Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap65

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Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 427-431).


CHAPITRE LXV


LAMENTATIONS DE DOURYODHANA


Argument : Dhritarâshtra demande à Sañjaya ce qu’a fait son fils. Sañjaya lui raconte de quelle manière il a manifesté son désespoir et célébré sa propre valeur. Les panégyristes vont apprendre au fils de Drona ce qui est arrivé à Douryodhana, et ce qu’il les a chargés de lui dire.


3582. Dhritarâshtra prit la parole en ces termes : Ô Sañjaya, que dit mon orgueilleux fils quand, tombé à terre, ayant les cuisses brisées, (il vit) sa tête placée sous le pied (de son ennemi) ?

3583. Que dit le roi, très enclin à la colère, dont l’animosité contre les fils de Pândou était (vivement) enracinée, quand il eut atteint le comble du malheur dans le combat suprême ?

3584. Sañjaya dit : Ô roi, maître suprême des hommes, écoute-moi. Je vais te raconter ce qui s’est passé et ce que dit le roi vaincu, tombé dans l’adversité.

3585. Ô roi, le roi (Douryodhana), les cuisses brisées, couvert de poussière, lia ses cheveux et inspecta les dix directions (de l’horizon).

3586. Ayant assujetti avec difficulté sa chevelure, soufflant comme un serpent, m’ayant regardé avec des yeux remplis de larmes de colère,

3587. Meurtrissant à plusieurs reprises ses bras contre la terre, comme un éléphant enragé de fureur, secouant ses cheveux (encore à moitié) éparpillés, grinçant des dents,

3588. Blâmant Faîne des fils de Pândou, il me dit après avoir repris haleine : « Moi qui ai eu pour protecteurs Bhîshma, fils de Çântanou, Karna, le plus grand des guerriers,

3589. Le Gotamide, Çakouni, Drona le plus excellent de ceux qui ont porté les armes, Açvatthâman, Çalya et le héros Kritavarman,

3590. Je suis tombé dans ce (pitoyable) état. Certes, le destin m’a réservé de (cruels) malheurs. Moi (jadis) maître de onze armées, j’en suis arrivé à cette extrémité !

3591. Ô homme aux grands bras, nul ne peut triompher de la destinée. Il faut raconter à (ceux) des miens qui ont survécu à cette guerre,

3592. Comment j’ai été frappé par Bhîmasena, en violation des règles du combat. Certes, les fils de Pândou se sont rendus à différentes fois coupables de nombreux actes très répréhensibles,

3593. À l’égard de Bhoûriçravas, de Karna, de Bhîshma et du fameux Drona. Cette action infâme a été commise (contre moi) par ces scélérats, les fils de Pândou.

3594. J’estime qu’ils deviendront en conséquence, un objet de dégoût pour les gens de bien. Quelle satisfaction un homme loyal peut-il éprouver à remporter la victoire au prix d’une déloyauté ?

3595. Ou bien, quel (homme) sage honorera celui qui manque aux conventions ? Quel (homme) vertueux se réjouira d’avoir obtenu frauduleusement la victoire,

3596-3598. Comme se réjouit le méchant Vrikodara, fils de Pândou ? N’est-il pas odieux, qu’ayant les cuisses brisées, j’aie maintenant la tête écrasée par le pied de Bhîmasena en furie ? Celui qui agirait ainsi envers un homme brillant de gloire, prospère, entouré de ses parents, serait-il honoré ? Mon père et ma mère savent que je me conformais aux lois de la guerre.

3599. Ô Sañjaya, rapporte mes paroles à ces deux malheureux : « J’ai offert des sacrifices, mes serviteurs ont été convenablement entretenus, j’ai gouverné la terre et les mers.

3600. J’ai dominé mes ennemis vivants, ô Sañjaya. J’ai fait des libéralités selon mon pouvoir. Je (me suis efforcé d’être) agréable à mes amis.

3601. J’ai vaincu tous mes ennemis. Qui donc a été plus heureux que moi ? J’ai honoré tous mes parents, ainsi que l’homme bien disposé (à mon égard).

