Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 17

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 333-345).


CHAPITRE XVII


l’odeur des foins monte à la tête


Madame Gérard remarquait que les bougies d’Henriette étaient brûlées tout entières chaque matin.

Le domestique, en faisant les chambres, redescendait les bougeoirs, qu’on plaçait sur une table du vestibule où chacun les prenait en allant se coucher ; et quand les bougies étaient finies, Jean disait à madame Gérard :

« Il faut une bougie pour Monsieur, ou pour Mademoiselle, ou pour M. Aristide. »

Madame Gérard en fit l’observation à sa fille.

« J’aime à y voir clair, répondit Henriette : les veilleuses sont peu agréables ! »

Henriette veillait ; depuis deux jours elle voulait fuir.

Les travaux à la suite desquels la volonté peut ainsi s’arrêter fermement à une résolution difficile, pénible, sont comparables à un vannage de grains.

L’idée qui domine est enveloppée, perdue, parmi une foule de petites idées secondaires, contradictoires, qui se pressent toutes à la fois, qu’il faut secouer longtemps avant qu’elles s’écoulent et disparaissent, laissant enfin l’autre seule, nette, évidente.

Vingt fois Henriette avait recommencé les mêmes raisonnements, retardant d’heure en heure, jusqu’à ce que les minutes rapides comme la pluie fussent venues la presser, la rendre haletante !

Elle se disait : « Fuir ! et après ? Je le retrouverai, mais comment ? avec qui ? Si sa mère me renvoie, s’il ne veut plus de moi ! »

Elle regardait la bougie, les murs de sa chambre : « Ne dois-je pas quitter la maison ? Si je me marie, sais-je ce qui arrivera, où j’irai, d’ailleurs ? »

Son lit lui paraissait dur, les meubles laids, ses vêtements odieux : « Je veux changer : que puis-je y perdre ? Tout ce qui me rappelle ce monde m’est insupportable. Advienne que pourra, je serai toujours libre. D’ailleurs il y sera, il m’épousera.

« S’il n’y est pas ? pensait-elle. Peu importe ! Ils me font étouffer ; ce vieux être est odieux, stupide, mortel à voir.

« Pourquoi continuer à me rendre malheureuse ? Il vaut mieux prendre une grande résolution. Il faut penser à soi. Si je reste, je suis obligée d’épouser cet homme. J’ai un peu d’argent. Je vivrai comme je pourrai, je me ferai servante, plutôt. Si je me sauve, ils seront peut-être découragés et renonceront à ce mariage. Je dois en finir. Je pressens je ne sais quel malheur en épousant ce vieux Mathéus. La plus grande prudence est peut-être dans l’imprudence. Si je trouve Émile, le ciel m’aura servie. Si je ne le trouve plus, tout m’est indifférent. Je puis du reste me tenir cachée quelques jours. On me cherchera, on sera forcé de congédier Mathéus : alors, je reparaîtrai. J’irai de moi-même au couvent encore. Cela peut se faire ! Ils m’effrayent trop avec leur mariage ; il y a des moments où la tête me tourne ; je serais capable de me laisser entraîner.

« Il y a aussi une gloire dans l’amour. Une fois hors d’ici, maitresse de moi, je saurai me conduire, je me ferai professeur de musique, je me tirerai d’affaire !

« Si j’en viens à les détester, c’est qu’ils l’ont voulu. Ils m’ont trop fait souffrir depuis quinze jours. Ma mère n’a pas été bonne. On ne m’aurait pas trouvé en quatre jours un mari, si on n’avait pas voulu me séparer entièrement d’Émile.

« D’ailleurs, ils ne sont pas si sensibles à l’affliction du déshonneur qu’ils veulent bien le dire, et il est atroce de m’expliquer que ce vieillard ne peut pas vivre longtemps.

« J’ai pleuré devant cet homme : il n’a pas de cœur. Enfin, il était tranquille dans ce château auparavant et vivait sans moi !

« Ah ! si par malheur je l’épousais, quelle cruelle existence il aurait !

« Chacun pour soi ! J’ai assez souffert ils se consoleront. « Je partirai ! »

Après toutes ces combinaisons, dont les plus puériles n’étaient pas celles qui avaient le moins de force, Henriette se reposait en s’occupant des moyens de s’échapper. Deux ou trois nuits virent revenir absolument les mêmes considérations sans beaucoup de variantes.

