Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 4

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Chapitre III Le Majorat Chapitre V



IV


En présence du monde la baronne ne m’adressait que de temps en temps quelques paroles bienveillantes ; mais il ne se passait presque pas de soirée sans qu’un messager de mademoiselle Adelheid ne vint en secret me mander auprès de sa maitresse, Nous en vînmes bientôt à entremêler à la musique des conversations variées ; et quand la baronne et moi nous commencions à nous perdre dans des abstractions sentimentales, dans des songes romanesques, mademoiselle Adelheid nous interrompait tout à coup par des plaisanteries triviales et burlesques, quoique son âge dût faire paraître étrange dans sa bouche cet excès de jovialité et d’enfantillage.

Toutefois, à maint et maint témoignage, je dus reconnaître, en effet, qu’ainsi que son regard me l’avait fait pressentir à la première vue, Séraphine nourrissait au fond de l’âme un germe de deuil et de fatalité. Alors je crus plus que jamais à l’influence des sombres revenants du château. J’avais l’esprit frappé d’un événement horrible que recélait le passé, ou que dévoilerait l’avenir. — Combien de fois je fus tenté d’instruire Séraphine de ce que j’avais appris touchant l’invisible démon, et comment mon grand-oncle rayait banni, sans doute pour toujours, de la Salle des Chevaliers. Mais une crainte indéfinissable tenait ma langue enchaînée chaque fois que je voulais prendre la parole.

Un jour la baronne ne parut pas au dîner ; elle était, disait-on, légèrement indisposée et ne pouvait pas quitter sa chambre. Quelqu’un demanda avec intérêt au baron si le mal de sa femme présentait quelque danger. Alors il sourit d’un air sardonique comme pour exprimer une amère raillerie, et répondit : « Non, ce n’est rien qu’un léger enrouement produit par le souffle un peu âpre de la mer qui ne souffre ici, une fois pour toutes, que les fiers halloh des chasseurs, et ne pardonne pas à la mollesse des voix langoureuses ! » — À ces mots, le baron, vis-à-vis de qui je me trouvais placé, me lança un coup-d’œil perçant et des plus directs. C’était de moi, sans contredit, qu’il avait voulu parler. Mademoiselle Adelheid, qui était assise à côté de moi, devint toute rouge. Tenant les yeux baissés vers son assiette sur laquelle elle semblait griffonner avec son couteau, elle chuchota tout bas : « Ce soir encore, tu verras Séraphine, et encore une fois la douceur de tes chants calmera les soucis de ce cœur malade. »

C’était à moi seul aussi qu’Adelheid adressait ces mots ; et, dans cet instant, il me sembla que j’étais engagé dans une intrigue d’amour illicite et criminelle, qui devait avoir pour résultat quelque horrible catastrophe ! Les avertissements de mon grand-onclé me revinrent à l’esprit comme une menace : que devais-je faire ? — Ne plus la voir ? cela était impossible tant que je resterais au château, et le quitter pour retourner à K...., je ne m’en sentais certainement pas le courage. J’étais trop fasciné pour me réveiller de ce songe flatteur qui m’enivrait d’un amour imaginaire !…

Adélaïde me paraissait presque une vile entremetteuse, et je m’efforçais de la mépriser. — Pourtant, en réfléchissant davantage, il fallait bien avoir honte de ma sottise. Que s’était-il passé durant ces soirées délicieuses qui eût pu établir entre moi et Séraphine une autre intimité que celle permise par les convenances ? Comment pouvait-il me venir à l’esprit que j’eusse inspiré le moindre sentiment à la baronne ? et cependant le danger de ma position me paraissait évident.

On se leva de table plutôt que de coutume, parce qu’on avait le projet de chasser aux loups qui s’étaient montrés dans le bois de pins tout près du château. Dans ma disposition irritée, la chasse me convenait à merveille ; je déclarai à mon grand-oncle que je voulais m’y joindre, il sourit d’un air satisfait, et me dit : « À la bonne heure ! tu fais bien de te mettre une fois de la partie. Moi, je reste à la maison : tu peux prendre mon arquebuse et te munir aussi de mon couteau de chasse ; c’est une arme sûre en cas de besoin, pourvu qu’on sache conserver son sang-froid. »

La partie du bois, où devaient se trouver les loups, fut cernée par les chasseurs. Il faisait un froid glacial, le vent hurlait à travers les pins et me chassait dans le visage d’épais flocons de neige, si bien qu’à l’approche du crépuscule je pouvais à peine distinguer les objets à six pas de distance. Tout engourdi, je quittai la place qui m’avait été assignée, et je cherchai un abri plus avant sous les arbres. Là, j’appuyai contre un pin mon arquebuse, et, sans plus m’occuper de la chasse, je m’abandonnai à mes rêveries, qui me transportaient dans la chambre de Séraphine.

