Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 1

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Traduction par Henry Egmont.
Le MajoratBéthune et Plon, Éditeurs2 (p. 193-209).
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NON LOIN des bords de la mer Baltique est situé le vieux château seigneurial des barons de R*** qu’on appelle R....sitten. La contrée qui l’entoure est déserte et sauvage. À peine voit-on verdir par-ci par-là quelques brins d’herbe au milieu de cette plage couverte de sable amoncelé ; à la place d’un jardin d’agrément, tel qu’il s’en trouve de contigu partout ailleurs à une habitation de ce genre, un mur nu, élevé du côté des terres, sert d’appui à un méchant bois de pins attristé d’un deuil éternel. Jamais sa sombre verdure ne revêtit la robe émaillée du printemps ; et ses échos, au lieu de résonner des joyeux concerts des petits oiseaux célébrant leurs plaisirs au lever de l’aurore, ne sont frappés que du croassement sinistre des corbeaux, et des cris de la mouette précurseurs de l’orage.

À la distance d’un quart d’heure de marche, la nature offre un aspect complètement différent. On se trouve subitement transporté, comme par un coup de baguette magique, au milieu de prés verdoyants, de bosquets fleuris et d’un ravissant paysage. On découvre alors un village riche et spacieux et l’habitation confortable de l’intendant-économe. À l’extrémité d’un petit bois d’aunes, on distingue les fondations d’un vaste château, qu’un des anciens seigneurs avait entrepris de construire ; mais ses successeurs, séjournant en Courlande dans un autre domaine, avaient laissé l’édifice inachevé, et le baron Roderich de R***, quoiqu’il fût venu habiter de nouveau le château patrimonial, ne s’était pas davantage occupé de cette réédification, parce que l’isolement du vieux manoir était bien plus conforme à son caractère sombre et mélancolique. Il fit réparer, au contraire, l’ancien bâtiment tout délabré, pour s’y confiner en compagnie d’un vieux maitre d’hôtel morose et d’un très petit nombre de domestiques. Rarement il se montrait au village ; mais en revanche, il parcourait fréquemment, tantôt à pied, tantôt à cheval, le rivage voisin, et plus d’une personne prétendait l’avoir souvent aperçu de loin couvert de l’écume des flots ou paraissant écouter le bruissement sourd et le sifflement des vagues brisées par les récifs, comme s’il eût conversé lui-même avec le suprême génie de la mer.

Sur l’ancienne tour de garde, il avait fait établir un cabinet d’observations astronomiques garni de télescopes et de tous les appareils nécessaires. De là, pendant le jour, il prenait plaisir à suivre la marche des navires, qui souvent passaient à l’horizon en déployant, comme des oiseaux de mer, leurs ailes blanchâtres, et il consacrait les nuits les mieux étoilées à des travaux astrologiques, dans lesquels l’assistait le vieux majordome. Tant qu’il vécut, du reste, il passa généralement pour être adonné aux sciences occultes et à la prétendue magie noire, et le bruit courait qu’il avait été expulsé de Courlande par suite d’une opération cabalistique avortée, mais qui avait lésé de la manière la plus grave des membres d’une famille princière.

En effet, la moindre allusion, relative à son séjour dans cette province, lui causait une sorte de terreur. Mais lui attribuait exclusivement ses anciens malheurs et toute la fatalité de sa destinée à l’abandon du château de ses pères, dont il faisait un crime à ses prédécesseurs. Or, pour rattacher au moins désormais le chef de la famille a cette propriété provenant de leur souche, il la constitua en majorat, avec l’agrément du prince, qui confirma l’acte d’autant plus volontiers que cela inféodait à la province une famille illustrée par ses vertus chevaleresques, et dont plusieurs branches déjà se propageaient à l’étranger.

Toutefois ni le seigneur Hubert, fils de ce Roderich, ni le possesseur actuel du majorat, nommé aussi Roderich comme son grand-père, ne résidèrent à son exemple dans le château de R....sitten, et tous deux vécurent en Courlande. Il y avait lien de croire que la morne solitude de ce séjour leur répugnait, à eux plus gais et plus enclins à jouir de la vie que leur aïeul atrabilaire.

