Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 08

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 136-160).


CHAPITRE VIII


les difformes


Corbie avait annoncé qu’il irait voir son ami Mathéus, et, en attendant la diligence, le matin, il se tenait devant la porte du café de Bourgthéroin, fumant sa pipe et ruminant ses colères. La grande rue du village était une route toute grise de poussière, bordée de maisons basses n’ayant qu’une porte et deux ou trois fenêtres. De loin en loin des haies vives gardaient un jardin, d’où se penchait au dehors un arbre fruitier tortu ; quelques gros ormes restaient dans la route ; un banc de pierre entourait le plus beau, près duquel se trouvait, comme au fond d’une petite baie, un grand puits, recouvert d’un beau chapeau en tuiles. Des charrettes, des auges, des paniers, un peu de fumier, le long des maisons, servaient de retraites, de châteaux-forts, de lits, de monde, à des bandes d’enfants blonds, aux joues rouges et brunes, vivant en bonne amitié avec les poules, les chiens et les ânons.

L’intérieur du petit café, tapissé d’un papier vert maculé de taches jaunes produites par l’humidité, était tout à fait sombre. On avait arrosé le carreau, et il y faisait frais. Ce café ne contenait que quatre tables en bois vert, un petit billard recouvert de sa housse en coutil gris rayé, et le tableau d’ardoise pour marquer les carambolages. Sur le comptoir se tenaient paisibles un bol de punch, deux carafons d’eau-de-vie, des petites cuillers dans une soucoupe, le bonnet bleu de la mère Mathieu, un livre de compte bien mince et un gros chat à demi endormi. Le plafond était enfumé par les lampes, et il s’exhalait là-dedans cette terrible odeur de pipe, de vin, de bière, d’eau-de-vie, particulière à ces endroits, et qui semble en imbiber tous les objets. Le chat lui-même et le bonnet bleu sentaient cette odeur.

Mais ces impressions n’existaient pas pour Corbie ; il ne voyait autour de lui que trois choses : un café, un village et du beau temps.

De même qu’on entortille un long peloton de laine autour d’une carte, de même toutes sortes de réflexions, de récriminations, relatives à sa nièce, s’entortillaient autour de sa cervelle grotesque. Cette belle et agréable Henriette d’autrefois devenait une créature méchante et disgracieuse. L’offense qu’elle avait faite à Corbie effaçait tous ses charmes. Furieux de n’avoir pu mettre la main sur ce papillon, il lui souhaitait une longue épingle au travers du corps. L’homme chaste tardivement enflammé ne pardonnait pas un aussi irrémissible échec de ses désirs. Il appelait cela une mystification, et croyait à des coquetteries habilement dressées pour le mieux bafouer. Sans son frère et sa belle-sœur, il aurait publié partout qu’Henriette avait été séduite. Chez de pareils êtres, l’égoïsme est développé d’une façon presque maladive. Il faut qu’ils se vengent d’un mécompte. Corbie rêvait des vengeances mystérieuses et ténébreuses.

Aristide vint le même matin à Bourgthéroin, acheter de la corde pour jouer au pendu avec Perrin. Le comique de ce jeu devait consister à étrangler aux trois quarts le malheureux idiot, ou bien à le suspendre, par les bras, à un arbre, et à l’y laisser pendant une heure. Corbie aperçut son neveu et l’appela. Aristide lui paraissait un être judicieux et profond.

« Viens donc prendre quelque chose avec moi ! »

Corbie ouvrit les armoires, en tira des verres et une bouteille d’eau-de-vie, faisant le service avec le petit orgueil d’un homme qui montre qu’il est de la maison. Ce café était en effet l’endroit où Corbie passait sa vie lorsqu’il n’était pas aux Tournelles ; il s’y plaisait, parce que les cinq ou six habitués de ce lieu infect et désagréable regardaient M. Gérard comme une sorte d’oracle ; il faisait le transit de la conversation des Tournelles et l’apportait arrangée à sa façon à madame Mathieu, au fils du maire, au capitaine Giroux, au vieux percepteur Besson, auxquels se joignaient un jeune musicien et un pépiniériste, le tout formant la haute société du village !

Le gros homme n’avait un logis que pour y lire dans son lit et dormir. Sa vieille servante s’étonnait souvent d’avoir si peu de rapports avec son maître, et était loin de se douter qu’il avait peur de donner prise à de mauvais bruits à propos d’elle.

Quand il eut bu avec Aristide, Corbie lui dit :

« Eh bien ! tu vas être fâché que ta sœur nous quitte, si elle se marie ?

— Moi ! répondit Aristide : pourquoi ça ? Ma sœur ne m’aime pas ; et puis les filles, c’est fait pour être mariées.

— Il est sûr qu’elle n’a pas beaucoup de cœur, dit Corbie ; nous pouvons bien en parler entre nous.

— D’autant qu’elle se gêne peut-être pour être désagréable aux autres ! »

Corbie rougit ; sa personnalité, toujours en éveil, lui fit croire qu’Aristide savait son aventure.

« Comment ! s’écria-t-il, est-ce qu’elle a parlé de moi ?

— Non, mais je veux dire ses manières. Elle fait sa tête, comme si elle savait tout. C’est égal, la voilà joliment vexée à présent. Ça m’amuse.

— C’est une chose qui me passe, dit Corbie : j’aurais été jeune fille, je ne me serais pas conduite comme ça.

— Ce qu’il y a de bon, c’est qu’on la vantait toujours : Henriette par-ci, Henriette par-là. Et puis, c’était sur moi que tout ça retombait. Ça leur a appris, du reste, à préférer Henriette ! Et encore c’est parce qu’elle est jolie ; qu’est-ce que ça dit d’être jolie ?

— Est-ce que tu la trouves bien jolie ? demanda Corbie.

— Je ne sais pas ; non, une figure insignifiante.

— On paraît quelquefois et on n’est pas ; mais ce qu’elle a, c’est beaucoup de malice, et c’est d’autant plus traître qu’on ne le croirait pas.

— Non, on ne le croirait pas. Quelquefois elle ne comprend pas.

— Oh ! pour comprendre tout, je te réponds bien que si. Tu crois donc qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait en écoutant ce jeune homme ? dit Corbie, qui ne voyait toujours là-dedans qu’une méchanceté d’Henriette contre lui.

