Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 09

La bibliothèque libre.
Poulet-Malassis et De Broise (p. 161-178).


CHAPITRE IX


tranquillité, plante qui ne croît que dans les cœurs secs


Il y avait quelques jours que la lettre d’Henriette était écrite, et la jeune fille ne savait encore rien.

Dans sa petite chambre blanche, Henriette ne voyait plus que du noir. Le lendemain de la visite de Mathéus, il lui parut déjà étrange qu’Émile ne cherchât pas à la revoir ; et les imaginations mauvaises la tourmentèrent. Elle essaya de travailler, de lire : la tapisserie et le livre tombèrent de ses mains. Elle se mit à la fenêtre : le soleil, sec, torride, l’attrista ; le pays semblait désolé et inhabité, et Villevieille une ville enfouie et détruite. Des larmes qui ne pouvaient couler se réunissaient sous sa paupière. Elle se dit qu’elle ne pourrait pas vivre dans ce tourment.

« Oh ! je me plaignais d’être malheureuse, quand il fallait seulement l’attendre un jour ! Que j’étais pourtant heureuse dans mes chagrins d’alors, comparativement à ceux d’aujourd’hui ! Ce qui fait mon mal, c’est d’être née dans cette famille. Lui, il a une mère, bonne, intelligente ! Ah ! lorsqu’il me proposait de m’emmener, que ne l’ai-je pris au mot ! Maintenant, que fait-il ? Pourquoi ne me répond-il pas ? L’empêche-t-on de venir ? Mais il aurait pu se déguiser, envoyer. Que vais-je faire, s’il m’abandonne ? »

Henriette soupçonna enfin qu’on pourrait n’avoir pas remis sa lettre. Elle descendit à la cuisine, où Marie était toute seule, et lui demanda si la commission avait été faite. Marie, qui n’avait pas osé tromper madame Gérard, trompa Henriette :

« Oui, Mademoiselle, j’ai porté votre lettre.

— Au bureau ?

— Oui, Mademoiselle.

— Si vous ne l’aviez pas portée, ce serait un grand malheur !

— Je l’ai mise à la poste, soyez-en sûre, Mademoiselle. »

Henriette remonta ; le singulier espoir qu’Émile fût peut-être en ce moment derrière le mur du parc l’anima follement. Elle agita son mouchoir à la fenêtre pour lui donner un signal, et crut voir remuer les arbres.

Le cœur lui battit, ses genoux tremblèrent, elle ne songea qu’à courir au fond du parc, n’osant pas se raisonner.

À peine Henriette eut-elle fait cent pas dehors qu’elle rencontra son frère avec l’idiot Perrin.

« Où vas-tu ? demanda Aristide.

— Je fais ma promenade, répondit-elle troublée, désolée.

— Tiens, nous aussi reprit Aristide d’un air narquois : promenons-nous tous les trois, tandis que le loup n’y est pas.

— Oh ! reste avec ton ami.

— Non, j’aime mieux aller avec toi, j’ai quelque chose à te montrer. »

Henriette sentit douloureusement que quelque méchanceté allait avoir lieu.

« Que veux-tu me montrer ? dit-elle avec une impatience triste.

— Tu vas voir, ce ne sera pas long. »

Il mena sa sœur à l’endroit des rendez-vous. Henriette était inquiète, ne sachant ce qu’il voulait. Son frère gambadait avec une canne qu’il mettait à tous moments dans les jambes de son camarade. Quand ils furent arrivés, Henriette put voir toutes les précautions qu’on avait prises pour empêcher de nouvelles escalades. Elle fut navrée.

« J’espère qu’on a bien arrangé ça ! » dit Aristide.

D’un autre côté, Henriette se consola à demi. Elle ne reverrait plus Émile, , mais aussi il lui était expliqué pourquoi le jeune homme n’avait pu revenir.

Les journées de chagrin amènent d’acres idées. Henriette s’attendrissait sur elle-même, ne voyant au loin qu’une existence affligée. Cette cruelle compression du cœur qui ôte toute force, tout courage, et ne laisse que la fièvre et l’agitation, s’abattit sur elle. Elle n’avait quelques instants de relâche qu’en repassant ses souvenirs, ses entretiens avec Émile, tout ce qu’ils s’étaient dit, son aspect heureux lorsqu’il arrivait, leurs embrassements, les projets de mariage, la demande du rendez-vous nocturne, puis elle en revenait alors à la perte du portrait, fatale cause de leur séparation. Les regrets, les craintes, la colère, la bouleversaient tour à tour. Par instants une fureur froide et implacable contre les siens passait par son cœur. Elle eût commis des cruautés envers eux, et désirait leur dire les mots les plus durs. Relativement à la douleur, la colère lui était un soulagement.

