Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre X

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 119-129).


CHAPITRE X.


Mon oncle était déjà plongé dans le sommeil. Je restai dans la grande salle, je tombai sur mes genoux, je pleurai hautement, j’appelai Séraphine, — bref, je m’abandonnai à toutes les extravagances d’un délire amoureux, et je ne revins à moi qu’en entendant mon oncle qui me criait : — Neveu, je crois que tu es fou, ou bien te bas-tu encore avec un loup ?

Je rentrai dans la chambre, et je me couchai avec la ferme résolution de ne rêver que de Séraphine. Il était minuit à peu près y et j’étais à peine dans le premier sommeil, lorsqu’un bruit de portes et de voix éloignées me réveilla brusquement. J’écoutai, les pas se rapprochaient, la porte de la salle s’ouvrit, et bientôt on frappa à celle de notre chambre.

— Qui est là ? m’écriai-je.

Une voix du dehors répondit : — M. le justicier, M. le justicier, levez-vous, levez-vous !

Je reconnus la voix de François, et je lui demandai : — Le feu est-il au château ?

Mon grand-oncle se réveilla à ces mots, et s’écria : — Où est le feu ? ou bien est-ce encore une de ces maudites apparitions ?

— Ah ! M. le justicier, levez-vous, dit François ; levez-vous, M. le baron demande à vous voir !

— Que me veut le baron à cette heure ? répondit mon oncle. Ne sait-il pas que la justice se couche avec le justicier, et qu’elle dort aussi bien que lui ?

— Ah ! M. le justicier, s’écria François avec inquiétude, levez-vous toujours, madame la baronne est bien malade.

Je poussai un cri de terreur.

— Ouvre la porte à François ! me cria mon oncle. Je me levai en chancelant, et j’errai dans la chambre sans trouver la porte. Il fallut que mon oncle m’assistât. François entra pâle et défait, et alluma les bougies. À peine étions-nous habillés que nous entendîmes la voix du baron qui criait dans la salle : — Puis-je vous parler, mon cher V*** ?

— Pourquoi t’es-tu habillé, neveu ? le baron ne demande que moi, dit le vieillard au moment de sortir.

— Il faut que je descende, — que je la voie, et puis que je meure, dis-je d’une voix sourde.

— Ah ! ah ! tu as raison, mon neveu ! En disant ces mots, le vieillard me repoussa si violemment la porte au visage, que les gonds en retentirent, et il la ferma extérieurement. Dans le premier instant de ma colère, j’essayai de la briser ; mais réfléchissant aussitôt que ma fureur pourrait avoir les suites les plus funestes pour la baronne elle-même, je résolus d’attendre le retour de mon vieux parent. Je l’entendis parler avec chaleur au baron, j’entendis plusieurs fois prononcer mon nom, mais je ne pus rien comprendre. Ma situation me paraissait mortelle. Enfin j’entendis appeler le baron, qui s’éloigna aussitôt.

Mon oncle entra dans sa chambre.

— Elle est morte ! m’écriai-je en me précipitant au-devant de lui.

— Et toi, tu es fou ! me répondit-il en me prenant par le bras et me faisant asseoir dans un fauteuil.

— Il faut que je la voie ! m’écriai-je, dût-il m’en coûter la vie !

— Vas-y donc, mon cher neveu, dit-il, en fermant sa porte et en mettant la clef dans sa poche. Ma fureur ne connut plus de bornes. Je pris un fusil chargé, et je m’écriai : — Je me chasse à vos yeux une balle à travers le crâne, si vous ne m’ouvrez cette porte !

Le vieillard s’approcha tout près de moi, et me mesurant d’un regard étincelant, me dit : — Crois-tu, pauvre garçon, que tes misérables menaces puissent m’effrayer ? Cr ois-tu que ta vie ait quelque valeur à mes yeux, si tu la sacrifies pour une pitoyable folie ? Qu’as-tu de commun avec la femme du baron ? Qui t’a donné le droit d’aller t’emporter comme un fat importun là où l’on ne t’appelle pas, et où on ne souffrirait pas ta présence ? Veux-tu jouer le berger amoureux, à l’heure solennelle de la mort ?

Je retombai anéanti.