— C’est peut-être pour nous faire tous enrager en déshonorant la famille ! répliqua Aristide après avoir réfléchi d’un air assez profond. — À propos, ajouta-t-il, je l’ai vu, le jeune homme. Il saute fameusement ! J’ai été regarder la place. Ce n’est pas Perrin qui en ferait autant. Il fallait joliment de l’habitude pour ça. C’est bon de connaître la gymnastique, quand on est amoureux. Mais ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il a dû se couper souvent, après qu’on a eu mis le verre. »

Ce récit émouvait Corbie ; il faisait des comparaisons entre lui et l’heureux Émile.

« Ah ! dit-il, il y a des gens qu’on ne connaîtra jamais ! »

Un grand soupir suivit ses réflexions.

« C’est ce que je me suis dit bien souvent, reprit Aristide. Moi, voyez, on a l’air de me mépriser, parce que je n’ai pas l’apparence comme Henriette. J’en parlais au curé, mais à cette époque-là ils avaient tous la tête montée pour Henriette. Aujourd’hui c’est un peu changé. Cependant je trouve qu’on la punit drôlement : d’abord on est mieux pour elle qu’avant, et puis on la marie !

— C’est que tu ne connais pas l’amour toi, dit Corbie avec une figure sombre. La séparer de celui qu’elle aime et la marier avec quelqu’un qu’elle n’aime pas, c’est terrible ! Mais elle l’a mérité. Elle n’est pas heureuse, va !

– Ma foi ! chacun son tour !

— Tu dis là, sans t’en douter, une chose profonde, reprit Corbie : « chacun son tour ! » la peine du talion ! »

Il baissa la tête d’un air absorbé, puis il dit :

« Je l’aurais épousée, moi, ta sœur ! mais elle n’a pas voulu.

— Oh ! s’écria Aristide en regardant son oncle comme un être fantastique.

— Et je ne l’aurais pas rendue malheureuse : car le principal argument qu’on emploie contre le mariage, c’est que les époux ne se connaissent pas en général ; or nous nous connaissons. Mais ne parle pas de ça, mon garçon. Je te le dis parce que tu es intelligent. Je ne le dirais à personne autre. Et d’ailleurs, puisqu’elle n’a pas voulu, il est inutile de faire savoir à tout le monde… »

Aristide n’était frappé que par l’idée de voir appareillée la belle et svelte Henriette avec ce petit gros homme laid et vulgaire.

« Ç’aurait été curieux tout de même ! dit-il en riant de la caricature que cela représentait à son imagination… Henriette n’aurait jamais voulu ! »

Corbie fut mécontent d’Aristide et se repentit presque de ses confidences.

« Pourquoi ça ? répliqua-t-il ; qui est-ce qui lui convenait mieux que moi ? Voyons, si nous causons là comme deux camarades, qu’est-ce que cela prouve ?

— Dame ! répondit Aristide, cherchant le sens de cette question obscure.

— Cela prouve qu’il n’y a pas, par exemple, entre nous la différence qui existe ordinairement entre un jeune homme et un homme de mon âge. D’autant plus que pour les exercices du corps je ferais presque tout ce que tu fais.

— Oh ! dit Aristide, sauteriez-vous quinze pas en long et feriez-vous le trapèze à la petite barrière ?

— Enfin, dit Corbie, si ce n’est pas absolument la même chose, je suis encore leste. Je connais bien des hommes de trente à quarante ans moins verts que moi.

— Vous avez une bonne poigne, par exemple.

— Ce sont des mérites auxquels les gens intelligents ne devraient pas attacher grande importance ; c’est l’intérieur de l’homme qu’il faut voir. Henriette sait bien que je suis attaché et très impressionnable.

— M. de Neuville et ma mère disaient l’autre jour que vous étiez sanguin.

— Dans ta famille, reprit Corbie, ce sont des esprits brillants mais peut-être superficiels. Je dois mieux savoir que M. de Neuville ce que je suis. Cependant il m’a dit, et ta mère aussi, des choses très vraies sur moi. L’observation est une science si difficile qu’une femme remarquable comme ta mère et un homme d’esprit comme le président peuvent bien se tromper.

— Dame, je ne sais pas ! dit Aristide un peu interdit.

— Mais je disais, reprit Corbie, que j’ai des mérites qui en valent bien d’autres, sans parler d’une vie irréprochable que j’ai derrière moi.

— Ça, c’est beau ! s’écria Aristide.

— À ton âge j’ai souvent reçu les éloges des amis de mon père, ton grand-père à toi. Vois-tu, ce n’est pas un mal d’être honnête homme.

— Tiens, je crois bien.

— On ne peut pas se vanter d’avoir de l’esprit et du jugement, il faut être modeste ; mais je me vante de n’être pas pas bête qu’un autre.

— Il n’y en a pas beaucoup qui approchent de vous ! »

Les yeux de Corbie brillaient ; il se léchait pour ainsi dire les lèvres de cette douce conversation amenée sur ses qualités.

« Je suis complaisant, bon enfant, reprit-il ; je suis accessible à toutes les jouissances ; enfin, plus je m’examine, plus j’en arrive à la conviction que je suis un homme complet, n’est-ce pas ?

— C’est bien sûr, dit Aristide.

— C’est même, reconnais-le, un avantage sur les jeunes gens, qui ne sont pas encore complétés, eux, justement à cause de leur jeunesse. »

Aristide était très heureux d’être élevé ainsi au niveau d’idées très hautes, et surtout de les comprendre.

« On ne peut pas dire le contraire, répliqua-t-il.

— Aussi, dit Corbie, je ne vois pas comment j’aurais fait un si mauvais mari.

— Pour ça, non, il n’y a pas de raisons !

— Henriette m’a refusé, cependant : ou c’est une méchante petite sotte, ou c’est une méchante petite coquette, et de toutes les façons, si j’avais su…

— À votre place, je ne serais pas content non plus. Mais moi, elle m’a souvent empêché de m’amuser quand nous étions enfants. Il n’y avait déjà pas moyen de vivre avec elle. Elle racontait tout à ma mère, elle disait que je déplumais les oiseaux. Elle n’avait pas besoin de dire ça, n’est-ce pas ? On ne s’amuserait jamais, alors ! Depuis que nous avons grandi, elle cherche à m’humilier dans le salon.

— Ce qui me contrarie, dit Corbie, c’est que je l’avais crue différente.

