Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XXIII

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 214-224).


CHAPITRE XXIII.


Ce fut au mois de novembre que Roderich revint, avec sa fiancée, à R…bourg. On y célébra à la fois son installation et son mariage avec Séraphine. Plusieurs semaines s’écoulèrent dans les fêtes ; puis, peu à peu, les hôtes s’éloignèrent à la grande satisfaction des nouveaux époux, et de V… qui ne voulait pas quitter le château sans faire connaître au jeune baron tous les détails de son nouveau domaine. Depuis le temps où Daniel était venu lui apparaître, le justicier avait fait élection de domicile, comme il le disait, dans la chambre du vieux Roderich, afin de se trouver en situation d’arracher à l’intendant une confession, s’il renouvelait ses promenades. Ce fut donc là et dans la salle voisine qu’il se réunit avec le baron pour traiter des affaires du Majorât. Ils se trouvaient un soir ensemble auprès d’un feu pétillant, V… notant, la plume à la main, les recettes et les dépenses du domaine, et le baron les yeux fixés sur les registres et les documens que son avocat lui présentait. Ils n’entendaient ni le murmure des flots de la mer, ni les cris des mouettes qui annonçaient l’orage, ni le bruit du vent qui s’engouffrait dans les corridors du château et rendait des sons plaintifs. Lorsqu’enfin un horrible coup de vent eut ébranlé la toiture du château, V… s’écria : Un mauvais temps ! — Le baron, plongé dans le calcul de sa richesse, répondit, en tournant un feuillet de ses récoltes : — Oui, un fort mauvais temps !

Mais il poussa tout à coup un grand cri. Ça porte s’était ouverte, et Daniel, que chacun croyait retenu sur son lit par sa maladie, parut, les cheveux en désordre, presque nu, et dans un état de maigreur effrayant.

— Daniel ! — Daniel ! — Que fais-tu ici à cette heure ? lui cria le baron effrayé.

Le vieillard poussa un long gémissement et tomba sur le parquet. V… appela les domestiques, on le releva, mais tous les efforts qu’on fit pour rappeler ses sens furent inutiles.

— Mon Dieu ! n’ai-je donc pas entendu dire qu’en prononçant le nom d’un somnambule, on peut causer sa mort ? s’écria le baron. Ah ! malheureux que je suis, j’ai tué ce pauvre vieillard ! C’en est fait de mon repos !

Lorsque Daniel eut été emporté par les domestiques, V… prit le baron par le bras, le conduisit auprès de la porte murée et lui dit : — Celui qui vient de tomber sans mouvement à vos pieds, baron Roderich, est l’assasin de votre père !

Le baron resta pétrifié. V… continua : — Il est temps enfin de vous dévoiler cet horrible secret. Le ciel a permis que le fils prît vengeance de la mort de son père. Les paroles que vous avez fait retentir aux oreilles de ce misérable sont les dernières que votre malheureux père a prononcées !

Tremblant, hors d’état de prononcer un mot, le baron prit place auprès du justicier, et celui-ci lui fit d’abord connaître le contenu du paquet laissé par Hubert pour être lu après l’ouverture de son testament.

Hubert y témoignait un vif repentir de la haine qu’il avait conçue contre son frère aîné, après la fondation du Majorat. Il avouait qu’il avait toujours cherché, mais en vain, à nuire à Wolfgang dans l’esprit de son père. Ce ne fut que lorsqu’il connut le mariage de son frère à Genève, qu’il conçut l’espoir de réaliser ses projets. Cette union parut un crime horrible aux yeux du vieillard, qui avait dessein de consolider la fondation de son majorat par une riche alliance. Il écrivit à son fils de revenir aussitôt à R…bourg, et de faire casser son mariage, le menaçant de sa malédiction s’il n’obéissait à ses ordres. Ce fut cette lettre que Wolfgang brûla près du corps de son père.

Wolfgang périt, et le Majorat revint à Hubert avant que son frère eût pu divulguer son mariage. Hubert se garda de le faire connaître, et s’appropria le domaine qui revenait à son neveu ; mais le ciel ne permit pas qu’il en jouît paisiblement, et la haine que se portaient ses deux fils lui fut un terrible châtiment de celle qu’il avait portée à son frère.