Bientôt plusieurs coups de fusil retentirent dans le lointain ; au même moment, j’entends un bruit dans le fourré qui réveille mon attention, et, à dix pas de moi, j’aperçois un loup énorme prêt à s’élancer. Je vise aussitôt et je tire, mais je le manque ! L’animal bondit vers moi avec des yeux pleins de rage… J’étais perdu si je n’avais conservé assez de présence d’esprit pour m’armer du couteau de chasse, que j’enfonçai profondément dans son gosier, de sorte que le sang rejaillit sur mon bras et sur mes mains.

Un des gardes-chasse du baron, qui était posté à l’affût prés de moi, accourut en jetant de hauts cris, et, sur son signal répété, tout le monde se rassembla autour de nous. Le baron s’élança vers moi : « Au nom du ciel ! s’écria-t-il, vous saignez ! — vous saignez, vous êtes blessé ? » J’assurai le contraire. Alors le baron accabla de reproches le garde-chasse, mon voisin, pour n’avoir pas tiré sur la bête immédiatement aprés mon coup manqué. Celui-ci protesta de l’impossibilité d’agir ainsi, attendu que l’extrême rapprochement du loup m’exposait moi-même à être atteint ; mais le baron soutenait toujours qu’il aurait dû veiller sur moi, vu ma qualité de chasseur novice. — Cependant on avait ramassé la bête. C’était une des plus grandes qui eût été abattue depuis longtemps. On admira généralement mon courage et ma résolution, quoique ma conduite me parût fort naturelle, et que je n’eusse, en effet, nullement songé au danger de mort que je courais.

Le baron surtout me témoigna le plus vif intérêt, il ne se lassait pas de me demander si je ne craignais rien des suites de l’émotion, quoique je n’eusse reçu aucune atteinte. En retournant au château, il me prit familièrement sous son bras et donna mon arquebuse à porter à un garde. Il ne tarissait pas sur mon héroïsme, si bien que je finis par y croire moi-même, et, mettant de côté toute timidité, je me vis décidément caractérisé vis-à-vis du baron comme un homme de cœur et doué d’une rare énergie. — L’écolier avait passé son examen à son honneur : il n’était plus écolier, et il avait abjuré toute crainte humiliante. Bref, j’imaginais avoir dûment acquis le droit de briguer les faveurs de Séraphine !… De quels sots écarts l’imagination d’un jeune homme n’est-elle pas capable !

Au château, près de la cheminée et d’un bol de punch fumant, je continuai d’être le héros du jour. Le baron était le seul qui, outre moi, eût abattu un loup, et les autres chasseurs étaient contraints, tout en attribuant leur mauvais succés à l’obscurité et à la neige, de se rejeter sur les récits effrayants de leurs dangers et de leurs triomphes passés.

Je croyais sincèrement avoir droit aux éloges et à l’admiration de mon grand-oncle, et c’est en vue de les obtenir que je lui racontai mon aventure assez prolixement, sans oublier surtout de lui peindre avec des couleurs énergiques l’aspect féroce et sanguinaire du loup furieux. Mais le vieillard me rit au nez, et se contenta de dire : « Dieu est puissant dans les faibles ! »