— Oh ! moi, je l’ai toujours bien connue ; mais elle fait croire tout ce qu’elle veut !

— On dit que les femmes sont trompeuses, ajouta Corbie : la tromperie lui prend de bonne heure à celle-là.

— Si elle avait eu de l’honneur, elle n’aurait pas pris un amoureux… Quoique ce doive être drôle pourtant d’être amoureux. Mais il n’y a que l’homme pour qui ce ne soit pas mal !

— J’ai été bien souvent amoureux, dit Corbie, mais je me suis toujours retiré quand j’ai vu que cela devenait incompatible avec les principes de l’honnêteté et les lois du monde.

— Ça c’est ennuyeux, par exemple !

— Oui, et la seule occasion convenable que je trouve m’échappe par la mauvaise volonté de ta sœur.

— Je vous dis qu’elle a été mal élevée

— Cependant on ne peut pas nier que ta mère soit une femme très supérieure. Elle sait ce qu’elle a à faire.

— C’est qu’elle est trop bonne pour Henriette.

— Peut-être ; mais celui qui a le plus servi à gâter le caractère d’Henriette, c’est ton père !

— Il n’est pourtant pas toujours agréable !

— Oh ! c’est un homme bien étonnant. Il y a longtemps que je l’étudie. Pour l’agriculture, il entend bien son affaire ; mais sortez-le de là, ce n’est plus ce qu’il faut pour conduire de jeunes têtes. Il sait redresser un arbre ; il ne saura jamais redresser un caractère.

— Il y a des jours où on le croirait timbré.

— Pas du tout, c’est encore de ces hommes très rusés…

— Il aime à contrarier. Il me fait toujours faire les chose que je n’aime pas.

— Ah ! dit Corbie, tu as mis le doigt sur la plaie : il aime à contrarier ! Et ce qui n’est qu’un défaut chez lui est devenu un vice chez ta sœur. C’est parce que mademoiselle Henriette se croit supérieure et aime à contrarier, qu’elle s’amuse à faire aux gens tout ce qu’il y a de plus mauvais. Je cache ce que je souffre, vois-tu. Et surtout n’en dis rien à personne.

— Ma foi ! s’écria Aristide, qu’elle s’en aille ! ce sera un bon débarras. On n’a pas voulu voir qu’il n’était pas juste que ce fût elle qui eût l’importance dans la famille.

— Tu n’es pas comme elle, toi, non plus : tu ne peux pas être apprécié par le premier venu. »

Une voiture d’une couleur et d’une forme comiques, traînée par deux chevaux comiques, conduite par un cocher grotesque, arriva devant le café en soulevant la poussière.

« Ah ! ah ! voilà ma patache ! s’écria Corbie ; à demain, garçon ! »

Aristide s’en alla pour pendre Perrin, et l’oncle monta sur l’impériale de l’affreux coche qui devait le mener chez son ami au château de la Charmeraie.

Cette espèce de coucou allait tout le long d’une jolie route, pas très large, où deux rangées de noyers et de tilleuls jeunes mais déjà forts jetaient des ombres qui fouettaient la figure des voyageurs à mesure que la voiture avançait. Quelquefois on touchait les branches avec la tête. Derrière ces arbres, et d’un côté, on voyait un bois bordé de pièces de terre où la moisson verdissait à promettre beaucoup. De l’autre côté couraient des prés pleins d’une belle herbe épaisse et courte. À cent pas, ces prés étaient coupés par une file de saules qui se trempaient dans le lit de petits ruisseaux. La route traversait à deux ou trois reprises ces ruisseaux sur des ponts en dos d’âne. À une lieue environ vers le lointain, s’élevaient des collines bleuies par la chaude vapeur du jour, et accompagnant le chemin. De minute en minute, d’abord perdus dans le vague de la brume bleue, puis bien nets et tout colorés, arrivaient des bouquets d’arbres, des fermes, des villages blancs à clochers gris et noirs. Une rivière coulait au milieu de la vallée, avec beaucoup de détours, tantôt près, tantôt loin, se glissant entre des peupliers, se cachant derrière les murs des parcs, et étincelant sous le grand pont de Villevieille, dont les arches faisaient le cerceau dans ses eaux brillantes. La ville se fondait parmi un verger contenu lui-même dans un autre verger immense qui était toute campagne.

M. Dieudonné Mathéus, chez qui allait Corbie, était un homme de soixante-trois ans. Il possédait près de quatre-vingt mille livres de rentes en terres, qui lui venaient d’une tante dont il avait hérité depuis six ans seulement. Ayant vécu auparavant à Paris d’une manière plus modeste, avec une petite fortune qu’il avait presque entièrement mangée, il s’était trouvé dans des cercles d’hommes avec Corbie, et ils étaient devenus amis par une entente particulière qui peut se traduire ainsi : nous sommes deux imbéciles ou à peu près, donc nous sommes faits l’un pour l’autre.

Cependant Mathéus avait été élégant, joli garçon, mondain, et sinon débauché, du moins dissipé. Il en portait la peine dans ses vieilles années. C’était un grand vieillard que des soins extraordinaires, une sorte d’embaumement persévérant, maintenaient dans un aspect à première vue satisfaisant, mais qui ensuite devenait insupportable. Mathéus s’ennuyait de la solitude. Vainement il avait déployé beaucoup d’amabilité et de galanterie auprès des femmes, dont il aimait au moins toujours le souvenir. Personne ne pouvait résister à la contemplation prolongée de cette chose, qui semblait prête à craquer et à s’écrouler à tous moments. Vivre avec cet homme et le voir souvent donnait le vertige : on s’attendait à ce qu’il tombât tout à coup en ruines. Il faisait l’effet de ces maisons jointes qui ne tiennent qu’au moyen de poutres, d’arcs-boutants, et finissent par s’en aller malgré tout cela. Interrogés sur les motifs qui les éloignaient de la Charmeraie, les gens qui le fuyaient après l’avoir fréquenté ne savaient pas si bien s’expliquer :

« C’est une maison triste, disaient-ils ; on y est mal à l’aise, c’est trop grand ; M. Mathéus n’y est pas habitué lui-même. »

Ce pauvre homme cherchait partout des compagnons, aussi les visites de Corbie lui faisaient-elles ses grandes fêtes de l’année. Mathéus aurait voulu retenir son ami au moins huit jours chaque fois qu’il venait. Il lui offrait un logement au château. Mais, quoique flatté d’une aussi belle connaissance, Corbie tenait à ne pas changer ses habitudes des Tournelles. Il n’acceptait jamais.

