Le Major Pipe et son père/9

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Arthème Fayard et Cie (p. 271-281).

IX

— Zut ! se dit Barbet dans le train, dès qu’il eut quitté Londres, j’ai oublié de demander à Monsieur John Pipe si les Écossais ont vraiment une petite culotte sous leur robe.

Mais il se consola par cette pensée que les Anglais ne savent pas toujours répondre aux renseignements qu’on postule d’eux… Le Deutschland… il revenait sans aucune précision au sujet du Deutschland !

Sur le bateau qui le ramena à Boulogne-sur-Mer, il posa de nouveau la question à un officier qu’il crut entendre parler le français, mais cette fois il ne sembla même pas compris. Aussi fut-il vraiment heureux lorsque, rentré dans son cher pays de France, roulant en chemin de fer et pour passer le temps contant sa tournée à ses compagnons de voyage, il entendit un important monsieur décoré lui dire :

— Mais, monsieur, le Deutschland, il n’est nul besoin d’être Anglais ni grand clerc pour savoir ce qu’il en est advenu ! Je suis des docks de Boulogne, et par un concours de circonstances que je ne puis détailler, je connais exactement le sort tragi-comique de ce sale sous-marin boche. Voulez-vous l’histoire ? Le Deutschland a parfaitement réussi, comme on nous l’a dit, à rentrer dans les eaux de Hambourg. Seulement, sans être vu, un sous-marin anglais a réussi également à le suivre. Les Boches, heureux de retrouver leur canaille de bateau, ont voulu fêter son retour ; toutes les fanfares de la ville sont donc venues, monsieur, dans de petits canots, le saluer, l’entourer, l’inonder d’harmonie, et c’est alors qu’au beau milieu de la fête, le sous-marin anglais, avec l’humour qui caractérise cette nation, a envoyé une bonne torpille, en sorte que tout a sauté, Deutschland et fanfares !

— Ça, par exemple ! fit Barbet transporté.

Il retrouvait, enfin, les bonnes histoires de son pays.

— Et je vous garantis les détails authentiques, se crut obligé d’ajouter le monsieur des docks en se caressant la barbe.

Sitôt à Paris, ce fut la première histoire que Barbet conta sur l’Angleterre. Sa femme y trouva un parfum bien britannique.

Ah ! sa femme ! Elle l’attendait à la gare, le mangea des yeux, fourragea dans sa valise.

— Mais on sont tes notes, dis-moi ? Je ne trouve que du linge sale ?

Il reprit gravement :

— Ma chère, tu ne sais pas la vie que j’ai menée. Tu te figures qu’on a le temps de prendre des notes… Sans compter que j’ai horreur de ça… c’est bon pour les petites choses… Ce que je viens de voir et de vivre demande à être traité largement ! Je n’ai pas envie de m’enfermer dans mon bureau ; j’ai besoin de grand air. Veux-tu venir au café ? Je vais commencer à te raconter… Commencer seulement, car j’en ai pour huit jours. Ah ! ma pauvre amie, que je suis las, mais que c’est bien !

— Les Anglais ?

— Peuple admirable !

— N’est-ce pas ?

— Quelle force, quelle volonté !

— Alors, vingt articles ?

— Ça, nous verrons… il faut que tout se classe, se tasse, se masse.

Elle le prit par le bras, et, souriant :

— Je ne te les demande pas pour ce soir !

Il dit avec une rancœur subite :

— Le patron, lui, est capable de me les demander.

Et dans cette phrase il y avait toute la mauvaise humeur du journaliste, qui, quatre-vingt-quinze fois sur cent, n’est qu’un pauvre avocat condamné à écrire, et qui souffre, et se rebiffe, et marmonne, chaque fois qu’il ne peut plus remettre à la semaine suivante et qu’il lui faut irrévocablement prendre le porte-plume. Journaliste, c’est-à-dire homme qui parle tout le jour, mais qui est torturé par l’écriture. Pourtant, il savait deux très bonnes histoires, faciles à raconter et dont il pouvait faire de la copie instantanée : le bouc et le Deutschland, — deux histoires à effet, ce qu’il faut au public.

