Le Major Pipe et son père/8

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Arthème Fayard et Cie (p. 225-270).

VIII

Le lendemain matin, Barbet dormait quand le garçon frappa à la porte.

— Monsieur est attendu en bas.

Bigre ! Encore au lit. Pas moyen, même, de se raser… En hâte, il avala un café au lait amer, car on n’avait consenti à lui donner que deux grammes de sucre dans une enveloppe ; et essoufflé, habillé de travers, peigné en chien fou, il rejoignit dans une auto le superbe Si Hadj ben el Haouri, voluptueusement étalé sur la banquette du fond. Saluts. Bredouillements. La voiture partit et alors, d’une voix grave, avec un noble sourire qui montrait ses dents d’un magnifique ivoire, le superbe Si Hadj ben el Haouri commença en ces termes :

— Heureux, n’est-ce pas monsieur, qui peut voyager et embellir son esprit ! Il voit des industries splendides, des cultures nombreuses dans les régions principales… et on ne peut pas tout voir : c’est trop beau ! Mais sur ce qu’on voit, que Dieu soit loué !

— Ah ! monsieur le Résident du Maroc, que je suis de votre avis ! dit Barbet, achevant de se boutonner. Aujourd’hui nous allons dans le plus grand camp qu’aient les Anglais : j’en suis tout heureux. Vous souciez-vous de ces questions ? Moi, peu de mois avant la guerre, j’ai visité les forts de l’Est et fait dans mon journal une campagne retentissante. En sorte que tout ce qui touche à l’effort militaire me passionne.

À ces mots, le superbe Si Hadj ben el Haouri s’inclina.

— Monsieur, que Dieu vous protège, et en donne beaucoup tels que vous au Gouvernement français. Merci.

Puis il s’extasia sur les rues, les maisons, la grandeur et la force de ce pays.

— Connaissez-vous Paris ? lui dit Barbet.

— Oh ! Paris ! reprit le superbe Si Hadj ben el Haouri, on ne peut compter ses merveilles. Les constructions se touchent pendant seize kilomètres. Sur le fleuve il y a vingt-huit ponts. Entre chaque pont cinq cents mètres. La longueur du pont est de cent quatre-vingts mètres. Tous ces chiffres, je les ai relevés moi-même. Que Dieu protège Paris !

C’est en conversations de ce genre que se passa la route de Londres au camp de A… Campagne en prairies, en bosquets, avec beaucoup de petites villes proches les unes des autres.

— Que tout cela est beau ! dit le superbe Si Hadj ben el Haouri. Quelle puissance a la France !

— L’Angleterre, fit Barbet.

— Que dis-je ! l’Angleterre…

— Ce sont des gens très forts, dit Barbet. Vous allez voir leur armée.

Mais pour la voir, il fallait trouver le major O…, à un kilomètre à l’ouest de la gare, au sud du camp. Barbet transmit l’indication au chauffeur qui, devant la voie du chemin de fer. chercha à s’orienter. Il trouva l’ouest : un chemin de terre mauvais suivait cette direction ; il y risqua sa voiture, et à un kilomètre exactement, sous un pont, ces messieurs aperçurent un major écossais qui attendait au port d’armes.

Le superbe Si Hadj ben el Haouri fut émerveillé. Il voyait là une preuve admirable de science et de discipline militaire. Puis, ce major écossais avait le visage rouge, des lunettes d’or brillantes et tout un costume spécial qui retenait l’attention ; le superbe Si Hadj ben el Haouri resta médusé. Barbet aussi subit malgré lui le prestige de cette servitude volontaire et de cet habillement étonnant ; à la réflexion « un kilomètre à l’ouest de la gare », cela lui parut sentir son esprit manœuvrier, l’habitude des cartes, de l’orientation, de l’ordre exécuté avec minutie. Et fort courtoisement il salua.

— Oh ! merveille ! fit le superbe Si Hadj ben el Haouri, commençant de suivre l’officier écossais. Que Dieu conserve ce commandant !

Ce commandant avait le pas preste et cadencé. Sur ses fortes jambes nues et velues, sa petite jupe à carreaux s’agitait par la marche. Pour tenir ses bas, sous le genou, il portait, comme au grand Siècle, des canons rouges. Sur son ventre pendait un sac en poil de chèvre, orné d’une tête de cerf en argent, et il avait sur l’oreille un charmant bonnet de police, avec un ruban de soie noire.

Était-il intimidé de conduire des visiteurs qui lui semblaient importants ? Tout à coup, il devint plus rouge encore, et s’étant contenté d’un sourire qui signifiait : « Messieurs, vous n’avez qu’à me suivre… » il fila devant eux, marchant de côté, en leur lançant tous les vingt mètres un regard furtif et dévoué.

Il était neuf heures du matin. Dociles, Barbet et le superbe Si Hadj ben el Haouri s’attachèrent aux pas de cet homme qui était compétent et décidé. — À midi, ils ne l’avaient pas quitté d’une semelle ; ils avaient parcouru tous les coins et recoins du camp : ils avaient vu mille et une choses et ils étaient rompus de fatigue, reins brisés et cervelle expirante, comme une flamme de veilleuse qui, au petit jour, en est à ses derniers soubresauts.

Avec un sourire, l’officier écossais guida d’abord Barbet et le superbe Si Hadj ben el Haouri vers une troupe de soldats qui, par terre, couchés sur le ventre, faisaient semblant de tirer avec de petites carabines courtes. Ils se trouvaient sur un monticule d’où l’on découvrait un très vaste ciel. L’âme de M. John Pipe se fût émue de cet horizon.

Le commandant écossais s’arrêta, montra les hommes, devint rouge écarlate à croire que sa figure allait éclater, et en deux phrases rapides expliqua ce que ces hommes faisaient. Barbet, comme entraîné par ces consonances anglaises, répondit avec un grand sérieux :

— Ah ! Very intéressant !

Un, deux, un, deux. Le commandant repartit de son pas militaire. On traversa un petit bois de sapins noirs. On grimpa, et on redescendit une colline de sable blanc, puis on arriva devant des trous dans lesquels une trentaine de soldats s’exerçaient au tir de ces petits canons qu’on appelle dans notre armée des « crapouillots ».

— Yes. Yes. Very well ! affirma Barbet.

Quant au superbe Si Hadj ben el Haouri, il n’eut le temps d’avoir qu’un soupir d’admiration, car les crapouillots partirent à la fois, lançant vers le ciel des projectiles qui n’étaient pas chargés, et qui devaient servir simplement à montrer à ces messieurs la courbe décrite.

Le commandant écossais se tenait en haut de la tranchée d’où les hommes tiraient. Il avait pris une digne attitude, un poing sur la hanche. De sa main gantée il désignait, dans le ciel bleu, le trajet des petits obus, et le vent, léger, agitait le ruban de son bonnet comme en signe d’allégresse.

