Le Major Pipe et son père/5

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V

De Folkestone à Londres, Barbet, qui ouvrait des yeux grands, fut assez surpris par plusieurs petites villes, dont les maisons pareilles étaient alignées en bordure d’une seule rue, comme on voit sur les assiettes peintes. Et il s’émut que, dans les prés verts, déjà renouvelés par le printemps qui pourtant se débattait encore avec la froidure et les gelées, il y eût tant de brebis avec leurs agneaux, petites bêtes candides et fragiles. En voyageur qui aime que son voyage soit fructueux, il pensa tout de suite :

— C’est bien anglais ! Nature fraîche. Amour de l’ordre… Si on m’avait porté ici pendant mon sommeil, j’aurais dit eu m’éveillant : « J’y suis ! »

Mais il arriva dans Londres avant de s’en douter et le train était en gare qu’il se demanda tout à coup :

— Comment !… Y serais-je ?

En sautant du train, il vit des voitures dans la gare même, le long du quai. Il fit : « Ah !… ça c’est mieux que chez nous. » Un porteur s’approcha, qui paraissait désireux de prendre ses bagages. Il les donna, pensant : « Dame !… il n’est pas Français ! » Ils sortirent. Barbet fit : « Taxi » ; l’homme héla un chauffeur. Barbet dit encore, en essayant l’accent anglais, le nom d’un hôtel qui était français, et, chose admirable, le chauffeur comprit.

En cinq minutes il était arrivé, par une dizaine de rues qu’il ne regarda pas, car il songeait : « Confortables, ces voitures… à côté des nôtres… et le compteur, ma parole, ne tourne pas ! »

Pour ces cinq minutes, il paya tout de même un franc soixante-quinze, mais avec ravissement. Enfin, à l’hôtel, il eut quelque orgueil de trouver à son nom une enveloppe avec cet en-tête : « Service de Sa Majesté. » Il l’ouvrit. C’était un mot de M. John Pipe, le priant, dès son arrivée, de l’avertir à son bureau de propagande : « Victoria Street, 287. »

Barbet décida de s’y rendre lui-même. Il avait apporté de Londres un guide allemand, par Baedeker. Il n’osa pas l’exhiber dans la rue, mais avant de sortir il l’étudia, puis partit, s’égara et consulta un policeman qui lui dit dans sa langue :

« Toujours tout droit… surtout ne pas prendre de rue à gauche. » Il ne comprit rien, mais le policeman ayant accompagné sa phrase d’un mouvement de bras, Barbet y vit un geste indicatif et prit à gauche la première rue. Il mit ainsi trois quarts d’heure, au lieu de dix minutes, à trouver Victoria Street, et préoccupé par le but à atteindre, il ne songea même pas à regarder par où il passait.

Le 287 était une maison vaste, moderne, de ce faux style Renaissance compliqué qu’affectionnent nos voisins. Barbet monta trois étages, et sur un carreau dépoli vit en lettres dorées : « John Pipe. » Il cogna. On entendait un bruit de machine à écrire, mais personne de bouger. Il recogna. Puis il tourna le bouton de la porte, qui résista. Diable ! Pourtant la machine, continuait : il y avait quelqu’un. Était-ce un sourd ? Il se remit à tambouriner. La machine machina. Alors, humilié, il devint rouge et pensa rageusement :

— Il n’y a qu’un Anglais pour avoir ce toupet !… Espèce d’Iroquois, il travaille et fait semblant de ne rien entendre… On a beau dire… ces gens-là sont d’un égoïsme !

Il frappa encore :

— Tu ne veux pas te déranger ? Au revoir, mon vieux !

Il redescendit l’escalier ; il était encore plus rouge.

— Qu’est-ce que je vais fiche, moi, maintenant, dans cette ville où ils parlent tous une langue incompréhensible ?… C’est quand même raide !

Sous la porte, un monsieur le salua, et, brusquement :

— Mongsieur Bâbette, peut-être ?

— Moi-même, monsieur, dit l’autre sèchement.

— Ah ! mongsieur, alors, je suis très heureux, car je suis chargé vous recevoir… Je suis John Pipe.

Le visage de Barbet s’éclaira :

— Monsieur, je descends de votre bureau, où je pensais que vous étiez : car on y entend quelqu’un travailler.

— Quelqu’un ? Oh ! il n’est personne… ou ce serait donc un voleur.

Et il rit, M. John Pipe.

Il avait un charmant bon visage, plein d’une bienveillante curiosité. Il expliqua, remontant avec Barbet :

— C’est sans doute le machine des télégrammes, n’est-ce pas ? Il marche toute seule. Extrêmement commode… mais il sait point ouvrir le porte… Ah ! Ah !

M. John Pipe paraissait bien aussi gai que son fils James. C’était un homme plus menu et aussi plus expressif. Les yeux surtout étaient étonnants, dans une figure maigre et colorée, — des yeux clairs, rêveurs, ayant l’air de chercher un nuage, — au-dessus de deux pommettes rouges, superposées, tandis que le bas des joues et le menton étaient noirs d’une barbe sans cesse rasée. Des lèvres fines, un nez mince, un long cou, une tête un peu surprise mais attentive et complaisante, le teint trop coloré avec un regard de vrai poète, quelque chose enfin d’étrange et pourtant d’attirant, une maigreur ou pointait l’intelligence et, en dépit d’un physique presque drôle, une âme candide et fraîche qui mettait une lueur dans les prunelles.

Il plut à Barbet qui, en examinant cette tête, songeait à la sienne et se disait : « C’est curieux qu’il m’ait reconnu tout de suite. »

— Hein ? demanda-t-il, j’ai bien l’air d’un Français ?

Il souriait avec suffisance.