On remarqua son air morne à table, mais on affecta de ne point s’en apercevoir. Cependant, le soir, madame Gérard, qui avait aussi ses préoccupations et qui n’aimait pas à la voir dans un état propre à rebuter Mathéus, lui dit :

« Tu as, ma chère, dans les manières, quelques défauts que ton éloignement pour le monde ne suffit pas à justifier. Tu n’as pas été polie et convenable envers cette personne que nous avons reçue hier. »

Henriette répliqua : « Comme ce n’est pas moi que M. Mathéus vient voir, mais vous et mon père, il n’y a pas beaucoup d’inconvénients à ce que je ne lui fasse pas de grandes salutations.

— Ah ! dit madame Gérard, quel avantage trouves-tu à passer pour déplaisante ? »

Henriette répondit : « M. Mathéus ne me plaît pas. Je veux faire une différence dans mon accueil pour les gens qui me conviennent et ceux qui me répugnent.

– Dans le monde, reprit madame Gérard, le grand art, c’est l’amabilité. En se forçant à être bien envers les gens désagréables comme envers les autres, on s’habitue peu à peu à les trouver moins désagréables, et tout le monde y gagne. Tes façons hautaines sont d’ailleurs attribuées à l’éducation que nous t’avons donnée. Tu ne veux jamais songer à cela.

— Eh bien, dit Henriette, je ferai plus d’efforts une autre fois. »

Henriette fut amenée à penser davantage à cet homme avec qui on lui imposait de se montrer agréable. Son sort lui parut d’être entourée, de jour en jour, par un plus grand nombre de personnages impossibles à supporter.

Ses sensations variaient et la fatiguaient. Elle quittait tantôt la chambre avec une sorte de plaisir pour se distraire d’elle-même dans le salon ; puis le salon lui pesait, et elle était heureuse de rentrer dans sa chambre, où elle ne se trouvait plus bien une heure après.

Madame Gérard ne s’arrêta pas à de telles allures d’inquiétude et de dérangement. La déclaration bien nette de répulsion pour Mathéus ne l’empêcha pas de continuer son travail d’araignée. Cette mère habile comptait enlacer, entraîner Henriette, au point que celle-ci ne pût faire de résistance le jour où on lui apprendrait ce à quoi était destiné Mathéus.

Pierre ne remarquait point les angoisses de sa fille, et il ne les aurait pas comprises. Seul le président devina les indice du ravage intérieur sur la figure de la jeune fille. Il voulut en parler à la mère pour l’engager à ajourner ses projets et à chercher d’autres remèdes ; mais cette tentative ne fit que réveiller la jalousie de son amie, jalousie qui était le plus puissant auxiliaire de Mathéus. M. de Neuville reçut donc comme une douche sur la tête les paroles suivantes, dont il demeura comme étourdi.

« Vous vous occupez excessivement d’Henriette, je m’en suis aperçue.

— Je m’y intéresse parce que c’est votre enfant, répondit-il consterné.

— Ce n’est pas du tout parce que c’est mon enfant, dit madame Gérard, il est inutile de me conter de telles niaiseries.

— Mais quelles idées avez-vous donc, chère amie ?

— Ah ! vous savez bien ce que je veux dire, je le vois à votre question qui vous trahit.

— Je vous assure que c’est une triste erreur, dit le président. En vérité, chère amie, le présent et le passé parlent assez pour moi. Je puis cependant prendre intérêt pour une gracieuse enfant, sans être accusé de… je ne sais quoi ! s’écria-t-il.

— Les justifications ne manquent jamais en pareil cas, je le sais, dit madame Gérard. Depuis quelque temps vous montrez un parti pris de soutenir contre moi cette gracieuse enfant, qui n’est qu’une folle petite créature, désobéissante et pleine de prétentions.

— Vous êtes égarée par une colère très injuste, s’écria le président, qui commençait à ne plus dire ma chère amie.

— Ah ! une colère injuste m’égare ! Vous êtes bien maladroit, car voilà de ces mots qui trahissent encore celui qui les laisse échapper. Auriez-vous jamais prononcé de telles paroles, si vous aviez quelque affection pour moi ? Le très juste mécontentement d’une mère est traité, par vous, d’égarement ! Ah ! vraiment, votre impartialité se développe. Vous jugez maintenant tout à fait sans passion ! Ah ! je ne me serais jamais attendue à cette conduite de votre part ! — Il est vrai qu’on ne peut prévoir chez les autres certains sentiments… Du reste, je suis ravie d’avoir pu vous connaître entièrement, et d’être entrée en explications avec vous. Il m’eût été impossible de garder sur le cœur…

— Ma chère amie, interrompit M. de Neuville, la tête basse, je ne puis croire que cela soit sérieux. Revenez à vous.

