Le Mannequin d’osier/VIII

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Calmann-Lévy (p. 147-158).


VIII


M. l’abbé Guitrel avait prié à déjeuner le curé de Saint-Exupère, M. l’archiprêtre Laprune. Ils étaient assis tous deux devant la petite table ronde sur laquelle Joséphine posait une omelette au rhum entourée de flammes.

La servante de M. Guitrel avait atteint, depuis plusieurs années déjà, l’âge canonique ; elle portait des moustaches ; et, certes, elle n’était point telle qu’on la figurait par la ville dans des contes libertins, imités des vieux exemplaires gaulois. Son visage démentait les joviales calomnies qui couraient du café du Commerce jusqu’à la boutique de M. Paillot et de la pharmacie radicale de M. Mandar au salon janséniste de M. Lerond, substitut démissionnaire. Et, s’il était vrai que le professeur d’éloquence sacrée admettait sa servante à sa table quand il n’avait prié aucun convive, s’il partageait avec elle les petits gâteaux qu’il avait choisis avec étude, zèle et soins, dans la boutique de madame Magloire, c’était l’effet d’une amitié pure et tout innocente pour cette vieille fille inculte et rude, mais avisée et de bon conseil, dévouée à son maître, ambitieuse pour lui et prête à trahir l’univers par fidélité.

Assurément, le supérieur du grand séminaire, M. l’abbé Lantaigne, donnait trop de crédit à ces fables érotiques de Guitrel et de sa servante, que tout le monde répétait et auxquelles personne ne croyait, pas même M. Mandar, pharmacien rue Culture, le plus avancé des conseillers municipaux, qui avait lui-même trop ajouté de son propre fonds à ces joyeux devis pour ne pas suspecter au dedans de lui l’authenticité de tout le recueil. Car c’était un recueil très ample de contes qu’on avait composé sur ces deux respectables personnes. Et s’il avait mieux connu le Décaméron et l’Heptaméron, et les Cent Nouvelles nouvelles, M. Lantaigne aurait découvert maintes fois l’origine de telle aventure plaisante ou de tel propos singulier qu’on prêtait généreusement dans le chef-lieu à M. Guitrel et à Joséphine, sa servante. M. Mazure, l’archiviste municipal, s’il trouvait dans un vieux bouquin quelque paillardise ecclésiastique, ne manquait pas, pour sa part, de l’attribuer à M. Guitrel. M. Lantaigne seul croyait à ce que tout le monde disait sans y croire.

— Patience, monsieur l’abbé ! dit la servante ; je vas aveindre une cuiller pour arroser.

Ce disant, elle prit dans le tiroir du buffet une cuiller d’étain à longue queue, qu’elle tendit à M. Guitrel. Et tandis que le prêtre versait la flamme sur le sucre grésillant, qui répandait une odeur de caramel, la servante, accotée au buffet, regardait, les bras croisés, l’horloge à musique qui étalait sur le mur, dans un cadran doré, son paysage suisse, avec une locomotive sortant d’un tunnel, un ballon dans le ciel et son cadran d’émail fixé sur un petit clocher d’église. La vigilante fille cependant observait son maître dont le bras trop court se fatiguait à manier la cuiller échauffée. Et elle l’excitait :

— Hardi ! monsieur l’abbé ! ne laissez pas éteindre.

— Ce mets, dit M. l’archiprêtre, exhale véritablement un parfum agréable. La dernière fois que j’en fis préparer un semblable chez moi, le plat se fendit par l’effet de la chaleur, et le rhum s’échappa sur la nappe. J’en fus contrarié, et ce qui me peina le plus, ce fut de voir la consternation peinte sur le visage de monsieur Tabarit, qui dînait avec moi.

— Voilà ce que c’est ! dit la servante. Monsieur l’archiprêtre est servi dans la porcelaine fine. Il n’y a rien de trop beau pour monsieur l’archiprêtre. Mais tant plus la porcelaine est fine, tant plus elle craint le feu. Ce plat-ci est en terre de pipe, qui n’est pas trop craintive ni du chaud ni du froid. Quand mon maître sera évêque, on lui servira ses omelettes soufflées dans un plat d’argent.

Soudain la flamme s’éteignit dans la cuiller d’étain, et M. Guitrel cessa d’arroser l’omelette. Tournant vers sa servante un regard sévère :

— Joséphine, dit-il, je vous ordonne de ne plus tenir à l’avenir un semblable langage.

— Pourtant, dit le curé de Saint-Exupère, ce langage n’a rien qui puisse être blâmé par d’autres que par vous, mon cher monsieur Guitrel. Vous avez reçu les dons précieux de l’intelligence. Votre science est profonde, et il serait désirable que vous fussiez élevé à l’épiscopat. Qui sait si cette simple fille n’a pas annoncé la vérité ? N’a-t-on pas déjà prononcé votre nom parmi ceux des prêtres les plus dignes d’être placés au siège de Tourcoing ?

M. Guitrel tendait l’oreille et regardait de côté avec un œil de face sur son visage de profil.

Il était inquiet. Ses affaires allaient mal. Il n’avait obtenu, à la nonciature, que des paroles vagues. La prudence romaine commençait à l’effrayer. Il lui avait paru que M. Lantaigne était agréable dans les bureaux des cultes. Enfin il avait rapporté de Paris des impressions pénibles. Et s’il donnait à déjeuner au curé de Saint-Exupère, c’est qu’il lui savait des attaches dans le parti de M. Lantaigne et qu’il espérait tirer des lèvres du bon curé le secret de l’adversaire.