— Oh ! répondit sérieusement M. John Pipe aujourd’hui je attendais personne autre.

— Ah ! oui… reprit Barbet, c’est que… je suis d’une vieille famille française… On ne connait pas dans ma famille trace d’étrangers… mais… continua-t-il en toussotant, savez-vous de qui je vous apporte des nouvelles ?

— Oh ! nô.

— J’arrive du front britannique, monsieur Pipe !

— Du front ? Ah !

— Alors, devinez : qui ai-je vu ?

— Oh ! dois-je ? Serait-ce James ?… Pas possible !… Mon cher mongsieur, vous auriez vu mon cher garçon ?

— Je l’ai quitté voici trois heures.

— Mon Dieu !… Oh !… que cela me plaît mongsieur Bâbette… Dites. Ainsi est-il bien ?… Et dans le bon esprit ?

— Monsieur John Pipe, votre fils est un gaillard ! Il a le moral et le physique des troupes victorieuses.

— Réellement ? Oh ! je vous remercie, dit M. John Pipe qui avait des larmes plein les yeux. Je me sentais anxieux ; je trouvais ce guerre si affreux… je plains fort mon fils et ses générations !

— Lui ne se plaint pas, monsieur Pipe, c’est un vaillant allié !

Comme si ce dernier mot lui déplaisait un peu, brusquement M. John Pipe changea la conversation :

— Parlez-vous anglais, mongsieur Bâbette ?… est-ce que, déjà, Londres vous a donné plaisir ? désirez-vous fumer ?

— Hélas ! je ne fume jamais, dit Barbet ; je parle… peu l’anglais, et… Londres certes m’a paru remarquable.

Ils avaient tous deux pénétré dans la petite pièce de la machine, qui était simplement un enregistreur télégraphique, et, s’asseyant, M. John Pipe, avec des yeux brillants, demanda : « Que voulez-vous dire, vous dites remarquable ? »

— Mon Dieu ! fit Barbet qui prit, dans un fauteuil d’osier, une pose avantageuse, Londres m’apparaît si différent de Paris ! Paris, le Paris de guerre… c’est la mort !

— Oh !… réellement ? dit John Pipe, hochant la tête d’un air de lourd regret. Moi qui me rappelle des jardines et des arbres françaises sur le Seine…

— Ça, les arbres et jardins n’ont pas bougé. Je parle de la population…

— Yes, oh ! population… c’est une grande malheur… moi qui me rappelle des petites ouvrières si gentilles…

— Oh ! les ouvrières sont toujours là, mais c’est… un je ne sais quoi…

— Yes, yes, interrompit M. John Pipe avec un geste violent, ce Guillaume qui jeta ces peuples dans le guerre, que mérite cet homme assassin mongsieur Bâbette, je vous demande ?

— Guillaume ?… Pouh ! dit Barbet se gonflant, je ne sais pas si ce triste personnage a joué un si grand rôle !… Il me semble une étiquette pour les raisonnements populaires… La catastrophe vous savez, était fatale.

M. John Pipe le regardait maintenant avec une attention condescendante.

— Moi, reprit Barbet, je la prévoyais si bien…

Et, un doigt sur le nez, il conta sa visite aux forts de l’Est, puis son article : « Français, défendez-vous : vous n’êtes pas défendus ! »

— Seulement, ajouta-t-il, une hirondelle ne fait pas le printemps.

Il conclut :

— Je ne m’emballe pas : ni pessimiste ni optimiste ; je suis réaliste… C’est pourquoi je suis heureux d’être en Angleterre, et… qu’allez-vous me faire voir, cher monsieur Pipe ?

— Quant à cela, il faut d’abord que je m’excuserai, répondit M. John Pipe, car je serai mauvais guide, je crains.

— Eh ! Pourquoi ? dit Barbet riant.

— Parce que… oh ! le guerre je aime pas !

— Croyez-vous que quelqu’un l’aime ?

— Yes… beaucoup… sont intéressés ! dit M. John Pipe. Moi je étais effrayé. Moi, dans le vie, je aime les papillones, les gazones, le beau temps, les jeunesses. Moi je aime les charmants beaux poètes, et les couleurs, et les belles histoires… puis les parfums, enfin tout ce qui vaut n’est-ce pas. Au lieu, mongsieur Bâbette, je ai ordre vous faire voir les marines, des usines, une camp de soldats, toutes choses où je reconnais point le plaisir de vivre.

Tout cela était dit doucement, sans rancœur, avec un mélancolique sourire. Et Barbet fit :

— Mais moi aussi j’adore le printemps et les demoiselles, mon cher monsieur… Seulement… il convient de vivre avec son temps !

— C’est pourquoi, reprit M. John Pipe, sortant avec la meilleure grâce du monde des ordres, des plans, tout le programme, ce soir, mongsieur Bâbette, nous partons, vous voyez, et nous allons vers Sheffield.

— Sheffield. Parfait ! Vous connaissez ?

— Du tout.

— On y fabrique des rasoirs ?

— Yes, ils disent, et, aussi, quelques gros canons.

— Passionnant !

— Si on comprend.

— Dame, moi, depuis que j’ai vu les forts de l’Est…

— Ah ! yes… Et alors, après-demain, nous devrons aller à Glasgow.

— Glasgow ? Attendez. C’est tout à fait… là-bas ?

Barbet faisait un geste circulaire pour ne pas se compromettre.

— Sur le Clyde, dit M. John Pipe.

— C’est cela, fit Barbet.

Il ajouta :

— Si vous aviez une carte… une… petite carte… ça m’amuserait pour le voyage.. non pour voir chaque ville, mais… le rapport, les distances…

— Je prendrai, dit M. John Pipe. Et alors le troisième jour nous rentrerons.

— Déjà ?

