Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 18

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 346-366).


CHAPITRE XVIII


homicides par imprudence


Henriette dormit d’un sommeil d’enfant. Au réveil, elle se rappela l’heure passée dans le bois et se réjouit d’être dans sa maison, chaudement et à son aise. Ensuite, elle pensa à Émile.

« Si je suis riche, se dit-elle, je le ferai parvenir sans qu’il sache que c’est moi ! Mais puisqu’il faut que je me marie, je voudrais en avoir fini tout de suite. »

Cependant tous les détails de ce mariage étaient un supplice pour elle. Une sorte de terreur pesait sur son cœur, et elle voulait cesser de craindre le plus tôt possible, comme si du retard de cette union elle eût senti que dépendait quelque malheur.

Madame Gérard, dès cinq heures du matin, avait fait partir à cheval le domestique pour prévenir le notaire d’être aux Tournelles à midi, heure à laquelle devait se signer le contrat.

Mathéus, la famille et les témoins réunis, le notaire prit le cahier de papier timbré pour le lire ; mais Henriette s’écria :

« Non, c’est inutile, nous savons tous ce qu’il y a dedans : signons, dépêchons-nous. »

Le notaire interrogea du regard madame Gérard et les autres personnes.

« Ce sera plus simple, en effet dit-elle.

— C’est une règle cependant !… » objecta le notaire.

Henriette saisit une plume avec un air d’impatience :

« Eh ! non, Monsieur, dit-elle, nous savons ce que nous devons faire. » Elle lui prit le papier des mains et signa.

« Mais il y a un ordre à suivre, criait le notaire, petit homme sec, mince et noir, à figure de fouine et de bedeau mêlés.

— Nous voilà enchaînés ! dit Mathéus, gai, épanoui et grotesquement gênant à regarder dans son bonheur.

— Ah ! vous y avez mis de la persistance ! répondit Henriette ; vous devez être en effet satisfait !

— Votre mère, et vous surtout, devriez me permettre de vous embrasser sur le front ! continua-t-il ; c’est une prière très humble que je vous fais !

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle, je sais à quoi je suis destinée ! ainsi vous pouvez bien m’embrasser, si cela vous fait plaisir. »

Elle lui présenta froidement son front ; mais quand les lèvres du vieillard la touchèrent, son visage eut une expression de dégoût.

Mathéus ne la quittait pas des yeux ; il parlait moins, il était moins complimenteur, mais il avait la physionomie d’un avare qui voit arriver des tonnes d’or dans sa cave. L’avidité de l’amour était moulée dans tous ses traits ; ses yeux brillaient, toujours fixés vers une personne unique. Il donnait des poignées de main à tout le monde, sans regarder les gens, et répondait aux questions sans savoir ce qu’il disait.

Il avait été convenu que le vieillard passerait la nuit aux Tournelles, où ses voitures devaient arriver vers huit heures, le soir. Il se retira dans l’après-midi pour s’occuper de ses arrangements, qui étaient compliqués.

« Eh bien ! Baptiste, dit-il à son valet de chambre, que dites-vous de votre maîtresse ?

— Elle est bien jeune.

— Tant mieux !

— Si elle aime Monsieur, il n’y a pas de mal, dit le domestique.

— Puisqu’elle est ma femme ! » s’écria Mathéus.

Du haut en bas de la maison, c’étaient des allées et venue continuelles, des appels : « Où avez-vous mis ceci ? Apportez moi cela ! » des inspections d’habits, des revues de mémoire des ordres, des écritures !

Les domestiques lavaient les voitures, pansaient les chevaux, nettoyaient les harnais. La cuisinière, troublée, fit un mauvais dîner. On retourna de bonne heure dans les chambres. Les équipages de Mathéus arrivèrent, et un vacarme véritable commença lorsqu’il fallut installer bêtes et gens ; le vacarme se renouvela à l’entrée des voitures de louage venues du chef-lieu.

Henriette étouffait ses pensées en contraignant son esprit à toutes ces questions de préparatifs.

On se coucha assez tôt, afin de tuer le temps, et cependant personne ne dormit. Les domestiques demandèrent la permission de faire un petit souper, pour se fêter entre eux.

Henriette se dit toute la nuit : « C’est peut-être une grande faute que je commets, mais il est impossible d’agir autrement. »

Maintenant, résolue à se marier, elle cherchait à rendre l’avenir meilleur que le présent, et elle fermait son cœur à Émile ! pour rester forte.

Des questions d’argent constituaient les émotions de tous les autres, sauf Mathéus, que remplissait de triomphe la vanité d’avoir une si belle jeune femme.

Le 18, à six heures du matin, vingt personnes étaient sur pied aux Tournelles, et la grande toilette commençait sur toute la ligne.

Henriette fut la première prête.

« Comme on est long ! » disait-elle à la femme de chambre.

Mathéus fut plus long encore que madame Gérard.

Pierre, Corbie, Aristide, en habit noir, avaient l’air de taureaux.

Madame Baudouin amena le président dans sa calèche. Le colonel Héricq vint en remise, M. et madame Vieuxnoir aussi puis des voisins de campagne : le marquis de Buchey, le comte Péligeard, la baronne de Saint-Martin.

