Le Major Pipe et son père/6

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VI

Le lendemain, M. John Pipe était alerte et guilleret. À Barbet qui lui demanda :

— Avez-vous passé une bonne nuit ?

Il répondit :

— Oh ! merci. Aujourd’hui je suis bien heureux.

D’abord, de quitter Sheffield.

Ensuite d’avoir lu le journal, qu’il traduisit en ces termes à Barbet : « Fritz battu. Trois villages capturés. Deux mille cent prisonniers… et on continue de compter ! »

Enfin, on prenait le train pour Glasgow, et cette fois on eût dit que c’était M. John Pipe l’invité, tant il avait de désir et de curiosité. — Glasgow ! Les chantiers de la marine anglaise ! Quoique Anglais, il ne les connaissait pas, et cette simple annonce suffisait à l’émerveiller, lui qui avait toujours été amoureux de tous les bateaux.

— Même à vapeur ? lui dit Barbet.

— Oh ! le vapeur est dedans, mais l’Océan est dehors, avec aventures et frayeurs, et tant de grandes choses qui émouvantent les gens de la terre.

Un jeune officier de marine, aux yeux vert pâle, comme devaient en avoir les plus beaux dieux de la mer, vint les attendre au train et leur fit traverser la ville en auto. Il était doux, timide, et comme M. John Pipe lui disait d’avance sa joie, il rougit très fort.

Les fameux chantiers sont loin de la gare. On parcourt d’abord plusieurs kilomètres dans une ville médiocre et dans de mornes faubourgs. Et M. John Pipe ayant vu des maisons misérables et de pauvres enfants chétifs répandus par les rues, il commençait de s’inquiéter, mais on atteignit les chantiers promis, et là, transporté par l’œuvre, il oublia les ouvriers.

La poésie de M. John Pipe, pour la première fois, tua sa tendresse. D’abord, des chantiers au grand air ! Et puis, un spectacle si prenant, si complet ! C’est une vision gigantesque, qui tient de la féerie ; de la réalité qui a encore la magie du rêve ; le passage de l’un à l’autre ; on assiste à une immense création ; on voit naître une flotte.

Et ce n’est encore qu’un fantôme de flotte, une énorme matière en train de prendre forme, des squelettes qui deviendront des navires, mais l’armature y est déjà si précise qu’on a l’illusion que, sous les yeux, tout prend corps, que les carènes se modèlent, que les mâts se dressent, que toutes les carcasses deviennent des êtres, — ces êtres vivants que sont les bateaux.

Car un bateau vit dès qu’on le commence. Il n’est d’abord qu’une idée de bateau : un moule figure sa coque ; mais cela seul fait songer au grand balancement des navigations. Il est à sec, rivé au sol : on le voit dans l’eau déjà flottant. Il est rude et de bois lourd : il paraît accompli et léger. tout de suite il y a dans un bateau naissant comme un désir aventureux d’échapper à la terre. Il ne repose que sur sa quille et des étais ; et l’on sent que son destin est dans le hasard des flots liquides et des vents ailés. Alors, d’avance, on lui donne sa tendresse : les yeux émerveillés l’achèvent ; on devine un navire au lieu d’en voir l’essai ; on n’est que dans un chantier : on voit un port. Hardi, les ouvriers d’Angleterre ! Et quoique la marée remonte la Clyde, la gonfle ou la désenfle, on voudrait que la mer allongeât jusque-là ses vagues pour caresser déjà ce corps de navire, que des mains d’hommes, fiévreusement, consolident.

Côte à côte, et tout le long d’un vaste estuaire, dans l’air salé qui vient du large, ils sont là par douzaines en train de se faire et de croître ; et les forts ouvriers qui ont pris l’habitude de créer ces grandes choses hardies, n’ont même plus de feu ni d’étonnement dans les prunelles.

