Le Mannequin d’osier/IX

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Calmann-Lévy (p. 159-172).


IX


Et M. Bergeret relut les pensées de Marc-Aurèle. Il éprouvait de la sympathie pour le mari de Faustine. Pourtant il trouva dans ce petit livre un sentiment si faux de la nature, une si mauvaise physique, un tel mépris des Charites, qu’il n’en put goûter à l’aise toute la magnanimité. Il lut ensuite les contes du sieur d’Ouville et ceux d’Eutrapel, le Cymbalum de Despériers, les Matinées de Cholière et les Serées de Guillaume Bouchet. Il fut plus content de cette lecture. Il reconnut qu’elle était appropriée à son état et par conséquent édifiante, propre à répandre une paix sereine, une douceur céleste dans son âme. Et il rendit grâce à ces conteurs qui, de l’antique Milet, où fut dit le conte du Cuvier, jusqu’à la Bourgogne salée, à la douce Touraine, à la grasse Normandie, ont enseigné à l’homme le rire gracieux et disposé les cœurs irrités à l’indulgente gaieté.

« Ces conteurs, pensa-t-il, qui font froncer les sourcils des moralistes austères, sont eux-mêmes des moralistes excellents, qu’il faut louer et aimer pour avoir insinué gentiment les solutions les plus simples, les plus naturelles, les plus humaines, à des difficultés domestiques que l’orgueil et la haine, allumés au cœur fier de l’homme, veulent trancher par le meurtre et le carnage. Ô conteurs milésiens, ô subtil Pétrone ! ô mon Noël du Fail, s’écria-t-il, ô précurseurs de Jean de La Fontaine ! quel apôtre fut plus sage et meilleur que vous, qu’on appelle couramment des polissons ? Ô bienfaiteurs ! vous nous avez enseigné la vraie science de la vie, un bienveillant mépris des hommes ! »

Et M. Bergeret se fortifia dans cette pensée que notre orgueil est la première cause de nos misères, que nous sommes des singes habillés et que nous avons gravement appliqué des idées d’honneur et de vertu à des endroits où elles sont ridicules, que le pape Boniface VIII était sage d’estimer, en son particulier, qu’on fait une grande affaire d’une très petite, que madame Bergeret et M. Roux étaient aussi indignes de louange ou de blâme qu’un couple de chimpanzés. Il avait l’esprit trop ferme pour se dissimuler cependant l’étroite parenté qui le rattachait à ces deux primates. Mais il se tenait pour un chimpanzé méditatif. Et il en tirait vanité. Car toujours la sagesse fait défaut par quelque endroit.

Celle de M. Bergeret manqua sur un point encore. Il ne conforma pas exactement sa conduite à ses maximes. Il ne fut pas violent sans doute. Mais il n’eut point d’indulgence. Il ne se montra nullement le disciple de ces conteurs milésiens, latins, florentins, gaulois dont il approuvait la philosophie souriante et proportionnée à la ridicule humanité. Il ne fit pas de reproches à madame Bergeret. Il ne lui dit pas un mot, il ne lui donna pas un regard. À table, assis devant elle, il avait le génie de ne pas la voir. Et s’il se rencontrait un moment par hasard avec elle dans une des pièces de l’appartement, il donnait à cette pauvre femme l’impression qu’elle était invisible.

Il l’ignora, il la tint pour étrangère et non avenue. Il la supprima de sa conscience externe et de sa conscience interne. Il l’anéantit. Dans la maison, parmi les soins innombrables de la vie commune, il ne la vit point, ne l’entendit point, ne perçut rien d’elle. Madame Bergeret était une créature injurieuse et grossière. Mais elle était une créature domestique et morale ; elle était une créature humaine et vivante. Elle souffrit de ne pouvoir se répandre en propos vulgaires, en gestes menaçants, en cris aigus. Elle souffrit de ne plus se sentir la maîtresse du logis, l’âme de la cuisine, la mère de famille, la matrone. Elle souffrit d’être comme si elle n’était pas et de ne plus compter pour une personne, pas même pour une chose. Elle en venait, pendant les repas, à désirer être une chaise ou une assiette, pour être du moins reconnue. Si M. Bergeret avait tout à coup levé sur elle le couteau à découper, elle en aurait crié de joie, bien qu’elle eût naturellement peur des coups. Mais ne pas compter, ne pas peser, ne pas paraître, était en horreur à sa nature opaque et lourde. Le supplice monotone et continu que lui infligeait M. Bergeret était si cruel qu’elle avalait son mouchoir pour étouffer ses sanglots. Et M. Bergeret, retiré dans son cabinet, l’entendait qui se mouchait bruyamment dans la salle à manger, tandis que lui-même classait les fiches de son Virgilius nauticus, tranquille, sans amour et sans haine. Ce Virgilius lui avait été commandé par une très antique maison de librairie qui suivait les vieux usages.