Le vieillard continua d’une voix radoucie : — Et afin que tu le saches, le prétendu danger que court la baronne n’est rien. Mademoiselle Adélaïde est hors d’elle-même, dès qu’une goutte d’eau lui tombe sur le nez, et elle crie alors : — Quel effroyable orage ! Elle a mis l’alarme dans le château pour un évanouissement ordinaire. Heureusement les tantes sont arrivées avec un arsenal d’essences et d’élixirs, et tout est rentré dans l’ordre.

Mon oncle se tut ; il vit combien je combattais avec moi-même. Il se promena quelques momens dans sa chambre, s’arrêta devant moi, et me dit en riant : — Neveu ! neveu ! quelle folie fais-tu ici ? — Allons, c’est une fois ainsi. Le diable fait ici des siennes de toutes les façons, et c’est toi qui es tombé dans ses griffes.

Il fit encore quelques pas en long et en large, et reprit : — Il n’y a plus moyen de dormir maintenant, il faut fumer ma pipe pour passer le reste de la nuit.

À ces mots, mon grand-oncle prit une longue pipe de gypse, la remplit lentement en fredonnant une ariette, chercha au milieu de ses papiers une feuille qu’il plia soigneusement en forme d’allumette, et huma la flamme par de fortes aspirations. Chassant autour de lui d’épais nuages, il reprit entre ses dents : — Eh bien ! neveu, conte-moi encore un peu l’histoire du loup.

La tranquillité du vieillard produisit un singulier effet pour moi. Il me sembla que j’étais loin de R… bourg, bien loin de la baronne, et que mes pensées seules arrivaient jusqu’à elle. La dernière demande de mon oncle me chagrina.

— Mais, lui dis-je ; trouvez-vous mon aventure si comique qu’elle prête à la raillerie ?

— Nullement, répliqua-t-il, nullement, monsieur mon neveu ; mais tu n’imagines pas la singulière figure que fait dans le monde un blanc-bec comme toi, quand le bon Dieu daigne lui laisser jouer un rôle qui ne soit pas ordinaire. — J’avais un camarade d’université qui était un homme tranquille et réfléchi. Le hasard le nicha dans une affaire d’honneur, et lui, que tous ses camarades regardaient comme un homme faible, et même comme un poltron, se conduisit en cette circonstance avec tant de courage, qu’il fut généralement admiré. Mais depuis ce temps il ne fut plus le même : du jeune homme simple et studieux, il advint un fanfaron et un fier-à-bras insupportable ; et il fit si bien que le senior d’une landsmanschaft[1], qu’il avait insulté de la manière la plus vulgaire, le tua en duel, au premier coup. — Je te raconte cela tout bonnement, neveu ; c’est une historiette, tu en penseras ce que tu voudras.

On entendit marcher dans cette salle. Une voix perçante retentissait à mon oreille, et me criait : Elle est morte ! Cette pensée me frappa comme un éclair. Mon oncle se leva, et appela : François ! François !

— Oui, M. le justicier ! répondit-on en dehors.

— François, ranime un peu le feu dans la cheminée de la salle ; et, si c’est possible, fais-nous préparer deux tasses de thé.

— Il fait diablement froid, ajouta mon oncle en se tournant vers moi ; si nous allions causer auprès de l’autre cheminée ?

Il ouvrit la porte : je le suivis machinalement.

— Comment cela va-t-il en bas ? dit-il au vieux domestique.

— Ah ! ce n’est rien, répondit François ; Madame se trouve bien maintenant, et elle attribue son évanouissement à un mauvais rêve.

Je fus sur le point de bondir de joie.

Un regard sévère de mon oncle me rappela à moi-même.

— Au fond, dit-il, il vaudrait mieux nous remettre une couple d’heures sur l’oreiller. — Laisse là le thé, François !

— Comme vous l’ordonnerez, M. le justicier, répondit François ; et il quitta la salle en nous souhaitant une bonne nuit, bien qu’on entendît déjà le chant des coqs.

— Écoute, neveu, dit le grand-oncle en secouant sa pipe contre la cheminée, écoute : il est cependant heureux qu’il ne te soit pas arrivé de malheur avec les loups et les fusils chargés !

Je le compris ; et j’eus honte de lui avoir donné lieu de me traiter comme un enfant.

  1. Des associations se forment sous ce nom dans toutes les universités ; le doyen, ou sénior, est chargé par ses camarades de les diriger,
    Trad.