Le Mangeur de poudre/09

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A. DEGORCE-CADOT (p. 173-184).

CHAPITRE IX

CATON EN CAMPAGNE

Les heures s’étaient écoulées tristes et sombres pour la pauvre Lucy. Seule, dans cette maison nuptiale transformée en maison de deuil, elle avait erré d’une fenêtre à l’autre, échangeant avec son vieil oncle quelques paroles brèves et désolées ; contemplant mélancoliquement les noirs nuages qui se traînaient en pleurant sur les bois ; songeant à son cher Dudley dont le sort mystérieux excitait toutes ses craintes.

La nuit vint, plus triste encore que le jour, et avec elle une pluie diluvienne s’abattit sur la contrée.

La jeune épouse, épuisée par tant d’émotions terribles, se jeta sur sa couche solitaire pour y attendre la fin de ses longues insomnies. Au bout de quelques heures elle s’endormit enfin.

Sedley n’attendait que cet instant pour exécuter un projet qui le préoccupait vivement. Sans se préoccuper des torrents de pluie qui sillonnaient l’atmosphère, il recommanda à Caton d’avoir le plus grand soin de sa jeune maîtresse, et partit couvert d’un manteau sombre qui lui donnait l’air d’un fantôme.

Bientôt il arriva près de la block-house, en fit le tour avec les plus méticuleuses précautions, s’assurant que personne ne pouvait le voir ni l’entendre, et fit un signal destiné à éveiller l’attention du prisonnier.

Dudley lui répondit au travers d’une large fente existant entre les troncs d’arbres qui formaient les murailles ; puis une conversation fort active s’engagea entre eux.

Le vieillard fit connaître au jeune homme les détails de la mort du Mangeur de Poudre, et lui expliqua diverses autres circonstances qui se rattachaient à cet événement.

Leur entretien M prolongea fort avant dans la nuit et devint très-animé. Lorsque s’annoncèrent les premières lueurs de l’aurore, Sedley se retira discrètement comme il était venu ; mais sa démarche plus ferme et plus vive trahissait une émotion presque joyeuse.

Cinq jours s’écoulèrent ainsi Sedley multipliait ses expéditions mystérieuses ; au retour il causait longuement avec Lucy, et peu à peu la belle enfant reprenait ses fraîches couleurs, ranimait ses deux yeux bleus, souriait comme dans ses bons jours.

À la suite d’une de ces conférences, un soir, on appela le fidèle Caton. Bientôt il sortit de l’audience qu’on venait de lui accorder, le visage gonflé d’importance, les yeux clignotant avec une solennité inaccoutumée, l’air mystérieux à l’excès. Sous son bras, il dissimulait un paquet soigneusement confectionné.

Ouvrant la porte avec une silencieuse dextérité, il se glissa hors du jardin et prit au grand trot l’étroit sentier qui conduisait au village.

Tout en courant sur les pointes de ses pieds nus, il causait avec lui-même de la façon la plus bienveillante :

— Une importante affaire, que Caton a en main ! disait-il ; je vois qu’on commence à apprécier son génie ! Mais… que pourrait-on faire sans lui ?… Ah ! je ne sais point trop !

Il courut pendant quelques secondes en silence, riant toujours d’aise : décidément, sa mission lui était agréable au suprême degré.

— Seigneur ! Bon Dieu du ciel ! il était temps qu’on se fiât à Caton : tout allait mal ; à présent tout ira bien. — Hé ! Hé ! qu’est-ce que je voie par là ?

Une chauve souris venait de lui raser de si près le visage, qu’il recula effrayé.

— Seigneur ! je pensais être suivi par quelqu’un. Qu’allons-nous devenir si les esprits se mettent à voler dans la nuit ?…

Épouvanté, maître Caton fit quelques pas sur la pointe des pieds, écoutant et regardant autour de lui avec anxiété, pour saisir les moindres vestiges de l’apparition qu’il redoutait ; enfin, rassuré par le silence profond de la forêt, il reprit son monologue :

— Bah les esprits restent chez eux par de semblables nuits. Qui parle de peur, ici ? Caton n’a jamais connu ce vil défaut. — Ah ! aïe ! Seigneur, bon Dieu ! Je suis piqué par un serpent à sonnettes !

Le sentier qu’il suivait était effectivement redouté, à cause de la quantité de ces reptiles qui le fréquentaient.

Le pauvre nègre saisit son pied à deux mains, et sautilla sur son autre jambe font en continuant ses lamentations.

— Je suis mort ! je suis tué ! je ne reverrai plus Massa Dudley ! c’est fini ; il ne me reste plus qu’à me coucher pour attendre le grand sommeil. Maudit serpent ! va ! ne pouvais-tu en piquer un autre ! Te voilà bien avancé maintenant ! Seigneur ! je vous prie, recevez mon âme ! Quel malheur de mourir ainsi ! Damné reptile, feu et flamme sur toi ! Mon pauvre pied, tout délicat, me semble lourd comme du plomb ! Maudit serpent ! à quoi ça te sert-il de m’avoir piqué ? — Mon Dieu recevez mon âme.