Le baron Roderich s’était chargé du logement et de l’entretien au château de deux sœurs de son père, deux vieilles demoiselles si médiocrement pourvues qu’elles vivaient presque dans l’indigence. Elles occupaient, avec une vieille domestique attachée à leur service, une des petites ailes du château. Le cuisinier avait au rez-de-chaussée un grand logement voisin de la cuisine, et, en outre, l’étage supérieur était encore habité par un vieux chasseur podagre et décrépit, qui faisait en même temps l’office de concierge. Le reste des gens de service demeurait au village avec l’intendant.

Seulement, vers la fin de l’automne, à l’approche des premiers frimas, à l’époque de la chasse aux loups et aux sangliers, le château voyait tout-à-coup s’animer son intérieur, et sa solitude se peupler. Alors, le baron Roderich venait de la Courlande avec sa femme, ses parents, ses amis, aceompagné d’une suite nombreuse et d’un grand train de chasse. La noblesse des environs, et même les amateurs de chasse de la ville voisine se rendaient aussi à R....sitten. À peine le bâtiment principal et ses dépendances pouvaient-ils contenir la foule des hôtes ; tous les poêles, toutes les cheminées étincelaient de feux bien alimentés, le tourne-broche gémissait du matin au soir, les escaliers retentissaient sans cesse des pas des allants et venants, tant maîtres que valets, tous empressés et joyeux ; là résonnaient le bruit des coupes entrechoquées et les gais refrains des chasseurs, là une musique animée présidait aux plaisirs de la danse : partout enfin éclataient les rires et la joie, elle château ressemblait ainsi, durant un mois ou six semaines, plutôt à une vaste auberge de grande route bien achalandée qu’à la demeure attitrée d’un noble seigneur.

Le baron Roderich profitait de ce séjour passager pour consacrer le plus de temps qu’il pouvait aux affaires sérieuses, en se dérobant au tumulte de sa société, et pour s’acquitter des devoirs imposés au titulaire du majorat. Non seulement il se faisait rendre un compte exact des revenus, mais il discutait aussi chaque proposition tendant à l’amélioration des choses, et accueillait, de la part de ses vassaux, les moindres réclamations, s’efforçant de faire droit à chacun, et de tout accommoder le mieux possible suivant la raison et l’équité. Il était loyalement secondé dans cette tâche délicate par le vieux avocat V., qui tenait sa charge, de père en fils, comme justicier des domaines de cette province, et qui d’ordinaire partait huit jours avant le temps fixé pour l’arrivée du baron sur les terres du majorat.

L’année 179… avait ramené l’époque du voyage pour R....sitten. Tout vaillant qu’il fût encore, le vieillard septuagénaire pensa qu’une main auxiliaire ne lui serait pas superflue. Un jour, comme en plaisantant, il me dit : « Cousin ! (j’étais son petit neveu, mais il m’appelait ainsi à cause de la conformité de nos prénoms,) cousin, il me semble que je ne ferais pas mal d’exposer un peu tes oreilles au vent glacé de la mer, et que tu devrais m’accompagner à R....sitten. Outre que tu peux m’être d’un grand secours pour expédier des affaires quelquefois difficultueuses, cela te donnerait l’occasion de faire l’épreuve de la vie sauvage d’un chasseur ; et nous verrions si, après avoir rédigé correctement un protocole juridique, tu ferais bonne contenance devant une bête fauve à l’œil étincelant, telle qu’un loup velu et formidable ou bien un sanglier vorace, et si tu saurais bien les mettre à bas d’un bon coup de fusil. »

Je n’avais pas besoin d’avoir entendu tant de merveilleux récits des joyeuses parties de chasse de R....sitten, ni même d’affectionner de toute mon âme non bon et vieux grand-oncle, pour être enchanté de sa proposition de m’emmener avec lui. Déjà passablement exercé dans le genre d’affaires dont il s’occupait, je lui promis de lui épargner, avec un zèle soutenu, toutes les peines à sa charge, et le lendemain, assis dans sa voiture, enveloppés de fourrures bien chaudes, nous avancions rapidement vers R....sitten, au milieu d’une neige battante, prélude d’un rigoureux hiver.