— Pour partir, car nous irons à Harwich, base navale, yes… Puis, le lendemain, nous verrons une grand camp, si vous êtes pas encore fatigué de voir des armées.

— Cher monsieur Pipe, c’est vous qui choisirez, selon vos préférences.

M. John Pipe eut un charmant rire :

— Oh ! moi je préférerais vous emmener dans le campagne, mongsieur Bâbette, jouer du flûteau dans les prairies ; mais que dirait mon Gouvernement ?… Pourtant, le dimanche étant jour du Seigneur et non de l’État, je vous prierai, le dimanche, venir voir les autours de Londres. Ce sera votre, dernier jour. Nous visiterons plus rien sur le guerre.

— Eh ! bien, mais, dit Barbet, voilà un programme complet. Et… aurons-nous, — je vous demande cela par curiosité, — une réception quelconque ?

— Il y a ce soir.

— Ce soir même ?

— Sir Marmaduke, n’est-ce pas, qui s’intéressait beaucoup aux plantes et animaux, très savant et fort riche, il voulait vous offrir à souper, en votre honneur et en celle de Si Hadj ben el Haouri, qui nous accompagnera dans le camp, étant là pour le Maroc.

— Comment ? fit Barbet, il y a d’autres envoyés que moi ?

— Oh !… pas même genre, dit M. John Pipe avec galanterie. Car il semble très gentil, mais tout de même il avait… comment dois-je dire… un peu un figure de un marchand de bazar…

Barbet s’esclaffa.

— Et il représente qui ? Quoi ? Qu’est-ce ?

— Il est… il dit… résident.

— Ah ! oui. Un bonhomme avec un burnous ?

— Pardone. Je saisis point burnous.

— Si : ce grand machin…

— Ah ! yes, machin !

Et Barbet s’esclaffa encore.

Puis M. John Pipe exprima de nouveau, avec des regards tendres, sa joie indicible d’avoir des nouvelles de son garçon. Après quoi, Barbet prit congé de son nouveau guide jusqu’au dîner.

Il rentra à l’hôtel pour revêtir son habit. Il ouvrit l’armoire. Plus d’habit ! Indigné, il sonna, et sa colère tomba sur un garçon qui ne comprenait pas le français.

La femme de chambre vint. Elle n’avait jamais vu d’habit. Alors, Barbet croisa les bras :

— Il me le faut !

On appela groom, portier, maîtres d’hôtel. Aucun n’avait connaissance de rien. Et Barbet, menaçant, venait de dire :

— L’hôtel est responsable !

Quand, subitement, il devint cramoisi : il se rappelait l’avoir mis lui-même sur le balcon pour le déchiffonner à l’air. Alors il bredouilla :

— Retirez-vous. J’aviserai…

Puis, sa porte refermée, il murmura :

— Ça, comme gaffe… ça, par exemple !…

Il s’habilla. Et la joie de se voir dans un habit qui lui prenait bien la taille lui fit oublier sa confusion. Devant la glace, il tirait ses manchettes, quand on cogna. La femme de chambre apportait une lettre. Elle ne put s’empêcher de dire : « Ah ! monsieur a son… ? »

— Oui. Erreur de chambre… Une lettre ?

Il la congédia.

C’était un mot de M. John Pipe, s’excusant de n’avoir pas pensé à lui dire de ne pas mettre un habit, parce que, au sortir de table, on prendrait le train.

Barbet eut un mouvement de rage.

— Il se paye ma tête !

Puis il se rendit à l’évidence : un habit en chemin de fer, la nuit… Il l’enleva donc avec mauvaise humeur, mais, reprenant son veston, il l’accrocha par un bouton qui lui resta dans la main.

— Zut ! fit-il. J’ai dit que je mettrais mon habit ! Je me changerai, sans que personne s’en doute, dans le lavabo du restaurant… Il faut être débrouillard… Ces Anglais sont figés.

De nouveau il se regarda, et fut content de lui. D’une plume large, il jeta sur une carte ces quelques mots pour sa femme : « Voyage prodigieux ! Ce soir dîner de gala. Je t’embrasse. » Et avec son bagage, il se fit conduire au banquet de sir Marmaduke.

Il arriva en retard, un retard calculé. Et il ne fut pas fâché de s’apercevoir qu’on l’attendait. Un petit vieillard blanc de poil et tout rouge de figure se précipita pour l’accueillir et lui présenter les autres convives, un pâle poète, un armateur ventru, un diplomate aux mains de femme, l’excellent M. John Pipe, et le résident marocain qui était beau à faire rêver. Il était nonchalant et élégant ; il avait des yeux profonds et des dents éclatantes, un teint chaud et un costume pompeux ; enfin Barbet s’inclina sans lui marchander le respect ; et il s’assit à table, sans mot dire.

Mais sir Marmaduke le rendit à l’aise en lui déclarant tout de suite, dans un langage haché, hésitant, haletant de bon vieillard congestionné, et presque nègre, que c’était une gloire pour la grande Angleterre de recevoir un grand journaliste de la grande France.

Tous les autres écoutaient courtoisement, avec des regards approbateurs. Alors, Barbet commença :

— Sir… une émotion m’étreint de penser que parmi vous, Londoniens distingués, je représente ce pays à la gloire séculaire, mais qui, avouons-le, n’a pas su, avant cette guerre, vous apprécier à votre valeur.

Il s’arrêta une seconde pour humer une huître.

— Vous avez eu pour nous Français, hommes de la Révolution, des Droits de l’Homme, de toutes les libertés et les générosités… Llll… Llll…

Il huma encore une huître.

— … vous avez eu un geste inoubliable, en vous rangeant à nos côtés, le jour du viol de la Belgique.