Ce mouvement était une distraction forcée pour la jeune fille.

Devant le perron, dix équipages étaient rangés, seize valets de pieds ou cochers attendaient.

Sept voitures seulement furent remplies.

Pierre, sa fille et Corbie, dans la première ; la mère, Mathéus, le colonel, dans la seconde ; le président et madame Baudouin dans la troisième. Aristide eut l’esprit de se faufiler avec les époux Vieuxnoir. Les autres suivaient.

Henriette était superbe dans sa robe blanche. On complimentait le père, la mère et l’époux.

La jeune fille montrait la fermeté de ces gens qui, condamnés à mort, meurent courageusement et honorablement. Elle ne parla toutefois pas à Mathéus, et l’évita toujours.

Dans les voitures on n’entendait d’autre mot que celui-ci :

« Arrivons-nous ? »

Madame Gérard était radieuse de son ouvrage, et pourtant inquiète. Henriette regardait par la portière et pensait : « Il vaudra mieux changer de pays après le mariage. »

À dix heures précises on était à la mairie.

Quand le maire, s’adressant à Henriette, lui demanda :

« Prenez-vous pour époux M. Jean-Louis-Pierre-Maximilien Mathéus ? il y eut un moment d’anxiété ; elle attendit quelques secondes. Madame Gérard se leva à demi, comme ces femmes timides qui s’attendent à un coup de fusil.

Henriette répondit : « Oui ! » et comme un torrent qui franchit un barrage, la joie souleva madame Gérard : elle serra la main à Mathéus expressivement.

La cérémonie, l’entourage, le monde, donnaient des forces à Henriette, qui mettait de l’orgueil à paraître maîtresse de sa libre volonté.

On se réengouffra dans les voitures, et on alla à l’église.

Le curé Euphorbe avait tendu des draperies, disposé des fleurs, et se tenait, avec son vicaire, ses chantres, devant le maître autel. L’église était pleine.

Le cortège, Henriette en tête, passa entre les chaises. La jeune fille et Mathéus se placèrent sur leurs coussins de velours, et la messe commença, accompagnée par l’orgue !

À son tour le prêtre devait demander à Henriette : « Prenez-vous pour époux M. Maximilien Mathéus ? » Elle le savait, et l’orgue, l’église, les prières, amollissaient son énergie. Elle lisait son livre de messe au hasard.

La question du prêtre s’éleva tout à coup à la suite des bourdonnements de la prière. Henriette savait qu’elle avait répondu oui à la mairie, qu’elle était engagée, qu’ici elle ne pouvait que répéter ce qu’elle avait dit devant l’homme de l’administration civile ; et cependant il lui semblait, sous l’impression de ces solennités, que ses paroles allaient être plus décisives.

Ce fut avec l’effort de quelqu’un qui résista à la douleur d’une opération de chirurgie qu’elle répondit encore ce même oui !

Elle le prononça net, assuré.

La messe continua. Il semblait à Henriette que l’orgue roulait comme des paroles de tonnerre : La femme de Mathéus, la femme de Mathéus !

La messe finit, les paroles du prêtre furent à peine écoutées : il tardait à tous de partir. On traversa encore la foule murmurante, et on arriva sous le portail, au grand jour. La violence des émotions qu’on éprouvait dans la demi-ombre de l’église, sous la haute voûte, au son écrasant des orgues, s’apaisa devant les aspects naturels ! On remonta dans les voitures, qui, pour Henriette, étaient les complices de ces seize personnages qui l’accompagnaient, et qu’elle considérait comme des ennemis. Au grand galop on roula vers les Tournelles, et comme une nichée d’oiseaux s’éparpillèrent dans les appartements tous les gens de la noce, fatigués de la tension de corps et d’esprit où jettent de telles cérémonies.

Madame Gérard n’avait pas voulu qu’on passât dans la sacristie, selon l’usage. On attendit une demi-heure le curé, à qui il fallait donner le temps de quitter le vêtement religieux et de rejoindre ; et on se mit à table.

Lorsque Mathéus mit pied à terre aux Tournelles, il serra dans ses bras sa femme, qui se laissa serrer tant qu’il voulut.

« Ah ! c’est donc fait ! s’écria-t-il.

— Plaise à Dieu que personne ne s’en repente ! dit-elle.

— Pourquoi ? Nous sommes tous au comble de nos vœux ! » répliqua madame Gérard.

Le repas dura cinq heures, un peu désordonné à la fin et néanmoins froid, sans gaieté.

La soirée s’acheva au milieu de régals de sirops, de glaces, de gâteaux.

Mathéus avait fait venir des musiciens. On s’occupa surtout à manger. Trousseau et corbeille étaient de nouveau étalés.

À dix heures on partit. Il fut décidé qu’il était trop tard pour que Mathéus emmenât sa femme à la Charmeraye. Les époux restèrent à coucher aux Tournelles.