— Tiens, dit-il à sa femme, nous irons au café tout à l’heure. Filons d’abord au journal, voir le patron. Tu monteras, je vais te présenter et lui soumettre deux premières idées que j’ai. Tu vas voir : elles ne sont pas mal.

Elle accepta avec des yeux brillants. Il la traitait comme il ne l’avait jamais fait encore. Elle le sentait l’homme du jour, l’homme qui sait des choses, qui va les dire dans un grand quotidien et qui doit pouvoir entrer chez le patron quand il veut, comme il veut, y amenant qui il veut.

Malheureusement, ils attendirent trois quarts d’heure dans l’antichambre.

Au bout de ce temps, ils trouvèrent un homme maussade et pressé, qui ne regarda même pas Mme Barbet et qui accueillit son rédacteur comme s’il l’avait vu le matin même.

— Vous avez quelque chose d’urgent à me dire, mon cher ?

Et pour accompagner le ton bref, la main tremblotait, impatiente.

— Patron, dit Barbet, je reviens d’Angleterre.

— Avec des articles ?

— Patron, balbutia Barbet, il y a mille choses à faire…

— Lesquelles ?

— Ah ! patron, d’abord… je voudrais vous soumettre une ou deux idées que j’ai, et qui…

— Est-ce long ?

— Non, patron. Voici : je crois, n’est-ce pas, que le journalisme c’est de l’imagerie ; j’entends, il faut frapper l’imagination ; aussi j’ai rapporté deux choses typiques…

— Vite, mon cher, j’ai un rendez-vous.

— Patron, la première se passe dans les tranchées de Salonique. Les Anglais trouvent des Boches et un bouc…

— L’histoire du bouc qui s’évanouit ?

— Vous la connaissez ?

— Mon cher, elle a été dans dix journaux amusants !

— Pas possible ? Quand donc ?

— Elle a couru tout Paris, et vous allez la dénicher à Londres !

— Permettez, patron.

— Mon cher, je n’ai que deux minutes. Seconde histoire ?

— Patron, si vous êtes pressé…

— Dites.

— Celle-là, patron, est sérieuse. C’est un récit de guerre à la manière anglaise.

— Allons, dites !

— Vous savez, patron, que le Deutschland est rentré dans les eaux allemandes : nous avons même été les premiers à donner la nouvelle…

— Et ce n’était pas vrai !

— Ah ! Pardon ! Et il a coulé, patron ! Une torpille anglaise l’a coulé en plein port de Hambourg, alors que…

— Qu’est-ce que vous me chantez là ! L’histoire de la fanfare ?

— Vous la connaissez aussi ?

— Oh ! celle-là, mon vieux, il ne faut pas me la faire, non, parce que celle-là, c’est moi qui l’ai lancée !

— Vous ?

— Au revoir, Barbet, écrivez des articles sérieux, mon brave, croyez-moi : vous n’êtes pas fait pour le comique. Puisque vous revenez d’Angleterre, vous devez savoir le nombre de leurs sous-marins, combien ils fabriquent d’obus par jour, ce qu’ils ont exactement de soldats dans leurs camps ; et c’est ça qui intéresse le public, des chiffres, des chiffres exacts, puisés à bonne source. Vous les avez dans vos bagages ? Sortez-les, mon cher. Et là-dessus, je m’en vais… Ah !… une petite remarque : vous savez que nous ne sommes plus qu’à deux pages quatre fois par semaine ; crise du papier, publicité fichue, alors il faut se réduire. À combien étiez-vous ?

— Heu… Cent francs, patron.

— Je suis obligé de vous mettre à soixante-quinze. Vous vous rattraperez en faisant plus d’articles. Je ne vous promets pas de les faire passer, mais… faites toujours, qu’on ait de l’avance. Et puis pas de littérature, hein, des faits. Au revoir, Barbet !