M. John Pipe, souriant, se permit de dire avec douceur :

— Laisser le Belgique, aurait pas été honorable pour notre réputation…

Et là-dessus, sir Marmaduke recommença à parler sa langue touffue et obscure comme une forêt vierge. Lui aussi vanta la France, et Paris, et il dit qu’étant jeune, au Muséum, il avait vu « Mongsieur Chevreul » qui racontait qu’étant jeune lui-même, il avait vu guillotiner Robespierre.

— Par exemple, dit Barbet, que c’est curieux !

Et il pensait que lui-même étant encore presque jeune, il était invité par ce vieillard, et qu’il pourrait ainsi redire à de plus jeunes encore, etc…, etc…

Mais pendant qu’il songeait ainsi, sir Marmaduke se penchait de l’autre côté vers le superbe Si Hadj ben el Haouri qui arrivait de France.

— Quand nous débarquâmes en Marseille, disait ce personnage, il y avait de nombreux bateaux. J’en comptai cent quatre-vingt-trois. Les douaniers, qui étaient vingt-deux, furent contents de nous voir, car ils ne contrôlèrent aucun des bagages que nous avions au nombre de quarante-sept, et ils refusèrent d’être payés. À la douane, nous vîmes quatre constructions grandioses et trois machines merveilleuses, et on ne peut pas tout dire, c’est trop beau… mais que Dieu protège la France !

Puis, lui aussi mangeait des huîtres. Llll… Llll….

Enfin, ce fut un déjeuner charmant, à la louange des Français et de leur pays superbe. On n’y parla des Îles Britanniques qu’à la fin, quand Barbet, un peu étourdi par six verres de vin d’Anjou, n’avait plus tout son sens critique pour profiter de la conversation ; mais les veines chaudes, il voyait tout facile et il se disait :

— Je décrirai ce dîner admirable ! Je ferai savoir que ces gens-là nous aiment !…

M. John Pipe s’était levé.

— Mongsieur Bâbette, ne manquons pas le train, je vous prie…

L’autre approuva. Il ne pensa même pas à enlever son habit. Il fit des remerciements qui avaient la chaleur du vin d’Anjou ; il serra la main de chaque convive, la tenant entre les siennes comme un candidat démocrate élu remercie ses électeurs. Et au fond du taxi qui, dans la nuit, les emportait vers la gare, il dit à M. John Pipe :

— Quelle ville, ce Londres ! Quelle foule ! Quelle civilisation ! Vos autobus se suivent ! Et sir Marmaduke !… Cet homme-là connaît la France comme pas un Français.

Malheureusement, il avait un hoquet léger et ne pouvait exprimer sa pensée avec toute la précision désirable.

Puis, il eut bientôt sommeil : le voyage, les émotions, ce dîner chaleureux… Bref, dès qu’il fut en wagon, tandis que M. John Pipe, confortable en sa couverture, ouvrait un petit livre relié de peau claire, et qui s’intitulait : « Sur les plaisirs champêtres », Barbet se couvrit le crâne d’une étonnante casquette faite d’une laine molle, bigarrée et hideuse, ce que les Français qui n’ont pas passé la Manche appellent une casquette anglaise, et il s’endormit, les deux pouces joints, la bouche ouverte.


Le train roula toute la nuit.

Quand les premières douces lueurs du jour éclairèrent le wagon, M. John Pipe avait fini son livre, et il sourit à l’aube. Barbet n’avait pas bougé. Vers deux heures, en rêvant, il avait balbutié simplement : « On y fabrique des rasoirs ». Sa pensée, sans doute, errait autour de Sheffield où l’on arriva vers six heures.

Ah ! Sheffield, lorsqu’on y débarqué, quel terrible étonnement ! Barbet, joyeux dès la gare, dit :

— Que de fumée ! Splendide effort !

Mais M. John Pipe fit d’un ton résigné :

— On croirait nous sommes en enfer.

Ces deux hommes n’étaient pas au diapason. L’un, toute la nuit, s’était pénétré par une lecture, du charme de la campagne ; et, tout de suite, dans ce pays effrayant, il se sentit malheureux. Tandis que l’autre ayant dormi son soûl, s’étirait, plus robuste, prêt à admirer la force énorme de l’industrie anglaise, même dans une atmosphère de charbon Barbet avait l’esprit plein d’allégresse. M. John Pipe se sentait un cœur sans joie.

Le fait est que pour un homme sensible Sheffield ne paraît plus une ville, et M. John Pipe ne vit qu’un immense tourbillon de fumée, avec des choses indistinctes dedans : une terre pitoyable, chargée de suie, l’air n’étant qu’un brouillard sous un ciel invisible ; et il songea qu’en vain les saisons devaient passer, sans se distinguer les unes des autres, sinon par le froid et le chaud. Mais la lumière du printemps ne devait pas atteindre ce pays. D’ailleurs qu’y éclairer ? Il ne pousse plus un arbre ; pas un oiseau n’y vole ; le dernier poisson de la rivière a crevé. Seul l’homme, plus fort ou plus fou, réussit à vivre dans une brume qui fait songer à une affreuse bataille.

C’est qu’on y forge — à cette idée, d’avance Barbet frémissait d’enthousiasme — on y forge, avec des feux plus aveuglants que l’éclair et, sous le tonnerre des pilons, tout ce qui doit éclater d’horrible dans les combats. Là des engins faits pour la mort sortent d’un enfantement farouche.