Barbet se sentit conquis. Mais, tout de suite, à travers la lande de bruyères, on gagna un vaste creux, au fond duquel était construit un abri souterrain, où ces messieurs, à la suite de l’officier, plongèrent. Un trou dans la terre était ménagé pour la vue. Le commandant leva un doigt. On entendit un sifflement, puis comme un écrasement mou, suivi d’une explosion formidable, et Barbet, suffoqué, et le superbe Si Hadj ben el Haouri, tressaillant, virent à vingt mètres la terre s’ouvrir et sauter.

Barbet prit le temps d’avaler sa salive, puis il murmura :

— Diable !… C’est du tir réel !

Encore vingt fois des explosifs furieux vinrent, au milieu de lourds flocons d’une fumée noire, déchirer le sol et l’émietter en l’air. Et Barbet remarqua :

— C’est quand même effrayant ce qu’endurent nos poilus !

Le commandant comprit-il bien ? Il se tourna vers le journaliste et répondit par un bon rire.

Après quoi, sur un appel du dehors, les trois visiteurs sortirent de l’abri, et au pas cadencé, ils longèrent des baraques où l’on voyait des Anglais paisibles ranger des caisses en métal blanc ; puis ils arrivèrent à une butte de terre, en haut de laquelle il y avait, sur de hauts châssis de bois plantés dans le sol, des affiches en toile blanche, avec des inscriptions noires et rouges, dont les phrases finissaient par d’énormes points d’exclamation.

— Qu’est-ce cela ? dit Barbet.

— Oh !… yes, fit le commandant écossais.

— Pardone, je demande : qu’est-ce cela ? fit Barbet, appuyant sur ces syllabes françaises, comme si son ton plus fort équivalait à une traduction.

Mais le commandant reprit :

— Ah !… Oh !… Théâtre !

Ils escaladèrent la butte et découvrirent un cirque en gradins de bois, sur lesquels étaient assis cinq à six cents jeunes hommes et leurs officiers. L’un de ces derniers parlait français. En rougissant d’une terrible façon, le commandant écossais lui amena Barbet, qui dit tout de suite :

— Mon capitaine, envoyé par mon Gouvernement et par la Presse française…

— Oh ! mongsieur, dit joyeusement le capitaine en l’interrompant, je vous prie vous asseoir et vous allez voir le théâtre.

Il avait une figure ronde, pleine d’humour, des yeux plissés très rieurs, de grosses lèvres farceuses, et les joues étaient rasées, mais le haut des pommettes gardait toute une rangée de poils blonds, comiques à voir de près.

Dans un français excellent, avec verve, il expliqua à Barbet que tous ces soldats assis autour de lui étaient des recrues nouvelles qui n’avaient pas encore été à la guerre, mais qu’on leur en donnait un avant-goût en leur en montrant le « spectacle » pour ainsi dire, là, au milieu de la piste.

Il y avait, en effet, dans ce cirque, une tranchée creusée, minutieusement imitée, avec parapets, sacs, banquettes de terre, cagnas et abris souterrains, et dans cette tranchée évoluaient une vingtaine de soldats, que le capitaine montra à Barbet et au superbe Si Hadj ben el Haouri, leur disant :

— Vous allez voir, ils sont fort drôles. Ce sont de farceurs garçons, savez-vous ! Ils ont été à le guerre, ont reçu quelques blessures, et revenus, reposés, ils vont enseigner pour les camarades… comment vous dites… ceux qui savent pas ?

— Inexpérimentés, fit Barbet.

— Nô.

— Si, si. Inexpérimentés.

— Nô… Les camarades, les… Ah ! les autres, yes… ils vont enseigner pour les autres le vrai guerre que ils ont fait, afin les autres ils aient dans les yeux les choses terribles que un doit pas faire.

Et Barbet, au lieu d’assister à des exercices artificiels ou d’entendre des théories abstraites, vit des soldats ayant la cruelle expérience du front, jouer devant ces jeunes troupes, et dans tous les détails, la tragi-comédie de la guerre.

Un sergent, dans cette tranchée du cirque, réveille un fantassin qui fait semblant de dormir. Il le secoue : « C’est a toi de prendre la faction. » L’autre se frotte les yeux et dit : « Non, pas à moi !… Pourquoi toujours à moi ?… De sitôt que ce sera à moi… » Il fait mine de se rendormir. Alors, impératif, le sergent le pousse par l’épaule et le colle au créneau. Le soldat est furieux, hausse les épaules, tape du pied.

— Vous voyez, mongsieur, n’est-ce pas, il joue bien son rôle, dit en s’épanouissant le capitaine.

Et en même temps, il annonça à ses jeunes hommes : « Attention ! Guettez bien. Il est de mauvaise humeur ; il va faire une sottise ! »

Il ne se passe pas deux minutes avant qu’il la fasse, et elle est terrible car, rageur, il lève la tête au-dessus du parapet. Une balle boche siffle ; le bonhomme s’écroule ; deux soldats se précipitent : rien à faire. C’est un cadavre. La balle l’a frappé au front.

Alors, le capitaine se leva et dit :

— Vous avez vu ? Eh bien, c’est cela se faire tuer bêtement.

Et à Barbet et au superbe Si Hadj ben el Haouri il remontra du doigt les grandes pancartes de toile blanche qui dominaient le cirque, et sur le ton d’un général qui fait une proclamation, il leur traduisit ce qui y était écrit :


« Soldats d’Angleterre, ne vous faites pas tuer bêtement ! Le pays a perdu trop d’hommes de cette façon ! »


— Merveilleux ! dit Barbet transporté. C’est ce qui manque chez nous !

Il serrait le poing :

— En France… c’est un grand pays, la France… mais…

— Oh ! monsieur, interrompit le superbe Si Hadj ben el Haouri en entendant ces mots, j’ai vu en France tant de si grandioses et belles choses, tant de théâtres, de palais, magasins et de cultures, et tout le monde avec moi a été si poli, que si j’y étais resté, je serais devenu fou… Que Dieu, monsieur, vous aide, puisqu’il a fait la France !

— Je ne dis pas, reprit Barbet agacé, mais tout de même…

— Regardez, regardez, fit vivement le capitaine, comment ça est bien joué et intéressant !

— Ah ! very, ça very ! balbutia Barbet, qui ne savait plus trop dans quelle langue il parlait.

Et il vit encore le sergent reprocher vertement à un homme de ne pas s’être rasé, l’homme humilié se raser mal, prendre la glace du périscope, et au lieu de la remettre en place, la fourrer négligemment dans sa chemise, au fond de son sac. Un quart d’heure se passe. Les Boches attaquent. Affolement ; bousculade. Tout le monde cherche le périscope ; personne ne le trouve. La tranchée est prise : dix tués, vingt prisonniers.

— Ah ! Ah ! s’esclaffa le capitaine, ils jouent bien, hein ?

