Le Mannequin d’osier/VII

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Calmann-Lévy (p. 139-146).


VII


Quand M. Bergeret, après avoir pris sur le guéridon le Bulletin de la Faculté, fut sorti du salon sans rien dire, M. Roux et madame Bergeret poussèrent ensemble un long soupir.

— Il n’a rien vu, chuchota M. Roux, enclin à ne point aggraver l’aventure.

Mais madame Bergeret, qui tenait, au contraire, à laisser à son complice toute sa part de responsabilité éventuelle, secoua la tête avec une expression de doute cruel. Elle était inquiète et surtout contrariée. Elle ressentait une sorte de honte aussi de s’être laissé surprendre sottement par un être facile à tromper, et qu’elle méprisait pour sa crédulité. Enfin elle était dans ce trouble où jette toute situation nouvelle.

M. Roux lui redonna l’assurance qu’il se donnait à lui-même :

— Il ne nous a pas vus. J’en suis sûr. Il n’a regardé que le guéridon.

Et comme madame Bergeret demeurait pleine de doute, il affirma qu’on ne pouvait voir de la porte les gens assis sur le canapé. Madame Bergeret voulut s’en rendre compte. Elle alla se mettre contre la porte, tandis que M. Roux, répandu sur le canapé, figurait à lui seul le groupe des amants surpris.

L’expérience n’ayant pas paru concluante, ce fut ensuite le tour de M. Roux d’aller à la porte et celui de madame Bergeret de restituer la scène d’amour.

Ils procédèrent plusieurs fois de la même façon, gravement, assez froids l’un pour l’autre et même un peu maussades. Et M. Roux ne put faire cesser les incertitudes de madame Bergeret.

Alors, il s’écria, impatienté :

— Eh bien ! s’il nous a vus, c’est un fameux…

Et il employa un mot que madame Bergeret connaissait mal, mais que, sur la mine, elle estima grossier, malséant et bassement injurieux. Elle sut mauvais gré à M. Roux de l’avoir prononcé.

M. Roux, jugeant, au surplus, qu’il ne pouvait que nuire à madame Bergeret en prolongeant son séjour auprès d’elle, et désireux, par l’effet de sa délicatesse naturelle, de ne point se rencontrer avec le maître bienveillant qu’il avait offensé, murmura à l’oreille d’Amélie quelques paroles propres à la rassurer et, tout aussitôt, sur la pointe des pieds, gagna la porte. Madame Bergeret, demeurée seule, alla méditer dans sa chambre.

Il ne lui paraissait pas que ce qu’elle venait de faire fût grave en soi-même. D’abord, si elle ne s’était pas encore trouvée dans une semblable situation avec M. Roux, elle s’y était trouvée avec d’autres, en très petit nombre, il est vrai. Et puis tel acte qui, dans l’opinion, était monstrueux, apparaît à l’usage dans toute sa médiocrité plastique et son innocence naturelle. Devant la réalité le préjugé tombe. Madame Bergeret n’était pas une femme emportée hors de sa destinée domestique et bourgeoise par des forces invincibles cachées dans le secret de son être. Avec quelque tempérament, elle était raisonnable et soucieuse de sa réputation. Elle ne cherchait pas les occasions. À trente-huit ans, elle n’avait encore trompé M. Bergeret que trois fois. Mais c’était assez pour qu’elle ne fût pas tentée de s’exagérer sa faute. Elle y était d’autant moins disposée que cette troisième rencontre répétait essentiellement les deux premières qui ne lui avaient donné, celles-là, ni assez de peine, ni assez de plaisir pour occuper fortement son souvenir. Les fantômes du remords ne se dressaient point devant ses gros yeux glauques de matrone. Elle se tenait pour une dame honnête en somme, agacée seulement et honteuse de s’être laissé surprendre par un mari qu’elle méprisait profondément. Et cette disgrâce, survenant ainsi sur le tard, à l’âge des calmes pensées, lui était particulièrement sensible. Les deux premières fois, l’aventure avait commencé de même. D’ordinaire, madame Bergeret était très flattée de l’impression qu’elle produisait sur un homme de bonne compagnie. Elle s’intéressait aux signes qu’on lui en donnait et ne les trouvait jamais excessifs, car elle se croyait désirable. Deux fois, avant M. Roux, elle avait laissé les choses aller jusqu’au point où, pour une femme, il n’y a plus désormais à les arrêter ni facilité physique ni avantage moral. La première fois, elle avait eu affaire à un homme déjà âgé, remarquablement adroit, point égoïste et qui pensait à lui être agréable. Mais le trouble qui suit une première faute lui gâta son plaisir. La seconde fois elle était plus intéressée à l’aventure. Malheureusement on manquait d’expérience. Enfin, M. Roux lui avait causé trop de désagrément pour qu’elle se rappelât seulement ce qui s’était passé avant qu’ils fussent surpris. Si elle tâchait de se remémorer leur commune attitude sur le canapé, c’était pour deviner ce qu’en avait pu surprendre Bergeret et savoir jusqu’où elle pouvait encore lui mentir et le tromper.

Elle était humiliée, irritée, elle avait honte en songeant à ses grandes filles ; elle se sentait ridicule. Mais elle n’avait pas peur. Elle était sûre de réduire par ruse et par audace cet homme étranger au monde, doux, timide, auquel elle se jugeait très supérieure.

L’idée qu’elle était de tout point au-dessus de M. Bergeret ne la quittait jamais. Cette idée inspirait ses actes, ses paroles, son silence. Elle avait un orgueil dynastique. Elle était une Pouilly, la fille de Pouilly, inspecteur de l’Université, la nièce du Pouilly du Dictionnaire, l’arrière-petite-fille d’un Pouilly qui en 1811 composa la Mythologie des Demoiselles et l’Abeille des Dames. Son père l’avait fortifiée dans ce sentiment domestique et fier.

Près d’une Pouilly, qu’était-ce qu’un Bergeret ? Elle n’avait donc pas d’inquiétude sur l’issue de la dispute prévue et elle attendait son mari avec une insolence mélangée de ruse. Mais quand, à l’heure du déjeuner, elle l’entendit qui descendait l’escalier, elle devint plus anxieuse. Absent, ce mari l’inquiétait. Il devenait mystérieux, presque redoutable. Elle se fatigua la tête à prévoir ce qu’il lui dirait et à préparer diverses réponses perfides ou violentes, selon l’occurrence. Elle se tendit, se raidit, pour repousser l’assaut. Elle imagina des mouvements pathétiques, des menaces de suicide, une scène de réconciliation. Elle s’énerva quand vint le soir. Elle pleura, mordit son mouchoir. Maintenant elle désirait, elle appelait les explications, les invectives, les violences. Elle attendait M. Bergeret avec une impatience ardente. À neuf heures, elle reconnut enfin son pas sur le palier. Mais il ne vint pas dans la chambre. La petite bonne entra à sa place et dit, insolente et sournoise :

— Monsieur m’a dit comme ça de lui mettre le lit de fer dans son cabinet.

Madame Bergeret, accablée, ne répondit rien.

Elle dormit assez profondément cette nuit-là. Mais son audace était brisée.