C’est donc parce qu’elle voulait fuir qu’elle se montra à Mathéus en robe de noces, qu’elle caressa le vieux sot, fut aimable, afin que la déception, le regret, fussent plus amers quand elle serait partie.

Tandis que celle-là était en proie à ces secousses, un autre, un peu plus loin, était frappé cruellement, comme par un ricochet lointain.

Les employés du bureau d’Émile venaient le voir de temps en temps pour s’informer de sa santé. Le dernier qui vint dit au jeune homme :

« Eh bien ! vous savez, il y a un beau mariage, mademoiselle Gérard !

— Allons donc ! s’écria Émile, devenant blanc comme un linge.

— Bien sûr ! les bans sont amenés à la mairie.

— Avec qui ?

— Je ne me rappelle plus le nom.

— Il y a plusieurs Gérard.

— Ceux des Tournelles, je vous dis.

— C’est impossible ! Je vais aller voir, du reste, » ajouta-t-il, respirant à peine, comme un homme qui vient de courir.

La mairie n’était pas loin, il y courut sans chapeau. Les affiches, placées sous un petit grillage, ne pouvaient se lire facilement. Ses yeux, agités comme son cœur, montaient et descendaient, sans s’arrêter, sur les lignes imprimées ; il ne vit pas la moitié de l’amené, et par conséquent il ne vit pas l’annonce concernant Henriette. Il n’osait pas recommencer une seconde lecture plus calme, de peur de détruire le faible grain d’espérance qu’il conservait encore. Mais, fascinés, ses yeux impitoyables s’arrêtèrent sur un petit espace couvert de caractères noircis qui sembla grandir énormément, absorber toute la feuille et présenter bientôt des lettres immenses.

Il lut et relut peut-être vingt fois l’annonce, comme un idiot, ne pouvant mettre deux idées d’accord et de suite ; puis tout à coup il haussa lentement les épaules et murmura : « C’est tout simple, je devais m’y attendre ! »

Sa première pensée claire fut celle du sort toujours contraire, du malheur fatal ! Elle le conduisait à un désespoir tranquille, raisonné et sans retour.

Il revint très lentement, se disant avec cette même amertume implacable :

« Henriette a bien fait, elle n’a pas été si bête que moi ! »

Mais ce calme qu’il s’imposait d’abord fut aussi impuissant à arrêter les débordements d’un esprit désespéré que sont impuissants à arrêter les envahissements de la mer ces matelas, ces couvertures dont on se sert pour boucher les trous dans un navire éventré par un écueil et en péril de naufrage.

L’eau soulève à plusieurs reprises ces obstacles, les imbibe et les balaye ensuite.

Émile rentra chez sa mère et alla la trouver dans sa cuisine.

« On vient, lui dit-il en souriant, comme un malade qui se tord dans les souffrances, on vient de publier les bans de mariage de mademoiselle Marie-Jeanne-Henriette Gérard des Tournelles avec M. Jean-Louis-Pierre-Maximilien Mathéus de la Charmeraye, propriétaire ! »

Il s’assit aussi naturellement qu’il put ; il ne tenait plus sur ses jambes.

Madame Germain fit un geste qui signifiait « Cela devait être ! »

« Les femmes sont des misérables ! dit-il avec un accablement que ne surmontait pas l’irritation. Avec de l’argent on en fera toujours ce qu’on voudra. »

Il leva en l’air ses deux poignets marqués de cicatrices rouges.

« Voilà ce que je lui dois, moi ! s’écria-t-il.

— Eh bien ! dit sa mère, c’est fini à présent ! Elle se marie… nous nous y attendions.

— Non, dit Émile, ce n’est pas fini : cela commence, au contraire.

— Quoi ? demanda madame Germain, qu’est-ce qui commence ?

— En six semaines ! reprit Émile : elle n’a pas attendu deux mois seulement

— Est-ce qu’elle t’a jamais aimé ? dit madame Germain : tu as eu tort de la prendre au sérieux !

— Qu’elle ne m’ait jamais aimé… il le faut bien… mais moi, je l’ai aimée. Quelle duperie !… Je comprends qu’il y ait des hommes qui fassent souffrir les femmes…

« Je le vois bien, qu’elle ne m’a jamais aimé ! répéta-t-il… Elle s’amusait !