Pendant la route, le vieillard me raconta beaucoup de choses singulières sur le baron Roderich, le créateur du majorat, qui l’avait choisi, malgré sa jeunesse, pour justicier et l’avait nommé son exécuteur testamentaire. Il me parla du caractère sauvage et des goûts austères du vieux seigneur, lesquels paraissaient s’être transmis à ses héritiers ; car cette ressemblance devenait d’année en année plus frappante dans le propriétaire actuel du majorat, qu’il me disait avoir connu pour un jeune homme fort doux et même délicat. Du reste, il me recommanda de me comporter hardiment et sans façon, si je voulais avoir quelque valeur aux yeux du baron. Et puis il finit par me décrire le logement qu’il s’était choisi, une fois pour toutes, au château, parce qu’il était chaud, commode, et assez écarté pour pouvoir s’isoler au besoin de la foule bruyante des hôtes inspirés par le plaisir. Ce logement était situé tout près de la grande salle d’audience, dans une aile en retour, vis-à-vis celle où demeuraient les vieilles demoiselles, et se composait de deux petites pièces garnies d’épaisses tapisseries, qu’il trouvait chaque année disposées d’avance pour le recevoir.

Enfin, après un voyage rapide mais fatigant, nous arrivâmes au milieu de la nuit à R....sitten. Nous traversâmes d’abord le village, c’était un jour de dimanche, et l’auberge retentissait du bruit de la musique et de joyeux ébats. La maison de l’intendant était éclairée de haut en bas, et l’on y entendait aussi chanter et danser. Ce constraste nous fit paraître encore plus effroyable le chemin désert et sombre qui nous restait à parcourir. Le vent de la mer s’engouffrait avec des sifflements aigus dans la forêt de pins, et ceux-ci, comme réveillés d’un sommeil magique et profond, y répondaient par de lamentables murmures. Un vaste fond de neige faisait ressortir la noirceur et la nudité des murs du vieux manoir, et nous nous arrêtâmes devant sa grande porte close.

Mais en vain retentirent nos cris, nos heurts et les coups de fouet du postillon : il ne parut pas une seule lumière à travers les fenêtres, et l’on eut dit que tout était mort dans le château. Mon grand-oncle criait d’une voix tonnante : « Franz ! Franz ! où êtes-vous ? — Par le diable, levez-vous donc ! nous gelons ici à la porte : la neige nous fouette dans le visage jusqu’au sang. — Remuez-vous donc ! au diable !… » Un chien de basse-cour commença alors à aboyer piteusement, et nous vimes une lumière vacillante apparaître au rez-de-chaussée. Les clefs furent mises en jeu, et bientôt la grande porte massive s’ouvrit devant nous. « Eh ! monsieur le justicier, soyez le bienvenu ! surtout par l’affreux temps qu’il fait : soyez le bien-venu ! » Ainsi s’écria le vieux Franz en élevant en l’air sa lanterne, de sorte que la lumière éclairait en plein son visage ridé, auquel un rire forcé ajoutait une expression de laideur risible. La voiture entra dans la cour, nous en descendîmes, et c’est alors seulement que je pus distinguer complètement les traits du vieux domestique, étrangement affublé d’une livrée antique beaucoup trop large et galonnée en tout sens de cordonnets entrelacés. Quelques boucles de cheveux éparses garnissaient le haut de son front large et blanc. Le hâle avait bruni le bas du visage du vieux chasseur, et, malgré l’extrême tension des muscles qui donnait presque à sa figure l’apparence grotesque d’un masque, cependant la bonhomie un peu niaise qui résidait dans son regard et le tour de la bouche compensait tout cela.