Et il recommença, se tournant vers ses troupes :

— Voilà : à cause d’un idiot !

Barbet s’était levé. Ses pensées le dressaient. Il dit :

— Vous êtes un peuple de grands réalistes. Des faits, pas de phrases.

Le commandant écossais s’approcha. Il rougissait très fort.

— Gentlemen, dit le capitaine, il demande vous le suiviez pour voir le suite. Alors, bonsoir… mais je suis heureux vous avoir connus… Vive France ! !

Il riait. Ses lèvres étaient luisantes de bonheur et il était tout secoué par son rire.

— On aura le Boche, yes… Eh ! Eh ! Et tout ce que on tuera pas, on fera maigrir ! Ah ! Ah !

Barbet lui serra les mains, puis, en hâte, suivit l’Écossais, tandis que le superbe Si Hadj ben el Haouri remerciait encore le Seigneur.

Un, deux. Quel pas il avait cet Écossais, et cette brusque manière de s’arrêter : pan ! puis de joindre les talons.

On était dans un endroit encore tout différent : une sorte de piste sablée et descendante, qui finissait brusquement en boyaux et tranchées.

Le commandant fit un signe. Une troupe de cinquante hommes, dissimulée derrière un buisson, parut, fit claquer ses armes et demeura au garde à vous, prête à entendre un ordre et à l’exécuter.

Le commandant fit placer ces messieurs sur une sorte d’observatoire, d’où le regard plongeait dans les boyaux. Il leva la main, et les hommes commencèrent l’exercice que l’on désirait montrer à Barbet et au superbe Si Hadj ben el Haouri.

D’abord, ils se tassèrent tous les cinquante à l’extrémité de la première tranchée ; ils mirent baïonnette au canon ; et leurs figures, alors, commencèrent d’exprimer une émotion violente. Ils étaient figés, les yeux mêmes immobiles, avec tout le corps tendu et les narines qui palpitaient. Puis leur sous-officier engagea les premiers dans le couloir de terre, et ils se mirent à simuler ce que l’affreuse langue guerrière appelle : « le nettoyage des boyaux. »

C’était à croire qu’ils nettoyaient pour de bon : un instant tapis et silencieux, ils s’élancèrent, souples et rapides, et ils se jetèrent sur l’ennemi qui était représenté par des sacs de son, placés dans les détours des boyaux ou au fond des cagnas. Ils étaient rageurs, rouges, suants, les prunelles dilatées, et ils arrivèrent sur ce son, qui sans doute criait « Boche ! » à leur imagination, en poussant des cris horribles de bêles fauves.

Le superbe Si Hadj ben el Haouri bredouilla : « Oh… que Dieu… que Dieu est grand ! » Et Barbet… ne trouva rien à dire. Il regardait ces visages enflammés par un sentiment qui paraissait vrai, à la fois terrible et superbe, et il en avait la chair de poule. Ces grands réalistes l’étaient presque trop.

— Gentlemen, excusez-moi, par ici, dit le Commandant écossais, qui reprit sa marche raide et vigoureuse à travers le camp.

Il souriait toujours, ne cessant pas d’être toujours violemment rouge.

Un chemin de terre ; un petit bois ; des baraques.

— Ah ! dit Barbet au superbe Si Hadj ben el Haouri, il va nous montrer les provisions de bouche.

Il désignait une baraque :

— Conserves ?

— Yes, dit l’Écossais ; école officiers.

Ils entrèrent ; ils furent présentés à un général dont toutes les dents sortaient et qui avait, sur sa visière de casquette, deux rangées de palmes violemment dorées. À l’arrivée de ces messieurs, il était à sa table ; il appuya sur trois boutons, et deux ordonnances vinrent, qui fermèrent soigneusement les fenêtres et les portes. On tira une tenture. Un officier qui était là sortit. Puis, quand tout fut calme et la pièce bien close, le général se leva et l’air soucieux demanda au commandant de quoi il s’agissait.

À voix basse ils échangèrent quelques phrases. Alors le général regarda ses bottes avec fixité, et annonça enfin mystérieusement à ces messieurs qu’ils étaient « dans une école d’officiers ».

Il se promena ensuite de long en large, et se décida à dire que si cela les intéressait, il pourrait les faire assister à une séance-exercice.

— Oh ! mon général, se permit de murmurer Barbet avec émoi, votre offre sera d’autant mieux accueillie que c’est la grande presse parisienne qui m’envoie et que, m’étant personnellement occupé de questions militaires…

Il n’acheva pas sa phrase, dérouté par l’air complètement obtus du général qui, avec ses dents sorties et sa visière lui emboîtant le front, ne donnait aucun signe d’intelligence extérieure. Il avait de gros yeux ronds, une petite moustache hérissée et ramassée sous le nez qui semblait démangé d’une envie d’éternuer, et sa veste courte dégageait un derrière niais sur des jambes démesurées.

Il resonna. Une ordonnance parut, lui apporta un stick, duquel il fouetta sa botte, et il sortit le premier, priant les trois visiteurs de le suivre.

Ils marchèrent cinq minutes durant lesquelles le général dit d’une voix forte, — d’abord : « Beau temps, n’est-il pas ? » — puis : « Le guerre est gagnée, yes ! ». Barbet sourit. On arrivait à un champ de manœuvre, prairie vaste, verte, plate, sous un ciel dont les nuages nuancés eussent retenu les yeux de M. John Pipe, qui n’aimait pas les laisser errer sur terre pour y voir simplement des exercices de soldats ; et c’était cela le spectacle qu’offrait cette prairie, mais au lieu d’hommes de troupe, on faisait pivoter des officiers. Qui on ? Un grand diable de lieutenant manchot, deux mètres, trente-cinq ans, une victime de la guerre à qui, tout de même, il restait de la voix. On eût dit qu’il s’entretenait avec Dieu, tant elle résonnait jusqu’à la voûte du ciel ; mais si le timbre était puissant, la langue était imagée et la verdeur des expressions laissait vite percevoir qu’il ne s’adressait qu’à des hommes… à des hommes-officiers pourtant.

Ils étaient là une quarantaine de commandants, au garde à vous, talons joints, tête haute. L’un d’eux s’était détaché et, dans la prairie, s’évertuait à faire manœuvrer une compagnie. Les hommes tournaient, s’agitaient par longues rangées, puis quatre par quatre, en colonne ; et ils étaient petits dans cette grande prairie, avec leurs fusils sur l’épaule qui, de loin, paraissaient de simples minces bâtons. Le commandant suait, se trompait, avait l’air bien ému. Et c’est lui que, devant tous les autres, le manchot, qui pourtant n’était que lieutenant, traitait comme on traite le plus idiot des simples soldats. Comment cela se pouvait-il ? Barbet essayait d’ajuster à cette scène les idées qu’il avait depuis toujours sur la hiérarchie et la discipline, et ses yeux comptaient et recomptaient les galons des manches, sans que sa cervelle pût s’expliquer pourquoi un inférieur avait ainsi le droit de molester un supérieur. Il dut recourir aux lumières du général, quoique celui-ci, sur son visage, n’indiquât point qu’il en possédât. Mais la question de Barbet le fit tout s’ébrouer, et sa visière dorée en eut un tressautement.

