poulastya dit alors ces mots sur la mort des Rakshasaa, éminent Bhaiatide et fils de Kountî, à Paraçâra, le dompteur de ses ennemis : 6874.

« Est-ce qu’ils te sont un obstacle, mon fils ? La mort de tous les Rakshasas, de ceux-mômes, qui ne t’ont fait aucun mal ou qui ne te connaissent pas, te cause-t-elle du plaisir ? 6875.

» Ne veuille pas faire une telle extermination de ma lignée : tel n’est pas, mon enfant, le devoir enseigné aux brahmes pénitents ! 6876.

» Le premier devoir, c’est la placidité : cultive cette vertu, Parâçara ; et toi, qui es très-bon, ne commets pas une chose très-mauvaise. 6877.

» Ne veuille point dépasser les bornes de Çaktri, qui n’ignorait pas le devoir ; et ne veuille pas détruire ainsi ma postérité. 6878.

» Une malédiction, fulminée contre Çaktri, attira sur lui son malheur : Çaktri s’en est allé d’ici au ciel pour une faute, qui est née de lui-même. 6879.

» Aucun Rakshasa n’aurait eu, certe ! assez de puissance, anachorète, pour le dévorer : il s’est causé lui-même la mort à soi-même par cette faute. 6880.

» Viçvâmitra ne fut ici, Parâçara, qu’un simple instrument ; le roi Kalinâshapâda est monté au ciel, où il nage dans la joie. 6881.

» Tous les fils du magnanime Vaçishtha, ces frères puînés de Çaktri, plongés dans la joie, s’enivrent de bonheur dans la compagnie des Immortels. 6882.

» Toutes ces choses, anachorète, sont bien connues de Vaçishtha ; et tu fais une telle extermination des infortunés Rakshasas ! 6883.

» C’est toi, dans ce sacrifice, qui es la cause de leur désespoir : abandonne-le donc ce sacrifice et qu’il soit fini pour toi ! » 6884.

» À ces mots de Poulastya et du sage Vaçishtha, le grand anachorète fils de Çaktri mit fin à la cérémonie.

» Il renvoya dans la grande forêt, au flanc septentrional de l’Himavat, la composition des trois feux pour le sacrifice de tous les Rakshasas. 6885-6886.

» Là, on voit aujourd’hui même ce feu dévorer sans cesse à chaque instant les Rakshasas, les arbres et les rochers mêmes. » 6887.

Arjouna dit :

« Quelle raison le roi Kalmâshapâda mit-il en avant pour engager son épouse à s’unir avec ce révérend, le plus savant des hommes versés dans la sainte écriture ? 6888.

» Pourquoi le magnanime Vaçishtha, connaissant les plus grands devoirs, a-t-il joui d’une chose, qui était défendue ? Ce maharshi aurait-il fait jadis une action contraire au devoir ? Veuille bien trancher entièrement le doute, qui inspire ma question ! » 6889-6890.

« Inaffrontable Dhanandjaya, reprit le Gandharva, écoute ma réponse à ta demande sur Vaçishtha et sur le monarque invincible aux ennemis. 6891.

» Je vais te narrer tout : tu sauras, éminent Bharatide, comment ce prince fut maudit par Çaktri, le magnanime fils de Vaçishtha. 6892.

« Tombé sous le joug de la malédiction, l’invincible monarque sortit de sa ville, les yeux tout remplis de colère, avec son épouse. 6893.

» Arrivé dans une forêt solitaire, il parcourut ces bois avec elle. Il erra en proie à la malédiction dans ces fourrés épais d’arbres de toutes les sortes, couverts de lianes et d’arbustes de tous les genres, infestés par des êtres animés de toutes les espèces, remplis de bandes variées de quadrupèdes et résonnants de bruits épouvantables. 6894-6895.

» Un jour qu’il cherchait sa nourriture, consumé par la faim, épuisé de fatigue, il vit dans un certain bois solitaire 6896.

» Un brahme et une brahmanî entre-unis dans un embrassement, qui s’enfuirent, pleins d’épouvante à sa vue, n’ayant pas satisfait leur désir. 6897.

» Dans la course de l’un et de l’autre, le monarque arrêta le brahme, malgré sa résistance, et, voyant pris son époux, la brahmanî lui tint ce langage : 6898.

« Écoute, roi fidèle à tes vœux, les paroles, que je vais te dire ! Tu es né dans la race du soleil et tu es célèbre dans les mondes. 6899.

» Attentif et ferme dans le devoir, trouvant du plaisir dans l’obéissance à ton directeur, ne veuille pas encore, inaffrontable roi, te souiller d’un crime, toi, qui es déjà sous le coup d’une malédiction. 6900.

» Tourmentée de voir mon époux affligé du malheur de la stérilité, le jour de mes règles arrivé, je m’unissais avec lui, dans l’espérance d’un fils, quand tu nous empêchas de parvenir au but. 6901.

» Fais-nous grâce, ô le plus éminent des rois, et lâche mon époux ! » Mais tandis qu’elle lui criait encore ces mots, il dévora sans pitié son mari, comme un tigre affamé dévore une gazelle long-temps désirée. 6902.

» Les pleurs, que la colère, dont elle était possédée, fit tomber de ses yeux sur la terre, de se changer tout à coup en un feu allumé, qui incendia cette contrée. 6903.