Henriette se demandait si elle entrerait dans le lit de Mathéus. À ne suivre que son instinct, elle se fût sauvée à cent lieues ; mais elle réfléchit. Son bon sens s’éclaircissait. Elle se résolut à ne point se séparer la nuit de son mari. Elle voulut accepter le mariage tout entier, avec convenance et dignité, puisque le sacrifice était fait.

Henriette se dit d’ailleurs qu’il fallait dominer son mari, et qu’en conséquence il y avait des concessions inévitables.

Elle entra dans le lit avec une froide résignation, et le lendemain elle se réveillait auprès de Mathéus.

Ce fut pour elle une action immense de sa volonté, après laquelle elle se sentit sûre d’elle-même. D’ailleurs, elle reconnut à la tendresse insensée du vieillard, qu’il était dorénavant dans sa main plus que jamais.

Toute femme intelligente est obligée de faire intervenir la ruse dans le mariage, et de rechercher quelle puissance peut résulter pour elle de la passion d’un homme, et comment elle maintiendra cette passion et cette puissance.

Voilà à quoi pensait Henriette en se levant et en considérant Mathéus, comme un mur qu’on toise, tandis qu’il était couché, flétri, fatigué, souriant par grimaces et extasié, dur spectacle pour la jeune femme !

Le matin de ce même jour du 18 juin, Émile dit à sa mère :

« Demain, je rentrerai au bureau. Je me sens en état de reprendre mon travail.

— C’est cela, reprit-elle, tu verras que nous continuerons bien notre petit ménage ensemble. »

« Que dira-t-elle, pensa Émile, ce soir ou demain ? Ah ! si Henriette ne s’est pas mariée, par hasard !… Alors ma mère lui devra de ne pas avoir quelques mauvaises journées. »

Il se consolait ensuite de la douleur de sa mère, en se disant : « Elle ne sera pas plus malheureuse que je ne l’ai été, après tout ! »

Il n’eut pas le courage d’aller à l’église voir Henriette ; il espérait qu’elle ne se marierait peut-être pas !

Le jeune homme se promena dans les rues voisines de Saint-Anselme, attendant la sortie pour s’informer de ce qui s’était passé.

Il n’osa pas questionner les premières personnes qu’il vit ; ses lèvres se serraient malgré lui. Enfin il entendit des mots isolés : « mademoiselle Gérard — beau mariage — le mari est bien ! »

Alors toutes les idées confuses de sa cervelle furent balayées, et il n’en resta qu’une seule : aller à la rivière !

La vengeance, la consolation, le repos, l’espérance, tout était contenu depuis longtemps dans la mort, pour le pauvre garçon !

Il ne regardait ni à droite ni à gauche, et il lui était indifférent que le temps fût beau ou couvert ! Maîtresse, mère, avenir, passé, personne et rien n’existait, mais d’avance il avait dans les yeux le blanc de la rivière, la propreté de l’eau, le gazon du bord, les saules tout jeunes dont le pied trempait, et surtout ce petit enfoncement arrondi qu’il avait choisi la veille et d’où il avait calculé qu’il pouvait se glisser jusqu’au milieu de la rivière sans faire de bruit et sans exciter par là quelque pêcheur à lui sauver la vie.

Une seule pensée, puérile, monta à son cerveau comme ces globules d’air qui s’élèvent du fond d’un verre à la surface.

« Quel effet cela va produire ! » se dit-il.

Il ferma les yeux, s’accroupit, et coula, la tête la première, sous l’eau. Il avait rempli ses poches de gros cailloux, son mouchoir aussi, afin d’ajouter à son poids et de rester au fond.

L’eau fit un grand mouvement de cercles ondulés et un bruit prolongé, mais tout au plus pareil à celui du clapotement d’un bon nageur. Ensuite le courant continua tranquille, comme auparavant.

À six heures du soir, deux mariniers qui remontaient la rivière, à deux lieues de Villevieille, aperçurent de loin un gros objet noir qui descendait le courant vers eux.

« Tiens, on dirait un noyé ! s’écria l’un d’eux.

— Allons dessus, » dit l’autre.

Ils gouvernèrent vers l’objet, qui s’enfonça et disparut à peu près au moment où ils reconnurent que c’était bien un corps. Avec la gaffe ils sondèrent la rivière et le ramenèrent enfin dans le bateau.

« Il y a longtemps qu’il est tombé à l’eau, dit le marinier en considérant la face noircie et défigurée du cadavre. C’est un tout jeune homme !

— Il est bien habillé ! dit le second. Ça vous aura glissé sur le bord.

— Ah cà, reprit l’autre, comment que ça se fait que nous l’avons trouvé pas loin de la ville, et qu’il y a bien sept ou huit heures qu’il est à l’eau ?

— Il aura été accroché au fond

— Il faut voir s’il a des papiers, continua le marinier. »

Ils le palpèrent.

« Il a des cailloux plein ses poches, s’écria un des hommes.

— C’est un suicide alors, reprit l’autre. Regarde donc le portefeuille. »

Ils ouvrirent le petit carnet en cuir et trouvèrent des cartes de visite où ils lurent : Émile Germain, 37, rue Sandouix.

