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Le Marchand (trad. Sommer)

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Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Le Marchand.
Traduction par Édouard Sommer.
Comédies de PlauteHachette (p. 3-49).


NOTICE SUR LE MARCHAND.



La comédie intitulée le Marchand ne justifie guère son titre, et si l’on s’attend à y trouver la peinture de l’une des classes de la société romaine, on sera bien trompé ! Le marchand dont il s’agit ici est un jeune homme qui a commis quelques fredaines, et que son père, en expiation, envoie faire quelque temps le négoce. Au moment où la pièce commence, le jeune homme revient des pays d’outre-mer, ramenant avec lui une esclave fort belle dont il veut faire sa maîtresse ; le père voit l’esclave, en tombe amoureux, et désire en devenir acquéreur. Un autre vieillard, son ami, gagné par lui, feint d’acheter en l’absence du jeune homme et emmène la fille chez lui : de là une querelle avec sa femme ; tout se découvre, et le marchand rentre en possession de son esclave.

Le fond de l’intrigue, comme on le voit, est le même que dans l’Asinaria et les Bacchis ; c’est la rivalité d’un père avec son fils, et il faut bien croire que cette situation ne répugnait nullement aux mœurs romaines, puisque Plaute l’a si souvent reproduite. Ici, toutefois, il y a plus de décence, et en même temps plus de vrai comique, que dans les deux comédies qui viennent d’être nommées, quoique les deux rivaux luttent de toute leur énergie. Le dénoûment est le même, mais il n’est pas amené par les mêmes incidents ; car on ne saurait trop admirer la fécondité d’imagination avec laquelle Plaute tire d’une donnée des effets variés.

On remarquera surtout, même dans le Marchand, la scène entre le père et le fils, où le vieillard veut acheter la belle, et celle où le chagrin trouble la raison du jeune homme et le jette dans des transports de démence : aussi plusieurs critiques ont dit avec raison que cette comédie ne devait pas s’intituler le Marchand, mais le Fou par amour. Combien de fois cependant les comédies n’ont-elles pas emprunté leur titre à un détail accessoire ?

Le Marchand n’a été imité, à notre connaissance du moins, sur aucun théâtre moderne.



________________

ARGUMENT[1].


Un jeune homme envoyé par son père en pays étranger pour y faire le commerce, achète et ramène une femme fort jolie. Le vieillard la voit et demande qui elle est. L’esclave la lui donne pour une servante que le jeune homme veut offrir à sa mère. Le barbon s’en éprend. Il feint de la vendre et la remet à un de ses voisins ; la femme du voisin croit que c’est une maîtresse qu’on amène chez elle ; Charinus, qui allait quitter le pays, est retenu par un de ses amis qui a retrouvé la belle.


AUTRE ARGUMENT.


Un père envoie son fils au dehors pour faire le commerce. Le jeune homme s’éprend d’une esclave de son hôte ; il l’achète, revient, débarque. Le père accourt, aperçoit l’esclave et prend feu. Il demande à qui elle est : l’esclave dit que c’est une servante que le jeune homme a achetée pour sa mère. Le vieillard, qui a ses vues, prie son fils de la vendre à un de ses amis ; le fils l’a promise, dit-il, à un des siens. Le jeune homme s’était assuré du fils d’un voisin ; le vieillard, du voisin lui-même. Ce dernier prend les devants et achète l’esclave. La femme du voisin, qui surprend la jeune fille chez elle, croit que c’est une maîtresse et fait une scène à son mari. Le marchand désespéré veut quitter le pays : il est retenu par son ami, qui, secondé par son père, prie le vieillard de céder l’esclave à son fils.



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PERSONNAGES.


CHARINUS, jeune homme.

ACANTHION, esclave de Charinus.

DÉMIPHON, père de Charinus.

LYSIMAQUE, ami de Démiphon.

ESCLAVES.

EUTYQUE, ami de Charinus.

PASICOMPSA, courtisane.

DORIPPE, femme de Lysimaque.

SYRA, vieille esclave de Dorippe.

UN CUISINIER.


La scène est à Athènes.

LE MARCHAND.




ACTE I.



SCÈNE l — CHARINUS.


J’ai résolu de faire en ce moment deux choses à la fois, et de vous raconter en même temps le sujet de la pièce et mes amours. Je ne suis pas de ces amants que j’ai vus dans les comédies, prendre pour confidents de leurs peines la nuit, le jour, le soleil, la lune, qui, par ma foi, ne doivent guère s’inquiéter des plaintes des mortels, de leurs vœux, de leurs angoisses. C’est à vous que je préfère dire mes infortunes.

Cette comédie, en grec, s’appelle l’Emporos[2] ; elle est de Philémon, et avec Marcus Accius[3], qui l’a mise en latin, elle est devenue le Mercator[4].