M. John Pipe eut tout de suite la gorge serrée. Son œil, en ces lieux, n’avait rien à voir que des murs d’une couleur morte, des bicoques blafardes, des cheminées qui souillent le ciel, des remblais de détritus, faits de la cendre des fours. — Au milieu de ces hideurs, une pauvre église s’efforce de prier pour la misère humaine, mais les fabriques l’étouffent de la puanteur de leurs entonnoirs et ses prières expirent, asphyxiées. Elle est menue, noire, affreuse. Des morts, autour, dorment dans le charbon, dans une terre infernale, sous des croix noires, sous des buis noirs, et leurs noms ne se lisent plus, écrits noir sur du noir. Il faut quinze jours de beau temps sur le pays voisin, avec un soleil formidable et entêté, pour percer cette couche flottante de fumée noire ou rousse. Alors, parfois, par un matin qui fait rêver le reste du monde, il arrive jusqu’aux murs de cette cité minable, quelques rayons pâles, tremblants, qui s’accrochent aux vitres sales des bâtisses. Les enfants, étonnés, sortent pour « attraper » le soleil. Le temps de se mettre au jeu : le rayon s’évanouit. Ces enfants-là sont nés pour l’usine, l’effort et les sueurs dans la brume.

Mais ils ne songent pas à ces choses. Il n’y a même qu’un visiteur comme M. John Pipe pour y songer. L’homme s’accoutume au pire destin ; le travail l’absorbe, tue ses désirs et ses regrets ; et au bout d’une journée de fatigue dans le ronflement de l’atelier poussiéreux, il goûte encore le repos dans la fumée du dehors.

Dès que la cloche sonne l’heure d’être libre, des portes de chaque usine il s’échappe un flot d’hommes qui courent, haletants du désir de quitter les machines et de rentrer prendre leurs pauvres pipes. Ils suivent des rues encrassées, entre des murs qui crachent des jets de vapeur, et leurs visages, comme les habits, comme la chaussée, comme les toits, comme le ciel, sont ternes, poudreux et couverts d’une matière fine, calcinée, desséchée, résidu de fabrique, cendre de l’industrie, qui vole, flotte, se pose, sur tout, et qui fait songer à une immense destruction plutôt qu’à la force d’une création nouvelle.

— Mon Dieu ! se lamentait M. John Pipe, pour nos yeux, pour le cœur, pour l’esprit, que de saisissement dans une cité pareille !

Les yeux qui n’ont pas l’habitude de cette détresse cherchent des couleurs, des reliefs qui vivent. Ni le ciel, ni la terre ne les peuvent donner. Mais, soudain, dans un faubourg obscur, on découvre quelque marchand d’oranges, et il suffit d’une corbeille de ces fruits merveilleux, venus d’un pays de lumière, pour donner de la joie et de la stupeur. Des charcutiers aussi pendent à leurs étalages des saucisses d’un rouge vif qui sont un étonnement. Surtout, dès qu’on sait par le calendrier qu’Avril paraît aux environs, presque toutes les femmes, même les plus pauvres et les plus lasses, se sentent un vague à l’âme et aiment à se payer des chapeaux roses, des chapeaux enfantins, campagnards, touchants, des chapeaux naïfs et attendris, des chapeaux nécessaires au milieu de cette cité travailleuse et funèbre. Mais la suie flottante les atteint, les souille et les recouvre, et, après une semaine de printemps imaginaire, les chapeaux roses ne sont que des chapeaux noirs.

Le cœur, lui, se serre, surtout un cœur à la M. John Pipe, dès qu’on songe que, sans doute, les hommes d’un tel pays, en le quittant, n’en emportent aucun regret. Ceux qui sont à la guerre, sous les obus, dans la vermine et la boue, souhaitent-ils revivre un jour sous cette fumée, sur cette terre noire ? Eh ! bien, oui, toujours, quand même. Et M. John Pipe n’en douta plus quand il eut vu une vieille reconduire son grand gars de soldat, dans l’air fumeux de la rue, jusqu’à une ferraille de tramway qui partait pour la gare. C’était le soir, un de ces soirs amers sans crépuscule. Heure lamentable sur des choses désolées. Mais le grand soldat ne voyait que les yeux de sa vieille : tout le pays, pour lui, brillait en eux. Et il avait des larmes sur les siens.

Enfin, l’esprit qui raisonne se demande si une telle ville n’est pas nue malédiction spéciale de la Providence. Tout y sent le travail épuisant : les poumons y étouffent ; rien que du noir pour les prunelles et de la mélancolie pour l’âme. Seulement, le patron d’une usine qui vint prendre à l’hôtel M. John Pipe et Barbet pour les accompagner à travers cette vaste cité, où tout paraît consumé plutôt que vivant, leur dit, alors que M. John Pipe se lamentait sur l’étendue forcée mais funeste de ces industries guerrières :

— Messieurs, il y a trente ans, ne s’étalait ici, sous le ciel, qu’un immense champ de blé. Chaque jour je le traversais pour gagner l’école avec mes livres et mon petit panier. Et je suivais, trottant menu, un sentier qui filait droit parmi les gerbes !

Ah ! À cette évocation, M. John Pipe fut à la fois transporté et navré. — Un champ de blé ! Il y voyait des alouettes… puis les faucheurs, puis des glaneuses ; et il fermait les yeux sur son rêve, lorsque Barbet dit avec force :

— C’est splendide d’avoir créé ça en trente ans !

Alors, le patron qui, d’ailleurs, avait l’aspect d’un ouvrier, marche molle et veston sale, ajouta :

— En deux ans de guerre, monsieur, tout a doublé.

— Inouï ! reprit Barbet.

Lui se mit à comparer Saint-Chamond, qu’il avait failli voir, le Creusot, dont ses amis lui avaient parlé. Et… ce n’était pas comparable. L’Angleterre était un pays fantastique ; il s’inclinait devant les Anglais.

En allant vers l’usine, réglant son pas sur celui du patron, il demanda encore :

— Vous fabriquez de gros obus ?

— Huit cents par jour, autant par nuit.

— Vous avez des canons de 420 ?