Cependant, chaque vaisseau c’est un espoir particulier. Il y a le cuirassé, grand, à lui seul, comme une usine, qui, dès qu’on l’entreprend, a cette allure de chef qu’il doit garder dans les combats ; les destroyers, que des équipes façonnent à deux, à trois, tels des jumeaux ; le sous-marin, avec sa forme de projectile aveugle et néfaste ; et enfin le grand navire dont les flancs maternels évoquent des cargaisons, le commerce au long cours et le lointain Orient, d’où l’on revient avec des charges mirifiques. Tout cet avenir n’est beau que parce qu’il est l’enfant d’un passé merveilleux ; l’histoire du peuple britannique, illustrée par tant de marins, combattants ou voyageurs, donne de l’éclat à ces promesses ; et la flotte de demain vient au monde, somptueuse aussitôt par des souvenirs qui la grandissent plus vite que l’effort de dix mille ouvriers.

Mais il faut s’élever au-dessus de ces chantiers énormes pour juger l’importance des vaisseaux que la terre d’Angleterre prépare à son empire naval. Une grue de cent soixante pieds domine tout, plus géante que les géants qu’elle aide à construire. Il faut monter jusqu’au sommet. D’en bas, c’est elle qui écrase et qui stupéfie ; d’en haut, on s’explique qu’elle soit forte et qu’elle travaille avec aisance, car tout paraît réduit et s’humanise.

M. John Pipe n’avait rien d’un gymnaste : mais il tenait à voir ces merveilles dans leur ensemble. Et il grimpa les cent soixante pieds derrière Barbet, ayant le nez sur les talons de celui-ci, son macfarlane volant au vent, le serrant aux jambes, son chapeau s’entêtant à vouloir s’envoler, ses cheveux se rabattant sur les yeux. Et l’escalier de la grue était fait de marches en fer, étroites, entre lesquelles M. John Pipe voyait le vide, des cuirassés, les chantiers, les bateaux, la Clyde, tout cela dans le souffle large contre qui il était obligé de lutter.

Mais quand il fut parvenu à la plate-forme supérieure, il ne put s’empêcher de s’exclamer : « Oh ! que tout ceci est admirable ! » Par égard pour Barbet, il avait la délicatesse de dire sa joie en langue française, mais Barbet ne lui en sut pas gré. Barbet était perdu. Il ne pouvait plus dire : « Dans nos chantiers navals en France… » ni expliquer ce qu’on fabrique chez nous… Alors ? Regarder ? Il se croyait d’une intelligence trop vivante pour être simplement passif et laisser ses yeux s’enrichir avec des images ; il avait donc de l’amertume, Barbet ; et à l’inverse de ce qui s’était passé à Sheffield, c’est lui qui remarqua que vue d’en haut, l’œuvre de l’homme est chose petite ! Comme tous ces chantiers paraissaient réduits, ces bassins étroits, ces navires des joujoux ! Et que dire du faubourg voisin, minuscule sur sa colline, avec une église dont le clocher n’avait pas plus d’importance que le mât d’une barque de pêche ? Les bateaux ne sont pas des maisons : ils sont des villes ; et ils se construisent comme elles, avec une armée d’hommes, des tombereaux, des machines, et des trains, C’était, aux pieds des visiteurs, un immense désordre, grouillement de choses et de gens, et, par-dessus tout, la force tranquille de ces grues qui prennent, qui soulèvent, qui déposent, et qui sont à la fois des esclaves et des puissances.

Mais plus haut encore il y avait le ciel, dont les nuages ont l’air nés de la fièvre de cet enfantement. Ciel de travail, pesant et tourmenté qui n’a pas, lui-même, la sérénité des grandes choses accomplies. Tout y glisse et s’y mêle, projetant des ombres fuyantes sur cette terre qui fourmille, tremble et fume, parce qu’il y a là de la vie qui se crée.