Mon père, qui demeure ici près, m’a envoyé à Rhodes pour une affaire de commerce. Voilà déjà deux ans que j’ai quitté la maison. Là-bas je me suis épris d’une beauté ravissante, et je vous dirai comment s’est formée la liaison, si vous voulez m’écouter et me prêter une attention bienveillante. Mais en ceci je n’ai guère suivi la vieille coutume : avant de demander votre permission, j’ai fait l’annonce à brûle-pourpoint. L’amour d’ordinaire traîne à sa suite une foule de défauts : préoccupation, inquiétude, élégance outrée, et cette dernière apporte de grands et réels maux non-seulement aux amoureux, mais à tout homme dont elle s’empare, car personne, assurément, ne pousse l’élégance plus loin que ne veut sa fortune, sans avoir fort à s’en repentir. Mais à l’amour se joignent encore bien d’autres choses dont je n’ai pas parlé, insomnie, chagrin, égarement, terreur, exil, sottise, bêtise même, témérité, étourderie, excès extravagants, impatience, désirs, malveillance ; de plus encore cupidité, paresse, injustice, pauvreté, affronts, dépenses, bavardage, taciturnité, parce que l’amoureux dit souvent à contre-temps des choses inutiles et insignifiantes ; et j’ai ajouté la taciturnité, parce que nul ne sait parler assez à propos pour dire ce qui pourrait lui servir. Quant à mon bavardage, ne vous en plaignez pas ; Vénus m’en a fait cadeau en même temps que de l’amour. Mais revenons à ce que je voulais dire.

Je ne fus pas plus tôt sorti de l’enfance, je n’eus pas plus tôt renoncé aux goûts des premiers ans, que je me pris ici d’une belle passion pour une courtisane ; et vite l’argent de mon père fila tout doucettement chez elle. Un bourreau de marchand, son maître, me harcelait sans relâche et tirait de moi tout ce qu’il pouvait. Mon père, de m’adresser jour et nuit des reproches, de me remontrer la perfidie, la déloyauté du marchand, son bien qui se gaspillait pour aller grossir celui de l’autre. Tout cela avec de grands cris ; puis il marmottait entre ses dents, secouait la tête en me reniant pour son fils, et s’en allait déblatérer par toute la ville, recommandant qu’on se gardât bien de me prêter ; que l’amour avait entraîné trop de gens à leur ruine ; que j’étais un prodigue, un vaurien, un débauché, que je le dépouillais, que je soutirais de chez lui tout ce que je pouvais ; que c’était une conduite indigne de dissiper et dilapider dans de folles amours le bien qu’il avait amassé à force de sueurs ; j’étais un garnement qu’il nourrissait depuis trop longtemps et qu’il voudrait voir mourir, si je ne rougissais enfin de mes écarts. Pour lui, dès qu’il était devenu un jeune homme, il ne s’était pas abandonné paresseusement comme moi à l’amour et à l’oisiveté ; d’ailleurs il ne l’aurait pu, tant son père le tenait de près ; on l’avait occupé sans cesse aux travaux grossiers des champs ; tous les cinq ans seulement il pouvait venir à la ville, et dès qu’il avait vu le péplum[5], aussitôt son père le renvoyait à la campagne. Là il travaillait beaucoup plus que les domestiques, car son père lui avait dit : « C’est pour toi que tu laboures, pour toi que tu herses, que tu sèmes, pour toi encore que tu moissonnes ; un jour ces fatigues te seront fécondes en joies. » Après la mort de son père, il avait vendu sa terre, acheté un vaisseau de trois cents tonneaux, et transporté de tous côtés des marchandises, jusqu’à ce qu’il eût amassé le bien qu’il avait. Je ferais de même, si j’étais ce que je devais être.

Moi, dès que je vois que mon père m’a pris en grippe, et que je me fais détester de celui à qui j’aurais dû plaire, l’esprit égaré, le cœur plein d’amour, je prends de mon mieux mon grand parti, je lui déclare que j’irai faire le commerce, s’il y consent, et que je dis adieu à l’amour, pour lui faire plaisir. Il me remercie, il loue ma résolution, mais il ne manque pas de me faire tenir parole. Il construit un grand bâtiment, achète des marchandises, les embarque quand le vaisseau est prêt ; il me compte un talent de sa propre main ; il envoie avec moi, pour me servir de gardien, un esclave qui, dès ma plus tendre enfance, avait été mon gouverneur. Tout cela terminé, nous mettons à la voile, nous venons à Rhodes, où je vends comme je veux tout ce que j’avais apporté de marchandises ; je réalise un gros gain, bien au delà de l’estimation que mon père avait faite de la cargaison : et ainsi ma bourse se trouve bien garnie. Un jour que je me promenais sur le port, un hôte de mon père me reconnaît, m’invite à souper. J’y vais, je me mets à table, on me fait bonne mine, on me traite magnifiquement. La nuit venue, nous allons nous coucher, et voici qu’une femme, oh ! la plus belle des femmes, me vient trouver : elle passe la nuit avec moi par ordre de mon hôte. Jugez vous-même à quel point elle me plait ! le lendemain je vais trouver mon hôte, je le prie de me la vendre. Je proteste de ma reconnaissance, de mon dévouement après un tel bienfait. Enfin, sans tant de paroles, je l’achète, et je l’ai amenée hier. Je ne veux pas que mon père le sache. Je l’ai laissée au port, sur le vaisseau, avec un petit esclave. Mais pourquoi accourt-il de ce côté, quand je lui ai défendu de descendre à terre ? Je crains quelque mésaventure.


SCÈNE II. — ACANTHION, CHARINUS.


ACANTHION, sans voir Charinus. Courage, Acanthion, et fais feu des quatre pieds pour sauver ton jeune maître. Çà, chasse la fatigue, ne te laisse pas aller à la paresse ; repousse à tour de bras, écarte, bouscule ceux qui se trouvent sur ton passage. On a ici une bien vilaine mode : vous courez, vous êtes pressé, personne ne daigne se déranger pour vous. Aussi, quand on veut faire une chose, il en faut faire trois : courir, faire le coup de poing et se disputer en route.