3602. Je me suis appliqué aux trois (buts de l’homme, le devoir, l’intérêt, le plaisir). Qui donc a été plus heureux que moi ? J’ai commandé aux plus grands rois et j’ai obtenu des honneurs très difficiles à acquérir,

3603. Je me suis fait porter par de nobles chevaux. Qui donc a été plus heureux que moi ? J’ai conquis les royaumes ennemis et traité (leurs) rois comme des esclaves.

3604. J’ai fait du bien à mes amis. Qui donc a été plus heureux que moi ? J’ai étudié (la science sacrée), j’ai fait des dons selon les règles, j’ai vécu en bonne santé.

3605. En pratiquant mes devoirs, j’ai conquis les mondes (supérieurs). Qui donc a été plus heureux que moi ? Grâce au ciel je n’ai pas été vaincu, ni (forcé) de servir d’esclave à mes ennemis.

3606, 3607. Grâce au ciel, ma grande prospérité ne m’a abandonné qu’au moment de mourir. La mort qui m’atteint est celle que, suivant les devoirs de leur (caste), les Kshatriyas (doivent) désirer. Qui donc a été plus heureux que moi ?

Grâce au ciel, je ne me suis pas détourné de l’héroïsme et n’ai pas été vaincu à la manière (d’un homme) du commun.

3608-3611. Grâce au ciel, (quoique) n’ayant commis aucnne bassesse, moi qui ne me tenais pas sur mes gardes, j’ai été tué par un (homme) qui a violé les règles et négligé les conventions (généralement acceptées), comme on tuerait un homme ivre ou endormi, ou bien (à qui on aurait fait prendre) du poison. Il faudra dire à l’heureux Açvatthâman, au sattvatide Kritavarman et au Çaratvatide Kripa que je leur défends de donner leur foi aux fils de Pândou qui, plusieurs fois, se sont conduits d’une manière contraire aux devoirs. » Le roi ton fils, à l’héroïsme vrai, dit à (ses) panégyristes :

3612-3618. « Comme j’ai été frappé à mort dans un combat par Bhîmasena, contrairement aux règles établies, semblable à un voyageur abandonné par sa caravane, je viendrai derrière Drona, qui est déjà monté au Svarga, ainsi que Karna, Çalya, le très héroïque Vrishasena, le Soubalide Çakouni, Jalasandha au grand héroïsme, le prince Bhagadatta, le grand archer Jayadratha roi du Sindhou, mes frères, Dousçâsana en tête, (qui étaient) mes égaux (en valeur), le Dousçâsanide, Vikrânta et Lakshmana mes deux fils, et d’autres par milliers. Que deviendra ma sœur Dousçâlâ, en apprenant que ses frères et son mari sont tués ? Elle se lamentera et sera dévorée par le chagrin. Que fera le roi, mon vieux père, avec ses brus et les femmes de ses petits-fils ? Assurément, ayant son fils et son mari tués, la mère de Lakshmana,

3619. La belle aux grands yeux, ne tardera pas de mourir. Si l’habile Càrvàka, qui se nourrit en mendiant, apprend ce (qui m’est arrivé),

3620, 3621 . Ô guerrier aux grands bras, il me rendra certainement honneur. Comme j’approche de ma fin à Samantpancaka, (dans ce lieu) salutaire glorifié dans les trois mondes, j’obtiendrai les mondes éternels. » Alors, ô vénérable, des milliers d’hommes, (les yeux) pleins de larmes,

3622, 3623. Ayant entendu les lamentations du roi, (se mirent à) courir dans toutes les directions. La terre avec les forêts et les mers trembla d’une manière terrible et bruyante, ainsi que (tout) ce qui est mobile et (tout) ce qui est immobile. Tous les points de l’horizon devinrent obscurs. Ces (hommes) s’approchèrent du fils de Drona et lui firent connaître ce qui s’était passé.

3624. Tous, ô Bharatide, ayant rapporté au fils de Drona) les détails du combat à la massue, et (la manière dont avait eu lieu) la chute du prince,

3625. S’en retournèrent tristement comme ils étaient venus, après avoir longuement réfléchi.