Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XIII

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 146-149).


CHAPITRE XIII.


À peine de retour à R…, mon vieux grand-oncle se plaignit plus que jamais des souffrances que lui avait causées ce pénible voyage. Son silence grondeur, qui n’était interrompu que par de violentes explosions de mauvaise humeur, annonçait le retour de ses accès de goutte. Un jour on m’appela en toute hâte ; je trouvai le vieillard, frappé d’un coup de sang, étendu sans mouvement sur son lit, tenant une lettre froissée que serraient ses mains convulsivement contractées. Je reconnus l’écriture de l’inspecteur du domaine de R… bourg ; mais, pénétré d’une douleur profonde, je n’osai pas arracher la lettre au vieillard dont je voyais la mort si prochaine. Cependant, avant le retour du médecin, les pulsations des artères reprirent leur cours, et les forces vitales du vieillard de soixante-dix ans triomphèrent de cette attaque mortelle. Toutefois la rigueur de l’hiver et l’affaiblissement que lui causa cette maladie, le retinrent long-temps sur sa couche. Il résolut alors de se retirer entièrement des affaires ; il céda son office à un autre, et je perdis ainsi tout espoir de retourner jamais à R…bourg.

Mon grand-oncle ne souffrait que mes soins. C’était avec moi seul qu’il voulait s’entretenir ; et, quand sa douleur lui laissait quelque trêve, sa gaîté revenait aussitôt, et les joyeux contes ne lui manquaient pas ; mais jamais en aucune circonstance, même lorsqu’il racontait des histoires de chasse, il ne lui arrivait jamais de faire mention de notre séjour à R… bourg, et un sentiment de terreur indéfinissable m’empêchait toujours d’amener la conversation sur ce sujet. — Mes inquiétudes pour le vieillard, les soins que je lui prodiguais, avaient un peu éloigné de ma pensée l’image de Séraphine. Mais quand la santé de mon oncle se rétablit, je me surpris à rêver plus souvent à la baronne, dont l’apparition avait été pour moi comme celle d’un astre qui brille un instant pour s’éteindre aussitôt, et une circonstance singulière vint tout à coup ranimer en moi tous les sentimens que je croyais étouffés en mon cœur.

Un soir, j’ouvris par hasard les portefeuilles que j’avais portés à R…bourg ; un papier s échappa du milieu des autres ; je l’ouvris et j’y trouvai une boucle de cheveux que je reconnus aussitôt pour ceux de Séraphine ! Elle était attachée avec un ruban blanc sur lequel, en l’examinant de près, je vis distinctement une goutte de sang ! — Peut-être dans ces instans de délire qui précédèrent notre séparation, Adélaïde m-avait-elle laissé ce souvenir de sa maîtresse ; mais pourquoi cette goutte de sang qui me frappait d’horreur ? — C’était bien ce ruban blanc qui avait flotté sur mon épaule la première fois que j’avais approché de Séraphine ; mais ce sang !…