CHARINUS, à part. Qu’a-t-il donc pour tant vouloir courir à son aise ? J’ai bien peur de quelque accident, de quelque nouvelle fâcheuse.

ACANTHION. Mais je perds mon temps, et plus je lanterne, plus le péril croît.

CHARINUS. Cela n’annonce rien de bon.

ACANTHION. Le coureur n’a plus de jambes. C’est fait de moi, ma rate se révolte et me remonte dans l’estomac. Je suis tout poussif ; par Hercule, c’est à peine si je respire. Ah ! je ne puis souffler comme je veux ; je ferais un triste joueur de flûte !

CHARINUS, à part. Prends le bord de ton manteau pour éponger ta sueur.

ACANTHION. En vérité, tous les bains du monde ne sauraient me délasser. Mais mon maître Charinus est-il à la maison, ou dehors ?

CHARINUS. Je ne devine pas de quoi il est question : il faut que je lui demande ce que c’est.

ACANTHION. Et je reste planté là ! je ne mets pas cette porte en pièces ! Holà, qu’on ouvre ! où est Charinus, mon maître ? chez lui, ou dehors ? Quelqu’un daignera-t-il venir à la porte ?

CHARINUS. Acanthion, voici celui que tu cherches.

ACANTHION, sans voir Charinus. On n’a jamais vu un service si mal fait.

CHARINUS. Quel fâcheux accident t’agite ainsi ?

ACANTHION. Un terrible pour vous et pour moi, mon maître.

CHARINUS. Qu’est-ce donc ?

ACANTHION. Nous sommes perdus.

CHARINUS. Réserve ce beau début pour nos ennemis.

ACANTHION. C’est précisément à vous qu’il s’applique.

CHARINUS. Parle, de quoi s’agit-il ?

ACANTHION. Un moment ; il faut que je me repose. Je me suis rompu un vaisseau pour vous, je ne fais que cracher le sang.

CHARINUS. Prends de la résine d’Égypte avec du miel, et cela se passera.

ACANTHION. Et vous, par Pollux, buvez de la poix bouillante, le chagrin s’en ira.

CHARINUS. Je n’ai vu de ma vie une tête chaude comme la tienne.

ACANTHION. Ni moi une langue plus incommode que la vôtre.

CHARINUS. Je te conseille ce qui peut te faire du bon.

ACANTHION. Une belle santé que celle qu’on achète par des tortures !

CHARINUS. Dis-moi, y a-t-il au monde un bien dont on puisse jouir sans que le mal s’y mêle, ou que l’on puisse se procurer sans peine ?

ACANTHION. Je ne connais rien à cela. Je n’ai pas appris la philosophie, je n’y entends rien, et je ne désire pas qu’on me donne un bien, s’il faut qu’un mal s’y ajoute.

CHARINUS. Allons, Acanthion, ta main.

ACANTHION. Hum ! tenez, la voilà.

CHARINUS. Veux-tu être gentil garçon, ou non ?

ACANTHION. Vous en avez de bonnes preuves, quand je me suis crevé à courir pour vous, pour vous informer au plus vite de ce que je savais.

CHARINUS. D’ici peu de mois, je ferai de, cette tête une tête libre.

ACANTHION. Vous me la donnez belle.

CHARINUS. Voudrais-je jamais te dire un mensonge ? Je n’ai pas encore ouvert la bouche, que tu sais déjà si je veux mentir.

ACANTHION. Ah ! par Hercule, vos paroles redoublent ma fatigue ; vous m’assassinez.

CHARINUS. Est-ce ainsi que tu me sers ?

ACANTHION. Que faut-il donc faire ?

CHARINUS. Ce qu’il faut faire ? ce que je veux.

ACANTHION. Et que voulez-vous ?

CHARINUS. Je te le dirai.

ACANTHION. Parlez.

CHARINUS. Plus bas.

ACANTHION. Vous craignez de troubler le somme des spectateurs ?

CHARINUS. Malheur à toi !

ACANTHION. Voilà justement ce que je vous apporte du port.

CHARINUS. Qu’est-ce que tu apportes ? Parle.

ACANTHION. Un coup terrible, la crainte, le tourment, le souci, les querelles et le besoin.

CHARINUS. Hélas ! c’est un trésor de maux que tu m’apportes là. Je suis mort.

ACANTHION. Non, mais vous êtes…

CHARINUS. Je devine, je suis malheureux.

ACANTHION. C’est vous qui l’avez dit, et non pas moi.

CHARINUS. Quel malheur y a-t-il donc ?

ACANTHION. Ne le demandez pas : le plus grand des malheurs.

CHARINUS. De grâce, tire-moi d’angoisse, c’est trop longtemps être en suspens.

ACANTHION. Tout beau, vous avez encore bien des questions à me faire avant que je me laisse battre.

CHARINUS. Par Hercule, gare les coups, si tu ne parles ou si tu ne t’en vas.

ACANTHION. Voyez le bon câlin ; il n’y a personne d’aussi caressant que lui quand il s’y met.

CHARINUS. Eh ! je te prie, je te conjure, de me dire sur-le-champ de quoi il s’agit, puisque je vois qu’il me faut supplier un méchant esclave qui est à moi.

ACANTHION. Je ne le mérite peut-être pas ?

CHARINUS. Si fait vraiment.

ACANTHION. Je le crois.

CHARINUS. Je te prie, le vaisseau a-t-il péri ?