Les soins hygiéniques que Mathéus était obligé de prendre de sa personne combattaient tous ses goûts et le tenaient dans un ennui profond. La lecture l’endormait, l’agriculture ne l’intéressait pas, les idées d’ordre n’arrivaient jamais jusqu’à lui : il n’aimait que les jeux de hasard, le monde, les veilles, et tout cela lui était interdit. La vie de Paris lui inspirait une terreur égale à son regret. D’ailleurs tout avait dû changer pendant son absence. Il n’eût pas retrouvé ses compagnons ; les maisons où il allait étaient fermées pour la plupart, et les filles des femmes à qui il avait pu faire la cour, mariées et mères à leur tour, ne l’eussent point reconnu. La paresse des vieillards l’avait gagné, depuis huit ou dix ans qu’il vivait à la campagne. Il faisait peu de visites et en recevait encore moins. Avant que sa tante fût morte, Mathéus s’occupait à la soigner et à attendre le moment de l’enterrer ; mais depuis, le vide constituait sa vie. Ses quatre-vingt mille francs s’écoulaient on ne sait comment ; il achetait des chevaux, des voitures, des meubles, les changeait et les rechangeait. On lui prenait et il prêtait beaucoup d’argent. Son régisseur lui avait fait faire plus d’une sottise coûteuse. Grâce à tout cela, l’un des personnages les plus riches de son arrondissement, il y était fort peu connu et peu influent. Ainsi, aux Tournelles, on ne savait son existence que parce que Corbie en parlait quelquefois.

Mathéus se promenait d’un air mélancolique dans une grande pièce à peine meublée, regardant à travers les fenêtres un éternel paysage qui l’ennuyait. Comme ses yeux mesuraient machinalement la profondeur de cette salle vide, il se dit que s’il y avait là une femme, une jeune et jolie femme pareille à celles d’autrefois, le château serait rempli et animé. Lorsqu’il vit entrer Corbie, il eut l’air joyeux d’un prisonnier que vient trouver un rayon de soleil.

« Ah ! comme vous arrivez bien, mon cher ! s’écria-t-il, je ne savais que faire.

— Bah ! dit Corbie ; comment, vous en êtes là, avec votre fortune ?

— Eh bien !

— Il me semble que je m’amuserais toujours.

— Ma foi, c’est plutôt un fardeau. Vous ne savez pas que c’est. Ah ! si j’avais trente ans ! »

Corbie jeta aussitôt dans la glace un coup d’œil pour se comparer à Mathéus. Les glaces de la Charmeraye étaient bénies pour lui, parce qu’il s’y voyait réellement tout jeune à côté de son ami, qui n’avait cependant que huit ans de plus.

— Eh bien ! si vous aviez trente ans ! reprit-il.

— Bah ! n’y pensons pas, répondit Mathéus, le passé est passé ; mais une chose certaine, c’est qu’il est terrible de vivre seul. Il vient un âge où on a besoin d’avoir quelqu’une à côté de soi. Je songeais à cela surtout ce matin. Je devrais me marier… oui, il faut que je me marie ! »

Corbie fut tellement frappé de trouver là un homme qui cherchait une femme, tandis qu’aux Tournelles il y avait une fille pour qui on attendait un mari, qu’il demeura un moment troublé, ayant de la peine à débrouiller les confusions de son esprit. La grande pensée qui surmonta toutes les autres fut celle-ci : Henriette ne peut pas être heureuse avec Mathéus. Puis une seconde s’éleva avec presque autant de force : Henriette verra quelle différence il y a entre lui et moi. Puis une troisième vint mettre une couleur plus douce et moins égoïste sur les deux précédentes : Mathéus est riche, elle y trouvera son avantage !

Mathéus dit à Corbie :

« Vous êtes étonné ; que voulez-vous ? S’il y avait ici une femme, il est probable que mes affaires seraient tenues en meilleur ordre. D’ailleurs les soins ! une compagnie qui ne me ferait jamais faute ! et moi qui ai toujours préféré la conversation des femmes à celle des hommes.

— Vous n’étiez pas difficile, dit Corbie en riant très finement.

— Oh ! reprit Mathéus, n’y entendez pas malice : je parle du son de la voix et du tour des idées. Après tout, vous pouvez cependant avoir raison : c’est un péché de nature, une femme me séduit toujours. La vie en commun a de grands agréments, ajouta-t-il ; j’ai l’expérience de mes anciens ménages. À cette époque-là je n’étais pas très sensible aux douceurs de l’intérieur, mais aujourd’hui nous nous faisons vieux, mon pauvre ami. »

Corbie regarda Mathéus d’un air qui voulait dire : Parlez pour vous. Il n’aima pas à se trouver associé aussi aveuglément à la décrépitude de son compagnon.

« Vous n’approuvez donc pas mon projet ? demanda Mathéus, inquiet du silence de Corbie.

— Au contraire, répondit celui-ci : je pense à vous avoir une femme.

— Trouvez-m’en une, trouvez-m’en une ! s’écria Mathéus avec vivacité. Vous n’aurez rendu le plus grand service. »

Ce désir de mariage était un cri de détresse poussé du fond de l’isolement et de l’ennui.

« Que diriez-vous d’une jeune fille ? reprit Corbie.

— Ah ! c’est tout ce que je demande, dit Mathéus ; mais comment l’espérer ? J’ai bien souvent pensé à une jeune fille douce, fraîche comme une fleur ! Voyons ! expliquez-vous, qui est-ce ? comment est-elle ?

— Dame ! elle est bien ! répondit Corbie ; elle passe pour être très bien : elle a dix-neuf ans, elle est grande, avec des cheveux châtains, une jolie main, de l’esprit et des talents.

— Et où demeure-t-elle ?

— C’est ma nièce Henriette.

— Mais je l’ai vue à Villevieille, dit Mathéus ; une personne ravissante ! Ma cage n’est pas faite pour un pareil oiseau.

— Pourquoi pas ? Il n’y a pas de rival à craindre dans le pays. »

Mathéus aurait voulu que tout fût fini le même jour.

« Comment allons-nous nous arranger ? dit-il ; quand la verrai-je ?