— En train quelques douzaines.

— Des 280 ?

— Plusieurs milliers… Messieurs, dit le patron, traversons cette voie avant le train qui vient : train de tonneaux d’huile, trente-six wagons ; ce serait long à regarder passer… Ici, marchons vite, il pleut de la vapeur… Là, attention : le pied enfonce ; on a dû détourner la rivière, la rejeter à gauche, combler son lit : il fallait de la place pour l’usine.

Et tandis qu’il parlait, M. John Pipe venait derrière, trébuchant et remuant les lèvres, car il se parlait à soi-même :

— Quel malheur que les pauvres hommes ils soient ainsi égarés.

— Monsieur, cria le patron, encore un train !

M. John Pipe fit un bond, glissa sur une plaque tournante et, doucement, se trouva assis sur son derrière. Il se releva avec humour :

— Oh ! dit-il, je suis pas fait pour tant de machineries.

Et Barbet, avec un peu de dédain, pensait familièrement :

— Il est quand même gourde, le frère !

Derrière une locomotive essoufflée, trois prolonges s’en venaient, supportant un canon de quinze mètres, qui arrivait à l’état brut et paraissait monstrueux dès que les wagons tournaient, car lui, là-dessus, restait raide, immobile, masse puissante et indomptable.

Et pourtant les hommes de cette usine étaient là pour le dompter. Il allait subir le feu fantastique des fours, la compression de moules énormes, le pilonnage sous des marteaux géants. Déjà il n’était plus qu’un esclave, mais un esclave magnifique.

C’est cette pensée, inaccessible à l’âme délicate de M. John Pipe, qui exultait l’esprit de Barbet, amateur de gros spectacles. Mais au lieu d’être attentif simplement, ce diable d’homme, avec sa manie de se faire valoir, expliquait, dès qu’il devait écouter.

— Votre effort, disait-il, est fabuleux ! À mon journal, j’ai eu les chiffres. Cela confond l’imagination !

Le patron, lui, était au courant, sans être confondu. Placidement, il guida ses deux visiteurs dans l’usine, grande à elle seule comme une petite ville, où plus de cinq mille hommes peinaient pour venir à bout d’une matière rétive d’abord, si docile ensuite, terrible puis admirable, — et il leur fit voir un épisode de la lutte gigantesque de notre pauvre humanité, qui veut se servir de toutes les forces de la terre, les régler et les faire siennes.

La simple matière de ces canons qui pourront écraser des armées, des maisons et des cathédrales, même informe, est souverainement belle. — Quand on apporte ces masses d’acier, quand elles sont d’abord dans un coin de l’usine, gisant sur le sol, énormes, on se demande si c’est un commencement ou un écroulement, une naissance ou une destruction ? On croit voir les jouets d’un enfant de Titan, fantasque, qui démolit ce qu’il construit, casse tout, ne range rien. On est dans le domaine de la légende.

Puis, on traverse une cour, et l’on entre dans la féerie. Voici les fours. Les fours sont du rêve réalisé : ils éblouissent l’imagination. Quand l’un d’eux s’ouvre, c’est pour les prunelles un enrichissement si formidable que l’on crie grâce, que c’est trop, que cela ne paraît plus vrai. Le soleil n’est pas si aveuglant ; ce n’est plus même du feu, car le feu est un élément qui s’humanise et semble fait pour nous ; c’est une vision qui aveugle, une lumière qui coule, éclate en bulles, n’a plus de couleur. Et les yeux brûlés ne peuvent plus voir, et seul l’esprit rêve. — Quand on ouvre un four, quelle imprudence de regarder ! Mais il faut s’émerveiller tout autour de la transfiguration des choses et des êtres qui baignent dans son rayonnement. Le hall sombre flamboie ; tous les ouvriers paraissent subitement beaux, car la chair des visages et des bras est dorée ; et c’est comme une caresse sous qui tout s’harmonise, s’illumine, s’épanouit. On ne voit que des hommes, mais l’on songe à des forces divines.

Le canon, quand il sort de ces fours, est superbe et redoutable.

Il frémit, il bout, il est rouge comme la guerre, et sa chaleur, à quinze mètres, brûle les joues et les yeux. Les hommes en ont peur ; ils s’en emparent, ils le maintiennent, mais surtout ils le fuient ; et gauchement, maladroits, le serrant avec des pinces, ils l’emmènent tant bien que mal, en détournant la tête. Qu’ils sont peu de chose, alors, ces ouvriers timides, qui, pourtant, jouent aux « créateurs » ! Le canon, heureusement, est suspendu par les chaînes d’une grue plus forte que lui et qui en a vu d’autres. Il est dangereux, mais dominé ; et malgré la colère de son corps qui bouillonne, il arrive, maîtrisé, sous le pilon.

Le pilon est si haut qu’il faut lever la tête pour le voir descendre. Ses pieds tiennent aux entrailles du sol ; quand il tombe, l’usine tremble, D’abord, il s’empare, il dispose et s’assure ; puis, il a l’air de viser, il s’élance, il écrase et c’est un éclatement du métal dans la rage. Le bruit sec qui résonne prouve la dure résistance, et l’on voit s’échapper de courtes flammes furieuses qui voudraient mordre l’ouvrier. Il se tient à distance ; il n’en peut plus de chaleur ; la sueur roule sur ses bras et les veines de son cou ; il halète. Puis il faut reprendre le monstre rouge, le tirer, le traîner et le laisser pour qu’il s’apaise, pour qu’il refroidisse sur ce terrain brûlé, dans un air gris qui sent la houille.