« Eh bien ! mon vieux Franz, lui dit mon grand-oncle, tandis qu’il secouait dans l’antichambre la neige appliquée sur ses fourrures, les lits sont-ils préparés là-haut ? y a-t-on fait grand feu hier et aujourd’hui ? — Non, répondit Franz fort tranquillement, non, mon très cher monsieur le justicier, rien de cela n’est fait. — Mon Dieu ! reprit mon grand-oncle, j’ai pourtant écrit assez à temps, et j’arrive comme toujours à l’époque fixée. Puis-je rester à présent dans des chambres froides comme la glace ? C’est une sottise ! — Oui, mon très cher monsieur le justicier, repartit Franz, en ôtant très attentivement avec les mouchettes un lumignon qui gâtait la chandelle et l’écrasant avec le pied, tout cela, voyez-vous, le feu allumé surtout, n’aurait pas servi à grand’chose, car le vent et la neige font trop bien rage à travers les carreaux cassés pour…

— Comment ! interrompit mon grand-oncle, en rejetant de côté les pans de sa pelisse, et posant les deux poings contre ses hanches, les vitres sont cassées, et vous, le gardien du château, vous n’avez rien fait réparer ? — Oui, mon digne monsieur le justicier, continua le vieux tranquillement et posément, on ne peut pas songer à cela, à cause d’un amas de pierres et de décombres qui embarrasse la chambre. — Mais, mille tonnerres du ciel ! s’écria mon grand-oncle ébahi, comment donc ma chambre est-elle pleine de pierres et de décombres ?…

— À votre constant et joyeux bien-être, mon jeune maître ! » me dit le vieillard en s’inclinant poliment vers moi, comme je venais d’éternuer ; puis il reprit aussitôt : « Ce sont les pierres et le ciment du mur mitoyen démoli par suite de la grande secousse. — Avez-vous donc eu un tremblement de terre ? répliqua mon grand-oncle avec emportement. — Non, vraiment, mon très-digne monsieur le justicier, répondit le vieux avec un doux et franc sourire, mais il y a trois jours que le plafond massif et lambrissé de la salle d’audience s’est écroulé avec un fracas terrible.

— Que le… ! » Mon grand-oncle, dans le transport de la colère, allait proférer un énorme jurement. Mais, la main droite levée en l’air, et de la gauche relevant sur son front sa casquette de renard, il s’arrêta tout court, et se tournant vers moi, avec un éclat de rire, il me dit : « Ma foi ! cousin, il vaut mieux nous taire. Nous n’avons que faire d’interroger davantage ; car on nous apprendrait, sans doute, encore de plus grands malheurs, et tout le château pourrait bien à la fin s’écrouler sur nos têtes.

» Mais, reprit-il, en s’adressant au vieux, Franz ! ne pouviez-vous pas avoir l’esprit de nous préparer et de nous chauffer une autre chambre ? ne pouviez-vous pas aussi faire arranger à la hâte une salle quelconque du corps de logis principal pour les jours des plaids ? — Tout cela est déjà fait, » répondit le vieux ; en même temps, il nous indiqua complaisamment l’escalier, et commença à y monter luimême. Mon grand-oncle le suivit, et il répétait derrière lui : « Mais voyez donc le drôle de corps !… »

Nous traversâmes de longs et hauts corridors, et la lumière vacillante que portait Franz jetait de singulières clartés dans l’épaisseur des ténèbres. Les formes vagues des chapiteaux, des piliers et des arceaux apparaissaient comme suspendues, çà et là, dans les airs. Pareilles à de sombres géants, nos ombres avançaient à nos côtés, et les images fantasques, qui couvraient les murs contre lesquels nous passions, avaient l’air de s’agiter et de trembler, et je croyais les entendre chuchoter d’une voix sourde au retentissement de notre marche : « Ne nous réveillez pas, ne nous réveillez pas, nous, peuple de magie, nous qui dormons sous ces vieilles pierres ! » Enfin, après avoir traversé une longue suite d’appartements froids et sombres, François nous ouvrit un salon, où pétillait un feu ardent de cheminée, qui nous accueillit, comme d’un joyeux salut, ainsi que des hôtes familiers.

Cet aspect me mit aussitôt en belle humeur. Mais mon grand-oncle s’arrêta au milieu de la salle, et, promenant ses regards à l’entour, dit d’un ton grave et presque solennel : « C’est donc cette pièce qui doit servir de salle d’audience ? » Franz avança vers le fond de la salle, et je vis alors sur la brune et large muraille une place blanchâtre de la grandeur d’une porte. « On y a déjà rendu des arrêts peut-être ? dit Franz d’une voix basse et contristée. — Que vous passe-t-il donc dans l’esprit ? s’écria brusquement mon grand-oncle, en se débarrassant de sa pelisse et s’approchant de la cheminée. — Oh ! cela m’est venu comme ça !… » répondit Franz, et il alla ouvrir une chambre voisine où tout avait été préparé en secret pour notre réception.