— Comment, mongsieur, comment !… Mais le lieutenant, je vous prie, est-il pas un vrai lieutenant de ancienne armée… enfin un lieutenant ! Au lieu le commandant, il est là provisoire, pour le guerre, comme tout le monde, pour balayer le Boche, mais il est pas commandant : il est marchand de biscuits !

Autre face des choses. Nouvelle manière d’interpréter la hiérarchie. Tout à coup, ces grands réalistes fermaient les yeux pour ne voir que l’idée, oubliaient le nombre des galons, et ne considéraient que la vraie valeur de l’homme. « Enfin, se dit Barbet, sont-ils intelligents… et anarchistes, ou sont-ils très bêtes et pleins de mépris pour le civil au profit du militaire ? Ou encore… » C’était à n’y rien comprendre. — En tout cas, le général n’avait guère l’air satisfait que ce journaliste eût posé une si simple question. Il parlait presque avec colère, et postillonnait sur Barbet. Heureusement, le commandant écossais changea le cours de ses idées ; il s’approcha, rougit, et fit voir l’heure sur sa montre. Alors le général, ses dents sorties, esquissa un large sourire, et tendit la main à Barbet et au superbe Si Hadj ben el Haouri, tandis que de l’autre il fouettait vigoureusement sa botte avec son stick. On se sépara. Le commandant reprit son pas alerte : un, deux, un, deux, et ces messieurs suivirent.

Visite des stands pour les tirs ; visite du gymnase ; visite des dortoirs, réfectoires et bureaux ; visite d’écuries ; visite des cuisines, et tout cela dans le détail, avec la patience minutieuse anglaise, mais tout cela tambour battant et au pas cadencé. Enfin, Barbet et le superbe Si Hadj ben el Haouri allaient demander grâce, quand on arriva au club des officiers, où le commandant écossais annonça en devenant très rouge : « Déj’ner, yes ! »

— Ah ! soupira Barbet… bonne nouvelle !

Ce club était charmant. Une salle à manger d’un style anglo-hollandais moderne, avec des murs et une cheminée de faïence, un plafond à solives, une moquette rouge. Il y avait des eaux-fortes représentant des scènes de chasse, et les bonnes portaient des bonnets drôles sur de petits visages colorés et éveillés. Barbet eût bien voulu manger lentement. Il eût aimé un peu parler. Il s’y essaya. Résumant la matinée, il dit :

— Si vis pacem, para bellum.

Et encore :

— Vous entraînez votre armée avec une étrange bonne humeur, ne négligeant rien, mais… passez-moi l’expression, on sent que tout ce fourbi militaire… n’est que passager chez vous… Dès la paix le marchand de biscuits rebiscuitera… C’est une armée matériellement définitive mais moralement provisoire, et…

— Oh ! yes, dit le commandant écossais.

Mais ce sacré commandant ne cessait de rougir et d’être pressé. Il était esclave d’un programme : la journée n’était pas finie. Il montra une feuille de papier. Ces messieurs devaient reprendre l’auto à deux heures, et, tout près de Londres, visiter une usine de munitions.

— Munitions ! Mais nous ne sommes pas prévenus, dit Barbet de mauvaise humeur. Je commence à connaître ça, les munitions !… Oh ! moi, je veux me reposer.

Puis il remarqua sur la feuille qu’il y avait trois mots soulignés, et le commandant écossais, baragouinant comme il put, lui expliqua que cela voulait dire : « Ateliers de femmes. »

— Ah ! dit Barbet, si c’est pour voir des femmes… le travail des femmes ça c’est toujours intéressant…

Il retrouva sa gravité de parole, et il continua, pour le commandant qui ne comprenait rien mais eut une extrême rougeur subite :

— Après la guerre, la question de la concurrence féminine, n’est-ce pas…

Un, deux. On marchait vers l’auto. Ces messieurs montèrent, le commandant écossais devint cramoisi (cette fois ses mollets même rougirent), et en route pour l’usine.

Très las, le superbe Si Hadj ben el Haouri souriait aussi avec béatitude.

Barbet, s’installant à son côté, dit d’un air réfléchi :

— Croyez-vous que ces Écossais aient une culotte sous leur petite jupe ?… On discute ça en France… Je me demande si c’est possible qu’ils aillent le derrière à l’air ?…

Mais le superbe Si Hadj ben el Haouri ne sut répondre que ces mots :

— Tout cela est admirable. Que Dieu protège le peuple écossais !

— Abruti ! pensa tout bas Barbet.

Après quoi, l’un et l’autre, ils s’assoupirent, n’eurent aucune conscience du chemin suivi, et s’éveillèrent lorsque le chauffeur, ouvrant la portière, leur déclara qu’ils étaient à l’usine.

Ah ! le décor était changé : plus de campagne, une rue sale, des murs lépreux, un ciel gris de fer. Barbet sentait une courbature, il grogna en descendant de l’auto. Mais un petit vieillard velu, hirsute, affreux, qui portait sur un nez bourgeonnant des lunettes de travers, était venu à leur rencontre, et il s’empressait, frétillait, ricanait, tel un homme qui vraiment a une surprise à montrer.

Barbet et le superbe Si Hadj ben el Haouri firent d’abord une halte dans son bureau. En soufflant et reniflant, il leur annonça avec allégresse qu’il avait deux mille cinq cents femmes occupées à fabriquer par jour huit cents obus lourds et autant par nuit, et que, parmi ces deux mille cinq cents femmes, c’était à qui travaillerait avec le plus d’ardeur. Puis il commença deux ou trois phrases laudatives, qui ne réussirent pas à sortir tout à fait, et il s’en tira par un rire, disant : « Venez, venez ! Vite, venez vite ! » Alors, Barbet et le superbe Si Hadj ben el Haouri entrèrent dans des ateliers où, dès la porte, ils ne purent s’empêcher d’écarquiller les yeux, car ces ateliers étaient décorés comme pour une fête, de feuillages et de drapeaux. Barbet pensa :

— C’est en notre honneur.

Il voulut boutonner correctement son veston : deux boutons manquaient. Puis, le patron leur dit que cette décoration était là depuis trois ans : seulement, on la renouvelait : ces femmes avaient besoin d’un tel décor pour travailler dans la joie.

Des tours tournaient, des courroies couraient, d’énormes grues évoluaient dans toute la longueur de l’atelier. Il y avait tout l’horrible bruit de la machinerie moderne et dans l’air toute la fatigue qui monte de ce travail mécanique ininterrompu et épuisant ; mais sous les feuillages et les drapeaux, il y avait aussi un étonnant entrain, et l’on sentait de la gaîté au travail dans ces cervelles de travailleuses.