Après quoi il deviendra, lui, le grand canon, la proie de la petite machinerie, du simple tour qui dans la graisse le limera, le polira, le réduira, guidé peut-être simplement par une main de femme sans force et toute menue. Et d’étape en étape, parmi les ateliers étendus comme des villes, au milieu des poulies actives de haut en bas, tandis que des grues circulent, massives, de long en large, il viendra jusqu’aux doigts d’ouvriers minutieux qui eux, ne craignant plus rien, monteront à cheval sur lui pour l’achever, le fignoler et faire qu’il soit un monstre précis et bon tueur.

C’est un spectacle étrange de voir ainsi, parfois, dix gros canons de marine, côte à côte, qui se travaillent comme des montres, avec des limes fines et des pinces minuscules. Le canon brutal et écraseur, pour qui il a fallu, dans les fours, des feux d’enfer, et dont la forme est née sous les plus gros pilons qu’aient fait les hommes, canon qu’on renforça en enroulant autour plus de deux cents kilomètres de fil de fer serré, maintenant, des ouvriers qui ont des airs d’artistes, avec des cheveux longs et des bagues aux doigts, le finissent dans le détail comme un bijou délicat.

L’usine de guerre est pleine de ces contrastes. C’est l’homme, au corps si vulnérable, qui maîtrise une matière effrayante et dont la force stupéfie ; il s’en sert, mais s’étonne ; il est fort et il redoute ; il risque tout puis il est prudent.

Cette faiblesse et cette petitesse, M. John Pipe les sentit au vif. Barbet, au contraire, s’enorgueillit d’une telle puissance. Lui n’était pas las de parler. Non qu’il eût des questions à poser pour apprendre ; il savait : il y avait beau jour qu’il s’intéressait à l’industrie, et c’est avec un air entendu que devant les fours il disait :

— Je connais : six cents degrés là-dedans.

Puis, devant les pilons :

— Pilons de vingt tonnes. Il n’y a qu’à les regarder.

M. John Pipe, lui, ne connaissait rien à rien et avait vraiment peine à s’intéresser à si tristes choses, mais il concevait tout de même quelque joie à accompagner un visiteur aussi savant.

Avec son bon air modeste, il dit :

— Je vous admire grandement, mongsieur Bâbette. Moi, devant de tels fourneaux, devant ces écraseurs et ces machinations, je comprends jamais ce qu’on fabrique… quoique je sais bien, hélas ! ce sont point tartes aux fruits ni doux bonbons.

— Allons, fit Barbet, vous vous amusez à ne rien comprendre.

— Oh non ! Je peux pas…

M. John Pipe protestait sincèrement.

Et alors Barbet le regarda bien. Il était comique, presque un peu falot dans son macfarlane doré, avec sa cravate où l’on eût dit qu’était peint un paysage. Vraiment, il ne pouvait pas s’exalter sur l’industrie. Et il s’en excusait.

Comme ils sortaient et qu’à travers des cours sombres le patron les ramenait vers son bureau, M. John Pipe, une seconde, s’arrêta à considérer deux petites filles qui jouaient devant la loge du concierge. Autour d’elles, tout était gris, terne et cendré. Ciel et terre, en ce pays, sont épuisés et comme flétris par une création ardente et démesurée. Pourtant, elles avaient du cœur à jouer et elles jouaient au volant, si petites auprès de l’usine énorme, et leur volant allait d’une raquette à l’autre, comme un oiseau blanc effaré de l’air fumeux où l’on eût dit qu’il donnait des coups d’aile.

M. John Pipe leur sourit ; des images plus gaies s’animèrent en sa cervelle ; et une fois dans le bureau du patron, celui-ci sorti, il confia à Barbet :

— Moi je peux pas m’intéresser avec des machines ; le vie est tellement belle, n’est-ce pas ? J’aime trop le vie. Puis les grands inventions que font les hommes ils sont splendides, seulement dans l’âme des poètes, car, eux, dans les choses que ils racontent, tout il est facile et rien il est triste. Vous jamais voyez les pauvres ouvriers… Ainsi, quand un poète il disait, il y a mille ans, qu’un jour nous volerons, ça ce était splendide : mais de voir, aujourd’hui, fabriquer les aéroplanes, dites-moi, est-ce pas pénible comme toute usine ? Et quand un poète, encore, il dit aujourd’hui que nous devons aller dans le lune, ça ce était une idée ravissante, mais de y aller combien tuera de pauvres travailleurs ?… Et puis, mongsieur Bâbette, comment ils peuvent-ils faire, ces patrons, de vivre dans des offices aussi mélancoliques ?… Voyez donc ces sombres choses sur le table : obus, petits fers éclatés. Oh ! que j’aime mieux les fleurs et un coquillage où vous entendez le mer !

Barbet, amusé, dit gaîment :

— Nous n’êtes guère de votre siècle.

— Hélas ! reprit M. John Pipe. Si les braves gens qui vivirent vers le Moyen âge ils ressusciteraient tout à coup, je crois je pourrais seulement leur montrer ces affreuses choses, mais je saurais rien expliquer que ce qu’ils ont connu : les nuages, les jardines et les jeunes vierges…

— Ah ! Ah !

À ce dernier mot, Barbet éclata de rire. Et le patron rentra.

Heure du déjeuner. Cinq messieurs, graves et lourds, le suivaient. Il y avait deux administrateurs, un ingénieur chef, deux contremaîtres. Trois d’entre eux portaient d’imposantes lunettes en or. Tous avaient l’air flegmatiques et absorbés.

M. John Pipe leur présenta Barbet comme un grand journaliste de Paris. Ils s’inclinèrent, en ayant l’air de penser à autre chose, et ils introduisirent leurs deux hôtes dans la salle à manger, immense pièce cossue, dont les murs étaient en marbre blanc et vert. Tout le monde s’assit autour d’une table si grande que chaque convive était à un mètre de son voisin, et un serveur apporta sur un plat d’argent un quartier de mouton si gargantuesque que M. John Pipe se dit : « Ce doit être le bête entière… » Tandis que l’un de ces messieurs découpait avec un couteau comme un sabre. Barbet, doctoral, confia à l’ingénieur qui était près de lui :

— Monsieur, j’ai vu, et je suis émerveillé.