— Je vais en parler à ma belle-sœur en rentrant demain. Si l’affaire lui convient, je viendrai vous prendre et vous tâcherez de faire votre chemin.

— A-t-elle un bon caractère ? Savez-vous quels sont ses goûts ?

— Un bon caractère ? répéta Corbie qui faillit répondre non.

— Oui, elle a un très bon caractère. Vous la verrez, je crois qu’elle vous plaira.

— Je ferai restaurer le château, dit Mathéus.

— C’est bien inutile !

— Si elle y vient, cependant, il faut que tout ait bonne tournure. Tenez, venez faire un tour, nous en parlerons sous les arbres. »

Voyant tant de joie et d’empressement, Corbie fut jaloux et se repentit de ses propositions. « Elle n’aurait qu’à être bien avec lui ! » se dit-il. Mais l’instinct de l’aversion lui affirma qu’il ne pouvait se tromper.

Toute la journée et toute la soirée Mathéus, excité par ses espérances, entretint Corbie de l’avenir, et à dîner il se laissa aller à boire un peu, bien que ce lui fût expressément défendu.

Aux Tournelles, pendant cette même soirée, on fit de véritables extravagances. Madame Gérard voulut employer le magnétisme pour savoir si on trouverait le mari. Elle était très tourmentée par la tentation de rendre des oracles, sincères ou non, afin d’étonner et effrayer son petit monde.

Madame Gérard se plaça donc sur une chaise, le président se mit en face d’elle, touchant ses genoux des siens ; puis, au milieu de l’émotion générale, le curé lui-même se laissant séduire malgré les mandements de son évêque contre le magnétisme, M. de Neuville promena ses mains maigres sur le front, les bras, les doigts de madame Gérard, qui soupira, s’agita, et remua convulsivement les jambes.

Le président jeta un regard lent et grave sur les assistants, et dit à voix basse « Elle dort ! »

Un silence attentif et anxieux accueillit cette bonne nouvelle.

Le président concentra tout son fluide nerveux, qui, en passant par ses yeux, ses lèvres et son nez, leur fit faire une grimace pleine de solennité. Il en imprégna madame Gérard, et tout à coup demanda d’une voix impérative « Le voyez-vous ? »

Madame Gérard tressaillit et répondit d’une voix mourante : « Je le vois ! »

Quant aux assistants, les yeux leur sortaient de la tête et leurs oreilles se courbaient en cornet.

« Comment est-il ? » demanda le président.

Madame Gérard ne répondit pas.

Le président puisa de nouveau une grande quantité de fluide et le lui transmit de la pointe de ses doigts maigres.

« Allons, répondez ! dit-il de la voix impérative.

— Il est… il n’est pas très grand…

– Ah ! ah ! » dirent avec satisfaction Pierre, Aristide et le curé, enchantés de connaître les particularités du futur époux d’Henriette.

La jeune fille, bien entendu, n’était pas présente à ces mystères.

« Continuez donc ! reprit le président, renversé en arrière, sérieux et fier de son pouvoir, et secouant de plus belle ses doigts pointus.

— Il est châtain… oui… ; ni blond, ni brun… » dit madame Gérard, toujours d’une voix caverneuse.

Les assistants se regardèrent, effrayés de la force mystérieuse et surnaturelle qui apportait ces révélations à madame Gérard.

« Dites-nous sa physionomie ! » continua le président, ministre des puissances diaboliques.

Madame Gérard hésita, se remua encore, et même toussa légèrement.

« Je ne le vois plus ! » dit-elle.

La consternation envahit toute l’assemblée, privée ainsi de toutes ses espérances.

« Je veux que vous continuiez ! Voyez-le ! s’écria le président, dont les bras devenaient frénétiques comme ceux d’un pianiste.

— Je souffre ! murmura madame Gérard.

— Elle est fatiguée, je vais la réveiller, » dit le président qui lui effleura doucement le nez, le front et les lèvres du bout de son index.

Madame Gérard parut revenir à la vie, mais elle resta dans un profond accablement, tandis qu’on l’entourait avec l’émotion et le respect qu’exige l’état sibyllaire. Il fallut lui donner un verre d’eau, qu’elle ne but point, et elle demanda languissamment :

« Ai-je été lucide ?

— Eh ! certainement ! dit le président pour ne point la décourager.

— J’ai été mal endormie, d’ailleurs, dit-elle avec une nuance de mécontentement.

— Mon Dieu, reprit le président, fâché du reproche, nos expériences n’ont jamais eu de résultat bien net.

— Vous n’avez pas assez de fluide, pas assez de puissance, dit madame Gérard.

— Si je me trouvais en face d’un sujet qui fut bien doué ! répliqua le président piqué, j’obtiendrais des effets plus satisfaisants.

— D’ailleurs, s’écria madame Gérard, cela m’épuise, je ne veux plus exposer ma santé.

— Ah ! dit le curé d’un air de grande joie, je suis heureux de vous voir renoncer à des pratiques déclarées condamnables…

— Ne vous mêlez pas de la science, interrompit furieusement le président, vous n’y entendez rien.

— Je magnétiserai Perrin ! dit Aristide, ce sera encore plus amusant »

Ce propos peu sérieux tua net le magnétisme aux Tournelles et en fut l’épitaphe, au grand chagrin du président, qui était convaincu. Quant à madame Gérard, malgré tous ses désirs de comédie, elle n’avait point osé continuer celle-là, en face d’une question importante. Depuis ce temps Aristide poursuivit le malheureux Perrin dans tous les coins pour le magnétiser, et le tenant sous le péril constant d’un éborgnement.

Ce tableau grotesque parut une cruelle moquerie au président et à madame Gérard, qui ne ressuscitèrent plus jamais le magnétisme et n’en soufflèrent mot à l’avenir.

Le lendemain de ce jour mémorable, lorsque Corbie annonça qu’il croyait avoir trouvé le mari, il eut une sorte triomphe. « Ah ! mon beau-frère, dit madame Gérard, nous avons parlé et vous avez agi. Et lorsqu’on apprit que Mathéus avait soixante, quatre-vingt et peut-être cent mille livres de rentes, il y eut un enthousiasme grave. Corbie dit alors que Meus n’était plus jeune.

« Ah ! qu’est-ce que ça fait ? dit Pierre : le bonhomme Charrier a bien marié sa fille à un homme de soixante-trois ans : ça se voit tous les jours. Tant mieux pour les filles quand le mari est vieux. Elles se marient exprès pour être veuves.