Fatigué de boire et de jaser, je quittai le salon, et j’approchais de la Salle des Chevaliers, lorsque j’aperçus, marchant devant moi dans le corridor, une figure blanche qui portait un flambeau. J’avance, et je reconnais mademoiselle Adelheid. — « Faut-il donc courir la nuit comme un spectre, comme une somnambule, pour vous rencontrer, mon brave chasseur de loups. » Elle me dit cela d’une voix très basse, et me prit en même temps les mains. Les mots de spectre, de somnambule, prononcés ainsi dans ce lieu, me tombèrent lourdement sur le cœur : ils me rappelèrent les apparitions terribles de ces deux nuits fatales, et mes impressions matérielles étaient complices de ce souvenir ; car justement le vent de la mer gémissait sur des tons d’orgue sourds et confus, et sifflait avec fureur contre les vitraux, à travers lesquels la lune projetait une lueur blafarde sur le pan de mur mystérieux où l’horrible grattement s’était fait entendre. Je crus même en ce moment y distinguer des taches de sang ! Mademoiselle Adelheid, qui n’avait pas quitté ma main, s’aperçut naturellement du frisson glacial qui m’avait saisi. « Qu’avez-vous donc ? qu’avez-vous donc ? me dit-elle tout bas, vous êtes plus froid que le marbre. Oh ! moi, je veux vous rappeler à la vie. Savez-vous bien que la baronne meurt d’impatience de vous voir ? Elle se tourmente déraisonnablement, et ne croira pas, à moins de votre présence, que l’odieux loup ne vous a pas mis en pièces. Eh ! mon cher ami, quel sort avez-vous jeté à la pauvre Séraphine ? jamais je ne l’ai vue ainsi ! — Hoho ! comme à présent le pouls recommence à battre : comme notre sang refroidi s’est vite enflammé de nouveau ! — Allons, venez-vous ? Bien doucement ! — Nous allons rejoindre la chère baronne ! »

Je me laissai entrainer sans répondre, car la manière dont Adelheid parlait de la baronne me semblait indigne, et l’idée d’une connivence entre elle et moi me répugnait à l’excès. J’entrai derrière Adelheid. Séraphine avança promptement de trois ou quatre pas en jetant une exclamation à demi-comprimée, et elle s’arrêta subitement au milieu de la chambre comme frappée d’une arrière-pensée. J’osai m’emparer de sa main et la porter à mes lèvres ; elle la laissa reposer dans la mienne, et dit : « Mais, mon Dieu, est-ce donc votre vocation d’aller chercher querelle aux loups ? Ne savez-vous pas bien que les temps fabuleux d’Orphée et d’Amphion sont passés sans retour, et que les bêtes sauvages ont perdu toute espèce de respect pour les meilleurs musiciens ? » Ce compliment flatteur, par lequel la baronne coupait court à toute fausse interprétation du vif intérêt qu’elle prenait à l’événement, me remit aussitôt sur un ton de juste bienséance.

Je ne sais comment il se fit qu’au lieu de prendre place au piano suivant mon habitude, je me trouvai assis sur le canapé à côté de la baronne, qui m’interrogea immédiatement sur le danger que j’avais couru. Il résultait de sa question que la conversation, pour cette fois, l’emporterait sur la musique. Je racontai donc mon aventure, sans omettre combien le baron m’avait témoigné d’empressement, et même je ne cherchai pas à dissimuler que je ne m’y serais pas attendu de sa part. Alors, d’une voix douce et presque plaintive, Séraphine me dit :

« Oh ! le baron doit vous paraitre, en effet, bien altier et bien rude ; mais, croyez-moi, ce n’est que dans ce séjour sombre et sauvage, ce n’est que durant ces chasses dans les forêts froides et désertes qu’il change ainsi de nature, ou du moins de manières apparentes. Cette humeur violente et chagrine provient surtout de son idée fixe qu’il doit arriver ici quelque événement sinistre. C’est pour cela que cet accident, qui n’aura, Dieu merci, aucune suite fâcheuse, l’a si fortement frappé. Il tremble de voir ici exposé au plus petit danger le dernier de ses serviteurs, à plus forte raison, un ami cher et nouvellement acquis. Tenez, je suis certaine que Gottlieb, qu’il regarde comme coupable de n’avoir pas prévenu le danger que vous couriez, subira, sinon la peine de la prison, du moins la punition honteuse, infligée aux gardes-chasse, de suivre la chasse avec un bâton à la main au lieu de fusil. Or, comment ne verrai-je pas moi-même avec une appréhension pénible ces chasses toujours périlleuses, et auxquelles le baron, malgré ses prévisions funestes, se livre pourtant avec tant d’ardeur, comme pour braver le mauvais génie qui jette sur son existence un souffle empoisonné. — On raconte bien des choses extraordinaires sur l’aïeul fondateur du majorat, et je n’ignore pas que ce château recèle un terrible secret de famille, qui, tel qu’un revenant diabolique, poursuit le propriétaire, et ne lui permet de séjourner ici que par courts intervalles, au milieu du fracas tumultueux qui y régne. Mais moi ! combien ne dois-je pas être ici triste et solitaire, et comment pourrais-je me soustraire à la sombre et mystérieuse influence qui pèse sur ces murs. C’est à vous, cher Théodore, c’est à votre art que je dois les premiers moments de plaisir que j’aie goûtés ici : comment puis-je vous en remercier assez gracieusement ? »