— Encore ! s’écria madame Gérard ; mais pour qui me prenez-vous donc ? Il y a dix ans que je vous connais, croyez-le, et je m’attendais à votre ingratitude. Ainsi je n’ai mérité qu’un attachement vulgaire, et il a suffi qu’une petite fille minaudière et coquette se jouât de vous pour vous détourner en un instant de celle… Vous savez pourtant ce que j’ai fait pour vous, pendant ces dix ans. Confiante dans votre amitié, j’ai étouffé mes scrupules, mes remords…

— Oh ! pouvez-vous douter de moi ! s’écria M. de Neuville tout troublé par tant de violence et de passion ! Vous me faites une bien cruelle injure !

— Mais l’injure, Monsieur, il me sembla que c’est moi qui la reçois !

— Oh ! chère amie, qu’il m’est triste de vous entendre. Je suis si fort de mes sentiments envers vous, qui n’ont jamais varié et ne varieront jamais, que malgré le chagrin que vous me causez en en doutant ainsi…

— Eh ! dit madame Gérard, moins terrible, comment voulez-vous que je ne doute pas, lorsque tout se réunit pour me faire douter ?

— Je ne me croyais pas si coupable, reprit le président. Voyons, accusez-moi, je me disculperai…

— Il me faut un gage de sécurité, répondit-elle ; je veux que ce mariage se fasse et que vous y mettiez activement les mains. Alors je serai tranquille.

— Je vous promets d’accomplir tout ce que vous désirerez, car cela ne me coûte nullement.

— Je veux bien vous croire, mais ne me forcez plus à craindre.

— Craindre ! Je suis désolé de vous avoir inspiré le moindre soupçon.

— Il est si fâcheux qu’il s’élève des nuages entre nous, ajouta-t-elle radoucie.

— Ils sont déjà dissipés, je l’espère !

— Cela dépendra de vous.

— Quelle femme implacable vous êtes ! dit le président en risquant un sourire.

— Je vois bien que je vieillis à vos yeux.

— Pouvez-vous me tourmenter ainsi, lorsque chaque jour, au contraire, vous me paraissez plus jeune.

— Les mots n’ont jamais rien prouvé, dit madame Gérard.

— Ma chère, ma bien chère amie, est-ce vous qui pouvez me supposer capable de vous aimer moins ? Où donc retrouverais-je votre esprit, votre haute raison, votre grâce et une affection si éprouvée ! »

Le président était étonné de la scène, mais il se sentait un peu de crime au fond de la conscience, et Dieu sait jusqu’où il fût allé pour sceller une réconciliation si madame Gérard, qui ne se souciait plus des tendresses de fin de saison, ne l’eût rappelé à la tranquillité.

Ces grandes histoires, qui troublaient les idées du président au sujet du portrait d’Uranie, animaient madame Gérard, qui les prenait comme on prend une tasse de café. Elle y était portée par besoin de comédie, besoin de remuement, et enfin par instinct de domination, car elle en avait reconnu l’effet sur ceux qui l’entouraient : ils les redoutaient beaucoup.

L’oncle Corbie restait seul immobile en apparence, au milieu de la fièvre mathéusienne qui agitait toute sa famille. Il ne voulait pas être soupçonné de ses mauvaises passions. Il en était puni d’ailleurs par la crainte absurde que Mathéus ne finît par plaire à Henriette.

Le jour où l’on attendait la seconde visite de Mathéus, Madame Gérard alla trouver sa fille qui n’avait pas paru depuis le matin.

« Ne descends-tu pas ? lui dit-elle.

— Non, répondit Henriette.

— Qu’est-ce qu’une pareille sauvagerie ?

— Je suis malade. »

Madame Gérard ne croyait pas à cette défaite.

« Alors couche-toi, dit-elle ; je vais faire venir le médecin. Si tu es malade depuis plusieurs jours, il faut le dire ; qu’est-ce que tu as ?

— Rien, la fièvre, du malaise. Il faut que je reste seule. Le repos me fait du bien.

— Au contraire, tu te distrairas en bas.

— Non.

— Henriette, il s’agirait cependant d’être sérieuse.