Il ne salua même pas madame, et Barbet attendit qu’il eût disparu pour dire :

— Quelle brute !

Il croisa les bras, indigné. Sa femme, encore étourdie, avait besoin d’un temps pour rassembler ses esprits. Ils sortirent.

— Filons au café, dit Barbet d’une voix tragique. J’ai soif.

Ils s’installèrent à une terrasse.

Quand ils eurent deux consommations, Barbet, devant sa femme devenue muette, commença de taper la table du poing, de souiller avec son nez et de monologuer en ces termes :

— C’est tout de moine nauséabond, le journalisme ! Enfin, tu as vu : voilà nos directeurs ! Des goujats ! Hommes d’affaires, agents de publicité, marchands de soupe ! Ça n’a ni goût ni âme, ça résout tout en chiffres : il s’est trahi lui-même ! Et surtout ça tue tout ce qu’on a de noble et de pittoresque en soi. Là-bas j’ai vu les choses les plus étonnantes du monde. Ce sont des gens… je cherche le mot… nous n’avons pas ce mot… Alors, ce que veut ce mufle, c’est que je parle d’eux froidement, que je rogne à la fois mes ailes et les leurs !… Eh bien ça, jamais ! Je m’en irai, je quitterai cette sale boîte…

— Ah ! je ne sais que te répondre, soupira timidement madame Barbet.

— Si je te racontais, continua-t-il, enflammé, comment j’ai été reçu !

— Oui. Qui t’a reçu ?

— Tout le monde : des officiers, des marins, des ministres ! Et c’est un peuple, on ne sait rien de lui, comme il ne savait rien de nous ; il croyait que nous mangions des grenouilles !

— Oh ?

— Je le tiens d’un ministre ; c’est une indication grave. Or ils m’ont mené voir tout : flotte, armée, usines et front. On ne peut pas supposer ; on ne peut même pas espérer avec des articles…

— Quel malheur, interrompit alors madame Barbet, nerveuse, de trouver des crétins pareils !

— Mais patience ! dit Barbet, affectant soudain le calme. On sait que j’ai vu et bien vu, on veut m’étouffer. Nous vivons dans un pays…

— Chut… il y a un monsieur qui t’écoute, à droite.

— Je m’en fiche !… Un pays ignorant et qui ne veut pas qu’on l’éclaire — jaloux, et qui veut être seul à l’honneur. Les Anglais, on était content de les avoir quand on appelait : « Au secours ! » ; maintenant, ils gênent : on trouve qu’ils en font trop, qu’ils vont tout récolter. Alors on dit : « Oui, ils sont admirables », puis on passe vite, de peur de savoir à quel point, et… Eh bien ! moi, je tiendrai tête !

Le garçon rôdait autour des tables. Il lui lança cette phrase-là dans le nez ; puis il paya, prit sa femme par le bras et sur le boulevard, parmi les gens qui circulaient, il se sentit un homme fort, décidé, tenace.

— Je dirai ce que j’ai vu. Je m’adresserai à des feuilles indépendantes.

Madame Barbet était triste.

— Y en a-t-il ?

Alors, il eut un geste superbe, un geste de publiciste qui commence à plaider, comme si tous ses lecteurs étaient là pour l’entendre, mais qui s’en tient au préambule de la plaidoirie et qui, s’étourdissant, oublie toute la peine qu’il aura ensuite à accoucher de vraies idées, à les classer et à les présenter. N’importe. Il était beau d’inconscience, si fier de son voyage et si ignorant de lui-même, quand il répondit :

— S’il n’y en a pas, nous reprendrons le train, ma chère — à deux cette fois — train et bateau, et nous irons vivre en Angleterre, parce que ça, c’est un pays ! avec ce qu’on peut appeler des hommes ! et là-bas, moi, je n’aurai pas peur de leur dire à eux-mêmes qu’ils sont étonnants !


1917.

FIN