— Il faut nous l’amener, dit madame Gérard, on le présentera comme une nouvelle connaissance. Il fera sa cour modérément d’abord, pour qu’Henriette ne s’effarouche pas. Mon beau-frère aura soin de l’en prévenir. »

Il fut convenu que Corbie irait chercher Mathéus le surlendemain. Il lui écrivit aussitôt, et le vieux homme parut à ses domestiques d’un entrain et d’un mouvement étranges la veille de sa visite aux Tournelles.

Henriette attendait avec une patience triste la réponse d’Émile, ou quelque autre signe qui vînt témoigner qu’il était toujours là. Elle reparut au salon, attirée par les empressements et les façons agréables de tout le monde, préférant les distractions de cet entourage, en apparence bienveillant, à la solitude pénible de sa chambre. Reconnaissante envers tous de ce qu’on lui épargnait les reproches muets, les insinuations, les attaques, elle croyait s’être encore trompée sur le compte de ceux qu’elle avait si peu estimés ou aimés auparavant, et s’étonnait de n’avoir pas pénétré plus tôt leur délicatesse et leur bonté. Pour la préparer à son insu aux démonstrations qu’on comptait l’amener à faire devant Mathéus, le président lui demanda un peu de musique le soir ; elle consentit et joua quelques airs mélancoliques qui n’amusèrent pas beaucoup l’auditoire mais qui eurent pour elle un effet calmant et engourdissant, en substituant la tristesse des sons à celle des idées.

Sa mère lui parla de dessiner ; on obtint encore d’elle la lecture de quelques poésies. Elle avait conservé une sérénité relative en calculant qu’Émile avait pu rencontrer des obstacles qui l’empêcheraient de lui faire parvenir tout de suite cette désirée réponse. Ce qui la tourmentait bien plus, c’était de ne pas connaître la vérité sur l’entrevue d’Émile et de sa mère. Au milieu de ces premiers soucis, ses traits ne s’étaient pas encore beaucoup altérés.

Enfin le grand jour arriva pour Mathéus. Des idées d’avenir l’agitaient comme un jeune homme, et il avait envie de sauter. Corbie vint le prendre et lui dit : « Mon cher, je vous engage à ne pas montrer trop vite vos intentions à ma nièce, soyez réservé auprès d’elle, comme si de rien n’était question.

— Pourquoi donc ? demanda Mathéus étonné.

— C’est à cause de vous-même. Vous l’étudierez bien mieux. Ne sachant rien, elle ne fera pas de fausses mines et se montrera dans tout son naturel. Seulement je vous préviens qu’elle est très fine.

— C’est en effet une bonne idée. »

Le vieillard avait fait atteler sa calèche, et l’arrivée aux Tournelles produisit quelque effet lorsque le cocher vint tourner habilement devant le perron.

« Je vous présente un ami intime, dit Corbie à sa belle-sœur.

Mathéus et madame Gérard évitèrent le ridicule des complimentations en ces circonstances, en parlant ensemble sans s’écouter, puis il y eut une demi-minute d’embarras et de silence.

Toute la famille avec le président et le curé était là, rassemblée comme par hasard ; madame Gérard sonna la charge contre Mathéus en lui disant :

« Il vous a fallu du courage pour passer de la vie de Paris à la vie de campagne, Monsieur.

— J’y suis venu par nécessité, dit Mathéus, et puis j’ai réfléchi qu’il valait mieux y rester. »

Mathéus était gêné par les nécessités de diplomatie qu’il devait employer. Il regardait Henriette de côté ; à peine ses regards arrivaient jusqu’à elle, qu’ils semblaient se sauver. Le vieillard était remué par des sensations de sang glacé qu’on sent se réchauffer. Dans sa vie, apparaissait tout à coup une espèce d’été de la Saint-Martin, et cela le rendait comme ivre.

Henriette l’avait vu avec une curiosité indifférente. La venue de ce grand vieillard momie lui avait donné seulement cette pensée : « Quels étranges gens se réunissent donc ici ! Ils s’associeront donc toujours avec des êtres déplaisants ? » Puis, comme une figure nouvelle est toujours inquiétante, jusqu’à ce qu’on ait reconnu ce qu’elle recouvre, elle écouta la conversation pour connaître l’homme.

Mathéus, qui n’imaginait pas les sentiments de la jeune fille, l’aurait accablée de déclarations à l’espagnole, s’il avait consulté son entrainement ; mais il était forcé de soutenir une conversation pareille à un écartèlement à quatre chevaux, avec quatre personnages disposés pour ainsi dire aux quatre coins de sa personne.

On pesait sur Mathéus, pour le maintenir dans la froideur et l’immobilité, parce qu’on voyait à ses yeux qu’il grillait d’aller se placer à côté d’Henriette.

« L’air de la campagne est si pur, si conservateur ! dit madame Gérard, sans penser à faire une épigramme contre son hôte ; le corps et l’âme s’y reposent. Ce n’est point une vie inactive pour l’esprit, non pas à cause de la société des gens qu’on y rencontre, mais à cause des occupations qui s’y présentent, surtout lorsqu’on a les moyens de répandre autour de soi le mouvement, le bien-être. Mais il faut un établissement d’une certaine importance pour rendre cette vie-là intéressante.

— Certes, dit Mathéus en souriant et en s’inclinant, je pense que c’est là ce qui m’a attaché au sol. Je suis étonné moi-même d’avoir pu vivre ainsi, mais maintenant mon apprentissage est fait. »

Le vieillard regardait toujours Henriette, mais elle ne s’en apercevait même pas ; il rendait sa voix caressante, cherchait des allusions, se tourmentait sur sa chaise pour indiquer à la jeune fille le dessous des cartes. Malheureusement les autres le replongeaient à chaque instant dans leurs froides conversations.

« Oui, dit madame Gérard, le changement étrange qui se fait de la vie de Paris, agitée, bruyante, nocturne, au calme de la campagne, où le travail remplace le plaisir, où on se couche de bonne heure et où les émotions s’éteignent, est difficile à accepter. Cependant il y a des compensations : les beaux paysages, la quantité de gens qui dépendent de vous, une considération plus effective ; et, à la Charmeraye, qui est dans un site délicieux, toutes ces conditions sont réunies.