— Je demande qu’on ne me tracasse pas. C’est bien assez déjà de ce qui a été fait, dit amèrement la jeune fille dont les nuits et les journées devenaient pesantes.

— Quoi ? Qu’est-ce qui a été fait ? » s’écria madame Gérard en colère.

Henriette était sans défense contre la douceur ou le chagrin des autres, mais leur colère lui donnait une grande force de résistance.

« Je demande comme une simple compensation qu’on ne me tourmente pas inutilement, reprit-elle ; je n’ai pas d’autre explication à donner.

— Tu as grand tort de te conduire ainsi, tu nous feras regretter notre indulgence, dit plus doucement madame Gérard, arrêtée par les inconvénients que pouvait avoir une querelle. J’espère que l’influence de ton père sera plus forte que la mienne, car j’imagine que tu ne m’aimes pas beaucoup, puisque j’ai si peu de succès auprès de toi. »

Elle la quitta, lui laissant dans la poitrine ce dernier petit trait qui avait porté. Henriette crut avoir froissé le cœur de sa mère.

Madame Gérard dit à son mari :

« Elle ne veut pas descendre, nous ne pouvons pas être a la merci de ses caprices, il faut qu’elle soit là lorsque M. Mathéus vient.

— Comment ! dit Pierre avec une ironie pleine d’une satisfaction secrète, vous qui menez toujours tout comme voulez, vous n’avez pas pu persuader votre fille !

— Et vous, répliqua la femme irritée, quel rôle avez-vous pris ? Il semble que rien ne vous regarde. Dès qu’il s’agit de se donner de la peine, d’essuyer des désagréments, on a bien soin de m’en laisser le fardeau.

— Bah ! dit Pierre, à chacun selon ses capacités !

— C’est cet esprit de plaisanteries qui encourage mes enfants à résister à mes volontés. Voulez-vous pourtant marier votre fille ou non ? »

Pierre haussa les épaules, ce qui était son geste habituel.

« On croirait que vous n’en avez pas un vif désir.

— Eh ! dit Pierre, vous avez tracé le sillon, ensemencez-le. J’approuve toujours tout ce que vous faites, parce que vous faites toujours tout très bien.

— Oh ! certainement, reprit madame Gérard, vous ne m’avez habituée qu’à compter sur mes seules forces.

— Vous le savez, je ne suis qu’un paysan. Je ne sais pas me mêler à toutes ces petites manœuvres délicates ; elles sont votre affaire. Je ne m’occuperai que du gros.

— Mon Dieu, si j’avais voulu, dit madame Gérard, j’aurais fait descendre Henriette sur-le-champ.

– Dame ! il ne manquerait plus que cela, reprit Pierre ; mais je vous le dis, c’est que je crois en vous. »

Madame Gérard rougit légèrement, mais elle pensa que son mari avait un caractère au moins méprisable, de subir ce qu’il raillait.

« J’ai mes projets, reprit Pierre, et je ne serais pas très joyeux que la Charmeraye nous échappât. Je vous aiderai.

— C’est bien heureux.

— Oh ! je ne vous cache pas que je déteste les querelles de famille, les scènes ; mais, puisqu’il le faut… »

Justement Corbie vint seul, et il annonça que Mathéus était souffrant et priait qu’on l’excusât. Madame Gérard et Pierre crurent d’abord que le futur gendre s’évanouissait, mais Corbie assura que Mathéus ne rêvait qu’à Henriette. Madame Gérard et Pierre voulurent ensuite être éclairés sur le personnage.

« Enfin, dit-elle, mon beau-frère, êtes-vous certain du chiffre de cette fortune ?

— Au moins soixante-dix mille livres de rentes, dit Corbie ; j’ai vu les titres et les comptes.

— C’est superbe, superbe ! s’écria Pierre, comme s’il eût parlé d’un miracle inespéré.

— Et un homme sur lequel on peut compter…

— Mais oui, dit Corbie, très honorable, d’une excellente famille !

— Le hasard sert mieux que toutes les combinaisons, reprit madame Gérard. Dans nos recherches nous n’eussions jamais songé à une fortune comme celle-là. Définitivement, quel âge a-t-il ?

— Soixante-quatre ans juste ; ça ne paraît pas beaucoup.

— Au contraire, ajouta Pierre, mieux vaut qu’il soit vieux.

— Ah ! dit Corbie, tu es facile ! mais les jeunes filles !

— On leur fait tout comprendre, reprit madame Gérard.

— A-t-il une bonne santé, une bonne constitution ? Il a l’air un peu arrangé, continua-t-elle en souriant.

