Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 6

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Chapitre V Le Majorat Chapitre VII



VI


« Cher cousin, me dit mon grand-oncle le lendemain matin, sois assez bon pour descendre t’informer des nouvelles de la baronne. Tu n’as qu’à t’adresser à mademoiselle Adelheid : elle te pourvoira d’un bulletin complet ! » On devine si je me fis prier. Mais, à l’instant même où j’allais frapper tout doucement à la porte de l’antichambre de Séraphine. le baron sortit brusquement, et nous nous trouvâmes face à face. Il resta tout ébahi, et, me mesurant d’un regard sombre et perçant : « Que demandez-vous ici ? » s’écria-t-il. Malgré l’excès de mon émotion, je me contraignis et répondis d’un ton ferme : « Je viens de la part de mon oncle m’informer de la santé de madame la baronne. — Oh ! ce n’était rien ! ses attaques de nerfs habituelles. Elle dort tranquillement, et paraîtra à table, sans doute, fort bien portante. Dites cela ! dites cela. »

Le baron prononça ces mots avec une certaine vivacité passionnée qui me fit supposer qu’il était plus inquiet qu’il ne voulait le paraître. Je fis un mouvement pour me retirer. Alors le baron saisit tout à coup mon bras et me dit avec des yeux étincelants : « J’ai à vous parler, jeune homme ! » — Ne devais-je pas voir en lui, dans ce moment, le mari gravement offensé, et ne devais-je pas appréhender une explication qui pouvait tourner peut-être à ma confusion ? J’étais sans armes ; mais je me souvins aussitôt de ce couteau de chasse remarquable dont mon grand-oncle m’avait fait présent, et que je portais dans ma poche. Alors je suivis le baron qui m’entraînait avec lui, bien décidé à n’épargner la vie de personne, si je me voyais exposé à la moindre humiliation.

Nous arrivâmes dans la chambre du baron, qui ferma la porte derrière lui ; puis il se mit à arpenter le plancher, les bras croisés, et s’arrêta enfin devant moi en répétant : « Jeune homme ! j’ai à vous parler. » Je me sentais animé d’un courage intrépide. et je répondis du ton le plus absolu : « J’espère que ce sera d’une manière qui ne m’obligera à demander aucune réparation ! »

Le baron me regarda tout étonné comme s’il ne m’avait pas compris. Ensuite il baissa les yeux, croisa les bras derrière le dos, et recommença à marcher de long en large d’un air sombre. Je le vis prendre un fusil et y enfoncer la baguette comme pour s’assurer qu’il était chargé. Le sang bouillonnait dans mes veines, je portai la main à mon couteau, et je m’approchai tout près du baron pour le mettre dans l’impossibilité de m’ajuster. — « Une jolie arme ! » dit le baron ; et il replaça le fusil dans un coin.

Je reculai de quelques pas, mais le baron se rapprocha d’autant, et, me frappant sur l’épaule avec une certaine réserve, il me dit : « Je dois vous paraître agité et bouleversé, Théodore ! Je le suis en effet par suite des mille angoisses de cette nuit. L’attaque de nerfs de ma femme n’était absolument qu’un rien, et je le reconnais à présent ; mais ici, dans ce château, qui recèle je ne sais quel esprit de ténèbres, je vois toujours les choses au pire ; et d’ailleurs, c’est la première fois qu’elle s’est trouvée malade ici. — Et vous, vous seul en avez été la cause.

« Comment cela se pourrait-il, répondis-je tranquillement, car je ne le soupçonne nullement. — Oh ! continua le baron, si cette maudite caisse à musique de madame l’intendante eût pu se briser sur la glace en mille morceaux !… Oh ! si vous-même… Mais non, non ! il en devait être ainsi, cela était dans l’ordre, et c’est moi seul qui suis coupable. C’était à moi, le premier jour où vous allâtes toucher du piano chez ma femme, à vous faire part de l’état des choses, à vous instruire de la disposition d’esprit de Séraphine. »