— Mon Dieu ! dit sa mère, quand tu seras plus calme, tu verras que c’est ce qui pouvait arriver de plus heureux. Tu n’as pas nui à la réputation de cette jeune fille, comme cela était à craindre. Jamais tu ne l’aurais épousée. Elle trouve un mari, tu dois être satisfait dans ta conscience d’honnête homme !

— Ah ! laisse-moi, avec ton bon sens ! s’écria Émile ; c’est une abominable créature : voilà tout ! Si on savait ce que j’ai fait pour elle ! J’ai failli perdre ma place ; oui, tu ne l’as pas su, et il s’en est de peu fallu. J’ai failli me tuer, j’ai accompli des tours de force, en me soumettant aux choses les plus antipathiques à mon caractère, et puis la misérable se marie… Quand même elle aurait été sincère !… ce serait toujours une misérable !…

— Tu n’as que ce mot-là aux lèvres, dit madame Germain.

— Est-ce que ça a du courage, de la force ? Est-ce que ça sait supporter le plus petit désagrément ? Est-ce que ça ne vous trahit pas pour un billet de banque ? s’écria Émile. Si ça n’a pas ses aises, si ça ne doit pas toujours danser, rire, bien manger, dormir, ces petites filles bien élevées, ah ! ça se fatigue, ça s’ennuie, ça ne peut rien sacrifier à quelqu’un qui se mettrait au feu pour elles !

« Je voudrais la voir dans un bois, par la neige et la nuit, sans châle, ne sachant si elle mangera ni où elle couchera, et lui faire bien comprendre qu’il faut des sacrifices dans la vie. Je voudrais la traîner huit jours, comme les femmes du Petit-Faubourg, jambes nues, en jupon déchiré, sans linge, avec d’énormes charges de bois… et je la ferais mourir de fatigue et de chagrin !

— Tu es fou, dit madame Germain, qui, pour défendre les femmes, ajouta : Eh ! sais-tu si on la marie de son plein gré ?

— Est-ce qu’on marie jamais une fille malgré elle ? s’écria le jeune homme. Elles le disent pour se poser en victimes et attraper quelque homme loyal et crédule ; celle-la aussi posait en victime, et elle était grasse et bien portante. C’est comme ça que ça se fait ! »

Dans le système qu’employait madame Germain, il ne devait pas entrer de phrases comme celle qu’elle venait de laisser échapper ; la pauvre femme regrettait de ne pas lui avoir dit plutôt : « Calme-toi, n’y pense donc plus, laisse-la pour ce qu’elle vaut. » Elle craignait de réveiller l’espoir du jeune homme et se mordait les lèvres de son imprudence. « Heureusement, pensa-t-elle, Émile était trop furieux, il l’a pris du bon côté. »

« Oui, reprit Émile, c’est charmant et très divertissant de faire une promesse ; mais il est si difficile de la tenir ! il faut y penser, déployer un peu de constance, de résolution. « Ah bien ! tant pis pour lui, il s’arrangera ! Je ne le connais pas moi, ce petit monsieur, ce petit pauvre ! » Voilà ce qui s’est passé en elle, j’en suis sûr. Je ne désire qu’une chose, la retrouver et lui rire au nez, moi-méme le premier… Ah ! il sera heureux, son mari ! Il l’aura à lui tout seul !

— Elle peut être très vertueuse par la suite, dit madame Germain.

— Cette créature !… Sa maison sera une caserne ! Ah ! que j’ai été niais de croire à ce mariage. Si j’avais été comme tout le monde, est-ce que je n’aurais pas pu voir cent fois si elle est bien faite ou non, et ensuite l’envoyer promener. Que dirait-elle à présent, si j’avais eu cet esprit-là ? Lequel de nous deux pourrait se vanter d’avoir été adroit ? Je ne l’ai pas voulu, parce que j’ai imaginé qu’elle valait la peine d’être respectée. Oh ! ces coquetteries, ces sensibleries, pour finir par épouser un vieux coquin qui est très riche, c’est épouvantable ! »

Ces paroles étaient prononcées avec un accent impétueux et embrouillé, mêlé de larmes refoulées et de ricanements très amers.

Madame Germain secouait la tête :

« Cela ne t’empêchera pas, j’espère, de rentrer au bureau. Ton avenir est là.

— Ah ! s’écria Émile en sortant, j’ai de vous tous par-dessus la tête !