D’ailleurs, elles étaient toutes surprenantes de propreté, de jeunesse et de charme. Leur seule tenue était un indice qu’elles s’installaient, chaque matin, avec l’ardeur qu’on met aux choses nouvelles ; pour la millième fois elles recommençaient, en ayant l’air de commencer. Elles portaient une blouse propre, et surtout un bonnet, — oh ! si drôle : un bonnet à faire des chansons dessus, — bonnet de baigneuse, bouffant ou serré, qui d’abord semble le même pour toutes, mais que chaque main de femme sait vite faire sien, en l’inclinant, en l’ajustant aux tempes, en enfermant le chignon, tandis qu’un bout d’oreille passe, ou que trois cheveux s’ébouriffent ; coiffure faite de rien, mais qui convient à toutes, coiffure nationale, bonnet du pays travaillant pour la guerre, et qui selon qu’on le pose sur des cheveux blonds ou noirs exprime le même idéal, à la manière claire ou a la manière forte.

— Elles sont charmantes, dit Barbet avec une sincérité profonde, en détachant d’une voix convaincue, les syllabes du dernier mot.

Puis, se rapprochant du patron qu’il commençait à trouver sympathique, il lui confia :

— Nos Françaises ne sont pas ainsi ! Les Françaises ont du mérite et du courage : elles font leur devoir ; mais les vôtres, monsieur, ont l’air de s’amuser !

— Vous dites juste, expliqua le patron ; elles s’amusent.

Il en donna la preuve. Quinze jours avant, ne leur avait-il pas offert des machines transporteuses pour alléger leur peine. Or, elles lui avaient délégué trois d’entre elles pour lui dire : « Des machines ! Vous n’y pensez pas ! Ça allégerait le travail, mais ça enlèverait le plaisir ! » Le plaisir c’est, avec des bras mignons, de porter des obus trop lourds, de se mettre à trois, et d’éclater de rire.

Il donna encore à Barbet ce détail que toutes étaient des femmes, des filles et des sœurs de soldats. Bien mieux, l’une avait épousé un artilleur français. Fille d’auberge dans un cantonnement d’Artois, elle l’avait un jour servi. Est-ce lui qui fut charmant pour demander du « pinard » ? Est-ce elle qui déploya toutes ses grâces à l’apporter ? Bref, quoiqu’elle ne sût pas un traître mot de français, et que lui ne songeât même pas à savoir la moitié d’un mot d’anglais, ils se plurent violemment et s’épousèrent. Union ardente et muette ; puis l’artilleur retourna à ses canons. Alors, en conscience, elle se dit que son devoir, maintenant, était d’aider son bonhomme et que, puisqu’il faisait partir des obus, c’était bien le moins de lui en fournir. Elle passa en Angleterre et entra à l’usine. Au bout de quatre mois, l’artilleur eut une permission ; il courut voir de l’autre côté de l’eau ce que fabriquait sa petite bonne femme. Il vit d’abord les tas d’obus dans la cour ; et il fut si émerveillé que, dans son vert langage de poilu, il ne trouva à dire que cette phrase expressive :

— Qué nouba d’penser qu’les autres, là-bas, ils auront tout ça su’la gueule !

La petite entendit, comprit à demi-mot, éclata de rire, et retint l’expression, la première et la seule qu’elle sût en français.

— Je vais vous la faire voir, fit le vieux, frétillant.

Elle surveillait un tour au fond de l’atelier. Chaque fois qu’un obus lui passait par les mains, d’un bout de craie, prestement, elle marquait sur sa machine à combien elle en était depuis le matin : cent cinquante, cent cinquante-deux. Elle avait des manches courtes, qui laissaient voir un bras clair et charmant, jeune et tendre et ne paraissant pas fait pour ces lourds travaux de guerre ; mais elle s’en acquittait avec tant de grâce que Barbet ne pouvait plus la quitter des yeux, et il vit bien, en Français polisson, que lorsqu’elle tournait la roue de son tour, elle avait un joli mouvement de poitrine qui était une promesse de bonheur pour l’artilleur français.

Il s’approcha, la regarda, lui sourit. Le patron, en anglais, dit :

— Madame, ce monsieur est un journaliste français.

Alors, la petite lâcha ses outils, dressa tête et poitrine, et bien campée, cambrée fièrement, avec un accent indéfinissable et montrant tous les obus de l’atelier :

— Qué nouba, mongsieur, s’écria-t-elle, penser z’autres là-bas, auront ça sou le gueule !

Barbet éclata de rire. Il voulut lui serrer la main. Tout l’atelier regardait. Le vieux patron avait les larmes aux yeux, et le superbe Si Hadj ben el Haouri murmura :

— Dieu soit loué ! Merci. Que l’Angleterre est grande !

Cette usine, pour Barbet, était une révélation. De telles ouvrières embellissaient l’industrie. Il pensait à M. John Pipe et se disait :

— Pourquoi n’est-il pas venu, cette tête de mule ? Il le fait exprès, il ne veut pas voir. Sacré type, va !

Et il admirait encore ces femmes autour de leurs machines puissantes ou précises ; il les trouva délurées et pleines d’ardeur.

— Monsieur, dit-il au patron, une usine c’est laid, d’ordinaire ; mais la vôtre est remplie par le soleil de cette jeunesse.

Que de détails lui paraissaient charmants ! Toutes ces jeunes femmes tournaient de gros obus, mais avaient des fossettes aux joues. On les voyait les mains dans la graisse, mais le cou sortait d’un col de broderie fine, et elles regardaient sans effronterie, avec assurance, comme des femmes gentilles et contentes. — Ce vieux patron avait bien raison de frétiller et d’être heureux, et certes, il était laid, et ses lunettes étaient si sales qu’il voyait peut-être derrière, mais que Barbet, lui, ne pouvait voir ses yeux. N’importe : il l’admirait ; et l’autre bégayait ainsi son contentement :

— À quatre heures, monsieur, elles vont prendre le thé au lait… C’est confortable… Et… quand l’Angleterre a fait l’emprunt, monsieur… elles ont donné quatre cent cinquante livres… et…

Il ne finissait pas d’énumérer leurs qualités.

Avec Barbet et le superbe Si Hadj ben el Haouri, il repassa dans son bureau. Au mur, il leur fit voir des barêmes, des statistiques, il dit ses progrès et ses espérances. Puis, il leur remit à chacun une grande enveloppe.

— Vous emporterez.

— Que vous êtes gentil, fit Barbet. Brochure sur l’usine ?

L’autre cligna de l’œil, se frotta les mains, et il était toujours très laid, très sale, mais aussi bien attendrissant quand il reprit :

— Nô. Ce est elles… la photo de elles. Vous les reverrez toutes… c’est le complet groupe… et… je suis dans le milieu.