Je fis le mouvement de prendre la parole, le baron m’interrompit brusquement : « Laissez-moi parler, je veux vous épargner d’avance tout jugement hasardé. Vous me prenez pour un homme rude et peu soucieux des beaux-arts. Vous vous trompez singulièrement. Mais des raisons qui s’appuient sur une intime conviction, m’obligent de proscrire autant que possible en ces lieux cette musique qui impressionne les cœurs, le mien comme les autres. Apprenez que ma femme est affectée d’une névralgie qui doit à la longue lui interdire toutes les jouissances de la vie. Dans ce séjour mystérieux, elle est constamment sous l’influence de cette irritation fébrile qui ne se manifeste ailleurs qu’accidentellement, et qui souvent sert d’avant-coureur à de graves maladies. Vous me demanderez avec raison pourquoi je ne dispense pas cette femme si délicate de ces périlleux voyages et du spectacle tumultueux et désagréable de nos chasses aventureuses. Accusez-moi, si vous le voulez, de faiblesse : bref, il m’est absolument impossible de la laisser seule loin de moi ; je serais tourmenté de mille angoisses et incapable d’entreprendre quelque chose de sérieux ; car il est certain que les souvenirs de malheurs inouis et nombre d’images funestes viendraient m’assiéger jusqu’au milieu des bois et sur mon siège de justice. D’ailleurs j’ai dans l’idée que ce train de vie bruyant et sauvage doit produire sur cette organisation délicate l’effet d’un bain fortifiant et salutaire. — Sans doute ! le vent de la mer avec ses sifflements aigus à travers les pins, les sourds aboiements des dogues, et les fanfares sonores des âpres cors de chasse devraient triompher ici des molles et langoureuses mélodies du clavecin, dont aucun homme ne devrait savoir toucher ; mais vous avez tenu opiniâtrement à martyriser ma femme, jusqu’au risque de la tuer !… »

Le baron avait élevé le ton en prononçant ces mots, et ses regards étaient animés d’une colère farouche. Le sang me monta à la tête. Je voulais parler, mais il ne le permit pas. « Je ne sais ce que vous voulez dire, continua-t-il, mais ce que je sais, ce que je vous répète, c’est que vous étiez en chemin de faire mourir ma femme, et que je ne puis cependant vous l’imputer à crime, quoique je doive prendre des mesures pour y remédier, comme vous pouvez aisément le comprendre. Bref ! votre musique et votre chant ont exalté outre-mesure l’imagination de ma femme, et lorsque sur cette mer sans fond des pressentiments et des visions chimériques elle flotte à l’aventure sans gouvernail et sans soutien, vous lui portez le dernier coup, par la relation d’une histoire de revenants qui vous est arrivée, dites-vous, là-haut, dans la salle d’audience. — Votre grand-oncle m’a tout raconté, mais, je vous prie, répétez-moi vous-même tout ce que vous avez vu ou cru voir, tout ce que vous avez entendu, tout ce qui vous a frappé enfin, et ce que vous avez supposé. »

Je rassemblai mes forces, et je racontai avec calme au baron de point en point ce qui s’était passé. Le baron laissait seulement échapper de temps à autre quelques interjections qui exprimaient sa surprise. À l’endroit de mon récit où je peignis mon grand-oncle luttant contre le revenant avec un pieux courage, et celui-ci obligé de céder à l’énergie de ses conjurations, le baron leva au ciel ses deux mains jointes et s’écria d’un air inspiré : « Oui ! c’est vraiment le génie tutélaire de la famille ! je veux que sa dépouille mortelle repose dans le caveau qui renferme les cendres de nos ancêtres. »

Je gardais le silence. — « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ? » Ainsi murmurait à demi-voix le baron, en se promenant les bras croisés dans la chambre. — « N’avez-vous plus rien à me dire, monsieur le baron ? » dis-je à haute voix en faisant mine de vouloir me retirer. Le baron tressaillit comme s’il se réveillait d’un songe ; il vint me prendre amicalement par la main et me dit : « Oui ! mon cher ami, il faut que vous guérissiez ma femme, que vous avez, sans le vouloir, si gravement compromise ; vous seul le pouvez. »

