Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IX

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 110-118).


CHAPITRE IX.


Lorsque fatigué de boire et de parler je me dirigeai vers mon appartement, je vis comme une figure légère qui s’avançait de ce côté, une lumière à la main ; en approchant, je reconnus mademoiselle Adélaïde.

— Ne faut-il pas errer comme un revenant pour vous rencontrer, mon brave chasseur de loups ? me dit-elle à voix basse, en saisissant ma main.

Ce mot de revenant, prononcé en ce lieu (nous nous trouvions dans la salle d’audience), me fit tressaillir. Il me rappela la terrible nuit que j’y avais passée, et ce soir encore, le vent de la mer gémissait comme les tuyaux d’un orgue, les vitraux tremblaient avec bruit, et la lune jetait sur les dalles une clarté blafarde. Mademoiselle Adélaïde, qui tenait ma main, sentit le froid glacial qui se glissait en moi.

— Qu’avez-vous donc ? me dit-elle, vous tremblez ? — Allons, je vais vous rappeler à la vie. Savez-vous bien que la baronne ne peut pas attendre le moment de vous voir ? Elle ne veut pas croire que le loup ne vous a pas croqué, et elle se tourmente d’une manière incroyable. — Eh ! mon jeune ami, qu’avez-vous donc fait à Séraphine ? Jamais je ne l’avais vue ainsi. — Ah ! comme votre pouls bat maintenant ; comme ce beau jeune homme, qui semblait mort, se réveille tout-à-coup ! — Allons, venez bien doucement, nous allons chez la baronne.

Je me laissai entraîner en silence. La manière dont Adélaïde parlait de la baronne me semblait indigne d’elle, et j’étais furieux contre notre prétendue confidente. Lorsque j’entrai avec Adélaïde, la baronne fit trois ou quatre pas au-devant de moi, en poussant un cri de satisfaction, puis elle s’arrêta tout-à-coup au milieu de la chambre. J’osai prendre sa main et la baiser. La baronne la laissa reposer dans les miennes et me dit : — Mais, mon Dieu, est-ce donc votre affaire d’aller combattre les loups ? Ne savez-vous pas que les temps fabuleux d’Orphée et d’Amphion sont dès long-temps passés, et que les bêtes féroces ont perdu tout respect pour les bons musiciens ?

Cette tournure plaisante que la baronne donna au vif intérêt qu’elle m’avait témoigné, me rappela aussitôt au ton convenable, que je pris avec tact. Je ne sais toutefois comment il se fit qu’au lieu d’aller m’asseoir devant le piano, comme d’ordinaire, je pris place sur le canapé, auprès de la baronne.

Ces paroles qu’elle me dit : Et comment vous êtes-vous tiré de ce danger ? éloignèrent toute idée de musique. Lorsque je lui eus raconté mon aventure dans le bois, et parlé de l’intérêt que le baron m’avait témoigné, elle s’écria, avec un accent presque douloureux : — Oh ! que le baron doit vous paraître rude et emporté ! Mais croyez-moi, ce n’est que dans ce château inhospitalier, au milieu de ces forêts, qu’il se montre si fougueux et si sombre. Une pensée l’occupe sans cesse, il est persuadé qu’il doit arriver ici un événement funeste ; aussi votre aventure l’a-t-elle fortement frappé. Il ne voudrait pas voir le dernier de ses domestiques exposé au danger, encore moins un ami, et je sais que Gottlieb, qui n’est pas venu à votre secours, subira tout au moins la punition la plus humiliante pour un chasseur, et qu’on le verra, à la prochaine chasse, à pied derrière les autres, avec un bâton à la main au lieu de fusil. Cette idée des dangers que court sans cesse le baron à la chasse, trouble tous, mes instans. C’est défier le démon. On raconte déjà tant de choses sinistres sur ce château, et sur notre aïeul qui a fondé le majorât ! — Et moi, que n’ai-je pas à souffrir dans ma solitude ! toujours abandonnée dans ce château où le peuple croit voir des apparitions ! Vous seul, mon ami, dans ce séjour, vous m’avez procuré, par votre art, quelques instans de bonheur !

Je parlai alors à la baronne de l’impression singulière que j’avais ressentie à mon arrivée au château, et soit que ma physionomie en dît plus que mes paroles, elle insista pour apprendre tout ce que j’avais éprouvé. Durant mon récit, elle joignit plusieurs fois les mains avec horreur. Elle m’écoutait avec un effroi toujours croissant ; lorsque enfin je lui parlai du singulier grattement qui s’était fait entendre, et de la manière dont mon oncle l’avait fait cesser la nuit suivante, elle poussa un cri de terreur, se rejeta en arrière, et se cacha le visage de ses deux mains. Je remarquai alors qu’Adélaïde nous avait quittés. Mon récit était déjà terminé depuis quelque temps. Séraphine gardait toujours le silence, le visage caché dans ses mains. Je me levai doucement ; et, m’approchant du piano, je m’efforçai de calmer, par mes accords, son esprit que j’avais fait passer dans l’empire des ombres. Je préludai faiblement par une cantate sacrée de l’abbé Steffani. Les notes plaintives du : Ochi, perchè piangete ? tirèrent Séraphine de ses sombres rêveries, elle m’écouta en souriant, les yeux remplis de larmes brillantes. — Comment se fit-il que je m’agenouillai devant elle, qu’elle se pencha vers moi, que je la ceignis dans mes bras, et qu’un long baiser ardent brûla sur mes lèvres ? — Comment ne perdis-je pas mes sens en la sentant se presser doucement contre moi ? — Comment eus-je le courage de la laisser sortir de mes bras, de m’éloigner et de me remettre au piano ? La baronne fit quelques pas vers la fenêtre, se retourna et s’approcha de moi avec un maintien presque orgueilleux, que je ne lui connaissais pas.

Elle me regarda fixement et me dit : — Votre oncle est le plus vénérable vieillard que je connaisse. C’est le génie protecteur de notre famille !

Je ne répondis rien. Son baiser circulait dans toutes mes veines, Adélaïde entra, — la lutte que je soutenais avec moi-même se termina par un déluge de larmes que je ne pus retenir. Adélaïde me regarda d’un air étonné et en riant d’un air équivoque ; — j’aurais pu l’assassiner !

Séraphine me tendit la main et me dit avec une douceur inexprimable : — Adieu, mon ami ! adieu. N’oubliez pas que personne n’a jamais mieux compris que moi votre musique.

Ces paroles retentiront long-temps dans mon âme ! Je murmurai quelques mots confus, et je courus à ma chambre.