Barbet n’avait jamais vu patron si attendrissant. Il eut même aimé deviser sur cette nouveauté que lui offrait le Royaume-Uni ; mais l’auto, cette petite cage qui contenait peu d’air, le rendormit assez vite, ainsi que le superbe Si Hadj ben el Haouri, et le soir, après avoir quitté ce personnage, dont il se dit secrètement : « En voilà encore un crétin ! », il était trop las pour faire autre chose que se coucher.


Le lendemain était dimanche, jour du Seigneur, comme aimait à dire M. John Pipe, et de M. John Pipe, Barbet reçut au réveil un mot lui annonçant qu’il viendrait le chercher sitôt le déjeuner pour s’en aller ensemble dans la campagne, près de Londres.

Alors Barbet, ne sachant que faire de sa matinée, décida, ma foi, de n’en rien faire du tout. Il traîna au lit, passa dans son cabinet de toilette, regarda la baignoire, se dit : « En somme, j’ai droit à un bain, je vais prendre un bain », se baigna, se sécha, se rasa, se coupa, puis il demanda, au moyen de ce qu’il possédait d’anglais, un café au lait, et on lui apporta une omelette au jambon. Il la trouva savoureuse. Il écrivit à sa femme : « Tout ce que je vois est fabuleux. Ça ne se raconte pas ». Il sortit dans Londres : il y acheta un rasoir de Sheffield. Puis tenant à rapporter des cigarettes anglaises, il entra dans une de ces innombrables boutiques de tabac, dont les devantures comblées de boîtes bariolent les rues, et il fit emplette d’un paquet de cigarettes turques.

Il était midi. Il chercha un restaurant, et devant Charing-Cross, il tomba dans les bras… de M. John Pipe… Par exemple !… de M. John Pipe qui n’était pas seul ! qui… donnait le bras à une jeune femme très fraîche, et qui, d’ailleurs, ne parut nullement troublé d’être rencontré en cette aimable compagnie. Au contraire ; il présenta tout de suite :

— Monsieur Barbet, Français, important journaliste… Evelyn…

Il était rajeuni, tout frais de teint, les yeux vifs, et il avait revêtu un complet gris clair, avec de petites et grosses taches noires, d’une étoffe curieuse, mêlée, mouchetée, qui lui donnait l’aspect d’un joyeux chien de berger. Le pantalon avait un pli au bas qui le relevait sur des souliers jaunes de couleur vive aussi et gaie. Mais Barbet était surtout bien occupé par la jeune femme, qui lui parut gentille. Toute jeunette : vingt ans, pas plus, un peu maigre encore, mais d’une grâce touchante, quelque chose de fluet, d’inquiet, d’intéressant… Elle n’était pas mal Evelyn ? Eh ! eh !… Alors ? C’était sa bonne amie à ce sacré John Pipe ? C’est qu’il avait une façon de la tenir serrée par le bras…

— Mongsieur Bâbette, voulez-vous me permettre ? Est-ce que vous aimeriez, puisque nous rencontrons, venir déjeuner ensemble ?

— Monsieur John Pipe, repartit Barbet, je ne voudrais pas être indiscret !

Mais il se défendait mal ; il avait follement envie de déjeuner avec cette jeune personne. Depuis huit jours il n’était qu’avec des hommes : il était las des hommes. Et elle avait un chapeau fort gracieux, cette petite, un chapeau de paille couleur vieux miel, puis un tailleur beige d’un ton fragile et joli…

— Monsieur John Pipe, sans façon, j’accepte.

— All right ! Alors, je suis bien content, répondit M. John Pipe.

Il reprit le bras de son aimable compagne, et il l’emmena, ainsi que Barbet, près de Piccadilly, dans un restaurant dont il disait grand bien.

Aussitôt à table, Barbet acheva d’abord d’examiner Evelyn.

C’était une petite Anglaise brune, aux épaules tombantes, aux seins tout jeunets, et sous la chemisette qu’elle venait de dégager en ouvrant son tailleur, on voyait de la lingerie finement brodée qui gonflait, un peu libre sur ce corps mince d’adolescente ; mais elle avait une narine palpitante et émue et un rien de fatigue sous les yeux qui fit penser à Barbet que… c’était une fausse novice. Ah ! ces Anglaises !… Et ce sacré John Pipe !… Evelyn ! Voilà ! Pas plus de pudeur que ça ! Il vous la présentait. Tout de même, c’était du nez de tomber sur eux juste au moment où ils allaient s’offrir un petit déjeuner amoureux et sans doute savoureux !

— Je commande des huîtres, fais-je ? dit M. John Pipe.

— Tout ce que vous voudrez, dit Barbet.

Lui, ce qu’il eût voulu, c’était causer avec la demoiselle ; mais elle ne paraissait rien entendre au français, et sans s’occuper d’ailleurs de ce journaliste plus que s’il n’existait point, de ses petits doigts minces elle mettait son couvert en ordre, rajustait son chapeau, et refermait un peu sur son cou le corsage en crêpe de chine rose.

— Cré nom ! se dit Barbet. Il n’a pas mal choisi ce vieux John Pipe.

Ce déjeuner fut d’abord fort agréable. M. John Pipe annonça qu’il avait reçu une lettre de son cher garçon James, qui lui disait avoir commencé à M. Barbet une histoire très drôle, n’avoir pas eu le temps de l’achever avant qu’il partit, et qui, de ce fait, l’envoyait par écrit, la contant tout au long ; mais M. John Pipe avait laissé la lettre chez lui, et comme il ne voulait pas déflorer la prose du major James, il raconta seulement que l’histoire était épique et promit de l’apporter le lendemain à Barbet, lorsqu’il irait le reconduire au train.

— C’est vrai, je pars demain, dit Barbet, mélancolique, en regardant Evelyn.

Mais Evelyn ne regardait toujours pas Barbet. Si M. John Pipe parlait, elle écoutait, sérieuse et charmante d’attention ; mais dès que Barbet ouvrait la bouche, elle fixait des yeux son assiette avec timidité. Il se dit : « Elle est plus gênée que lui, parbleu. » Et en son esprit il continuait d’accuser ce bonhomme John Pipe d’une impudeur assez révoltante.

Ces pensées se faisaient plus aiguës en lui, du fait que, tout de suite après le premier plat, il venait de ressentir des douleurs d’entrailles assez vives et qui ne cessaient pas. Finalement, il se trouva fort mal en train, puis commença de dire : « Oh !… je veux manger peu », tandis que M. John Pipe, après avoir bu un seul verre de vin, devenait joyeux, rieur, et répétait :

— C’est dimanche, et je veux emmener vous pour voir le campagne.