— Moi, répliqua Corbie, je suis un homme d’une bonne constitution ; faites maintenant la comparaison ! Mathéus n’est guère solide.

— Quelle vie a-t-il donc menée ?

— Ma foi ! ma belle-sœur, le contraire de moi ! chacun son goût et ses principes !

— Il a été galant.

— Oui, il a eu beaucoup d’intrigues.

— Alors, dit madame Gérard en se tournant vers son mari, il est aussi usé qu’expérimenté.

— J’en répondrais ! répliqua Corbie.

— Il n’y aura évidemment pas d’enfants.

— Il ne songera peut-être même point à en avoir, dit Pierre à son frère.

— Je n’en répondrais pas cette fois.

— Il vivra encore moins longtemps, s’il n’est pas plus sage que cela.

— Je l’ai vu quelquefois avant qu’il fût arrangé, comme dit ma belle-sœur ; il ne tient vraiment qu’à un fil.

— Henriette sera veuve de très bonne heure, dit madame Gérard, nous ferions bien de prendre quelques arrangements à propos de cette fortune. A-t-il des proches parents ?

— Non.

— Bon ! il apporte tout en communauté à Henriette ; mais il faut que nous en profitions, nous aussi. Je voudrais qu’on fît quelque chose pour Aristide, parce que, quand M. Matheus sera mort, Henriette peut se remarier sans notre consentement et transporter ses 80,000 livres de rente ailleurs. Je consulterai le président sur ces questions de droit. Si, par hasard, Henriette mourait avant son mari, il faut que sa dot nous fasse retour ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Mais, dit Pierre, que voudriez-vous donc pour Aristide ?

— Je ne sais pas si, en droit, cela peut se régler, mais ne pourrait-on pas s’arranger de manière à ce qu’à la mort de M. Mathéus, il revînt de l’argent à Aristide ?

— Si, dit Pierre, et cela sans donner de dot à Henriette par le fait. J’admets que nous lui constituions cent mille francs : eh bien ! nous lui ferons faire une donation entre vie de cette somme à son frère. Elle s’engagerait, par exemple, à la lui restituer, si, étant veuve, elle ne vivait pas en famille avec nous. Mais Henriette consentira-t-elle ?

— Quand nous voudrons, répliqua madame Gérard. Il n’est pas nécessaire d’en parler à M. Mathéus. Quant à Henriette, nous lui ferons signer tous les papiers possibles sans qu’elle y regarde. Elle serait bien égoïste, si elle nous refusait ce petit avantage, après lui avoir fait un sort si brillant.

— Il ne faut pas trop se fier à Henriette, » ajouta Corbie, qui osait dire du mal de sa nièce pour la première fois seulement depuis son malheur.

Corbie tuait naïvement son Mathéus par ce mariage, et aidait à le dépouiller dans ce conciliabule homicide ; mais il ne s’en doutait pas. Il commençait à ne plus sentir peser sur ses épaules la responsabilité de la catastrophe, en voyant avec quelle ardeur on avait accueilli sa proposition.

« J’ai proposé un mari, disait-il, voilà tout ; mais ce sont les autres qui font l’opération. »

Lorsqu’il eut quitté son frère et sa belle-sœur, celle-ci dit à Pierre : « Il y a des femmes adroites qui comprendraient si bien la position qu’en moins d’un an elles pourraient être libres ; mais c’est affaire à chacun. Henriette fera comme elle l’entendra. Je n’ai pas besoin de lui parler de ces choses-là, si elles ne lui viennent pas toutes seules à l’instinct.

— La mère créera la fille à son image ! » répondit Pierre en se sauvant après ce soufflet.

« Il est trop méprisable pour m’irriter, murmura madame Gérard, il n’est plus temps. »

Mathéus était emprisonné à la Charmeraye, gardé par un rhumatisme. Ce mal venait de lui donner un cruel avertissement, au moment où il aurait voulu l’oublier et se faire illusion, ainsi que ces ennemis fantastiques, qu’on voit dans des romans ou des drames, qui disposent de votre vie et vous frappent sur l’épaule, tout à coup, quand on va agir sans leur permission. Mathéus connut ce jour-là ce que l’impuissance donne de rage ; mais, de même qu’un peu d’eau jetée sur du charbon allumé, cela ne fit qu’activer sa nouvelle passion. Assis sur une chaise longue, d’où il ne pouvait bouger, enveloppé d’une robe de chambre, la tête couverte d’un bonnet noir, les chairs du visage jaunies et flasques, avec deux yeux qui remuaient continuellement comme des souris dans une cage tournante, Mathéus représentait singulièrement l’Amour.