ACANTHION. Le vaisseau est en parfait état, ne craignez rien.

CHARINUS. Et les agrès ?

ACANTHION. Tout cela est à merveille.

CHARINUS. Alors dis-moi ce qui te faisait tout à l’heure courir après moi par toute la ville ?

ACANTHION. Vous ne faites que me couper la parole. Taisez-vous.

CHARINUS. Je me tais.

ACANTHION. Si je venais vous annoncer quelque chose de bon, vous me tourmenteriez joliment, à ce que je vois, puisque vous me pressez tant de parler pour entendre une mauvaise nouvelle.

CHARINUS. Par Hercule, je t’en conjure, fais-moi enfin connaître ce malheur.

ACANTHION. Je parlerai, puisque vous m’en priez. Votre père…

CHARINUS. Eh bien, mon père !

ACANTHION. Votre maîtresse…

CHARINUS. Ma maîtresse ?

ACANTHION. Il l’a vue.

CHARINUS. Il l’a vue ? ah ! malheur à moi ! Mais réponds.

ACANTHION. Interrogez.

CHARINUS. Comment a-t-il pu la voir ?

ACANTHION. Avec ses yeux.

CHARINUS. Mais de quelle façon ?

ACANTHION. En les ouvrant.

CHARINUS. Va te faire pendre ! tu plaisantes quand ma vie est en jeu.

ACANTHION. Comment donc, je plaisante en répondant à vos questions ?

CHARINUS. Il l’a réellement vue ?

ACANTHION. Aussi réellement que je vous vois et que vous me voyez.

CHARINUS. Où cela ?

ACANTHION. Dans le vaisseau, où il est allé la trouver et s’entretenir avec elle.

CHARINUS. O mon père, vous m’avez perdu ! Mais toi, toi, coquin, comment n’as-tu pas pris des précautions pour qu’il ne la vit pas ? Ne pouvais-tu la cacher, pendard, la soustraire aux yeux d’un père ?

ACANTHION. Nous étions tout entiers à notre besogne, occupés à plier et ranger les agrès. Pendant ce temps, votre père arrive sur une toute petite barque, et personne ne l’a vu que quand il était déjà sur le vaisseau.

CHARINUS. C’est en vain que j’ai échappé aux horribles tempêtes de la mer. En vérité, je me croyais au port et en sûreté ; mais je,vois que les flots en colère me remportent sur les écueils. Que s’est-il passé ensuite ? achève.

ACANTHION. Dès qu’il aperçoit la jeune fille, il lui demande à qui elle est.

CHARINUS. Qu’a-t-elle répondu ?

ACANTHION. Vite je me jette à la traverse, je prends la parole, je dis que c’est une servante que vous avez achetée à votre mère.

CHARINUS. A-t-il eu l’air de le croire ?

ACANTHION. Vous le demandez ? Mais le vieux drôle se mit à patiner.

CHARINUS. La patiner, elle !

ACANTHION. Vous voulez peut-être qu’il se soit adressé à moi !

CHARINUS. Oh ! par Pollux, mon pauvre cœur se fond goutte à goutte, comme du sel qu’on mettrait dans de l’eau ! Je suis perdu.

ACANTHION. Voilà la, parole la plus vraie que vous puissiez dire.

CHARINUS réfléchit un moment. Quelle sottise !… Que faire ? Mon père ne me croira pas si je dis que je l’ai achetée pour ma mère ; et puis, je trouve mal de mentir à un père. Il ne croira pas, et il n’est pas croyable non plus, que j’aie acheté une si jolie femme pour être la servante de ma mère.

ACANTHION. Taisez-vous, grand fou ! par Hercule, il vous croira, il me croyait déjà.

CHARINUS. Je crains qu’il ne vienne à soupçonner la vérité. Réponds à ma question, je te prie.

ACANTHION. Qu’est-ce ?

CHARINUS. A-t-il eu l’air de se douter que ce fût ma maitresse ?

ACANTHION. Nullement. Et même il gobait tout ce que je lui disais.

CHARINUS. Oui, à ce qu’il t’a semblé.

ACANTHION. Non, c’est qu’il me croyait.

CHARINUS. Ah ! malheureux, je me meurs ! Mais pourquoi rester ici à me lamenter, au lieu d’aller au vaisseau ? Suis-moi.

ACANTHION. Si vous prenez de ce côté, vous allez justement rencontrer votre père. Quand il vous verra tout ému, tout tremblant, il vous arrêtera, il vous demandera où vous l’avez achetée, combien ; il profitera de votre embarras.

CHARINUS. Eh bien, je prendrai par ici. Crois-tu qu’il soit déjà parti du port ?

ACANTHION. Oui, et c’est pour cela que j’ai couru ; je ne voulais pas qu’il vous surprit et vous confessât.

CHARINUS. Très-bien.


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ACTE II.


SCÈNE I. — DÉMIPHON.