— Oui, dit Matbéus d’un air aimable, mais on se blase sur les plus belles choses : le spectacle de la nature finit par ne plus intéresser, les paysans marchent très bien sans vous, et on reste dans un coin comme une marmotte, surtout lorsqu’on est seul ! »

Ce propos ne donna aucune alarme à Henriette : ces banalités la fatiguaient. Mathéus appuya de nouveau sur cette idée : « Pour un homme seul, les choses perdent la moitié de leur intérêt. La famille a un prisme qui rend l’aspect de toutes choses plus satisfaisant. Vous en conviendrez, vous surtout, Madame, qui avez le bonheur d’être si bien partagée sous ce rapport. »

Pour envoyer quelque dureté couverte à l’adresse d’Henriette, madame Gérard aurait bien répondu qu’elle n’était pas heureuse, qu’il pouvait y avoir des souffrances cachées sous un masque de tranquillité ; mais elle s’en garda bien.

Le curé dit alors qu’il était impossible de voir une famille plus remarquable, et le président, toujours hérissé, murmura : « Je lui conterai l’histoire du curé flatteur. »

Mathéus cherchait à attirer l’attention d’Henriette ; mais il n’était point maître de parler à sa guise. Madame Gérard ne se souciait pas de rester sur un terrain semé de fondrières où toutes ses finesses finiraient par s’engloutir.

« Enfin, Monsieur, dit-elle, après plusieurs années, je crois, regretteriez-vous Paris ?

— Mon Dieu, Madame, personne n’a été plus Parisien que moi, mais je me brûlais à Paris. À présent je n’y voudrais pas retourner. C’est comme un pays que j’ai vu en rêve ; il me semble que Paris n’existe plus. Cela n’empêche pas que je n’aie eu quelque peine, et j’en ai encore, à m’habituer aux gens de ce pays-ci. Ce ne sont plus les mêmes idées, les mêmes souvenirs. J’ai même fini par me retirer de la société de province. Aussi je vous avoue que j’ai retrouvé ici avec délices des personnes de Paris, surtout dans les circonstances particulières qui nous réunissent. »

Madame Gérard frémit de cette persistance à essayer de réveiller l’attention d’Henriette. Elle fit un petit signe à Corbie, qui était mécontent de l’enthousiasme de son ami.

« Je pense, dit donc Corbie, avoir rendu service à tout le monde en amenant mon ami Mathéus ; ce sera, je l’espère, une liaison agréable pour tous. »

Mathéus crut qu’il voulait l’emmener déjà, et lui jeta un regard désolé. Corbie espérait en effet terminer assez brusquement la visite. Maintenant qu’il avait mis son ami en présence d’Henriette, le gros oncle souffrait les supplices des jaloux.

Madame Gérard, étonnée que Mathéus parût vouloir partir si vite, reprit presque en signe de prise de congé :

« Monsieur ne pouvait nous faire un plus grand plaisir ! »

Mathéus, consterné qu’on n’eût pas l’air de chercher à le retenir, ne comprenant pas Corbie, s’inclina sans trouver une parole. Il était comme un enfant qu’on va emmener d’un lieu où il s’amuse, et où il n’a pas le droit de rester, s’il lui plaît.

Il semblait qu’on allait se séparer, lorsque le curé lui dit, sans qu’on sût pourquoi partait cette question :

« Pardon, Monsieur, si je vous interromps, votre curé n’est-il pas M. Soyer ?

— Mais oui, monsieur l’abbé, » s’écria avec une joie singulière Mathéus, ravi de se cramponner à un nouveau bout d’entretien.

Le président, qui se taisait, préoccupé d’étudier Mathéus, fut indigné de l’audace du curé à parler.

« Est-ce un de vos amis ? demanda-t-il à l’abbé.

— Je le connais un peu.

— Encore une belle connaissance ! C’est lui qu’on a surnommé le curé flatteur et à qui est arrivée cette fameuse histoire… »

Le curé se tourna vers Pierre et ouvrit la bouche afin d’entamer avec lui quelque autre sujet et de ne point écouter les récits agressifs du président ; mais Pierre vengeur s’écria :

« Ah ! nous la connaissons cette histoire, vous nous l’avez déjà racontée dix fois ! »

M. de Neuville, qui venait de l’inventer et qui comptait tracasser son abbé, fut troublé par cette déclaration, et Pierre, lui enlevant la parole, dit à Mathéus :

« Vous êtes-vous occupé d’agriculture ? »

Mathéus commençait à ne plus savoir où il en était, l’idée du mariage semblant disparaître au milieu de ces propos interrompus. Quant à Henriette, elle aurait difficilement pénétré la vérité qu’on cachait si bien.

Depuis l’arrivée de Mathéus, Aristide était impressionné par la raideur et la gêne des mouvements de l’élégant vieillard. La perruque aussi le tourmentait. Il y avait un certain petit coin redressé au-dessus de l’oreille qui semblait indiscret et provoquait la main à le saisir et à le faire rentrer dans l’ordre. Il fallut à Aristide de l’héroïsme pour résister à cette tentation ; et si Perrin eût été là, nul doute qu’il ne l’eût embarqué dans une entreprise aussi inhospitalière. Aristide rêvait en outre au moyen de tâter le dos de Mathéus pour savoir s’il avait un corset.

Cependant, à la question de Pierre, Mathéus fut forcé de répondre.

« Je ne m’occupe que fort peu d’agriculture, dit-il, j’ai un régisseur. »

Et il recommença à regarder Henriette et à se soulever de sa chaise. Mais Pierre soupira et reprit :

« Ah ! si j’avais une belle terre comme la vôtre ! Moi qui vais créer une charrue dont les grandes propriétés retireront des résultats merveilleux ! Les petites propriétés ne sont que des chèvres rendant peu de services, tandis que les grandes sont des vaches grasses qui donnent à la fois le lait, la viande, le cuir, l’engrais et le travail. »

Mathéus s’efforçait péniblement de l’écouter, et tout son corps avait pris une singulière attitude penchée de côté qui indiquait une attraction vers la jeune fille et un désir de fuir les insupportables ennuis de l’entretien.

« Oh ! je n’ose rien entreprendre ! dit-il comme s’il répondait encore à Pierre, mais en même temps se plaignant amèrement en lui-même de son sort.

— Les économies peuvent valoir les améliorations, s’écria Pierre.