— Et pourquoi, reprit l’archiprêtre, ne seriez-vous pas évêque un jour, comme monsieur Lantaigne ?

Ce nom fut suivi d’un silence dans lequel l’horloge à musique fit entendre un petit air grêle et vieux. Il était midi.

L’abbé Guitrel présenta d’une main un peu tremblante le plat de faïence à M. l’archiprêtre.

— Une douceur, dit celui-ci, une douceur qui n’est point sans force. Votre servante est un vrai cordon bleu.

— Vous parliez de monsieur Lantaigne ? demanda l’abbé Guitrel.

— Précisément, répondit l’archiprêtre. Je ne prétends pas que monsieur Lantaigne soit à l’heure qu’il est évêque désigné de Tourcoing. Non ! le dire serait devancer la marche des événements. Mais j’ai appris ce matin même, d’une personne qui approche monsieur le vicaire général, que l’accord est bien près de se faire entre la nonciature et le ministère sur le nom de monsieur Lantaigne. La nouvelle, sans doute, demande à être confirmée. Monsieur de Goulet a pu prendre ses espérances pour des réalités. Il souhaite ardemment, vous le savez, le succès de monsieur Lantaigne. Mais ce succès n’est pas invraisemblable. Naguère encore, une certaine intransigeance, qu’on croit pouvoir attribuer aux opinions de monsieur Lantaigne, aurait peut-être donné de l’ombrage aux pouvoirs publics, animés d’une fâcheuse défiance à l’égard du clergé. Mais les temps sont changés. De gros nuages se sont dissipés. Et certaines influences, jusqu’ici tenues en dehors de l’action politique, commencent à s’exercer jusque dans les sphères gouvernementales. On assure que l’appui prêté par le général Cartier de Chalmot à la candidature de monsieur Lantaigne a été prépondérant. Tels sont les bruits, les rumeurs encore incertaines que j’ai pu recueillir.

Joséphine, la servante, était sortie de la salle. Mais il semblait que son ombre attentive y rentrât de minute en minute par la porte entre-bâillée.

M. Guitrel ne parlait pas et ne mangeait pas.

— Il y a dans cette omelette, dit M. l’archiprêtre, un mélange d’aromates dont le palais est flatté sans parvenir à distinguer ce qui le flatte. Vous m’autorisez à demander la recette à votre servante ?

Une heure après, M. Guitrel, ayant congédié son hôte, s’achemina, le dos rond, vers le séminaire. Il descendit, songeur, la rue oblique et tortueuse des Chantres, et croisa sa douillette sur sa poitrine pour recevoir le vent glacial qui soufflait au pignon de la cathédrale. C’était le coin le plus noir et le plus froid de la ville. Il hâta le pas jusqu’à la rue du Marché et là il s’arrêta devant la boutique du boucher Lafolie.

Elle était grillée comme une cage de lions. Au fond, contre la planche à débiter la viande, le boucher, sous des quartiers de mouton pendus à des crocs, sommeillait. Il avait commencé de travailler au petit jour et la fatigue amollissait ses membres vigoureux. Les bras nus et croisés, son fusil encore pendant à son côté, les jambes écartées sous le tablier blanc, taché de sang, il balançait lentement la tête. Sa face rouge étincelait et les veines de son cou se gonflaient sous le col rabattu de sa chemise rose. Il respirait la force tranquille. M. Bergeret disait de lui qu’il donnait quelque idée des héros homériques parce que son genre de vie ressemblait au leur et qu’il répandait comme eux le sang des victimes.

Le boucher Lafolie sommeillait. Près de lui sommeillait son fils, grand et fort comme lui, et les joues ardentes. Le garçon de boucherie dormait la tête dans ses mains sur le marbre de l’étal, ses cheveux répandus parmi les viandes découpées. Dans une cage de verre, à l’entrée de la boutique, se tenait droite, les yeux lourds, gagnée aussi par le sommeil, madame Lafolie, grasse, la poitrine énorme, la chair tout imbibée du sang des animaux. Cette famille avait un air de force brutale et souveraine, un aspect de royauté barbare.

M. l’abbé Guitrel les observa quelque temps, promenant son œil agile de l’un à l’autre et le ramenant avec intérêt sur le maître, le colosse dont les joues pourpres étaient barrées d’une longue moustache rousse et qui, les yeux clos, laissait voir aux tempes de petits plis de ruse. Puis, s’étant rassasié de cette figure de brute violente et madrée, il affermit son riflard sous son bras, croisa de nouveau sa douillette sur sa poitrine et reprit sa course. Il songeait tout ragaillardi :

« Huit mille trois cent vingt-cinq francs de l’année dernière. Dix-neuf cent six de cette année. Monsieur l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, doit dix mille deux cent trente et un francs au boucher Lafolie, qui n’est pas un créancier commode. Monsieur l’abbé Lantaigne ne sera pas évêque. »

Il connaissait dès longtemps ces dettes du séminaire et les embarras de M. Lantaigne. Sa servante Joséphine venait de lui apprendre que le boucher Lafolie montrait les dents et parlait d’envoyer du papier timbré au séminaire et à l’archevêché. Et, trottant à pas menus, il murmurait :

— Monsieur Lantaigne ne sera pas évêque. Il est honnête ; mais il administre mal. Or un évêché est une administration. Bossuet le dit en propres termes dans l’oraison funèbre du prince de Condé.

Et il se représentait sans déplaisir le visage terrible du boucher Lafolie.