Quoi de plus vivant qu’un bateau ? Il se confie à la mer et il fait partie d’elle. Il a un nom, une histoire, des dangers à courir, un honneur à défendre. Il connaît de rudes jours, et s’il meurt à la peine, le pays se souvient et salue sa mémoire. Gloire aux bateaux dès qu’on les fait, car ils exigeront des marins courageux. Ils appellent la valeur et la hardiesse. Leur vie est vaillante, leur mort héroïque. Parmi les créations du génie, de l’homme, ils sont la plus noble et la plus passionnante. C’est M. John Pipe qui avait raison.

Et, descendant d’un pied malhabile les deux cents marches étroites de la grue, M. John Pipe songeait, en voyant ces chantiers entre ses jambes, en serrant la rampe, en fermant les yeux, étourdi de vertige, — il songeait qu’à tant d’ingénieurs et de contremaîtres placés là pour construire ces gigantesques bâtiments, l’État devrait adjoindre le poète le plus grand du pays, le plus sensible et le plus pur, pour leur donner l’âme qu’ils doivent avoir.

Aussitôt que M. John Pipe et Barbet eurent le pied à terre, le jeune officier, en rougissant encore, se montra d’abord soucieux de la fatigue qu’il allait leur causer. Puis il leur dit :

— Gentlemen, je suis chargé vous montrer un vaisseau grand… mais pas fini et je vous prie m’excuser.

Sa raideur déférente prouvait le sentiment sincère dont il soutenait ces derniers mots, sentiment d’une charmante candeur, puisque c’était le regret touchant que tout ne fût pas en état pour la venue de ces messieurs. Mais, justement, ils étaient là pour voir des choses commençantes et inachevées, d’innombrables équipes au travail, et pour entendre la grande rumeur des machines et des ouvriers, sur un coin de terre enfantant pour la mer des bateaux.

En galant homme, heureux d’offrir un des plus beaux coups d’œil de sa patrie, il les mena donc visiter ce que la marine britannique, pourtant forte dans tous les temps et plus riche, que toute autre, a créé jusqu’ici de plus puissant et de plus magnifique. Et à la porte du chantier il ne leur dit pas : « Attention ! Ouvrez les yeux ! » Il laissa M. John Pipe s’abandonner à sa surprise et faire un « oh ! » d’étonnement.

Le décor, cependant, n’avait aucune splendeur. Un paysage pauvret, dans un vent aigre, sous un ciel morne. Rien, vraiment, qui soit l’aide de Dieu ; mais dans cette médiocrité naturelle, une création prodigieuse de l’homme. Ce que nos yeux trouvent grand n’est, maintes fois, qu’enchantement de la lumière qui caresse, habille et transfigure. Mais quand les choses sont seules et nues, dans un jour gris, il faut que le génie les marque fortement pour qu’elles puissent agrandir encore nos yeux blasés. Le cuirassé anglais que Barbet et M. John Pipe virent, par ce jour sans soleil, n’a pas d’égal au monde : il s’impose par son seul aspect.

Il est massif et somptueux, mais il a de la grâce, et ses lignes sont douces. Il est terrible dans sa simplicité. Lourd, il étale de larges flancs pour contenir mille marins ; mais sa poupe est légère, et il y a, dans sa proue mince, une audace orgueilleuse. La loyauté des hommes qui l’ont construit, comme de ceux qui mourront pour le défendre, est marquée dans la franchise avec laquelle il fut conçu, dessiné, façonné. Cet énorme colosse de guerre, qui aurait pu n’être qu’une forte machine horrible, a de la noblesse et de la conscience. N’importe quel pavillon ne pourrait flotter sur lui ; par sa forme il figure l’âme d’une nation juste. M. John Pipe, grand amoureux de la paix, sentit le levain de la guerre qui gonflait dans son cœur ; et tout de suite il voulut voir l’homme qui possédait ces chantiers, et qui pourrait dire :

— Ce navire est sorti de chez moi… ce navire qui évoquait déjà des combats et des tempêtes, du sang, des morts, ce navire, image héroïque et effrayante de l’Âge moderne, de quoi faire fuir tous les vieux Dieux de la mer, accoutumés pourtant aux choses farouches, — quatre cents ouvriers l’achevaient et grouillaient dessus ; et mêlé à ces gens, indistinct, fait comme eux, surveillant, travaillant, le « patron » qui devait mettre sa marque sur ce monstre, passa sans que M. John Pipe pût distinguer, ni aux yeux, ni à l’habit, que c’était un des hommes importants de l’Angleterre.