Madame Bergeret était violemment tentée chaque soir de poursuivre M. Bergeret dans son cabinet devenu aussi sa chambre à coucher et l’impénétrable asile d’une pensée impénétrable, de demander pardon à cet homme ou de l’accabler des plus basses invectives, de lui piquer le visage avec la pointe du couteau à cuisine ou de s’en taillader à elle-même la poitrine, indifféremment, car elle ne voulait qu’attirer son attention, exister pour lui. Et de cela, qui lui était refusé, elle avait besoin comme de l’eau, du pain, de l’air et du sel.

Elle méprisait encore M. Bergeret : ce sentiment était en elle héréditaire et filial. Il lui venait de son père et coulait dans son sang. Elle aurait cessé d’être une Pouilly, la nièce du Pouilly du Dictionnaire, si elle avait reconnu une sorte d’égalité entre elle et son mari. Elle le méprisait parce qu’elle était une Pouilly et qu’il était un Bergeret, et non parce qu’elle l’avait trompé. Elle avait le bon sens de ne pas s’exagérer cette supériorité, et c’est tout au plus si elle le mésestimait de n’avoir pas tué M. Roux. Son mépris était stable et fixe. Il n’était susceptible ni d’augmentation ni de diminution. Mais elle ne le haïssait pas. Naguère encore, elle n’éprouvait pas de répugnance, dans le commerce ordinaire de la vie, à le tourmenter, à l’irriter, à lui reprocher la négligence de ses habits ou la maladresse de sa conduite, et à lui conter ensuite d’interminables histoires sur le voisinage, à lui faire des récits où la platitude s’alliait à l’absurdité et dans lesquels la malice même et la malveillance étaient médiocres. Des gaz de vanité gonflaient cette âme ventrue, qui ne distillait ni venins terribles ni poisons rares.

Madame Bergeret était précisément faite pour vivre en bonne intelligence avec un compagnon qu’elle trahissait et qu’elle opprimait dans la sereine exubérance de ses forces et dans le fonctionnement naturel de ses organes. Elle était sociable par richesse de chair et par défaut de vie intérieure. M. Bergeret, soudain retranché de sa vie, lui manqua comme un mari absent manque à une bonne femme. De plus, cet homme fluet, qu’elle avait toujours jugé insignifiant et négligeable, mais non point incommode, maintenant lui faisait peur. M. Bergeret, en la tenant pour un néant absolu, lui donnait à elle-même l’impression qu’elle cessait d’exister. Elle sentait le vide se faire en elle. Elle s’abîmait dans la tristesse et dans l’effroi de cet état nouveau, inconnu, sans nom, qui participait de la solitude et de la mort. Le soir, son angoisse devenait cruelle, car elle était sensible à la nature, et pénétrable aux influences de l’espace et de l’heure. Seule dans son lit, elle regardait avec horreur le mannequin d’osier sur lequel, depuis de longues années, elle drapait ses robes, qui, dans les jours d’orgueil et d’insouciance, se dressait, fier, sans tête et tout corps, dans le cabinet de travail de M. Bergeret, et qui maintenant, bancal, estropié, appuyait sa fatigue contre l’armoire à glace, dans l’ombre du rideau de reps lie-de-vin. Le tonnelier Lenfant l’avait trouvé dans sa cour, parmi les baquets d’eau où nageaient les bouchons. Il l’avait rapporté à madame Bergeret qui n’avait pas osé le rétablir dans le cabinet de travail et qui l’avait accueilli, blessé, penchant, frappé d’une vengeance emblématique, dans la chambre conjugale où il lui représentait des idées sinistres d’envoûtement.