Evelyn le suivait des yeux, des yeux de vingt ans, d’une pureté qui firent songer à Barbet, malgré sa violente colique :

— Elle est capable de l’aimer ! Il n’est pas gêné de s’offrir des tendrons qui ont trente ans de moins que lui ! Ah ! le sauvage !

C’était sa colique, surtout, qui sauvagement le ravageait. Il se tournait sur sa chaise, sans force pour avaler, quand M. John Pipe, de plus en plus gai, commença de lui décrire le château d’Hampton-Court, q’il l’allait mener voir.

— Tout rouge briques dans le verdure, il vous plaira bien, mongsieur Bâbette ! Et on voit, dans l’intérieur, une cour avec gazones, bassines, et grands fenêtres du siècle précédent qui sont réservées pour les veuves d’amirals… Oh ! ce est une délice ! Mais le chose émouvant, ce était, au dehors, une petite jardine où nous resterons, si vous aimez, avec de grosses pavés dedans les allées, puis une Vénus, des fleurs potagères, tout simple et beau… Oh ! mongsieur Bâbette, jardine française, jardine pleine de goût, et au-dessus le ciel il souffle les nuages et bénit toutes choses qui poussent, et l’air y circule bien heureux, et l’homme il sent son cœur rafraîchi.

— Je… vous demande pardon, dit Barbet… je… suis un convive déplorable… je souffre, figurez-vous…

— Vous souffrez ? Comment donc ?

— De l’estomac… je… j’ai une crise subite.

— Pas possible ! Quelle, pitié ! Mongsieur Bâbette ! Oh !… nous voulons, n’est-ce pas, commander aussitôt le café… Le café, peut-être, vous guérira… Garçone, café !

Le garçon apporta alors un instrument extraordinaire, composé de vases et de boules de verre au-dessus d’une lampe que M. John Pipe alluma lui-même, souriant à Evelyn qui guettait, sérieuse. Une flamme jaillit, qui s’en allait de droite et de gauche, léchant la nappe et jetant des lueurs dans les yeux argentés d’Evelyn. Elle regardait, pensive, respirant doucement, et elle avait aux coins de la bouche deux petites ombres fines et charmantes. De l’eau, qui était dans une des deux boules de verre, commença, par l’effet de la chaleur, à monter dans l’autre ; elle prit le café, et redescendit avec lui.

— C’est amusant, n’est-ce pas, le petite système, dit gentiment M. John Pipe. Ça vous fera du bien à voir.

Barbet se tortillait, affreusement pâle : il balbutia :

— Je vais… être obligé de rentrer à l’hôtel.

— Oh ! réellement vrai ? Que je suis triste ! dit M. John Pipe qui soudain prit une mine affligée. Buvez chaud, mongsieur Bâbette.

Il lui versa son café. Barbet dit :

— Je ne pourrai même pas… je souffre tellement.

Il cherchait son mouchoir et ne le trouvait pas. M. John Pipe lui tendit le sien, qui était en soie verte, et alors, malgré la colique qui lui tordait les intestins, Barbet eut encore une pensée sans amitié à l’égard de cet excellent homme : « Mouchoir de grue », se dit-il.

Il se leva.

— Je voudrais une voiture…

Il quitta M. John Pipe en deux temps trois mouvements : ses douleurs devenaient violentes ; il n’eut plus, pour la charmante miss Evelyn, qu’un regard rapide et dédaigneux.

Et, rentré à l’hôtel, se roulant sur son lit, il jugea l’Angleterre un pays comme les autres, et M. John Pipe un digne, fils de la perfide Albion. Puis, se frottant le ventre, geignant, il murmura même : « On veut s’aveugler ! On se dit qu’on raconte des blagues depuis cinq siècles ! Des blagues ?… Il n’y a pas de fumée sans feu… Quelles saletés m’ont-ils fait manger !… Dieu que je soutire !… »

Enfin, il demanda une infusion chaude, se calma, s’assoupit et dormit jusqu’au lendemain, jour de son départ.

Il s’éveilla, soulagé mais faible. Il n’eut que le temps de faire sa valise, car il partait de bonne heure. Il arriva à la gare, essoufflé, et le premier visage qu’il vit fut celui de M. John Pipe.

Seul, cette fois. M. John Pipe ne se dévergondait donc que le jour du Seigneur ? Mais puisqu’il se trouvait seul, Barbet, qui n’était plus de méchante humeur comme la veille, après l’avoir copieusement renseigné sur ses douleurs de ventre, Barbet, malicieux, demanda tout de suite :

— Miss Evelyn, dites-moi, va bien aujourd’hui ?

— Oh ! yes, reprit M. John Pipe avec un regard très pur. Je vous remercie. Ma fille est heureuse, étant d’un heureux sexe.

— Hein ! dit Barbet, c’est votre… Ah ! je…

Et, bêtement, il bredouilla encore :

— Votre fille… Oui, oui, oui… Et vous n’en avez pas d’autre ?…

— Aucune autre, dit M. John Pipe. Vous connaissez toutes mes filles en une.

Barbet s’embrouillait et devenait rouge d’avoir été si sot. Puis, il eut un fort ricanement et il dit avec vivacité : « Elle est charmante… seulement… j’étais si malade… J’ai été bien peu galant. J’aurais voulu… revoir miss Evelyn pour m’excuser. »

M. John Pipe répondit simplement :

— Oh ! je crois votre train est sur le première voie.

— Je l’ai trouvée tout à fait jolie, insista Barbet qui reprenait ses esprits. Et vous la couvez, dame…

— C’est que, vous voyez, elle rappelle sa charmante et jeune mère, que je perdis dans le fleur de ses jours, dit avec une douceur infinie M. John Pipe.

Puis, comme s’il se méfiait de la galanterie un peu indiscrète de ce Français, il ajouta vivement : « Dans votre train, je crois il faut prendre votre place. »

Il avait, ce matin-là, un chapeau gris perle, d’un ton délicat, sous lequel son teint bizarre rappelait le ton rougeâtre des briques. Barbet le regardait.

— Ne m’avez-vous pas dit, monsieur John Pipe, que le château d’Hampton-Court était en briques rouges ?

— Oh ! yes. Ma fille et moi avons été hier pour l’admirer encore. Grande belle chose. Nous sommes revenus remplis de tendresse et louant Dieu le Seigneur tout puissant.

— Mais, dit Barbet avec une ironie supérieure, ce n’est pas Dieu qui a fait Hampton-Court ?

— Yes, yes, car sans Dieu, mongsieur Bâbette, les hommes ne savent avoir aucun goût ni génie. Et c’est à cause que le génie habite votre pays que l’on a inscrit dessus vos pièces de monnaie les plus grosses que « Dieu protège le France ». Mongsieur Bâbette, avec chacun des Anglais, j’aime le France !

Ils longeaient tous deux le train, guettant dans les compartiments.

— Et moi, monsieur John Pipe, dit Barbet, avec tous les Français j’aime l’Angleterre !