L’important c’était que le cuirassé fut prêt à défendre le pays quinze jours plus tard. Par sa coque, depuis six mois, il était déjà tel qu’il continuerait d’être ; mais c’était un œuf énorme où la vie couvait. Tout prenait corps et s’achevait, se fignolait ; il était sa propre usine, à la fois l’atelier, la machine et la chose énorme créée. Et le jour où il prendra la mer, on verra s’échapper toute une fourmilière d’hommes et de femmes que son ventre aura l’air d’enfanter, et qu’il rendra simplement à la terre et à ses chantiers..

Les machines fantastiques, les blockhaus, épais comme des tours de château, tout est entre les mains d’un peuple d’ouvriers qui dégrossissent, taillent, liment. On vernit, on polit ; tout l’acier et le cuivre de l’intérieur éclate ; et l’on dirait que c’est lame du cuirassé qu’on cherche et qui brille. Mais sur les ponts et entreponts, des peintres s’évertuent, au contraire, à ternir tout de tons gris, car il faut que le corps, lui, reste sévère, et ces longs canons monstrueux, dont la gueule, au repos, est déjà une menace, sont d’une couleur éteinte, qui refusera le plus petit reflet au soleil.

Dès qu’on s’enfonce dans cette large et puissante machine, au milieu de ces hommes qui la consolident et de ces femmes qui l’embellissent, on a de l’hébétement, on se perd. La vapeur des machines emplit l’air, les moteurs électriques l’énervent, on est environné de forces surhumaines, mais ce sont des mains d’hommes qui en disposent, qui les domptent et les règlent. On voit des grappes d’ouvriers balancés à des échelles de corde ; d’autres qui rampent pour raboter le plancher. C’est un effort prodigieux en tous sens. Alors la tête s’échauffe et s’étourdit. Et M. John Pipe s’échappa, le cœur troublé par ce grand travail de guerre, où il y avait déjà la fièvre d’une bataille.

Dehors, comme l’air lui parut léger ! Des mouettes tournaient et planaient sur ce grand vaisseau, ayant l’air de le presser de partir. Dans leurs ailes blanches, elles lui apportaient l’air de la mer qui, tout près, l’attendait. Et tandis que Barbet demandait la force des machines et commençait ainsi : « Le dernier que j’ai visité en France… » M. John Pipe pensait qu’à ce grand navire il ne manquait qu’un oriflamme en haut des mâts. Alors il quittera le bassin trop petit, dont l’eau terne paraît lasse de l’avoir soutenu pendant des mois. Il partira, robuste et bien au point, et sa proue décidée marchera vers le Hasard.

Dieu fasse qu’il soit clément, mais les mers sont profondes et l’ennemi est perfide. Quatre cents ouvriers d’Angleterre ont donné tout un an de leurs forces et de leurs sueurs pour le construire et le mettre à l’eau. Il emportera toute une armée d’hommes jeunes et solides, avec des munitions pour écraser une flotte… mais si le destin ne lui sourit pas… il se peut que par un jour de malheur, avec toute sa jeunesse et ses canons, en trois minutes il s’engloutisse !

Cette pensée-là figea soudain M. John Pipe, et à la seconde où, partant, il lui donnait un dernier regard, il ne put se tenir de balbutier son inquiétude au jeune officier qui les avait conduits ; mais lui était soldat, et à cet instant il ne fut plus timide. Le drame qu’en une phrase M. John Pipe venait d’évoquer, lui fit dire simplement mais nettement, du ton d’un homme qui prévoit sans s’effarer :

— Yes… Aussi, dans quinze jours, on en commence un autre !