Les dieux se jouent étrangement des hommes, et leur envoient dans le sommeil des songes bien étranges. Moi par exemple, cette dernière nuit, je me suis donné assez de mouvement en dormant, j’ai eu assez de fatigue. J’ai rêvé que j’achetais une belle chèvre. Pour que celle que j’avais déjà chez moi ne lui fit pas de mal, et qu’elles n’eussent pas de querelles en demeurant ensemble, l’emplette faite, je rêvai que je la confiais à un singe. Mais bientôt ce même singe vient chez moi me faire une scène et me chanter pouille ; à l’entendre, l’entrée de la chèvre chez lui avait été l’origine de grands troubles et de grands dégâts. La chèvre que j’avais confiée à sa garde avait mangé la dot de sa femme : moi de m’ étonner qu’une seule chèvre eût pu manger la dot de la femme d’un singe. Le singe proteste que c’est vrai, et enfin me déclare que si je ne la retire au plus vite de chez lui, il l’amènera chez moi à ma femme. Ma foi, dans mon rêve, j’étais épris de cette chèvre, mais je ne savais en quelles mains la mettre, et cet embarras me tourmentait fort. Sur ces entrefaites, un bouc s’approche, me dit qu’il a emmené la chèvre de chez le singe et me rit au nez. Je pleure, je me plains de cet enlèvement. Quel peut être le sens de ce songe, c’est ce que je ne puis découvrir ; et cependant je me doute bien que j’ai déjà trouvé ce que c’est, ce que cela signifie. Ce matin, dès le point du jour, je me rends au port ; après avoir fini mes affaires, j’aperçois le vaisseau qui a ramené hier mon fils de Rhodes, et il me prend envie, je ne sais comment, de le visiter ; je monte dans un bateau, j’accoste le navire, et là j’aperçois une femme de toute beauté, une servante que mon fils amène à sa mère. À cette vue, je deviens amoureux, non pas comme un homme sage, mais comme un extravagant. Par Hercule, j’ai été amoureux autrefois, quand j’étais jeune, mais jamais à la folie comme aujourd’hui. Voilà qui est bien sûr : ma chèvre est trouvée. Toutefois, ce singe et ce bouc me donnent du tintouin. Tout ce que je sais, c’est que je suis hors de moi. (Aux spectateurs.) Au reste, vous voyez ce que je vaux. Motus ! voici mon voisin qui sort de chez lui.


SCÈNE II. — LYSIMAQUE, DÉMIPHON, ESCLAVES.


LYSIMAQUE. Je veux absolument qu’on châtre ce bouc, qui nous donne tant d’ennui à la campagne.

DÉMIPHON, à part. Voilà un présage, un augure qui ne me plaît guère. Pourvu que ma femme ne me fasse pas châtrer comme le bouc, et que celui-ci ne joue pas le rôle du singe.

LYSIMAQUE, à un esclave. Va-t’en tout droit à la ferme, et remets ces râteaux en main propre au fermier Pistus. Aie soin de dire à ma femme que j’ai une affaire en ville, qu’elle ne m’attende pas ; dis-lui que j’ai trois procès à juger aujourd’hui. Va et n’oublie pas la commission.

L’ESCLAVE. Est-ce tout ?

LYSIMAQUE. Oui.

DÉMIPHON. Bonjour, Lysimaque.

LYSIMAQUE. Eh ! bonjour, Démiphon. Comment cela va-t-il ? qu’y-a-t-il ?

DÉMIPHON. Je suis bien malheureux.

LYSIMAQUE. Que les dieux vous viennent en aide !

DÉMIPHON. C’est bien ce qu’ils font.

LYSIMAQUE. De quoi s’agit-il ?

DÉMIPHON. Je vous le conterai si je vois que vous ayez le loisir de m’entendre.

LYSIMAQUE. Quoique j’aie affaire, Démiphon, si vous voulez me parler, je ne suis jamais tellement occupé que je ne puisse écouter un ami.

DÉMIPHON. Vous vous vantez d’une bienveillance que je connais. Quel âge me donnez-vous ?

LYSIMAQUE. Le bon âge pour l’Achéron ; vous êtes vieux, cassé, décrépit.

DÉMIPHON. Vous voyez mal. Je suis un enfant, Lysimaque, un enfant de sept ans.

LYSIMAQUE. Êtes-vous fou de vous donner pour un enfant ?

DÉMIPHON. Je dis la vérité.

LYSIMAQUE. Ah ! je comprends ce que vous vouliez dire : dès qu’on est vieux, on n’a plus ni sens ni raison, on retombe, dit-on, dans l’enfance.

DÉMIPHON. Point ; je me porte deux fois mieux que je ne me portais.

LYSIMAQUE. Tant mieux, ma foi, j’en suis bien aise.

DÉMIPHON. Si vous saviez ! j’ai aussi de bien meilleurs yeux qu’autrefois.

LYSIMAQUE. A merveille.

DÉMIPHON. Pour mon malheur.

LYSIMAQUE. Tant pis alors.

DÉMIPHON. Mais puis-je vous parler franchement ?

LYSIMAQUE. Parlez hardiment.

DÉMIPHON. Faites attention.

LYSIMAQUE. Je suis tout oreilles.

DÉMIPHON. Aujourd’hui, Lysimaque, j’ai commencé à aller à l’école. Je sais déjà trois lettres.

LYSIMAQUE. Comment, trois lettres ?

DÉMIPHON. A-m-o[6].

LYSIMAQUE. Eh quoi ! vieux gaillard, vous aimez avec des cheveux blancs ?

DÉMIPHON. Blancs, roux ou noirs, j’aime.

LYSIMAQUE. Démiphon, vous vous moquez de moi, je pense.

DÉMIPHON. Je vous donne ma tête à couper si je mens. Tenez, pour vous faire bien voir que je suis amoureux, prenez un couteau, et coupez-moi un doigt. une oreille, le nez. la lèvre. Si je bouge, si je sens la coupure, Lysimaque, je consens à recevoir vos accolades jusqu’à rester sur place.