Bientôt une table fut complètement dressée devant la cheminée, et le vieux nous servit plusieurs mets très bien apprêtés, qui furent suivis, à notre vive satisfaction, d’un grand bol de punch préparé suivant la véritable recette des pays du Nord. Mon grand-oncle, fatigué du voyage, n’eut pas plus tôt fini de souper qu’il gagna son lit. Pour moi, la nouveauté de ma position, la singularité du lieu, et l’effet du punch avaient excité trop fortement mes esprits pour me permettre de songer au sommeil. Franz desservit la table, couvrit à demi le feu de la cheminée, et prit congé de moi avec de gracieuses salutations.

Alors je me trouvai seul assis dans cette vaste Salle des Chevaliers. La neige avait cessé de tomber, et l’orage était calmé. Le ciel était pur et la pleine lune, rayonnant à travers les larges arceaux, jetait une lueur magique dans tous les coins obscurs où se perdaient les pâles reflets du feu et de mes bougies. Tels qu’il s’en trouve encore aujourd’hui dans quelques vieux châteaux, les murs et le plafond de cette salle étaient bizarrement décorés à la manière gothique, les murs de lambris massifs et le plafond de ciselures dorées ou peintes, servant à encadrer des tableaux fantastiques. Sur ces tableaux, représentant pour la plupart les scènes tumultueuses et sanglantes des chasses aux loups et aux ours, envoyait saillir des têtes d’hommes et d’animaux sculptées et adaptées aux corps peints, ce qui produisait, surtout aux lueurs tremblantes du feu et de la lune, une illusion étrange et effrayante.

Entre ces tableaux étaient intercalés des portraits de grandeur naturelle de cavaliers équipés pour la chasse, et qui représentaient, sans doute, des ancêtres de la famille grands amateurs de ce plaisir. Tout au reste, peintures et lambris, portait dans sa couleur rembrunie l’empreinte de la vétusté, ce qui faisait ressortir d’autant plus la place blanche et nue sur le mur où s’ouvraient les deux portes de communication avec les chambres voisines. Je ne tardai pas à reconnaître qu’il devait y avoir eu autrefois à cette place une porte, murée plus tard, et que ce pan de mur neuf ne choquait autant les yeux que par l’absence des ornements qui surchargeaient les autres parties ; car on n’y avait même pas appliqué une couche de peinture.

Qui n’a pas éprouvé l’impression profonde que peut causer l’aspect d’un lieu extraordinaire et romantique ? L’imagination même la plus lourde et la plus paresseuse s’exalte au milieu d’une vallée ceinte de montagnes pittoresques, ou dans le sombre intérieur d’une église, et ressent l’émotion de certains pressentiments inconnus. Ajoutez à cela que j’avais vingt ans, et que j’avais bu plusieurs verres d’un punch très fort : on concevra facilement que je fusse dominé dans ma Salle des Chevaliers par uue préoccupation d’esprit, telle que je n’en avais jamais ressenti. Que l’on s’imagine le calme profond de la nuit, au sein duquel le sourd bruissement des flots et le murmure plaintif de la bise ressemblaient aux accords étranges d’un orgue gigantesque touché par des esprits aériens ; qu’on se figure encore les nuages se poursuivant d’une course rapide et qui parfois, recevant de la lune une transparence lumineuse, semblaient regarder, comme des géants ailés, à travers les arceaux des fenêtres : ne devais-je pas être pénétré d’un léger frisson, comme si un monde invisible et fantastique m’eût été révélé et manifesté.

Toutefois ce sentiment ressemblait plutôt à l’émotion qu’inspire une histoire de revenants vivement colorée, et qu’on trouve du charme à entendre raconter. Avec cela il me vint à l’idée que je ne saurais lire dans une meilleure disposition d’esprit le livre que je portais dans ma poche, à l’exemple de tous les jeunes gens d’alors tant soit peu enclins aux idées romanesques : c’était le Visionnaire de Schiller.