— Cette maudite fille t’a perdu, cria aussi la mère ; je souhaite qu’elle soit à jamais malheureuse ! »

Le sens et la patience de madame Germain échouaient souvent contre les écueils que présentait l’irritabilité de son fils.

Émile resta abîmé un moment dans une contemplation incertaine, entendant tous les bruits du dehors avec une perspicacité particulière, et remarquant, comme un enfant, dans la cuisine, une foule de petits objets qui s’emparaient de ses yeux et de son esprit.

Il se leva.

« L’air me fera du bien, dit-il.

Émile prit un sentier derrière la maison, entre des vignes, des champs de blé, et s’éloigna vers un côteau boisé.

La souffrance et la joie reposent sur deux ou trois pensées qui, à peine épuisées, se renouvellent incessamment, comme les coups de piston d’une machine à vapeur, entretenant la sensation dans toute sa force et la rendant plus aiguë à chaque renouvellement.

La poitrine subit physiquement le contre-coup des dilatations de la joie ou des compressions douloureuses.

À mi-chemin, Émile n’eut pas le courage d’avancer davantage ; il revint vers la maison, murmurant :

« Elle va se marier ! elle va se marier ! »

Il repassait tout ce qu’il avait espéré, tout ce qu’il voulait faire pour cette jeune fille ingrate, son bonheur d’avoir aimé, cet élan de tendresse, cette grandeur de cœur dont il se sentait animé envers elle, qu’elle avait dédaignés, méconnus ; et il n’y eut de soulagement pour lui qu’à penser à se tuer.

« C’est mon seul refuge, dit-il, c’est ma seule manière d’être compris par elle. Et quelle vie mènerai-je, d’ailleurs, toujours destiné à ne pas réussir ? Une fois débarrassé de la vie, je ne sentirai plus tous ces troubles. Elle en aura un souvenir éternel. Depuis que j’ai connu cette fille, je n’ai point fait un pas sans qu’il m’arrive un accident quelconque. J’en ai assez… Ma mère ! oui, ce sera cruel pour elle. Ceux qui restent… Bah ! pour ce à quoi je lui sers !… Je me tuerai le jour où Henriette se mariera. »

Il se sentit moins triste, comme tout homme qui veut se tuer : « ses maux n’étaient plus sans remède. »

Il passa la journée à écrire des testaments, et se dit : « Encore deux jours, et je serai fort heureux ! »

Il se montra d’une humeur très égale, très empressé pour sa mère, mangea, causa d’avenir, de projets, et, le lendemain, il alla reconnaître à la rivière un bon endroit.

Ce lendemain était le 16, Henriette comptait s’échapper pendant la nuit.

Le temps fut pluvieux, il ne vint personne, pas même Mathéus. La maison semblait se recueillir dans le silence et le repos, avant de laisser sortir de ses flancs, le 18, cette bande de femmes à belles robes et d’hommes en noir, ces voitures, ces chevaux, ces laquais, tous les harnais de noces, le bruit, le mouvement, la pompe.

Madame Gérard calcula les frais du mariage, qui étaient considérables.

« D’une façon ou de l’autre, Mathéus payera cela », se disait-elle.

Il y avait quinze mille francs pour le trousseau, cinq cents pour les pauvres, cinq cents pour l’église, cent pour l’organiste, deux cents pour la location de voitures et de cochers, trois cents pour les quêtes, cinq cents pour le dîner, mille pour les toilettes de la mère et de la fille, bien que celle d’Henriette fît partie du trousseau ; deux cents de gratification à quatre domestiques, trois cents pour faire manger, boire et danser les paysans. Il fallait compter vingt mille francs largement. Là-dessus, madame Gérard donnait tout au plus directement quinze à dix-huit cents francs, le surplus devant rester fort longtemps sous forme de mémoires à payer.

Henriette dit à sa mère qu’elle voulait emporter à la Charmeraye beaucoup de petites choses qui garnissaient sa chambre, et elle passa deux heures à les mettre de côté. Ensuite, elle fit des questions sur les contrats, sur le mariage, la loi, l’indépendance de la femme vis-à-vis du mari. Madame Gérard lui expliqua la communauté de biens, le régime dotal, et lui apprit que Mathéus, par une générosité sans exemple, se dépouillait de son vivant pour elle et lui donnait la nue propriété et l’usufruit de tous ses biens.

Le notaire, seul, avait exigé que le vieillard se réservât une rente viagère de douze mille francs, en tout cas.