» Alors, consumée de chagrin, déchirée par le malheur de son époux, la brahmanî, dans sa fureur, de maudire le saint roi Kalmâshapâda : 6904.

» Parce que tu as dévoré impitoyablement, sous mes yeux, à l’instant même, homme abject, mon illustre et cher époux, sans m’avoir laissé le temps de lui donner un fils ; 6905.

» En châtiment, et par la vertu de cette malédiction, que je fais tomber sur toi, insensé, la vie t’abandonnera soudain quand, au jour des règles, tu prendras ton épouse dans tes bras ! 6906.

» Ton épouse elle-même concevra un fils de son union avec le saint anachorète Vaçishtha, dont tu as massacré les fils. 6907.

» Cet enfant deviendra, vil monarque, le continuateur de ta race. » Après que la noble Angiraside eut maudit ainsi le roi, elle monta en sa présence même sur un bûcher allumé. 6908.

» L’éminent Vaçishtha vit toutes ces tristes scènes, fléau des ennemies, grâce à la science et par sa grande pénitence. 6909.

» Après un long espace de temps écoulé, le saint roi, frappé de la malédiction et retenu dans ses liens, vit, au jour des règles, son épouse Madayantî voler dans ses bras. 6910.

» Le monarque, aveuglé par l’amour, avait perdu le souvenir de la malédiction. À peine eut-il entendu la voix de la reine que son âme fut troublée ; mais, se rappelant ensuite la malédiction, le plus excellent des rois en fut alors consumé de la plus vive douleur. 6911.

» Voilà pour quelle raison, ô le plus éminent des princes, le roi, chargé du poids de la malédiction, donna son épouse à Vaçishtha. » 6912.

Arjouna reprit :

« Dis-nous, car tu sais tout, Gandharva, l’homme, qui. assorti à nous et versé dans les devoirs, mérite d’être notre pourohita. » 6913.

« Dhaâumya, le plus jeune frère de Dévala, répondit le Gandharva, se mortifie dans la forêt, au tirtha d’Outkoichaka : élisez-le, si tel est votre désir. » 6914.

Ensuite, dit Vaîçampâyana, Arjouna satisfait donna le Trait-du-Feu au Gandharva, et, suivant la règle établie, lui parla en ces termes : 6915.

« Nous prendrons les chevaux, quand il en sera besoin, ô le plus grand des Gandharvas ; garde-les en toi jusque-là. Adieu ! » — « Soit ! » répondit le Génie. 6916.

Après qu’ils se furent rendus l’un à l’autre de mutuels hommages, le Pândouide et le Gandharva s’en allèrent de cette rive suave de la Bhagirathî, chacun où le conduisit sa volonté. 6917.

Les Pândouides, arrivés au tîrtha d’Outkotchaka, où Dhaâumya avait fondé son hermitage, de confier à cet anachorète l’investiture de leur archibrahmanat domestique. 6918.

Dhaâumya, le plus savant de tous les hommes versés dans les Védas, reçut les fils de Pândou avec des racines, avec des fruits nés dans la forêt, et remplit auprès d’eux ses fonctions de pourohita. 6919.

Une fois qu’ilseurentmisà leur tête ce brahme et Draâupadî conquise au swayamvara, les Pândouides crurent déjà posséder l’empire de leurs aïeux et la Fortune elle-même. 6920.

Une fois réunis sous la direction de cet auguste pourohita, les nobles enfants de Bharata pensèrent que leur âme avait, pour ainsi dire, en lui son protecteur. 6921.

En effet, ce brahme à la haute sagesse, instituteur des Pândouides, connaissait la vérité et le sens des Védas : instruit dans les devoirs, les fils de Prithâ devinrent eux-mêmes, grâce à lui, des sacrifiants instruits dans les devoirs. 6922.

Après qu’ils eurent par leur seule vertu reconquis le trône de leurs pères, le brahme estima comme des Dieux ces héros si bons, qui avaient reçu le don de mettre en jeu tant de force, de bravoure et d’intelligence. 6923.

Consacrés par les bénédictions pour la bonne fortune du voyage, les princes de songer à s’en aller tous de compagnie au swayamvara de la belle Pântchâli. 6924.




  1. Il y a là, ce nous semble, un de ces jeux de mots, si fréquents dans les auteurs de l’Inde. Prishati mithounan veut dire à la fois un couple de PRISHATS, « the porcine deer, » et un couple de Prisuatides, rejetons de Prishata, qui fut père de Droupada. Le brahme entend ces deux mots dans le dernier sens, mais la reine dans le premier ; ce qui nous parait expliquer sa réponse ; « Os gero superbum. »
  2. Dhrishta.
  3. Dyoumua.
  4. Khrisnâ.
  5. Une mesure de temps, la moitié d’une minute environ.
  6. Augâraparnatâ.
  7. Celui, qui possède un char admirable. De ce nom, vient le titre donné à cet épisode : Le Tchaîtraratha.
  8. Celui, de qui le char fut brûlé.
  9. Parâsous.
  10. Viçâmpataî, au vocatif, suivant le texte. Est-ce une faute d’impression ? ou le poête oublie-t-il que ce n’est plus le Gandharva, qui est censé parler ici au royal fils de Pândou, mais l’anachorète à son petit-fils. Nous aimerions mieux le nominatif : Viçâmpatis, comme nous avons traduit.
  11. È femore natus.