Et, las d’aller à cloche pied, l’infortuné Caton se laissa rouler par terre en redoublant ses plaintes.

— Aussi, qu’allais-je faire dans ce sentier tout infesté de serpents ? Eh pourquoi m’attendaient-ils au passage ? Le diable les emporte ! Ah ! Si sa queue, plutôt que sa tête, s’était trouvée sous mon talon ! voilà que c’en est fait de Caton ! N’aurait-il pas mieux valu que je réussisse à sauver Massa Dudley ! Malédiction sur ce serpent traitre ! Allons ! voici la mort qui vient.

Étendu sur le dos, tenant toujours son pied à deux mains, Caton attendit en silence l’arrivée de l’Ange sombre. Mais, le sinistre faucheur se faisant attendre considérablement, Caton recommença ses doléances.

— Seigneur ! Et dire que cette jambe ne sera plus bonne à rien, pas même à faire les commissions de Miss Lucy ! ah ! coquin de reptile ! que n’a-t-il piqué quelque autre !

Tout en parlant ainsi, fatigué de tenir son pied dans ses deux mains, Caton l’avait lâché sans s’en apercevoir : un bruit furtif dans les broussailles l’ayant effrayé, il se leva d’un bond, et retomba sur ses deux pieds.

Son étonnement fut prodigieux.

— Seigneur ! Bon Dieu du ciel ! dit-il en se tâtant ; quelle est donc la jambe piquée ! Seraient elles toutes deux malades ?

Il soumit toute sa personne à un minutieux examen, sans parvenir à retrouver la blessure mortelle.

— Mais, donc ! conclut-il, le serpent… ni l’une ni l’autre… ah c’est trop fort ! cherchons ce reptile scélérat.

Ses recherches aboutirent à une branche épineuse de ronces. Dès lors il fut fixé :

— Yah ! Yah ! Caton est un drôle de petit fou… drôle-de-pe-tit-fou ! Chantonna-t-il en reprenant sa course d’un pas accéléré.

Il y avait plus de deux milles à franchir pour arriver à la block-house : Caton les dévora en cinq minutes.

En approchant de l’édifice solitaire, il se mit à ramper à la manière indienne, et ne se releva qu’après avoir vérifié, en faisant le tour, l’absence complète de tout témoin suspect.

Alors il se dirigea résolument vers la porte, sortit de sa poche une énorme clef, l’introduit fort adroitement dam la serrure, fit manœuvrer ce formidable engin, et tira de toutes ses forces. Le succès dépassa ses espérances, car la lourde porte s’ouvrit brusquement et il y eût une si rude rencontre entre elle et le crâne du nègre, que ce dernier en fut étourdi un moment.

Mais cette fois il se montra courageux après avoir caressé sa chevelure crépue, il entra lestement dans la forteresse et referma la porte sur lui.

Deux mots d’explication feront facilement comprendre comment une clef de la prison se trouvait au pouvoir de Caton.

La forteresse avait été bâtie à une époque où Sedley, avec deux ou trois familles d’émigrants, formait toute la population du village futur. Le vieux négociant, pour compléter le système de défense, fit venir de New-Orléans une serrure gigantesque et l’adapta à la robuste porte.

L’artiste, auteur de la serrure, l’avait munie de deux clefs qu’il avait envoyé avec elle. L’une de ces clefs avait été rangée précieusement par Sedley et complétement oubliée par lui ainsi que par tous ses concitoyens.

Il fallut la captivité de Dudley pour rappeler cette bienheureuse clef au souvenir du vieillard : combien alors, il bénit l’oubli dans lequel il l’avait laissée l’évasion du cher prisonnier fut dès lors préparée avec tous les soins imaginables. En attendant, on communiquait avec lui, on le tenait au courant des résolutions prises, on recevait ses instructions.

Cette fois, la conférence fut longue : Caton ressortit d’un air affairé et ne fit qu’un saut jusqu’au cottage. Là, il y eût de nouveaux pourparlers entre lui, Sedley et Lucy.

Enfin, le vieillard et sa nièce allèrent se coucher ; Caton, seul, après avoir fait de mystérieux préparatifs, sortit de nouveau chargé d’un énorme paquet, et disparut dans la direction du fleuve. Toute la nuit, l’infatigable nègre fut sur pied, allant et venant, emportant à chaque voyage de volumineux colis qu’il prenait dans le cottage.

Le jour venu, Lucy se leva avec précipitation, réunit dans un coffre léger les menus objets servant à sa toilette, les tableaux de famille qui ornaient sa chambre, et les livres qui composaient sa petite bibliothèque.

Cet emballage fait, il ne restait plus rien dans la maison ; Caton avait déménagé pendant la nuit tout le mobilier que Sedley lui préparait au fur et a mesure.

Ensuite Lucy jeta un long regard sur cette petite chambre où elle avait passé son heureuse et tranquille enfance ; sur ce qu’elle avait orné avec tant de soins ; cueillit quelques fleurs ; murmura une prière, et, précédée par Caton qui portait les bagages, elle s’enfonça résolument dans les profondeurs de la forêt.

Sedley était parti à cheval avant les premières lueurs de l’aurore.