« Et moi, quelle est ma dot ? dit Henriette.

— Cent mille francs ! répondit madame Gérard ; on signera tout ça demain, tu verras, le notaire en fera la lecture. »

La soirée se passa tranquillement. À l’approche de la catastrophe ou de la fête, on se taisait, chacun faisait ses calculs particuliers. Les femmes travaillèrent, les hommes lurent ou dormirent. Henriette écoutait tomber la pluie avec plaisir. Quand le vent soufflait lugubrement dans les corridors et par les rainures des fenêtres, faisant crier les feuilles comme si elles s’irritaient, et craquer la maison, elle était enchantée, pensant qu’on ne l’entendrait pas, vers minuit ou une heure du matin, ouvrir les portes et faire sonner la grille du parc.

Elle regardait de quart d’heure en quart d’heure à la pendule, et se sentait venir la fièvre. Elle avait préparé là-haut un humble petit paquet, pareil à celui que portent sur leur dos les paysans en voyage ; dans ce paquet étaient un peu de linge, une robe, des livres, deux petits pots, une miniature, une boîte à gants, des souliers noirs à petits talons, deux voiles de dentelles, un choix de choses utiles et des objets auxquels Henriette tenait le plus.

Le temps parut long et court à la fois à la jeune fille. Enfin, à dix heures et demie, on alla prendre les bougeoirs. Henriette embrassa son père et sa mère et serra la main à Aristide, ce qui ne lui était pas arrivé depuis six mois.

Elle laissa d’abord sa porte entr’ouverte et écouta si des bruits de voix sortaient des chambres voisines. À onze heures, tout devint parfaitement silencieux. Elle ouvrit la fenêtre et se pencha pour reconnaître si sa mère avait éteint sa bougie. Aucune lumière ne brillait dans la façade. Cependant la jeune fille eut l’idée que madame Gérard ferait peut-être une ronde. Sans fermer sa porte, elle plaça une chaise contre le battant pour le maintenir poussé autant que possible ; elle souffla sa lumière et se glissa tout habillée dans son lit. Vers onze heures et demie, il lui sembla en effet entendre marcher à pas de loup dans le couloir. Elle se mit à respirer plus fort et régulièrement, comme une personne qui dort, et resta au moins un quart d’heure dans son lit sans bouger.

Alors elle se releva, ralluma sa bougie, plaça des albums devant, afin que la lueur en fût masquée du côté de la porte et du côté de la fenêtre ; puis rapidement elle prit une petite robe de mérinos, son chapeau, un châle de laine, à cause de la pluie ; dans ses poches elle mit un flacon, un éventail, une bourse contenant mille francs environ, et elle chercha des bottines un peu fortes pour pouvoir marcher sur le terrain détrempé ; elle ne les trouva pas, s’impatienta, crut reconnaître qu’on remuait chez sa mère, remit ses petits souliers minces, éteignit de nouveau la bougie, colla son oreille à la porte ; des ronflements sonores s’élevaient partout, le vent continuait à saccager les arbres avec des sifflements furieux, la pluie retentissait sur les vitres.

La nuit était affreusement noire, mais tous les aspects physiques qui peuvent refouler un être humain au fond de sa maison, quand la terreur, le froid, l’obscurité, ce qu’il y a de pire dans les éléments, se réunissent pour l’emprisonner, n’arrêtaient pas la jeune fille, qui ne pouvait s’empêcher de dire toutefois par moments :

« Quel temps horrible ! »

Elle se glissa dans le corridor, écoutant ce qui se passait dans toutes les chambres ; tout le monde dormait. Elle arriva au vestibule, tira la porte à elle, fit un pas sur le perron, mais recula.

La pluie était fouettée horizontalement et arrivait comme si on eût jeté des pelletées d’eau ; le vent soufflait avec tant de violence qu’il aveuglait et qu’il brisait les oreilles. Henriette hésita devant cette tourmente et cette immensité de noir qui s’étendait de toutes parts ; le ciel lui-même était à peine imperceptiblement plus clair que la terre.

« Enfin, se dit-elle, il ne me reprochera pas d’être timide ! »

Elle descendit les marches et s’élança en courant jusque sous les arbres de l’allée tournante. Ce trajet dura une seconde, et elle avait déjà marché dans des mares ; ses souliers étaient transpercés, son châle traversé, le bas de sa robe et de ses jupons, alourdis par l’eau, se collait à ses jambes !