Je baisai la main que me tendait Séraphine, et je lui dis que moi aussi, le premier jour, ou plutôt la première nuit aprés mon arrivée, j’avais éprouvé la même terreur mystérieuse, ou plutôt une horreur profonde dans cet étrange séjour ; et tandis que j’attribuais vaguement ces inspirations de crainte à la construction bizarre du château, et surtout à la décoration gothique de la salle d’audience et aux sifflements orageux du vent, la baronne me regarda fixement. Il se peut que malgré moi l’ensemble de mes expressions laissât à entendre que j’avais vu plus de choses que je n’en voulais convenir ; bref, comme je gardais le silence, Séraphine s’écria : « Non, non, il vous est arrivé quelque chose d’effrayant dans cette salle, où je ne suis jamais entrée sans frémir ! — Je vous en conjure : dites-moi tout ! »

Le visage de la baronne s’était couvert d’une pâleur mortelle, et je m’assurai qu’il valait mieux maintenant raconter fidèlement tout ce qui s’était passé que de laisser à son imagination frappée le souci d’inventer une scène de terreur encore plus menaçante que celle dont j’avais été témoin. Elle écouta mon récit avec une émotion et une anxiété de plus en plus vives. Quand j’arrivai au fatal grattement contre le mur, elle s’écria : « C’est horrible !… oui, oui, c’est dans ce mur que réside le terrible secret ! » Je continuai à lui raconter comment mon grand-oncle avait chassé le revenant avec un courage et une force d’âme supérieurs ; alors elle soupira profondément, comme si elle eût senti sa poitrine soulagée d’un lourd fardeau, et, se penchant en arriére, elle se couvrit un moment le visage de ses deux mains.

Je m’aperçus seulement alors que mademoiselle Adelheid nous avait quittés. J’avais cessé de parler depuis long-temps, et Séraphine se taisait toujours. Je me levai doucement, et, m’approchant du piano, j’essayai d’en tirer, avec d’harmonieux accords, des inspirations consolatrices capables d’effacer de l’esprit de Séraphine les sombres images suscitées par mon récit. Bientôt j’entrepris de chanter, avec toute l’expression dont j’étais capable, une des canzone sacrées de l’abbé Steffani. À ces sons mélancoliques : Occhi perchè piangete ?… Séraphine se réveilla de sa profonde rêverie, et m’écouta en me souriant doucement, tandis que des perles limpides brillaient dans ses yeux…

Comment arriva-t-il que je m’agenouillai devant elle, qu’elle se pencha vers moi, que je la serrai contre mon sein, et que nos lèvres s’unirent dans un long et brûlant baiser ? Comment se peut-il que je n’aie pas perdu connaissance, quand je la sentis m’attirer tendrement à elle, que je l’aie laissée sortir de mes bras, et que, me relevant avec vivacité, j’aie repris ma place au piano ! — La baronne, sans me regarder, fit quelques pas vers la fenêtre, puis elle se retourna, et, se rapprochant de moi avec un air de fierté plein de grâce, mais qui ne lui était pas habituel, elle me dit, les yeux fixés sur les miens : « Votre oncle, le plus digne des hommes ! c’est l’ange tutélaire de notre maison. Qu’il veuille bien me comprendre dans ses pieuses prières. »

Je ne pus proférer une parole : le subtil poison, que m’avait insinué ce baiser enivrant, fermentait dans mon sein et enflammait tout mon être ! — Mademoiselle Adelheid rentra. La rage du combat intérieur qui m’irritait se résolut en larmes brûlantes, qu’il me fut impossible de réprimer. Adelheid m’examinait en riant et d’un air singulier. Je l’aurais volontiers poignardée ! — La baronne me tendit la main et me dit avec une affabilité extrême : « Portezvous bien, cher Théodore ! portez-vous bien, et rappelez-vous que personne peut-être n’a mieux compris que moi votre musique. Ah ! je l’entendrai longtemps résonner dans mon âme ! »

Je m’efforcai d’articuler quelques mots insignifiants et sans suite, et je courus m’enfermer dans notre chambre.


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