« Aurons-nous une charrette pour le mener à la mairie ? demanda l’un d’eux.

— Voilà une bonne journée, dit l’autre : quinze francs de gagnés. »

Les deux mariniers débarquèrent près du pont de Villevieille.

« Nous avons bonne pêche, dirent-ils, nous avons trouvé un noyé ! »

Aussitôt cinq ou six hommes du port descendirent la berge pour aller voir. Des femmes accoururent, puis remontèrent sur le quai, criant à leurs voisines :

« Un noyé ! un noyé ! »

Les gens quittèrent leurs maisons pour venir regarder le corps, qui était étendu raide au milieu du bateau. Il y eut quatre-vingts personnes en une demi-heure.

« Sait-on ce que c’est ? se demandait-on les uns aux autres.

— C’est le petit Germain, de la sous préfecture, le fils à madame Germain. Pauvre jeune homme ! On dit qu’il s’est jeté à l’eau exprès. Quel âge a-t-il ? Quelle pitié, se détruire ! »

Ces exclamations sortaient du rassemblement curieux et consterné à la fois.

« C’est pour la petite Gérard qu’il s’est tué ! disaient tout bas quelques-uns.

— Il l’aimait donc bien ! » répondaient d’autres.

D’autres encore, plus émus, se taisaient. Quelques-uns semblaient stupidifiés. Des jeunes filles se glissaient en riant parmi les hommes, qui se rangeaient.

Le secrétaire de la mairie, prévenu par un des mariniers, arriva important, avec un cahier sous le bras, et fendit la foule, dont les yeux se suspendaient à lui.

« Mettez-le dans une charrette, cria-t-il, et conduisez-le chez la mère.

— Il faudrait la prévenir d’avance, dit une mère compatissante, ça pourrait lui faire une révolution !

— Eh bien ! reprit le secrétaire, je vais y aller ; déposez le corps dans un caveau de la mairie en attendant. »

Il griffonna un ordre pour le portier et le remit aux mariniers.

« Vous viendrez vous faire inscrire demain au matin », ajouta-t-il en s’adressant aux deux hommes ; et il s’éloigna vers la rue Sandouix.

On enleva le corps, et on le mit dans une charrette recouverte de toile.

La curiosité des spectateurs sembla mécontente qu’on l’eût privée de son spectacle. Des acharnés rôdèrent encore autour, essayant de voir par les fentes des planches. Ceux qui étaient arrivés les derniers surtout, et n’avaient rien vu, contemplaient la charrette avec une obstination singulière.

Dans les rues voisines, la nouvelle s’était répandue, et, quand la charrette passait, accompagnée de quelques individus qui suivent toujours tout, et regardent stupidement longtemps après qu’il n’y a plus rien à regarder, on entendait dire sur les portes ou aux fenêtres :

« Le voilà ! il est dedans ! »

En deux heures, toute la ville savait l’événement.

Le secrétaire de la mairie ne savait comment s’y prendre pour l’annoncer à madame Germain.

Il la trouva inquiète comme toujours. Elle fut étonnée de voir ce monsieur inconnu.

« Madame, je viens vous parler de monsieur votre fils… Je suis le secrétaire de la mairie, dit-il.

— Eh bien ! où est-il ? s’écria madame Germain, toute changée.

— Il est à la mairie en ce moment, Madame.

— Pourquoi ? Comment cela ?

— Il lui est arrivé un accident…

— Ah ! mon Dieu !… J’y vais… »

Elle prit son châle avec une précipitation tremblante. Elle chercha des yeux un chapeau.

« Je n’ai pas besoin de chapeau, dit-elle. Il est inutile de vous déranger, Madame ; je vais le faire transporter ici…

— Mais qu’est-il donc arrivé ? cria madame Germain, qui ne pouvait accrocher une épingle à son châle, quoiqu’elle la piquât vingt fois en dix secondes dans l’étoffe, sans s’en apercevoir.

— Eh bien reprit le secrétaire, il vaut mieux vous dire la vérité !…

— Il est mort ! » s’écria-t-elle en reculant et en fixant sur le messager un regard singulier, plein de stupeur et d’effroi.

Le secrétaire ne répondit pas, il s’inclina tristement.

« Ah ! c’est cette maudite famille qui me l’a tué ! » dit madame Germain avec un éclat de voix. Elle retomba assise.

Le secrétaire restait, fâché d’être venu, ne sachant comment s’en aller.

« Mais, Monsieur, reprit-elle d’un son de voix pareil à la note d’un instrument brisé, il est mort ! Comment ? Qui vous l’a dit ?

— Mon Dieu ! Madame, ces détails sont bien pénibles, dit le secrétaire ; il vaudrait mieux prendre quelque repos, appeler vos amis.