Henriette atteignit la grille, à côté de laquelle se trouvait une porte plus petite qu’on ouvrait en dedans ; elle sortit sur le chemin de ronde ; sous les arbres du bois on n’y voyait plus rien, mais on était un peu protégé contre la pluie. Elle crut prendre le sentier qui conduisait à la route de Villevieille et le suivit vivement, quoiqu’elle glissât à chaque pas et sentît une boue épaisse se coller à ses souliers. Au bout de cinq minutes, la jeune fille s’aperçut qu’elle se trompait ; elle calcula alors qu’en traversant le massif dans un certain sens elle retrouverait la route ; elle quitta le sentier, tâtonnant avec ses mains pour se garer des plus jeunes arbres, dont les branches lui cinglaient la figure.

L’humidité la pénétrait, elle regrettait de s’être aventurée ainsi sans avoir bien pris ses mesures ; elle tournait tantôt à gauche, tantôt à droite, croyant aller droit devant elle ; elle retomba dans un autre sentier ; des formes vagues, étranges, passaient devant ses yeux ; des bruits inattendus dans le bois la faisaient tressaillir ; elle avait perdu son chemin et luttait contre la boue ; son soulier se détacha et resta dans une flaque ; elle voulut le chercher, salit ses mains, son châle, et fut obligée de continuer déchaussée. Elle grelottait de froid et se voyait bientôt contrainte à passer la nuit dans ce bois.

La terreur finit par la saisir ; elle courut sur un sol qui était un peu mieux battu, abîmée, déchirée, salie à se faire peur, si elle avait pu se voir. Épuisée de fatigue, glacée, la jeune fille vit enfin un peu de jour devant ses yeux ; ne sachant où elle était, elle s’appliquait à distinguer les objets. Elle reconnut la grille du parc, et fut prise de désespoir.

« Ah ! Dieu ne veut pas ! se dit-elle, j’ai fait plus qu’on ne peut faire !… »

Henriette rentra ; elle s’arrêta au perron pour tordre ses vêtements qui ruisselaient, et malgré cela elle laissa une traînée d’eau dans les couloirs, derrière elle ; elle remonta ; tout à coup la porte de la chambre de sa mère donna passage à madame Gérard, qui éleva sa petite lampe en l’air et contempla sa fille dans cet état affreux : pâle, son chapeau tombé derrière sa tête, couverte de boue, un pied nu, son châle collé à sa poitrine ; son petit paquet à la main, d’où tombaient de grosses gouttes dans la lueur tremblottante. Henriette avait la fièvre, le front lui faisait mal, elle ne ressentait qu’une seule sensation, le bonheur d’être hors de ce terrible bois et de ce terrible temps.

« D’où viens-tu donc ? lui cria madame Gérard, mais à voix basse.

— Faites de moi tout ce que vous voudrez maintenant, dit Henriette, je suis morte ! »

Madame Gérard l’accompagna chez elle.

« Qu’est-ce que c’est donc ? Tu as voulu te sauver !

— Faites tout ce que vous voudrez, répéta Henriette, qui était comme une personne ivre. Réchauffez-moi, ôtez-moi ce qui est mouillé, je n’en puis plus ! »

Madame Gérard lui défit sa robe, ses bas, qu’à elles deux elles eurent beaucoup de peine à tirer. Henriette se coucha, s’enveloppa avec volupté dans ses couvertures.

« Ah ! que c’est bon ! » dit-elle en frissonnant ; et elle répéta une troisième fois d’un ton plaintif : « Faites ce que vous voudrez ! »

Madame Gérard se demandait si sa fille n’était pas devenue folle.

Elle resta auprès d’Henriette. Celle-ci ne tarda pas à s’endormir en murmurant des mots que sa mère ne comprenait pas. Alors madame Gérard la quitta et revint aussi se coucher en se disant : « Grands dieux ! quand donc le 18 sera-t-il passé ? »

Elle était terrifiée d’avoir pu se laisser jouer par sa fille au moment même où tout allait réussir ! Et quel heureux pressentiment l’avait poussée à rester éveillée et à épier ce qui se passait ! Elle frémissait autant que son organisation le lui permettait en voyant qu’Henriette s’était préparée pour un voyage et munie d’argent ! Elle ne le lui pardonnait pas.