— La vie de campagne est toute composée d’économies, dit madame Gérard.

— Oh ! oui ! répliqua Mathéus, les yeux fixés sur la jeune fille.

— L’existence à la campagne est si belle ! reprit madame Gérard.

— Ah ! dit Mathéus, se retenant de toute sa vigueur pour ne pas aller s’asseoir auprès d’Henriette, ah ! selon moi, la solitude de la campagne excite trop les sentiments et les rend bien vifs… »

Mathéus se décourageait un peu de l’inattention prolongée d’Henriette, qui brodait sans lever jamais la tête.

« Mais, Madame, dit-il, faisant un dernier effort, d’après ce que m’a dit mon ami Corbie, vous avez conservé le culte de tous les arts, ils ont trouvé un asile dans votre famille.

— Ma fille, en effet, Monsieur, a quelques talents », dit madame Gérard.

Henriette ne bougea pas.

« Je suis persuadé, dit Mathéus, qu’ils sont encore plus grands que vous n’en convenez. Mademoiselle doit être douée de toutes les facultés comme de tous les charmes. »

Henriette devint rouge et s’inclina ; mais la galanterie du vieillard, qui prenait une voix et des regards tendres, lui déplut. Elle ne desserra pas les dents.

Mathéus était comme un homme dont les yeux sont exposés à trop de lumière, tandis qu’Henriette s’irritait contre ces compliments qui allaient lui amener l’ennui d’être obligée de parader.

Heureusement le président se fit, avec madame Gérard, le détourneur de Mathéus.

« Il y a à Villevieille, reprit-il, quelques mondains retirés que vous avez peut-être connus, Monsieur : M. de Gontrand, M. de.....

— En effet, répondit Mathéus contrarié d’être rejeté loin de la jeune fille par ces paroles inattendues, qui arrivaient comme des vagues pour l’emporter ; en effet, je crois avoir rencontré autrefois quelqu’un de ce nom-là.

— Villevieille, ajouta le président, est une des villes de province le moins désagréables à habiter ; on y aime le plaisir, la bonne chère.

— Ma foi oui, dit Pierre, c’est un des bons côtés du pays. Figurez-vous que je m’y suis procuré une excellente cuisinière…

— Et j’espère, reprit madame Gérard, que Monsieur nous fera le plaisir de venir goûter de ses œuvres, s’il veut bien prendre la peine de ne pas oublier le chemin des Tournelles.

— Mais comment donc, Madame ce sera un honneur et un plaisir, et, si vous le permettez, je le prendrai quelquefois.

— Entre voisins, dit Pierre, les choses doivent aller rapidement.

— J’en accepte l’augure, répondit Mathéus songeant au mariage.

— Nous sommes arrivés, dit Pierre, pour reprendre ce que je disais, à composer des dîners complets. Il y a des eaux excellentes, où on pêche du poisson convenable ; le gibier est abondant, malgré ces brigands de braconniers ; ma viande, je la fais moi-même ; les légumes et les fruits sont bons, parce qu’ils suivent leur saison.

— Oh ! dit Corbie, Mathéus aime à bien manger, mais ce n’est pas un gourmand comme mon frère. »

L’oncle voyait que son ami produisait peu d’effet sur Henriette, et il n’en était pas fâché.

« Oui, ajouta madame Gérard, qui craignait qu’on ne matérialisât trop le vieillard aux yeux d’Henriette, il y a autre chose à apprécier dans la vie de province que le côté grossièrement animal ; il y a des idées à répandre autour de soi, de bonnes œuvres à faire. Nous, nous avons contribué à introduire charité dans les mœurs de ce pays. Il faut beaucoup s’attacher à la religion, pour donner l’exemple.

— J’ai peut-être un peu négligé de pratiquer pendant ma vie, dit Mathéus, mais il est toujours temps de se rattraper.

— La charité, la bienfaisance, sont très importantes, continua madame Gérard ; il y a tant d’infortunes à secourir, d’esprits abattus à relever. Nous avons fondé ici plusieurs établissements. M. le curé, M. le président, ont bien voulu m’éclairer de leurs conseils. C’est un rôle sacré à remplir.

— Je serais heureux de pouvoir vous être bon à quelque chose, répliqua Mathéus ; veuillez disposer de moi, Madame. Si mademoiselle consent à distribuer elle-même, de sa jolie main, quelques faibles offrandes que je vous transmettrai…

— Je vous remercie beaucoup, Monsieur, dit madame Gérard vivement ; je vais même mettre votre zèle à l’épreuve… Aristide, reste-t-il des billets de loterie ? »

Henriette, qui avait levé la tête pour répondre aux amabilités de Mathéus, la rebaissa sans rien dire, et comme si le vieillard à tournure élégante n’avait pas parlé.

Mathéus prit trente billets qui restaient. On l’invita à diner, on causa de tout, excepté d’Henriette, et, lorsqu’il fut parti, chacun de s’écrier qu’il était fort bien, charmant, spirituel, distingué, etc. Ces éloges avaient l’innocente rouerie de vouloir influencer Henriette. Elle trouva seulement tout le monde absurde. Ce vieux homme replâtré lui paraissait insignifiant, prétentieux et ennuyeux.

Mathéus, en rentrant, chercha avec son valet de chambre, avant de se coucher, dans quelle chambre il pourrait bien se mettre avec Henriette, lorsqu’il l’aurait amenée maritalement au château.

Madame Gérard fit remarquer que sa fille se montrait très calme.

Le lendemain, M. de Neuville ajoutait à sa galerie ce nouveau portrait : « Alcimaque est un jeune vieillard, il ne peut consentir à se laisser ravir par le temps les biens de la jeunesse. C’est le défaut de son esprit, car il a de l’esprit, du charme, du monde. S’il n’avait le ridicule de ne pas vouloir être de son âge, ce serait un homme séduisant. Il ne peut tromper personne, car il se déguise avec une habileté maladroite. Alcimaque porte un corset qui craque, une perruque qui se dérange, et il est le seul à ne s’en point apercevoir. Alcimaque plaît encore aux femmes ; il est galant, leur avis est toujours le sien ; mais Alcimaque est un présomptueux. Il faut qu’on l’ait beaucoup gâté. Alcimaque est une faute des femmes. Maintenant, c’est un roi qui perd le sceptre et ne veut pas abdiquer volontairement. »