— On me cache donc quelque chose ?… s’écria-t-elle plus fort. Je vais y aller. Oh ! mon pauvre enfant ! mon pauvre enfant ! » murmura-t-elle en se cachant la figure dans ses mains et en pleurant ; et elle ajouta avec cette voix humble, plaintive, indéfinissable, que donnent les larmes : « Ah ! Monsieur, mon fils unique ! mon fils unique ! on me l’a fait mourir ! j’en avais tant peur ! si vous saviez… Ah ! le pauvre enfant ! comme il a souffert depuis deux mois… je venais de le soigner d’une maladie… j’étais si heureuse de l’avoir sauvé !… »

Elle pleura plus doucement, en pensant à tous les détails de cette maladie, qui apparaissaient clairs à sa mémoire, comme si elle commençait à être au chevet du lit d’Émile. Les larmes s’arrêtèrent.

Le secrétaire était ému, mais contrarié d’être tombé devant la douleur d’une femme qu’il ne connaissait pas.

« Enfin, Monsieur, reprit-elle plus calme et faisant un effort, apprenez-moi !… Est-ce un accident ?… Comment a-t-il pu mourir ?… Je ne puis pas le croire encore.

— Eh bien ! Madame, il paraît que monsieur votre fils s’est noyé ; il a été repêché par deux mariniers de la ville et rapporté il y a une heure à peine !

— Noyé ! dit madame Germain, ah ! pauvre enfant !… On n’a donc pas pu le sauver ? Qu’ont donc fait les gens qui étaient là ?… Quand on tombe à l’eau, il passe du monde… »

Elle s’efforçait de se faire accroire qu’Émile ne s’était pas suicidé.

« Il n’est pas tombé, interrompit le secrétaire ; tout porte à croire que monsieur votre fils s’est jeté volontairement.

— Ah ! s’écria madame Germain, ils l’ont rendu si malheureux ! Pauvre enfant ! » murmura-t-elle d’un ton rendu rauque par les pleurs qui recommençaient.

Elle songeait aux souffrances qu’il avait dû éprouver en se débattant dans cette eau, en se sentant étouffer loin de sa mère, seul, sans secours.

« Il a peut-être appelé, se disait-elle et on ne l’a pas secouru ! »

Il lui semblait qu’elle ressentait les douleurs de son fils mourant.

« Et quelle désolation, pensait-elle, a-t-il eue de me laisser, quand il a dû vouloir revenir à la vie et qu’il n’a pu se sortir de cette rivière ! »

Elle se jeta dans un fauteuil, et ses gémissements donnaient envie de pleurer au secrétaire de la mairie.

Elle se plaignit ensuite comme un malade, souffrant physiquement d’avoir tant pleuré ; puis elle s’apaisa de nouveau, et, mettant un mouchoir devant sa bouche pour étouffer les sanglots qui la reprenaient, elle dit :

« Comment sait-on qu’il s’est suicidé ? Est-ce qu’il a écrit ?

— Non, Madame : on a trouvé des pierres dans ses poches.

— Ah ! pauvre enfant s’écria-t-elle.

— Le corps est resté au moins six heures dans l’eau, à ce que disent les mariniers.

— Ah ! pauvre enfant !

— On l’a retrouvé à deux lieues de la ville ; il paraissait à la surface.

— Ah ! pauvre enfant !… » La malheureuse femme accompagnait de ce cri chaque détail du récit que lui faisait le secrétaire de la mairie.

« Dites-moi, Monsieur, reprit-elle, est-il bien défiguré ?

— Oh : répondit le secrétaire, vous savez, Madame, un séjour de plusieurs heures dans l’eau déforme beaucoup ! »

Madame Germain pleura encore à l’idée qu’elle ne reverrait pas le visage de son enfant, mais quelque chose d’informe !

« Il faut pendre un peu sur vous, reprit le secrétaire, vous avez besoin de vos forces ; c’est un grand malheur, il faut s’en rapporter à Dieu. Ne restez pas seule ; quoique je sois un peu pressé, je puis prévenir quelques personnes pour vous tenir compagnie. Ayez du courage !…

— Oh ! merci, Monsieur ! dit-elle, vous êtes trop bon. Il ne me faut personne que mon fils. Envoyez-le-moi. » Madame Germain avait l’air d’un enfant qui prie.

« Ce ne serait peut-être pas prudent, dit-il ; l’esprit se frappe ; attendez à demain, passez la nuit avec…

— Oh ! je veux le voir, je veux le voir ! s’écria-t-elle d’un accent absolu.

— Eh bien ! qui voulez-vous que je vous envoie parmi vos amis…

— Personne, personne ! mon fils !… je le veux ! »

Madame Germain regarda le secrétaire comme pour lui demander secours, avec des yeux suppliants ; mais à travers sa douleur elle vit vaguement qu’il paraissait embarrassé. Elle revint un peu à elle, et songea qu’il fallait veiller à bien des devoirs. Elle soupira fortement.

« Il est bien difficile d’avoir du courage reprit-elle. Et j’ai à vous remercier de votre obligeance.

— Mais non, dit le secrétaire, c’est si naturel !

— Vous avez été d’une bonté extrême… il est si ennuyeux de voir pleurer !

— Si je puis vous être utile… reprit-il pour écarter ce point de la conversation.

— Oh ! merci ! Je vais aller chercher des amis. Mais envoyez-moi mon enfant ce soir, je vous en supplie… tout de suite.