LYSIMAQUE. Si l’on a jamais vu un amoureux en peinture, le voilà bien. A mon sens, un vieux bonhomme décrépit ne vaut pas mieux qu’une figure accrochée à la muraille.

DÉMIPHON. Il semble que vous vouliez me faire de la morale.

LYSIMAQUE. Moi ?

DÉMIPHON. Il n’y a pas de quoi m’en vouloir : assez de gens comme il faut ont fait comme moi. Il est naturel d’aimer, naturel aussi de pardonner. De grâce, ne me grondez pas ; ma volonté n’y est pour rien.

LYSIMAQUE. Eh mais, je ne vous gronde pas non plus.

DÉMIPHON. N’ayez pas pour cela moins bonne opinion de moi.

LYSIMAQUE. Par exemple ! les dieux m’en préservent.

DÉMIPHON. Réfléchissez encore.

LYSIMAQUE. J’ai réfléchi.

DÉMIPHON. Vraiment ?

LYSIMAQUE. Vous m’ennuyez. L’amour lui tourne la tête. Que voulez-vous encore ?

DÉMIPHON. Bonjour.

LYSIMAQUE. Je cours au port, où j’ai une affaire.

DÉMIPHON. Bon voyage.

LYSIMAQUE. Bonne santé. (Il sort.)

DÉMIPHON. Bonne chance. Mais j’ai aussi affaire au port, et je m’y rends de ce pas… Ah ! mon fils arrive à propos ; je veux l’attendre ; j’ai besoin de le voir ; je ferai mon possible pour le décider à me vendre la fillette, au lieu d’en faire cadeau à sa mère, car, à ce qu’on m’a dit, il l’a amenée pour la lui donner. Mais prenons bien garde qu’il ne s’aperçoive que j’en tiens.


SCÈNE III. — CHARINUS, DÉMIPHON.


CHARINUS, sans voir son père. Il n’y a pas, je pense, d’homme plus malheureux que moi, ni que le guignon poursuive plus obstinément. Est-ce donc assez que j’entreprenne une chose pour que le succès ne réponde pas à mes désirs ? Il me survient toujours quelque mésaventure qui déconcerte mes meilleurs plans. Malheureux, j’achète une maîtresse pour me donner du bon temps ; je croyais pouvoir la posséder à l’insu de mon père. Il l’apprend, il la voit, et je suis perdu. Je n’ai pas encore décidé ce que je répondrai à ses questions ; j’ai dans le cœur mille pensées différentes qui se combattent. Je ne sais à quoi m’arrêter, tant il y a de trouble et d’incertitude en mon esprit. Tantôt le conseil de mon esclave me plaît, et tantôt c’est le contraire. Il me semble impossible de faire croire à mon père que c’est une servante achetée pour ma mère. Si je dis la vérité, si j’avoue que je l’ai achetée pour moi, quelle opinion aura-t-il de son fils ? Il me l’arrachera, il la fera vendre de l’autre côté de la mer. Je sais, pour l’avoir éprouvé, combien il est sévère. Est-ce donc là aimer ? plutôt labourer la terre que d’aimer de la sorte. Il m’a déjà éloigné une fois bien malgré moi de la maison, il m’a envoyé faire le commerce, et j’y ai trouvé mon malheur. Quand la peine l’emporte sur le plaisir, quel charme reste-t-il ? En vain je l’ai cachée, resserrée, renfermée ; mon père est une fine mouche, On ne peut rien lui dérober. Il n’y a rien de si sacré, rien de si profane, où il ne vienne tout de suite fourrer le nez ; je ne compte plus sur rien, je n’ai plus une lueur d’espérance dans le cœur.

DÉMIPHON, à part. Qu’a donc mon fils à s’entretenir ainsi tout seul ? Il paraît inquiet, je ne sais pourquoi.

CHARINUS. Dieux ! c’est mon père que j’aperçois ; avançons, parlons-lui. Comment vous portez-vous, mon père ?

DÉMIPHON. D’où viens-tu ? où vas-tu si vite, mon enfant ?

CHARINUS. Vous êtes bien bon, mon père.

DÉMIPHON. Je veux l’être aussi. Mais pourquoi changes-tu de couleur ? est-ce que tu souffres ?

CHARINUS. J’éprouve je ne sais quel malaise, mon père. Et puis cette nuit je n’ai pas bien dormi.

DÉMIPHON. Après une traversée, la vue de la terre étonne un peu les yeux ; ce doit être cela.

CHARINUS. Certainement ; mais cela va se passer.

DÉMIPHON. Par Pollux, tu pâlis ; si tu es sage, rentre à la maison et couche-toi.

CHARINUS. Je n’ai pas le temps, je veux faire mes commissions.

DÉMIPHON. Fais-les demain, après-demain.

CHARINUS. Je vous l’ai souvent entendu dire, mon père, un homme raisonnable commence par s’inquiéter de ce dont il s’est chargé.

DÉMIPHON. Soit donc, je ne veux pas te contrarier.

CHARINUS, à part. Je suis sauvé, si je peux toujours compter sur cette bonne parole.

DÉMIPHON. Pourquoi se consulte-t-il comme cela tout seul ? Je ne crains pas encore qu’il ait pu apprendre ma passion. Je n’ai pas eu le temps de faire quelque sottise comme cela arrive aux amoureux.