Je me mis donc à lire, et plus je lisais, plus je sentais s’échauffer mon imagination. J’arrivai à ce récit, que distingue une puissance si magique d’entrainement, de la noce célébrée chez le comte de V***. Justement à l’endroit où l’auteur fait paraître la figure ensanglantée de Jéronimo, la porte de l’antichambre s’ouvre avec fracas !… Saisi d’effroi, je bondis sur mon siége, et le livre tombe de mes mains. — Mais tout rentre dans le silence au moment même et j’ai honte de ma peur enfantine ! Il se peut que la porte ait été ouverte par un courant d’air ou autrement. — Mon esprit trop exalté transforme les accidents les plus naturels en apparitions merveilleuses. — Ce n’est rien.

Rassuré de la sorte, je ramasse mon livre et je me rejette dans le fauteuil. Alors j’entends des pas légers et mesurés traverser lentement le salon, on gémit, on soupire par intervalles, et ces soupirs plaintifs accusent une douleur inconsolable et le plus profond désespoir. — Ah ! c’est quelque animal souffreteux enfermé à l’étage de dessous. On connait ces illusions acoustiques de la nuit qui rapprochent les sons produits à certaines distances. Comment se laisser intimider par si peu de chose ? — C’est ainsi que je me raisonnais moi-même ; mais voici que l’on gratte à l’endroit nouvellement muré, et des gémissements plus profonds et plus lamentables semblent être arrachés aux angoisses d’une horrible agonie.

« Oui, sans doute, me dis-je, c’est un pauvre animal enfermé là. Je n’ai qu’à frapper violemment du pied sur le plancher, et tout redeviendra tranquille, ou bien la bête avertie poussera d’autres cris auxquels je devrai facilement la reconnaitre. » Telle était ma volonté intime : mais déjà le sang était arrêté dans mes veines ; les membres raidis et le front baigné d’une sueur froide, je reste cloué sur le fauteuil, incapable de me lever, et encore moins d’appeler. À la fin le grattement effroyable cesse, et le bruit de pas dans la salle se fait entendre de nouveau. — La vie et le mouvement se réveillent soudainement en moi, je me lève et j’avance vivement de quelques pas. Mais là, je sens un courant d’air plus froid que la glace traverser la salle : au même instant, la lune projette un clair rayon sur un grand portrait d’homme d’une physionomie austère et presque terrible, et, comme un conseil donné par des voix faibles mais amicales, j’entends distinctement, au milieu du mugissement des vagues courroucées et malgré les sifflements aigus de l’aquilon, prononcer ces paroles : « Pas plus loin : — arrête-toi ! Sinon tu tombes sous l’empire des affreux mystères du monde invisible ! » Alors la porte est refermée avec autant de violence qu’auparavant, et je distingue parfaitement le bruit des pas dans l’antichambre ; on descend l’escalier, la grande porte du château s’ouvre avec fracas el puis se referme. En même temps il me semble qu’on fait sortir un cheval de l’écurie et qu’on l’y ramène au bout de quelques moments. — Et puis tout rentre dans le silence…

En cet instant, j’entendis mon grand-oncle soupirer et gémir avec anxièté dans la chambre voisine ; je retrouvai toute ma connaissance, je saisis le flambeau et j’entrai. Le vieillard paraissait se débattre contre l’oppression d’un songe pénible. « Réveillez-vous, réveillez-vous ! » m’écriai-je à haute voix en le prenant doucement par la main et en approchant de son visage la bougie allumée. Le vieillard se souleva avec un cri étouffé, et, me regardant fixement d’un air soulagé, il me dit : « Tu asbien fait, cousin, de m’avoir réveillé. Ah ! je faisais un mauvais rêve ! et c’est uniquement à cause de ce logement et de cette salle ; je n’ai pu m’empêcher de me souvenir du passé, et de bien des choses dont ces lieux ont été témoins. Mais à présent il faut bravement se rendormir. »

En disant cela, le vieillard s’enveloppa de sa couverture et parut s’assoupir immédiatement. Mais, lorsque j’eus éteint les lumières et que je me fus aussi mis au lit, j’entendis mon grand-oncle murmurer tout bas des prières.


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