— Je vous le promets… Calmez-vous, pauvre Madame, je ne vous quitte que si vous vous sentez en état d’être seule… Ne vous frappez pas l’imagination… pleurez le moins possible ». Elle lui tendit la main et éclata de nouveau en sanglots à ce mot de pleurer.

Le secrétaire salua, tout attendri.

Madame Germain, après son départ, s’habilla pour aller chez une dame qu’elle connaissait assez, sans être cependant son amie intime, afin de demander à son mari de vouloir bien s’occuper des funérailles.

En fermant la porte de sa maison, elle frémit de tout son corps, pensant que sa demeure était vide désormais de ce qui en faisait la joie !

Le maxi de cette dame se mit à sa disposition avec beaucoup d’empressement. Tous deux passèrent la nuit auprès d’elle pour veiller le corps, qui fut apporté à huit heures et qu’elle attendait avec une impatience déchirante. On ne voulut pas laisser voir à madame Germain le visage de son fils. Elle passa la nuit à pleurer sans dormir.

Aucune cérémonie religieuse n’eut lieu pour le suicidé, qu’on enterra sans prêtres et sans bénédiction, dès le lendemain, suivi d’une vingtaine d’hommes.

Cette mort eut un grand retentissement à la ville. Madame Germain, pleine de douleur et de haine, racontait tout ce qui s’était passé aux Tournelles, et en général il en résulta en peu de jours une grande malveillance contre les Gérard, surtout parmi les marchands, les employés, la société bourgeoise.

Émile soutenait sa mère, qui n’avait que quatre cents francs de rente ; sa mort la laissait dans une triste position, autre amertume !

Il y eut des gens assez dénués de tout sens moral pour conseiller à madame Germain de demander une pension à la famille Gérard.

« Je suis vieille depuis trois jours, dit-elle, je n’ai pas de besoins ; ce que j’ai me suffira jusqu’à ce que mon tour vienne ! »

Elle ne voulut plus voir ceux qui lui avaient parlé ainsi.

Le 19, à peu près à l’heure où l’on enterrait Émile, on faisait les malles et on attelait les voitures de M. et madame Mathéus, qui devaient partir pour la Charmeraye.

Madame Mathéus, descendue devant le perron, regardait faire ses gens. Le facteur déboucha de l’allée tournante. Il apportait les journaux. Cet homme s’arrêta avec un domestique et lui dit :

« Il y a un jeune homme qui s’est jeté à l’eau hier. »

Le facteur ne savait pas que cela touchait Henriette ; étant rentré très tard chez lui et étant reparti de bonne heure le matin, il n’avait été que grossièrement renseigné. Il ajouta :

« C’est le petit Germain, qui travaillait à la sous-préfecture ! »

Henriette l’entendit. Elle crut qu’on lui serrait le cœur dans un étau par un brusque tour de vis, et quatre ou cinq cris intérieurs bondirent dans sa poitrine ; elle les sentait battre et frapper pour sortir.

« C’est moi ! Je n’ai pas cru en lui ! C’est moi qui ai causé sa mort ! Mais sans eux, sans ce vieillard odieux, sans toutes ces obsessions et ces mensonges, Émile vivrait encore ! »

Rapides comme deux éclairs passèrent ces deux pensées.

Tout habillée, Henriette s’élança dans la maison et arriva tout en courant jusque dans la chambre de son mari ; ouvrant et refermant la porte avec fracas, et encore dans son élan, elle tomba presque sur lui.

Le bruit, la figure de sa femme, pâle, contractée, les yeux agrandis et haineux, ce mouvement de tigre qui la lançait comme pour le déchirer, saisirent le vieux homme. Il tomba assis sur une chaise ; ses dents claquaient, et il tremblait de tout son corps, tandis qu’il ne pouvait détacher d’Henriette ses yeux épouvantés.

« Mon amant vient de se tuer parce que j’ai eu la lâcheté de vous épouser ! » cria-t-elle, comme si Mathéus eût été sourd ou que ses paroles prononcées avec plus de force pussent lui causer quelque mal.

Il ne répondit pas, il était imbécile et terrifié. Il suivait avec une angoisse d’idiot les mains de sa femme, nerveusement agitées, et redoutait que ces mains ne s’abattissent sur lui pour le mettre en pièces.

« Mais, misérable homme que vous êtes, reprit-elle en le tenant par les mains et en le secouant avec violence… c’est vous qui l’avez tué !…

— Vous me faites mal ! dit faiblement Mathéus.

— Pourrai-je jamais vous faire autant de mal que vous m’en avez fait ? s’écria Henriette en le serrant plus fortement… Lâche créature ! quand j’ai pleuré, que je vous ai supplié de vous retirer d’ici ; quand je vous ai insulté, quand vous avez vu comme je me suis débattue, avez-vous eu assez de cœur pour me laisser ? Vous êtes-vous inquiété de l’horreur qu’il y a d’être mariée avec un être hideux, laid, stupide et mauvais !… Ah ! je vous ferai expier, à vous et à ces autres misérables, la mort d’Émile ! »

Mathéus se laissait secouer comme une masse inerte !