CHARINUS, à part. Par Hercule, tout va bien ; je suis sûr qu’il ne sait encore rien de ma maîtresse ; s’il était instruit, il parlerait d’un autre ton.

DÉMIPHON, à part. Causons-lui de cette fille.

CHARINUS, à part. Décampons. (Haut.) Je vais en ami fidèle remplir les commissions de mes amis.

DÉMIPHON. Attends un peu. Je veux d’abord te faire quelques petites questions.

CHARINUS. Parlez.

DÉMIPHON. As-tu toujours été bien portant ?

CHARINUS. Toujours, tant que je suis resté là-bas. Mais depuis que j’ai abordé au port, j’éprouve je ne sais quel malaise.

DÉMIPHON. Une suite du mal de mer, sans doute : cela va se passer. Mais, dis-moi, n’as-tu pas amené de Rhodes une servante pour ta mère ?

CHARINUS. En effet.

DÉMIPHON. Et comment la trouves-tu ?

CHARINUS. Elle n’est, ma foi, pas mal.

DÉMIPHON. Mais son caractère ?

CHARINUS. Je n’en ai jamais vu de meilleur, à mon gré.

DÉMIPHON. C’est, par Pollux, ce qu’il m’a semblé quand je l’ai vue.

CHARINUS. Vous l’avez donc vue, mon père ?

DÉMIPHON. Oui ; mais ce n’est pas là notre affaire, elle ne me convient pas.

CHARINUS. Comment cela ?

DÉMIPHON. Elle n’a pas une tournure qui aille à notre maison. Il ne nous faut qu’une servante qui sache tisser, moudre, fendre le bois, filer la laine, balayer les chambres, recevoir les coups, et qui fasse cuire tous les jours le dîner de la famille. Jamais celle-ci ne pourra rien faire de tout cela.

CHARINUS. C’est justement pour cela que je l’ai achetée, afin d’en faire présent à ma mère.

DÉMIPHON. Ne la lui donne pas, ne dis pas que tu l’as amenée.

CHARINUS, à part. Les dieux me sont en aide.

DÉMIPHON, à part. Je l’ébranle peu à peu. (Haut.) Ah ! j’oubliais de te dire que ce ne serait pas non plus une suivante convenable pour ta mère ; je ne le permettrais pas.

CHARINUS. Pourquoi donc ?

DÉMIPHON. Ce serait un scandale si une fille de cette figure accompagnait dans les rues une mère de famille : on verrait tout le monde la regarder, la manger des yeux, lui faire des signes, lui lancer des œillades, siffler, la pincer, appeler, nous ennuyer, venir faire vacarme devant chez nous. Ma porte serait charbonnée d’inscriptions galantes. Le monde est si méchant, qu’on nous accuserait ma femme et moi d’être des entremetteurs : j’ai bien besoin de cela !

CHARINUS. Par Hercule, vous avez raison, je me rends à votre avis. Mais qu’en faire à présent ?

DÉMIPHON. Bon. J’achèterai à ta mère une bonne grosse fille bien laide, comme il en faut à une mère de famille, une Syrienne ou une Égyptienne. Elle moudra, filera, recevra le fouet, et nous n’aurons jamais d’esclandre à notre porte pour ses beaux yeux.

CHARINUS. Si je la rendais à celui qui me l’a vendue ?

DÉMIPHON. Point.

CHARINUS. Il a dit qu’il la reprendrait, si elle ne convenait pas.

DÉMIPHON. Ce n’est pas nécessaire ; je ne veux pas que vous ayez querelle ensemble. J’aime cent fois mieux, s’il le faut, faire une perte que de laisser mettre en doute ta loyauté et d’attirer sur notre maison, en rendant cette femme, un reproche ou un affront. Je crois que je pourrai t’en défaire à un bon prix.

CHARINUS. Pourvu, mon père, que vous ne la vendiez pas moins que je ne l’ai achetée.

DÉMIPHON. C’est bon : certain vieillard m’a donné commission d’en acheter une dans ce genre-là.

CHARINUS. Et moi, mon père, certain jeune homme m’a chargé de lui en procurer une exactement semblable.

DÉMIPHON. Je pense que je puis en avoir vingt mines.

CHARINUS. Et moi, si je voulais, on m’en offre déjà vingt-sept.

DÉMIPHON. Et moi…

CHARINUS. Mais moi, dis-je…

DÉMIPHON. Tu ne sais pas ce que je veux dire : tais-toi. Je puis ajouter trois mines, pour faire trente.

CHARINUS. Pourquoi vous retourner ?

DÉMIPHON. Je regarde mon acheteur.

CHARINUS. Où est-il ?

DÉMIPHON. Je le vois, il m’engage à mettre encore cinq mines.

CHARINUS. Par Hercule, qui que ce soit, puissent les dieux le confondre !

DÉMIPHON. Il me fait signe encore d’ajouter six mines.

CHARINUS. Et mon chaland sept. Par Pollux, votre homme ne l’emportera pas ; le mien, mon père, offre de beaux deniers comptants.

DÉMIPHON. Il a beau offrir ; c’est moi qui l’aurai.

CHARINUS. Mais c’est lui qui a mis enchère le premier.

DÉMIPHON. Peu m’importe.

CHARINUS. Il donne cinquante mines.

DÉMIPHON. Il ne l’aura pas pour cent. Veux-tu enfin cesser d’enchérir pour me faire pièce ? Tu feras, ma foi, un beau coup de filet : le vieillard pour qui on l’achète n’est pas regardant. La tête lui tourne pour elle ; tu auras ce que tu demanderas.

