Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 186-190).


CHAPITRE XIX.


Le lendemain, à l’heure où le baron avait coutume de se lever, V… entendit un violent bruit de portes et un grand tumulte. Il sortit de sa chambre, et rencontra partout des domestiques qui passèrent auprès de lui sans le regarder, et qui parcouraient toutes les salles. Enfin, il apprit que le baron ne se trouvait pas, et qu’on le cherchait depuis plusieurs heures. Il s’était mis au lit en présence de son chasseur ; mais il s’était éloigné en robe de chambre et en pantouffles, un flambeau à la main ; car tous ces objets manquaient dans sa chambre.

V…, frappé d’un sombre pressentiment, courut à la grand’salle, auprès de laquelle se trouvait l’ancien cabinet du défunt baron. La porte qui menait à la tour écroulée était ouverte, et V… s’écria plein d’horreur : — Il est au fond du gouffre, brisé en morceaux !

Ce n’était que trop vrai. La neige avait tombé toute la nuit, et on ne pouvait apercevoir qu’un bras raidi qui s’avançait entre les pierres. Plusieurs heures s’écoulèrent avant que des ouvriers pussent descendre, au risque de leur vie, le long de plusieurs échelles liées ensemble, et ramener le cadavre à l’aide de longues cordes. Dans les convulsions de la frayeur, le baron avait serré fortement le flambeau d’argent, et la main qui le tenait encore était la seule partie de son corps qui n’eût pas été affreusement mutilée par les pierres aiguës sur lesquelles il avait roulé. Hubert arriva dans le plus profond désespoir. Il trouva le cadavre de son frère étendu sur la table où on avait posé, quelques semaines auparavant, celui du vieux baron Roderich.

— Mon frère ! mon frère ! s’écria-t-il en gémissant. Non, je n’ai pas demandé sa mort au démon qui planait sur moi !

Hubert tomba sans mouvement sur le sol. On l’emporta dans son appartement, et il ne revint à lui que quelque temps après. Il vint dans la chambre du justicier ; il était pâle, tremblant, les yeux à demi éteints, et se jeta dans un fauteuil, car il ne pouvait se soutenir.

— J’ai désiré la mort de mon frère, parce que mon père lui a laissé la meilleure partie de son héritage. Il a péri, et je suis seigneur du majorât ; mais mon cœur est brisé, et je ne serai jamais heureux. Je vous confirme dans votre emploi, et vous recevrez les pouvoirs les plus étendus pour régir le Majorât où je ne pourrais pas demeurer !

Hubert quitta le justicier, et partit pour K… un instant après.

On répandit le bruit que le malheureux Wolfgang s’était levé dans la nuit pour se rendre dans un cabinet où se trouvait une bibliothèque. À demi endormi, il s’était trompé de porte et s’était précipité sous les débris de la tour.

— Ah ! dit François, le chasseur du baron, en entendant raconter ce récit invraisemblable, monseigneur n’aurait pu se tromper de chemin en allant chercher un livre ; car la porte de la tour ne s’ouvre qu’avec de grands efforts, et d’ailleurs je sais que la chose ne s’est pas passée ainsi !

François ne voulut pas s’expliquer davantage devant ses camarades ; mais, seul avec lui, le justicier apprit que le baron parlait souvent des trésors qui devaient se trouver cachés dans les ruines, et que souvent dans la nuit, poussé par un mauvais génie, il prenait la clef que Daniel avait été forcé de lui remettre, et allait contempler avec avidité ce gouffre au fond duquel il croyait voir luire des monceaux d’or. C’était sans doute dans une de ces excursions qu’un étourdissement l’avait atteint et précipité dans l’abîme.

Le baron Hubert partit pour la Courlande sans reparaître au château.