Elle le lâcha et tourna un instant autour de l’appartement ; ne trouvant pas à donner une issue assez rapide à sa douleur furieuse par des paroles, elle envoya un grand revers de main sur des porcelaines, des bijoux pressés sur une table, dons du vieillard, et les fit voler en éclats ; des morceaux atteignirent la tête de Mathéus. Il joignit les mains et glissa à terre, évanoui !

Henriette ne pouvait se calmer ; elle s’approcha, le foula aux pieds, et, comme prise de fièvre, elle continua à briser tout ce qui était dans l’appartement. Enfin, elle s’arrêta et s’appuya au bord d’une commode.

« Oh ! quand je pense, s’écria-t-elle, comme si Mathéus pouvait l’entendre, quand je pense que je n’ai pas eu confiance en Émile, que j’ai cédé aux fraudes d’êtres secs et inintelligents, que je l’ai fait mourir ! Oh ! je voudrais écraser ce vieux corps idiot. Et je suis entrée dans le lit de cet homme indigne, tandis qu’Émile se tuait… C’est là ma fidélité ! »

Elle souleva une corbeille en porcelaine et la tint suspendue au-dessus de la tête de Mathéus, qu’elle regardait avec une rage inouïe.

La face verdâtre, le cou penché du vieillard qui avait l’air d’être mort, cette débilité, cette maigreur, cette laideur, lui donnèrent un dégoût qui remplaça la colère.

Cependant à l’étage au-dessous on avait entendu ces cris, ces bruits. Madame Gérard, Pierre et Aristide, montèrent et trouvèrent Henriette au milieu de la chambre, avec la corbeille entre ses deux mains, prête à briser le crâne de son mari, dans son exaltation sauvage, à ce qu’il paraissait.

« Mais tu l’as tué ! s’écria madame Gérard effrayée en voyant Mathéus étendu sur le parquet.

— Eh non, malheureusement ! s’écria Henriette d’une voix encore plus violente. — Que venez-vous faire ici ? Sortez ! Je suis chez moi. Vous pensez que ce n’est pas assez d’avoir tué Émile ! vous voulez que j’en tue encore un !

— Mais ne laisse pas ton mari !… dit Pierre.

— Si ! je le laisse. Ah ! vantez-vous de ce mariage, réjouissez-vous de votre ouvrage ! Ah ! stupide et faible que je suis ! je n’ai seulement pas su avoir plus de constance que vous tous ; je me suis laissé honteusement duper, et c’est la vie d’Émile qui tenait au bout de vos mensonges et j’en avais le pressentiment, je vous avais devinés, mais j’ai manqué de courage ! Oh ! dire que j’ai succombé devant les germons ridicules de cet abbé et de ce juge qui est votre amant à vous ! » s’écria-t-elle en s’adressant à sa mère, qui recula devant son bras étendu.

« J’aurais donné, continua-t-elle avec la même fureur inapaisable, toutes vos têtes pour qu’il n’arrivât rien à son petit doigt, à lui, à Émile ! Je vous connaissais pourtant ! J’ai toujours eu un profond mépris pour vous tous, mais je ne pouvais vous croire assez cruels pour faire mourir… Car enfin que lui avez-vous donc fait que j’aie ignoré ? Je pensais qu’il m’oubliait, et il est mort à cause de ma misérable faiblesse ! Partez tous, je vous défends de mettre les pieds dans cette chambre. Je suis libre, je suis mariée, eh bien, j’en profiterai contre vous pour vous châtier. Vous avez espéré partager la fortune de ce vieillard imbécile, vous n’aurez pas un sou de cette fortune, dusse-je plutôt la dissiper. Votre maison est devenue honteuse, je ne veux plus y rester, je ne suis plus de votre famille.

— Ne restons pas, dit madame Gérard, cette folle nous massacrerait.

— Mais nous ne pouvons pas laisser son mari ! » répéta Pierre, indécis.

Aristide se tenait plus près de la porte que les autres, se rongeant les ongles par contenance et ayant peur.

« Ah ! dit Henriette en haussant les épaules, je ne l’assassinerai pas, soyez-en sûrs ; allez, partez, que je ne vous revoie plus, que je n’entende plus parler de vous ! »

Tous trois redescendirent, consternés, parlant bas.

« Que va-t-elle faire ? demanda Pierre.

— Heureusement, j’ai la donation, répondit madame Gérard ; il y aura procès ! »

« Oh ! je ne me consolerai jamais, se disait Henriette, d’avoir eu peur d’un peu de pluie et de boue ; il n’a pas eu peur de mourir ! Si j’avais eu la force que je me sens maintenant ! Ah ! sans tous ces êtres qui m’ont fait perdre la tête, qui m’ont étourdie, harcelée, traquée !… Mais je ne m’excuserai jamais… Qu’on demande à la mère ce qu’elle pense de moi ! »

Henriette marchait, se tordait presque, et cherchait vainement, par une agitation nerveuse, à calmer les douleurs qu’elle ressentait. Un empoisonnement ne l’eût pas fait tant souffrir et jetée tant de fois d’un coin de la chambre à l’autre, d’une chaise sur le lit, de la cheminée au tapis.

