Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XII

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 141-145).


CHAPITRE XII.


La baronne vint à table en frais déshabillé d’une blancheur éclatante. Elle paraissait accablée, et lorsqu’elle levait doucement les yeux en parlant, le désir brillait en longs traits de feu dans ses regards, et une rougeur fugitive couvrait ses joues. Elle était plus belle que jamais !

À quelles folies ne se livre pas un jeune homme dont le sang abondant afflue à la tête et au cœur ! Je reportai sur Séraphine la colère que le baron avait excitée en moi. Toute sa conduite me parut une triste mystification. Je tins à prouver que j’avais conservé toute ma raison, et que je ne manquais pas de perspicacité. J’évitai les regards de la baronne, comme un enfant boudeur, et j’échappai à Adélaïde qui me poursuivait, en me plaçant à l’extrémité de la table entre deux officiers, avec lesquels je me mis à boire vigoureusement. Au dessert, nous fêtâmes si bien la bouteille, que je devins d’une gaîté extraordinaire. Un laquais vint me présenter une assiette où se trouvaient des dragées, en disant : — De la part de mademoiselle Adélaïde. — Je la pris, et je remarquai bientôt ces mots tracés au crayon sur une des dragées : Et Séraphine ! — La tête me tourna. Je regardai Adélaïde qui éleva doucement son verre en me faisant signe. Presque sans le vouloir je prononçai le nom de Séraphine, et prenant à mon tour un verre, je le vidai d’un trait. — Les yeux d’Adélaïde et les miens se rencontrèrent encore. Un malin démon semblait sourire sur ses lèvres.

Un des convives se leva et porta, selon l’usage du nord, la santé de la maîtresse de la maison. Les verres furent choqués avec des exclamations de joie.

Le ravissement et le désespoir remplissaient mon cœur. Je me sentis près de défaillir, je restai quelques momens anéanti. Quand je revins à moi, Séraphine avait disparu. On s’était levé de table. Je voulus m’éloigner, Adélaïde se trouva près de moi, me retint et me parla long-temps. Je n’entendis, je ne compris rien de ce qu’elle me dit. Elle me prit les mains, et me glissa en riant quelques mots à l’oreille. J’ignore ce qui se passa depuis. Je sais seulement que je me précipitai hors de la salle, et que je courus dans le bois de pins. La neige tombait à gros flocons, le vent sifflait, et moi je courais çà et là comme un forcené, poussant des cris de désespoir.

Je ne sais comment mon délire se serait terminé, si je n’avais entendu appeler mon nom à travers les arbres. C’était le vieux garde-chasse.

— Eh ! mon cher M. Théodore, venez donc ; nous vous avons cherché partout. Monsieur le justicier vous attend avec impatience.

Je trouvai mon oncle qui travaillait dans la grande salle. Je pris place auprès de lui sans prononcer un seul mot.

— Mais dis-moi donc un peu ce que le baron voulait de toi ? s’écria mon oncle, après que nous eûmes long-temps travaillé en silence. Je lui racontai notre entrevue avec le baron, et je terminai en disant que je ne voulais pas me charger de la tâche dangereuse qu’il m’avait confiée.

— Quant à cela, dit mon grand oncle, sois tranquille ; nous partirons demain.

Nous partîmes en effet ; je ne revis jamais Séraphine !