Je sentis la rougeur me monter au visage ; et si j’avais pu me voir dans une glace, j’aurais certainement eu devant moi la figure d’un garçon bien sot et bien hébété. Le baron paraissait prendre plaisir à mon embarras, et fixait sur moi en souriant ironiquement un regard sardonique. « Mais au nom du ciel, dis-je enfin en balbutiant, comment puis-je y parvenir ? — Eh ! mon Dieu ! reprit le baron, vous n’avez pas affaire à une malade bien dangereuse. Écoutez : je réclame positivement le service de votre art lui-même. La baronne maintenant est tout à fait sous le prestige de votre magique talent, et songer à l’y soustraire violemment, serait une folie et une cruauté. Continuez vos séances de musique : vous serez toujours bien reçu à quelque heure de la soirée que vous vous présentiez chez ma femme ; mais habituez-la peu à peu à une musique plus énergique. Mélangez avec habileté la gaité au sérieux ;... et puis, surtout, répétez-lui le plus souvent possible le récit de votre apparition. La baronne s’y accoutumera, elle finira par oublier que le revenant hante ce château même, et cette histoire alors ne fera pas plus d’impression sur elle que tout autre conte de fées qui l’aurait divertie dans le premier roman venu. Vous entendez, mon cher ami ! » En disant ces mots, le baron me congédia, et je m’éloignai.

J’étais confondu, je me voyais avec dépit jouant le rôle d’un enfant insensé et sans conséquence. Moi qui avais cru follement le cœur du baron en proie à la jalousie ! et lui-même m’adresse à Séraphine, m’introduit près d’elle ; il ne voit en moi qu’un moyen, qu’un instrument passif qu’il emploie ou rejette suivant son caprice ! — Quelques minutes avant je redoutais le baron ; une voix secrète, au fond de ma conscience, me disait que j’étais coupable : mais cette culpabilité me faisait envisager, sous un jour plus brillant encore, la félicité de mon sort. Maintenant tout était plongé dans de noires ténèbres, et je ne voyais plus en moi qu’un enfant étourdi qui, dans sa naïve ignorance, avait pris pour un diadème d’or pur la couronne de papier dont il s’était décoré la tête.

J’allai trouver mon oncle, qui attendait mon retour. « Eh bien, cousin, me cria-t-il de loin, d’où viens-tu donc ? qu’es-tu devenu ? — J’ai eu un entretien avec monsieur le baron, répondis-je aussitôt, mais à voix basse et sans lever les yeux. — Oh ! sa- perlote ! répliqua-t-il d’un air stupéfait, j’avais prévu ce coup fâcheux : le baron t’aura appelé en duel, n’est-ce pas ? » L’éclat de rire immodéré, dont le vieillard accompagna ces paroles, me prouva qu’il m’avait pénétré cette fois encore comme les autres. Je frémissais de rage, je m’abstins d’ajouter un seul mot, car je savais trop bien qu’il ne fallait que cela pour provoquer sur le champ l’explosion de mille railleries, que je voyais déjà voltiger sur les lèvres pincées de mon grand-oncle.

La baronne parut à l’heure du dîner dans un élégant négligé d’une blancheur plus éblouissante que la neige récemment tombée. Elle avait un air fatigué et plein de langueur ; mais lorsqu’elle leva ses yeux noirs, en faisant entendre sa voix harmonieuse et voilée, une rougeur fugitive passa comme un nuage sur son teint de lys, et le feu d’un désir secret vint illuminer son regard. Elle me parut plus belle que jamais !

Qui peut définir les extravagances d’un jeune homme dont le sang bouillonne de la tête au cœur ! — L’amer courroux que le baron avait excité en moi, je le reportai sur Séraphine. Tout me paraissait concourir à une odieuse mystification, et j’avais à cœur de prouver que j’étais parfaitement de sang-froid et clairvoyant à l’excès. Pareil à un enfant boudeur, j’évitai les regards de la baronne, et je me dérobai aux poursuites de mademoiselle Adelheid, de sorte, qu’à ma satisfaction, je trouvai à me placer tout au bout de la salle, entre deux officiers avec qui je me mis à boire vaillamment.