Jamais son esprit vide n’avait tant travaillé. Il pensait à Henriette, riant et frissonnant à l’idée de l’avoir pour femme, qui lui semblât un rêve. Il agitait des projets de dépenses folles ; ses noces seraient splendides ; il cherchait à inventer une corbeille de mariage qui fût l’expression de sa tendresse. Quand le rhumatisme tournait le dos un moment, d’heureuses idées de soie et de mousseline, de couleurs fraîches et claires, environnaient Mathéus. Il voyait passer des diamants, des étoffes, des meubles devant ses yeux, jusqu’à ce qu’il retombât dans une profonde terreur, en ressentant une douleur un peu aiguë. Le pauvre homme ne savait si l’accès serait long, mais dans les intervalles que lui laissait la souffrance il se disait qu’il souffrirait moins si Henriette était là ; il se trouvait même plus de forces qu’autrefois contre la douleur : il lui semblait être délivré de cette glace et de cette neige de la vieillesse qui contristent et abattent ceux qu’elles ont saisis. En outre, plus ses projets prenaient une forme nette, palpable, matérielle, plus complètement il se représentait tous les détails d’une nouvelle vie, et plus devenait impérieux le désir de voir et avoir tout cela immédiatement, le plus tôt possible, plus tôt qu’il n’était possible. Les vieillards sentent-ils qu’ils n’ont pas le temps d’attendre, ont-ils plus de confiance en eux-mêmes ou un complet aveuglement ? Leurs passions sont plus égoïstes et ont une ardeur plus âpre, plus sauvage, que celles des autres hommes ; Mathéus désirait peut-être Henriette avec plus de force que ne l’aimait Émile. Tous ces songes de parures et de magnificences venaient de ce que le vieux homme voulait embellir la jeune fille pour se faire plaisir à lui-même, en la regardant passer, comme un chaton un oiseau, au milieu d’une volière riche. Du reste ces sujets de méditation et d’invention ne fatiguent pas. Inépuisables, la moindre nuance suffit à les renouveler. On les recommence mille fois, soit par la fin, soit par le milieu.

Corbie était venu voir Mathéus ; celui-ci lui cria :

« Mon cher ami, si vous saviez comme votre nièce me trotte par la tête ! je ne puis plus y tenir, il faut qu’on me la donne ; je vous charge de faire ma demande. »

Corbie ne manquait pas de gaieté, et il eût plaisanté Mathéus, s’il n’avait été mêlé lui-même à ces événements où il apportait dès lors le sérieux et la gravité convenables. Cette mission ne parut pas lui sourire ; il ne voulait pas que sa main se montrât, craignant des ennuis si on venait à savoir ce qui s’était passé entre Henriette et lui, et si par suite on découvrait qu’il se vengeait. D’ailleurs l’oncle avait pris une sorte d’aspect solennel à ses propres yeux, depuis qu’il s’était donné la charge importante de la vengeance.

Corbie répondit donc :

« Je la demanderais bien pour vous, mais je crois qu’il vaut mieux que vous fassiez la démarche vous-même.

— Ce n’est guère l’usage : on sera peut-être surpris.

— Et moi ! je ne suis pas très éloquent.

— Ce qu’il y a à dire va de source.

— Eh bien ! vous le direz toujours mieux que moi.

— Mais cela ne s’est jamais fait.

— Bah ! Eh bien ! je vous avoue que je ne voudrais pas avoir l’air d’en faire une affaire personnelle : on croirait que j’y tiens particulièrement.

— Où serait le mal ? c’est tout simple.

— Ma belle-sœur ne sera pas fâchée du tout de vous voir l’aborder directement.

— J’irai alors dès que ma maudite douleur sera passée. Mais, mon cher, il faut cependant vous charger des questions d’argent, je ne puis les traiter moi-même. Ce serait déflorer mes aspirations. Je vais vous montrer les titres. Je donne tout à votre nièce, une corbeille de mariage aussi belle qu’on pourra la faire ; les diamants de ma tante, qui valent cent mille francs. Si on veut, on ne donnera pas de dot à mademoiselle… à Henriette. Qu’est-ce que cela me fait ? J’ai de l’argent, je n’en veux pas ; je ne veux que la jolie jeune fille. Ah ! Corbie, qu’elle est belle ! Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’on me la refuse. Il faut se dépêcher. Si vous êtes mon ami, que personne ne vienne me l’enlever. Je l’ai vue, cela m’a suffi. C’est un ange, une fée. Corbie, je suis trop heureux. Je voudrais être deux fois plus riche. Nous irons tout de suite chez votre belle-sœur : moi d’abord, vous après. Qu’Henriette dise ce qu’elle aime, qu’elle demande ce qu’elle veut ; j’enverrai à Paris. Elle ne se repentira pas de m’avoir épousé. Parlez-lui de moi.