L’autre tendait l’oreille avec respect.

— Monsieur, cette gigantesque fabrique de machines à tuer, continua Barbet, a quelque chose de grandiose.

— Je vous demande pardon, fit humblement M. John Pipe, ce monsieur, je crois, comprend pas français.

— Ah !… excusez, bredouilla Barbet, qui ravala son discours.

M. John Pipe lui versa alors d’un petit vin rose et le déjeuner commença. Entre eux, sans s’occuper du grand journaliste de Paris, ces messieurs de l’usine, tout en mangeant avec régularité, commencèrent, dans leur langue, une longue conversation où ils avaient l’air d’échanger avec calme des pensées d’affaires ; leurs fronts se plissaient, les visages exprimaient une recherche, et Barbet, qui n’écoutait guère quand on parlait sa langue, paraissait attentif, cette fois, et cherchait à deviner ce qu’il était assuré de ne pas comprendre.

Il crut un instant que M. John Pipe allait le renseigner sur le sens de cet idiome bizarre, aux exclamations gutturales ; mais M. John Pipe ne suivit que d’une oreille distraite : il s’agissait de salaires « des grèves auxquelles les ouvriers n’ont pas droit et du travail qui est leur devoir », affirmation émise d’un ton si dur que M. John Pipe se demanda en frissonnant si cet énorme quartier de viande dont ils mangeaient, n’était pas tout simplement de l’ouvrier rôti. Et c’est pour détourner cette affreuse pensée qu’il dit à Barbet :

— Venant de Folkestone à Londres, mongsieur Bâbette, avez-vous pas remarqué dedans les vertes prairies beaucoup de brebis avec leurs petits que vous appelez des agneaux, je crois ?… Et nous mangeons un agneau. Ainsi… il sautelait hier, et le voici dans sauce aujourd’hui…. et il est bon, bien cuit et parfumé, mais… c’est malheureux tout de même.

À la vérité, M. John Pipe n’était guère affligé : il souriait. Mais Barbet pesta que ce satané bonhomme fût incapable de s’intéresser à autre chose qu’à ce qui… n’était pas intéressant. — Il parlait des agneaux et de leurs mères à Sheffield ! Barbet, lui, se sentait fort au milieu de ces industries redoutables et de ces industriels énigmatiques. Il se disait : « Voilà notre siècle, bravo ! Voilà des gens qui l’ont compris, bravo ! Vive l’Angleterre ! Bravo ! » Et quand le serveur lui offrit du whisky, il tendit son verre gaillardement.

Les industriels ne furent pas chiches, après le repas : ils offrirent à leurs hôtes des cigares excellents ; et, même dans la fumée, ils continuèrent de discuter questions sérieuses et un peu affligeantes, — ce que M. John Pipe traduisit à Barbet en ces termes :

— Je crois il faudrait un bon déluge pour nettoyer les idées mauvaises aux hommes, et les rafraîchir dans leur entendement.

Enfin, on se leva de table et pour le malheur de M. John Pipe… on continua la visite ! Oui, on revit des ateliers, des halls, des fours grands comme des maisons, des monceaux de houille, des forges, des chambres de moteurs, des usines et des usines ; puis, tout un village en bois, construit depuis la guerre et déjà noir de suie, pour les ouvriers et leurs familles. M. John Pipe n’en pouvait plus de voir tant de choses charbonneuses par terre, tant de restes de limaille partout, tant d’hommes travailler dans la graisse, dans le bruit, dans un air sale et épuisant. Et il était plus accablé encore quand on lui remettait des catalogues, des barêmes, des statistiques, où était notée la marche ascendante de la fabrication.

— Pensez, expliquait-il avec mélancolie, le soir en rentrant à l’hôtel, pensez, mongsieur Bâbette, que pendant nous dormirons, les ouvriers ils continueront de traîner, de tirer, de scier, de huiler, et demain, quand le Seigneur Dieu il fera encore une fois le soleil, il aura le beau spectacle de huit cents obus plus.

Dans le hall de l’hôtel il crut avoir une consolation. Il venait d’apercevoir trois fleurs dans un vase, sur la grande cheminée. Il courut à elles et il s’apprêtait à les respirer, mais ses yeux gourmands s’aperçurent qu’elles étaient en étoffe et en fil de fer. Alors, il dit à Barbet :

— Ah ! vous excuserez, je vous prie, mon Gouvernement de Angleterre, qui vous dérangea de votre beau pays pour vous montrer telles choses.

— Je suis ravi, dit Barbet, je vais raconter tout ça.

— En ce cas, triste métier de être journaliste, pensait M. John Pipe en remontant dans sa chambre.

Il était vraiment las : les jambes brisées d’avoir rôdé dans tous les coins de l’usine, et l’âme bien abattue de n’avoir rien vu qui fût rassérénant. Il sonna la femme de chambre et demanda du feu.

Quand il fut préparé, il l’alluma lui-même avec toutes les brochures que ces messieurs, aimablement, venaient de lui donner. Et dès que les premières flammes partirent, l’éclairant, le réchauffant, dansant, sautant, expirant, se rallumant, vives, prestes, étonnantes, et jolies, — alors, tout de suite, il oublia sa journée, la guerre si cruelle et son abominable machinerie ; et il laissa, ce brave M. John Pipe, sa pensée rêveuse errer sur le feu fantasque, où il découvrit mille choses féeriques, admirables et délicieuses.