Enfin, ses nerfs épuisés restèrent dans une espèce d’atonie causée par l’excès d’excitation ; elle se calma un peu et eut pitié du vieux Mathéus. Henriette le releva, lui frotta les tempes avec du vinaigre et le fit revenir à lui.

Mais il paraissait hébété. Elle le questionna :

« Souffrez-vous ? »

Il répondit par un murmure incompréhensible comme celui d’un enfant, et en la regardant fixement, d’une manière inquiète et heureuse en même temps. Il ne parlait plus.

Elle sonna. Baptiste, le valet de chambre de Mathéus, monta.

« Baptiste, lui dit-elle, Monsieur est malade, mais nous allons partir immédiatement pour la Charmeraye. Vous irez au chef-lieu chercher le docteur. Ne vous inquiétez ni de l’argent ni des chevaux. Partez devant, et tâchez d’être de retour ce soir. »

Henriette arriva donc à la Charmeraye avec son mari paralysé et tombé en enfance, brusquement devenue maîtresse de ses actions et animée d’une énergie qui pouvait se déployer libre.

Elle fit porter le vieillard dans son ancien appartement, et, quant à elle, n’entra pas dans la chambre lilas clair qu’il lui avait fait préparer. Elle parcourut tout le château et choisit une assez grande pièce pour se tenir dans le jour ; elle fit mettre un lit dans la chambre de Mathéus, afin d’être près de lui la nuit.

Henriette donna des ordres pour qu’on démeublât la chambre lilas clair, et qu’on fit démolir la vacherie et la volière où Mathéus avait fait mettre son chiffre H.

Elle visita soigneusement le parc et le château, prescrivit quelques nettoyages aux domestiques et revint dîner seule. Ensuite elle alla voir Mathéus. Il ne comprenait pas ce qu’elle lui disait, mais, en la voyant entrer, son œil parut moins terne et ne se détourna plus d’elle. Quand elle sortait, elle remarquait qu’une sorte de tristesse, mais difficile à décrire sur cette figure idiote, envahissait le pauvre vieux homme.

Le docteur reconnut une paralysie de la moitié du corps et déclara que le malade ne vivrait pas trois mois.

Henriette passa donc ses journées à soigner ce vieillard. Elle était presque toujours dans la chambre de son mari, parce que le médecin lui avait expliqué qu’elle pouvait prolonger la vie de Mathéus de quelques jours, en restant près de lui, qui était revivifié par sa présence.

Il y avait quelque chose d’effrayant et de touchant à voir les yeux de cet homme toujours attachés à Henriette, la suivant à chaque geste qu’elle faisait, si elle se levait, si elle marchait, si elle travaillait. Aucun bruit, aucun être ne pouvait le détourner un seul instant. Elle seule pouvait le faire manger, boire, le frictionner. Il manifestait sa répugnance pour tout autre par un cri rauque comme celui d’un petit animal.

Henriette pensait souvent, presque tous les soirs, à ce jeune homme mort pour elle ; mais elle comprenait aussi combien une grande fortune, le changement de lieu, des occupations incessantes, adoucissent le chagrin.

Au bout de quinze jours, elle écrivit une lettre à madame Germain pour se justifier et la prier de ne pas l’accuser de la mort d’Émile, et elle lui demandait la permission d’aller la voir.

Madame Germain renvoya la lettre avec deux mots :

« Madame Germain tient essentiellement à ne voir aucune personne de la famille Gérard ; elle supplie qu’on ne trouble pas son chagrin ! »

Alors madame Mathéus alla chez le sous-préfet, afin de trouver les moyens de faire remettre à madame Germain une pension égale aux appointements de son fils.

Henriette ne voulut pas que la mère d’Émile sût que cet argent venait d’elle. Le sous-préfet arrangea l’affaire, et madame Germain crut avoir une pension officielle.

Mathéus eut trois attaques de paralysie, une chaque mois : à la troisième, il mourut.

Les Gérard réclamèrent alors à leur fille l’exécution des actes qu’ils lui avaient fait signer. Elle refusa et leur montra le même mépris.

Ils lui firent un procès qui dura trois ans et qu’elle gagna.

Elle ne les revit jamais.

Aristide continua quelque temps sa liaison avec madame Vieuxnoir, qu’il finit par battre ; puis il épousa une mauvaise femme.

Madame Germain survécut de plusieurs années à son fils.

Le président resta toujours avec madame Gérard et Pierre. Quand Pierre mourut, madame Gérard retourna à Paris, suivie de M. de Neuville ; mais ils étaient trop vieux pour se marier : ils restèrent ensemble, lui étant une espèce d’intendant, d’homme d’affaires.

À quarante ans, madame veuve Mathéus, femme distinguée sous tous les rapports, spirituelle, belle, d’un esprit de conduite remarquable, et n’ayant d’autre défaut que d’être un peu fantasque parfois, sous l’influence de ses souvenirs, épousa un amiral, diplomate et marin célèbre.

Corbie changea de servante, en prit une plus jeune, et se maria avec elle.