Elle souffrait. Un matin, à son réveil, tandis qu’un pâle soleil glissait ses rayons tristes, entre les fentes du rideau, sur l’osier mutilé du mannequin, elle s’attendrit sur elle-même, se trouva innocente et s’avisa que M. Bergeret était cruel. Elle se révolta. Elle n’admettait pas qu’Amélie Pouilly souffrît par le fait d’un Bergeret. Elle consulta mentalement l’âme de son père et elle se fortifia dans cette idée que M. Bergeret était un trop petit homme pour la rendre malheureuse. Cet orgueil la soulagea. Elle mit, ce jour-là, du cœur à s’habiller. Elle s’encouragea à croire qu’elle n’était pas diminuée et que rien n’était perdu.

C’était le jour de madame Leterrier, la femme respectée du recteur. Madame Bergeret alla voir madame Leterrier et dans le salon bleu, en présence de madame Compagnon, femme du professeur de mathématiques, elle poussa, après les premières politesses, un soupir, non point celui d’une victime, mais un soupir guerrier.

Et tandis que les deux dames universitaires écoutaient encore ce soupir, madame Bergeret ajouta :

— On a bien des causes de tristesse dans la vie, surtout quand on n’est point d’une nature à tout accepter… Vous êtes heureuse, vous, madame Leterrier ! Et vous aussi, madame Compagnon !…

Et madame Bergeret, discrète, contenue, pudique, n’en dit pas davantage, malgré les regards intéressés qui s’attachaient sur elle. Mais c’en était assez pour qu’on comprît qu’elle était maltraitée, humiliée dans sa maison. On parlait tout bas dans la ville des assiduités de M. Roux auprès d’elle. Madame Leterrier, à compter de ce jour, imposa silence à la calomnie ; elle affirma que M. Roux était un jeune homme comme il faut. Et parlant de madame Bergeret, elle disait, la lèvre humide et l’œil noyé :

— Cette pauvre dame est bien malheureuse et bien sympathique.

En six semaines, l’opinion des salons du chef-lieu fut faite et se déclara pour madame Bergeret. On publia que M. Bergeret, qui ne faisait point de visites, était un méchant homme. On le soupçonna de désordres obscurs et de vices cachés. Et M. Mazure, son ami, son compagnon du coin des bouquins, son confrère de l’académie Paillot, crut bien l’avoir vu entrer, un soir, dans le café de la rue des Hebdomadiers, lieu mal famé.

Tandis que M. Bergeret était ainsi condamné par le jugement du monde, le sentiment populaire lui faisait une autre réputation. L’image grossière et symbolique, naguère dessinée sur la façade de sa propre maison, ne laissait plus voir que des lignes indistinctes. Mais des simulacres de même caractère se multipliaient par la ville, et M. Bergeret ne pouvait se rendre à la Faculté, sur le Mail ou chez Paillot, sans rencontrer sur quelque muraille, parmi des inscriptions obscènes, érotiques et triviales, son portrait, crayonné ou charbonné ou tracé à la pointe d’un canif, et accompagné d’une légende explicative.

M. Bergeret examinait ces grafitti, sans trouble ni colère, inquiet seulement de leur nombre qui allait croissant. Il y en avait un sur le mur blanc de la vacherie Goubeau aux Tintelleries ; un autre sur la façade jaune de l’agence Denizeau, place Saint-Exupère ; un autre au grand théâtre sous le tableau des places du deuxième bureau ; un autre à l’angle de la rue de la Pomme et de la place du Vieux-Marché ; un autre sur les communs de l’hôtel Nivert, contigu à l’hôtel de Gromance ; un autre à la Faculté, contre la loge de l’appariteur ; un autre sur le mur des jardins de la préfecture. Et tous les matins M. Bergeret en découvrait de nouveaux. Il remarquait que ces grafitti n’étaient pas tous de la même main. Dans les uns, la figure humaine était représentée d’une façon tout à fait rudimentaire ; d’autres offraient un ensemble plus satisfaisant, sans toutefois qu’aucun visât à la recherche d’une ressemblance individuelle ni à l’art difficile du portrait. Et tous suppléaient à l’insuffisance du dessin par la légende explicative. Et sur toutes ces représentations populaires M. Bergeret portait des cornes. Il observa que tantôt les cornes sortaient du crâne nu, tantôt d’un chapeau de haute forme.

« Deux écoles ! pensa-t-il. »

Mais il souffrait dans sa délicatesse.