— Oh ! dit Corbie, je ne veux pas avoir l’air d’influencer les gens ; elle saura bien vous juger, allez. Son père et sa mère lui parleront de vous.

— Je vous reconnais bien là, dit Mathéus, homme circonspect ! toujours peur de vous occuper des affaires des autres !

— Vous comprenez bien, répliqua Corbie, que je ne veux pas qu’on dise… vous savez, les gens qui font des mariages ont une réputation…

Il n’y a que vous pour avoir ces idées-là. Dites-moi, la verrai-je demain ou le jour que j’irai là-bas ? Pourrai-je bientôt lui parler ? Ce système d’études à distance est intolérable. Je l’ai jugée à première vue, je vous dis : rien ne me fera changer d’opinion.

— Elle est capricieuse, laissa échapper Corbie.

— Oh ! dit Mathéus, comme toutes les jeunes filles. Le mariage les calme. Et puis, qu’elle soit capricieuse, qu’elle ait tous les défauts du diable, je ne changerai pas un mot à ce que je viens de dire. Je m’étonne moi-même, je n’ai jamais été si sérieusement ébranlé. »

Corbie n’était pas content maintenant d’avoir inventé Mathéus, cet amant si passionné qu’il pouvait faire fondre à la chaleur de ses 100, 000 livres de rente la répulsion glaciale d’Henriette.

Le soir, les douleurs de Mathéus passèrent, il but du bon vin avec Corbie, et le lendemain, vers midi, il était aux Tournelles.

Si le pauvre Émile, qu’on avait reçu avec tant de dédain et un air si protecteur, avait pu voir quels sourires gracieux furent apprêtés et mis en jeu, que d’inclinaisons de tête, d’intonations caressantes, de paroles douces et engluées furent échangées, il eût éprouvé plus d’ironie que de colère.

Mathéus dit à madame Gérard et à Pierre :

« Corbie a dû vous parler de mes intentions. Veuillez excuser cette démarche un peu brusque de ma part, mais je trouve tant de qualités et de beauté à mademoiselle votre fille, que je viens vous prier de m’accorder sa main. J’ose à peine me prétendre digne d’une pareille faveur, quoique je défie n’importe qui de surpasser mon admiration et mon affection pour mademoiselle Henriette.

— Monsieur, répondit madame Gérard, nous sommes fort honorés d’une alliance avec vous. Ma fille partagera nos sentiments. Elle est trop bien élevée pour ne pas être sensible, comme elle le doit, à votre demande, qui est flatteuse pour elle.

— Je désirerais vivement, dit Mathéus, que mademoiselle votre fille pût me connaître davantage. Je mets ma fortune à ses pieds. Je ne sais si je puis parler de mon cœur, mais il lui appartient également et il vaut celui de bien des jeunes gens. Sera-t-elle de cet avis ? Je ne lui demande que de ne pas me voir avec répugnance.

— Bien loin de là, Monsieur, je crois que personne ne peut mieux que vous rendre ma fille heureuse.

— Nous vous abandonnons là, dit Pierre, un trésor précieux. Henriette est toute jeune, Monsieur, c’est une charge bien grave. Dans nos bois, nous étayons les jeunes plantes : soyez à la fois son mari et son père. Protégez-la, préservez-la. »

Madame Gérard trouva que son mari entreprenait inopportunément de sermonner M. Mathéus, et elle reprit :

« Oh ! M. Mathéus est intéressé tout naturellement à s’occuper de sa femme.

— Madame, je l’aime et je l’aimerai beaucoup, répondit Mathéus. Je vous promets que si cela dépend de moi elle sera heureuse. Du reste, j’ai chargé Corbie de vous entretenir de toutes les conditions matérielles de mon union. Moi je ne veux mêler rien de vulgaire à ce qui est purement de l’âme et du cœur.

— Henriette est l’enfant des blés, dit Pierre, il lui faut la bonne terre de ce pays-ci pour prospérer.

— Mais elle décidera de tout, » s’écria Mathéus.