Au dessert nous trinquâmes coup sur coup, et je devins naturellement très gai et très bruyant. Un domestique vint me présenter une assiette garnie de quelques bonbons, en me disant : « De la part de mademoiselle Adelheid. » Je la prends et je remarque aussitôt ces deux mots griffonnés au crayon sur une dragée : Et Séraphine ? — Un feu brûlant parcourut mes veines ; je tournai les yeux vers Adelheid, elle m’examinait avec une expression de finesse rusée : elle porta son verre à ses lèvres en m’adressant une légère inclination de tète. Je l’imitai, en murmurant tout bas, presque malgré moi, le nom de Séraphine, et je vidai mon verre d’un seul trait.

Mon regard errait autour de la table, je m’aperçus soudain qu’elle venait de boire au même moment que moi, et, comme elle déposait son verre, ses yeux rencontrèrent les miens. « Elle t’aime cependant ! malheureux !… » Ces mots, je les entendis chuchoter à mon oreille par quelque démon habitué à jouir à la vue des tortures du cœur humain !

Un des convives se leva, et, suivant l’usage consacré dans les pays du Nord, proposa la santé de la maîtresse de la maison. Les verres furent choqués avec de joyeux transports. J’avais le cœur brisé de ravissement et de désespoir. Le feu de l’ivresse s’empara de ma raison, et je me voyais, en présence de tout le monde, m’élançant à ses pieds pour y exhaler mon dernier soupir !… « Eh bien, qu’avez- vous donc, cher ami ? » Cette question de mon voisin me rappela à moi-même ; mais Séraphine avait disparu.

La table desservie, je voulais m’éloigner, mais Adelheid me retint forcément ; elle m’entretint de bien des choses : je ne comprenais et n’entendais pas un seul mot. Enfin, elle me prit les deux mains dans les siennes et me parla en même temps distinctement à l’oreille. Je restai soudainement immobile, muet, et comme frappé d’une crise cataleptique. Je me souviens seulement que je finis par accepter, des mains d’Adelheid, un verre de liqueur que je bus, et je me trouvai ensuite seul accoudé à une fenêtre. Enfin je m’élançai hors de la salle, je descendis rapidement l’escalier, et je courus vers la forêt.

La neige tombait par épais flocons, les pins gémissaient au souffle de l’orage. Je courais comme un insensé en décrivant de larges cercles, riant et criant d’une voix sauvage : « Voyez, voyez ! hourra ! comme le diable danse avec le sot garçon qui prétendait manger du fruit solennellement défendu ! » — Qui sait quelle eût été la suite de cet accès de délire, si je n’avais pas entendu crier mon nom à haute voix dans le bois. Le temps s’était un peu radouci, la lune projetait une lumière blanche à travers les nuages épars ; j’entendis aboyer les dogues, et j’entrevis une figure sombre qui s’approchait de moi. C’était le vieux garde-chasse.

« Eh là ! mon cher monsieur Théodore, me dit-il, comment vous êtes-vous ainsi perdu dans cette poussière de neige ? Monsieur le justicier vous attend avec une vive impatience. » Je suivis mon guide sans dire mot. Je trouvai mon grand-oncle occupé à travailler dans la salle d’audience. « Tu as très bien fait, cousin, me dit-il, tu as fort bien fait de prendre un peu l’air pour te remettre convenablement. Ne bois donc pas tant de vin : tu es encore trop jeune pour cela, et ça ne vaut rien ! »

Je ne dis mot, et je m’assis à la table pour prendre la plume. « Mais, dis-moi donc, cher cousin, reprit mon grand-oncle, ce que voulait sérieusement de toi monsieur le baron. » Je lui avouai tout, et je finis par dire que certainement je ne me prêterais pas à cette cure douteuse, dont le baron m’avait imposé la mission. « Mission d’ailleurs impossible à remplir, cher cousin, interrompit mon grand-oncle, car nous partons demain de grand matin. »

Nous partîmes en effet, et je n’ai jamais revu Séraphine.


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