— Tu es un pauvre hère, dit un jour l’aîné des deux, âgé de douze ans, à son plus jeune fière ; lorsque mon père mourra, je deviendrai seigneur de R… ; et toi, il faudra que tu viennes humblement me baiser la main quand je te donnerai de l’argent pour avoir un habit neuf. L’enfant, irrité de l’orgueil de son frère, lui lança aussitôt un couteau qu’il tenait à la main, et le blessa cruellement. Hubert, craignant de plus grands malheurs, envoya le cadet en Russie, où il prit plus tard du service, et fut tué en combattant sous les ordres de Suwarow contre les Français.

Quant à la mort de son frère, le baron s’exprimait en termes singuliers et équivoques, qui laissent toutefois soupçonner qu’il avait eu part à cet horrible attentat. Les papiers que renfermait le carton noir expliquèrent tout.

Il contenait une déclaration écrite et signée par Daniel. C’était d’après l’invitation de Daniel que le baron Hubert était venu à R… ; c’était Daniel qui lui avait fait savoir qu’on avait trouvé une somme immense dans la chambre du baron Roderich. Daniel brûlait du désir d’assouvir sa vengeance sur le jeune homme qui l’avait si outrageusement traité. Il entretenait sans cesse la colère du malheureux Hubert, et l’excitait à se débarrasser de son frère. Ce fut dans une chasse qu’ils firent ensemble, qu’ils tombèrent enfin d’accord.

— Il faut le tuer ! murmura Hubert en jetant un coupd’œil sur son fusil.

— Le tuer, oui ; mais pas ainsi, dit Daniel. Et il ajouta qu’il promettait de tuer le baron sans qu’on entendit seulement un coq chanter.

Après avoir reçu l’argent de son frère, Hubert voulut fuir pour échapper à la tentation. Daniel lui sella lui-même un cheval dans la nuit, et le conduisit hors de l’écurie ; mais lorsque le baron voulut se mettre en selle, Daniel lui dit d’un air sombre : — Je pense, baron Hubert, que vous feriez bien de rester dans le Majorat, qui vous appartient maintenant ; car l’orgueilleux seigneur est tombé dans les fossés de la tour !

Daniel avait observé que Wolfgang, dévoré de la soif de l’or, se levait souvent dans la nuit, ouvrait la porte qui conduisait autrefois à la tour, et regardait avec attention dans le gouffre qui devait, selon lui, cacher des trésors. Daniel l’avait suivi. Au moment où il avait entendu le baron ouvrir la porte de la tour, il s’était approché de lui sur le bord du gouffre ; et celui-ci, qui lisait déjà dans les yeux du traître des projets de vengeance, s’était écrié : Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ?

— Meurs, chien galeux ! s’était écrié Daniel à son tour ; et d’un vigoureux coup de pied il l’avait précipité dans les profondeurs de l’abîme.

Ici mon grand-oncle cessa de parler, ses yeux se remplirent de larmes ; il ajouta d’une voix presque éteinte : — Ce n’est pas tout, Théodore ; écoute avec courage ce qui me reste à te dire.

Je frissonnai.

— Oui, reprit mon oncle, le mauvais génie qui plane sur cette famille a aussi étendu son bras sur elle ! — Tu pâlis ! Sois homme enfin ; et rends grâce au ciel de n’avoir pas été la cause de sa mort.

— Elle n’est donc plus ? m’écriai-je en gémissant.

— Elle n’est plus ! Deux jours après notre départ, le baron arrangea une partie de traîneaux. Tout à coup les chevaux de celui où il se trouvait avec la baronne s’emportèrent, et partirent à travers le bois avec une rage incroyable.

— Le vieillard ! le vieillard est derrière nous ! Il nous poursuit ! s’écriait la baronne d’une voix perçante. En ce moment, le traîneau fut renversé et se brisa. On la trouva sans vie ! Le baron en mourra de douleur. Jamais nous ne reverrons R…bourg, mon neveu !

Je ne sais comment la douleur que me causa ce récit ne me tua pas moi-même.