Mais il avait un geste solennel, tandis que M. John Pipe était toujours ému.

— J’aime le France, reprit doucement M. John Pipe, car c’est le pays dans le monde le plus digne, vraiment, pour être aimé, mongsieur Bâbette. Oh ! il existe des peuples riches, en des tas de choses : les uns sont forts par le gymnastique ; d’autres, ils ont des religions avec bizarres Dieux que admire le voyageur ; d’autres, ils prospèrent par les industries ; certains ils sont courageux ; d’autres rêveurs. Mais le France, plus de tout ça qu’il possède pareil aux autres, il recherche d’être aimé, et il est malheureux à ne point l’être.

— Oh ! ça, très juste, dit Barbet, qui sentait sourdre en lui des sources d’affection ; le plus humble de nos poilus ne marche bien que si son officier l’aime.

— Et ainsi, continua M. John Pipe, nous, les Anglais, sommes des peuples supérieurs, mais vous, en France… vous êtes un peu supérieurs aux peuples les plus supérieurs… Mongsieur Bâbette, voici un bon coin… il faut vous montiez.

Barbet monta, mit son bagage, redescendit.

— Le France et le Angleterre, dit M. John Pipe, comme ils ignoraient l’un l’autre, n’est-il pas ! Le vie est courte ; nous faisons chacun nos affaires et le temps manque de connaître les des autres. Alors les Français disaient les Anglais perfides, et les Anglais ils croyaient tous les Français ils mangent des grenouilles trois fois un jour ! Oui, mongsieur Bâbette !

— Ah !… Comme tout cela est juste ! murmura encore Barbet, frappé cette fois de la lucidité et de la finesse du bonhomme.

Et à cette idée il rageait de n’avoir pas compris la veille que miss Evelyn était miss Pipe. En somme, avec son air de n’y pas toucher, l’autre lui avait joué un tour, et Barbet s’était tenu sur la réserve parce qu’il avait cru… Diable ! Il en serrait les poings !

Sans avoir l’air de deviner rien de ces pensées agitées et presque rancunières, M. John Pipe poursuivait, regardant Barbet avec des yeux de bon chien qui va se séparer d’un ami :

— Que je suis bien heureux, mongsieur Bâbette, vous avoir connu dans si tragique année ! Il faut nous continuions nous écrire, voulez-vous ? Et je veux lire les articles que vous faiserez sur le Angleterre.

— Je vous les enverrai, dit Barbet généreux.

Une seconde ils furent distraits par l’embarquement d’une douzaine de petites nurses, toutes jeunettes, bien laides et affreusement déguisées, avec des capelines en serge sèche et des chapeaux de paille à rubans tricolores, mais qui étaient touchantes aussi par le sentiment qui les animait. L’une d’entre elles avait ses vieux parents ; ils la reconduisaient ; ils essayaient de faire bonne contenance, par de pauvres sourires, autant de grimaces sans habileté ; tout à coup, la mère prit sa petite, qui était maigre, jaune et mal affublée, mais qu’elle trouvait sans doute pleine de gentillesse et de bon goût avec son cœur de mère qui l’avait élevée et embrassée pendant vingt ans, et lui donnant des baisers partout, faisant tomber son chapeau, bousculant sa figure en une minute de désespoir que sa retenue avait aggravé, elle lui dit à travers deux sanglots :

— Petite… je t’en supplie, ne te fais pas torpiller !

Et la petite promit :

— Maman, sois tranquille.

C’est le père qui les sépara. Il était aussi malheureux que sa femme, raide et rouge de chagrin, mais il ne pleurait pas, et il lui dit après avoir serré sa fille :

— Viens-t’en, ma bonne…

Il la prit par la main. Il marchait comme un automate ; la vieille se laissait tirer, se retournait, faisait des signes, et quand ils eurent disparu, Barbet et M. John Pipe virent la petite, monter dans son wagon, s’affaler sur la banquette et pleurer dans ses mains. Ses mains cachaient son pauvre laid visage, mais elle avait des mains blanches et jolies. M. John Pipe dit, la gorge serrée :

— Braves petites mains qui vont soigner des misérables ! Oh ! le guerre, mongsieur Bâbette, quel imbécile criminel, ce Fritz !

On fermait les portières. Barbet, en deux mots, exprima combien il était reconnaissant à ses hôtes britanniques de leur accueil exquis et il déclara à M. John Pipe qu’il était le digne père d’un fils tel que lui.

À ce rappel de son fils, M. John Pipe sauta :

— Oh ! je suis oubliant ! Le lettre… le lettre de mon bon humeuré garçon contenant le histoire si drôle !

Par bonheur, on chargeait encore des bagages dans le fourgon du train. M. John Pipe eut le temps de fouiller dans son portefeuille et cette fois, enfin. Barbet connut l’histoire impayable du jeune major James Pipe.

L’histoire se passe à Salonique. Des Anglais viennent de prendre une tranchée ennemie ; dedans ils trouvent des Boches et un bouc, qui doit venir des lignes turques et être là pour la boucherie ; enfin, de cette tranchée, il s’échappe une redoutable infection.

« Les Boches, écrivait donc James Pipe, ils étaient là, abrutis à force de canon ; le bouc il était là, mélancolique de son sort ; et l’infection, l’officier il disait c’était l’odeur naturelle des Boches, quand ses soldats ils croyaient c’est le bouc. Alors, après l’attaque, tout le monde prenant thé et tartines, ils discutèrent… »

M. John Pipe, qui lisait la prose du brave James, en était à ces mots, quand on entendit deux coups de sifflet. Le train partait-il ?

— Mongsieur Bâbette, dit M. John Pipe, montez vite, voulez-vous pas, et placez-vous dans le porte que je vous dise la fin de le histoire drôle de mon cher garçon. Pour voyager, cela donne toujours plaisir.

Barbet grimpa dans son wagon, et M. John Pipe, lisant son fils James, continua ainsi :

« Donc, l’officier il ordonna les hommes lui amener le bouc et les Boches afin on compare l’infection. Donc, on amène le bouc : l’officier tombe évanoui. Les soldats s’élancent, frottent, raniment ; durant ce temps on amène les Boches ; et alors… »

Le train resifflait et s’ébranlait.

« … alors, mongsieur Bâbette, c’est le bouc qui a évanoui ! »

Barbet, éclatant de rire, n’eut pas le temps de reprendre les mains de M. John Pipe, mais put lui crier, dans l’allégresse, avec tout son cœur cette fois :

— Que vous êtes charmant ! Remerciez votre fils ! Vive l’Angleterre !

Le train filait. M. John Pipe diminuait de taille, mais Barbet distinguait encore son bon sourire sur sa figure rouge brique, et M. John Pipe, tout ému, agitait les deux mains, tenant de l’une son chapeau gris perle, et de l’autre la lettre admirable de son délicieux garçon.