Madame Gérard sourit et répondit :

« Quelle jeune fille ne serait ravie d’une telle perspective ! Monsieur, vous connaissez l’art de séduire. Vous êtes un magicien. M’autorisez-vous à révéler à ma fille vos dispositions ? Ne craignez-vous pas qu’elles ne lui tournent un peu trop la tête ?

— Je les lui répéterai de ma propre bouche, dit Mathéus.

— Ma foi, Monsieur, ajouta Pierre, vous êtes le véritable gendre qui me convient ; un homme de tête qui sait ce qu’il veut ! Permettez-moi de vous serrer la main. »

Madame Gérard n’aimait pas la conversation de son mari, trouvant qu’il manquait souvent de tact et d’à-propos.

« Je vous ai profondément estimé pour avoir renoncé comme moi à Paris, et être dans vos terres, continua Pierre. Si vous étiez agriculteur, je serais encore plus charmé, mais je vous apprendrai, si vous voulez. La Charmeraye offre des ressources admirables pour la prospérité du pays. L’agriculteur est un bienfaiteur public par cela seul qu’il travaille pour lui-même. Vous verrez, nous méditerons là-dessus… »

Madame Gérard arracha Mathéus à son mari.

« Vous avez à peine entrevu ma fille…, dit-elle à Mathéus.

— Madame, elle est restée ici, » dit le vieillard prétentieux en montrant son cœur.

Mathéus portait des pantalons gris un peu larges, un habit bleu à boutons d’or, un gilet blanc semé de fleurs lilas, une cravate bleue nouée avec art, un superbe chapeau de paille et des gants très clairs. Élégant et frais comme un jeune homme qu’on aurait momifié quarante ans auparavant, pour le revêtir d’habits modernes, ses discours subissaient l’influence de ce costume de bon goût et de recherche.

Madame Gérard s’inclina en signe de remerciement devant l’aimable réponse de Mathéus et dit :

« Vous ne l’avez peut-être pas vue tout à fait à son avantage ; un peu de malaise la rendait contrainte et préoccupée ; mais j’espère que vous la connaîtrez telle qu’elle est, enjouée, bonne musicienne, artiste !

— Comment se porte-t-elle donc aujourd’hui ? Est-elle encore souffrante ? demanda Mathéus avec vivacité.

— Encore un peu, mais ce n’est rien, une sorte de coup d’air.

— Attrapé dans le parc, dit Pierre faisant pour lui seul une raillerie sur les amours de sa fille.

— Je suis bienheureux, reprit Mathéus en son langage élégant, d’avoir pris sur moi de fouler l’usage aux pieds et de m’être fait le propre interprète de mes vœux ; je n’aspire plus maintenant qu’à pouvoir les exprimer à mademoiselle votre fille et à voir arriver promptement le jour où notre union sera célébrée, car je pense que vous me permettrez d’être impatient.

— Oui, dit Pierre, nous nous convenons donc, affaire faite ! Une fois les questions de contrat réglées, nous marcherons aussi rondement que nous avons commencé. Il tarde toujours aux jeunes filles que la noce se fasse

— Moi aussi, dit madame Gérard, je suis d’avis d’en finir promptement. Ces attentes, ces préliminaires, sont fatigants. La position d’un prétendu est presque celle d’un solliciteur.

— C’en est bien un, dit Mathéus, souriant jusqu’au bout des ongles.

— Mon cœur de mère murmure contre une si prochaine séparation, mais il faut faire taire ces réclamations de la nature et ne penser qu’au bonheur des enfants. »

Après cette entrevue, madame Gérard ne fut plus préoccupée que de donner à Mathéus une représentation générale des avantages et talents d’Henriette. La séance fut fixée à trois jours de là.

Aristide était d’une joie et d’un entrain pleins de bruit et d’agitation. Sa sœur allait enfin quitter la maison ! Toutefois il ne la perdait point de vue et se tenait toujours à quelques pas de la maison, afin de voir si elle ne sortait point.

Il avait fabriqué avec Perrin des bâtons recourbés et ferrés, avec lesquels il lui persuada de creuser et de fouiller la terre, pour y chercher des vers que l’idiot porterait chez les pharmaciens. Après trois jours de labeur, Perrin réunit une dizaine de vers qu’il voulut aller vendre au pharmacien de Villevieille ; mais en échange, il reçut quelques calottes sur sa face imbécile, ce qui le découragea de ce commerce.

Alors les bâtons servirent à de grands combats où Perrin, moins fort et moins agile que son compagnon, eut les épaules et les bras martyrisés. Aristide, qui trouvait le jeu amusant et craignait de le voir cesser trop vite, soutenait le courage de Perrin en lui parlant du chevalier Bayard.