CHARINUS. Mais le jeune homme pour qui je l’achète se meurt d’amour pour elle.

DÉMIPHON. Et mon vieillard, c’est bien autre chose encore, si tu savais.

CHARINUS. Jamais, je le jure, on ne vit et on ne verra un vieillard plus fou d’amour que le jeune homme à qui je m’intéresse, mon père.

DÉMIPHON. Tiens-toi en repos, te dis-je ; je ferai l’affaire pour le mieux.

CHARINUS. Y pensez-vous ?

DÉMIPHON. Qu’y a-t-il donc ?

CHARINUS. Je l’ai achetée sans garantie.

DÉMIPHON. Il la prend comme cela : laisse.

CHARINUS. Vous ne pouvez légitimement la vendre.

DÉMIPHON. J’y pourvoirai.

CHARINUS. D’ailleurs je l’ai de moitié avec un autre, et je ne sais s’il est ou non disposé à s’en défaire.

DÉMIPHON. Il est disposé, je le sais.

CHARINUS. Et moi, par Pollux, je crois qu’il y a quelqu’un qui ne veut pas.

DÉMIPHON. Qu’est-ce que cela me fait ?

CHARINUS. Il est juste pourtant qu’il soit maître de son bien.

DÉMIPHON. Dis-moi…

CHARINUS. Je l’ai de moitié avec un autre, et cet autre n’est pas ici maintenant.

DÉMIPHON. Tu réponds avant qu’on te fasse la question.

CHARINUS. Et vous, mon père, vous achetez avant qu’on vende. Je ne sais, vous dis-je, s’il veut ou non s’en défaire.

DÉMIPHON. Alors, si c’est pour le jeune homme qui t’a donné commission, ton homme consentira, et si c’est pour celui qui m’a dit d’acheter, il ne voudra pas ? Chansons ! Personne ne l’aura de préférence à celui pour qui je la veux. C’est bien certain.

CHARINUS. Croyez-vous que ce soit si certain ?

DÉMIPHON. Je vais de ce pas au vaisseau. La vente se fera là.

CHARINUS. Voulez-vous que je vous accompagne ?

DÉMIPHON. Non.

CHARINUS, à part. Voilà qui me déplaît.

DÉMIPHON. Tu feras mieux de t’acquitter de tes commissions.

CHARINUS. Vous m’en empêchez.

DÉMIPHON. Tu t’excuseras, tu diras que tu as fait tout ce que tu pouvais. Quant à venir au port, je te le défends.

CHARINUS. On obéira.

DÉMIPHON, à part. Allons, et faisons en sorte qu’il ne sache rien. Je n’achèterai pas pour moi, je donnerai commission à mon ami Lysimaque ; il a dit tantôt qu’il se rendait au port. Je perds mon temps à rester ici. (Il s’en va.)

CHARINUS. Ah ! c’est fait de moi, je suis égorgé.


SCÈNE IV. — CHARINUS, EUTYQUE.


CHARINUS. On dit que les Bacchantes ont mis Penthée en pièces : ce n’était que bagatelle, je pense, en comparaison des tourments dont je suis déchiré. Et je vis ! et je ne meurs pas ! quel charme a donc pour moi l’existence ? C’est résolu, je me rends chez un médecin, et là je m’empoisonne, puisqu’on m’enlève le seul bien qui me faisait désirer de vivre.

EUTYQUE. Un instant, de grâce, un instant, Charinus.

CHARINUS. Qui me rappelle ?

EUTYQUE. Eutyque, votre camarade, votre ami, votre plus proche voisin.

CHARINUS. Vous ne savez pas combien j’ai de chagrins à supporter.

EUTYQUE. Je le sais. J’ai tout entendu depuis la porte ; je suis au courant de l’affaire.

CHARINUS. Qu’est-ce que vous savez ?

EUTYQUE. Votre père veut vendre…

CHARINUS. Vous y êtes.

EUTYQUE. Votre maîtresse…

CHARINUS. Vous en savez trop.

EUTYQUE. Malgré vous.

CHARINUS. Vous êtes instruit de tout ; mais comment savez-vous que c’est ma maîtresse ?

EUTYQUE. Vous me l’avez dit vous-même hier.

CHARINUS. Et j’ai oublié que je vous l’avais dit !

EUTYQUE. Rien d’étonnant à cela.

CHARINUS. Eh bien, je vous consulte, répondez, quel genre de mort dois-je choisir ?

EUTYQUE. Taisez-vous, ne dites pas cela.

CHARINUS. Et que voulez-vous que je dise ?

EUTYQUE. Vous plaît-il que je fasse la barbe à votre père ?

CHARINUS. Assurément.

EUTYQUE. Voulez-vous, que j’aille au port ?

CHARINUS, Ah ! volez-y au plus vite.

EUTYQUE. Que je lui enlève votre maîtresse ?

CHARINUS. Eh, payez-la au poids de l’or.

EUTYQUE. Mais où est-il cet or ?

CHARINUS. Je prierai Achille de me donner celui qu’il a reçu pour la rançon d'Hector.

EUTYQUE. Êtes-vous dans votre bon sens ?

CHARINUS. Par Pollux, si j’y étais, ce n’est pas vous que je prendrais pour médecin.

EUTYQUE. Voulez-vous qu’on l’achète au prix qu’il mettra lui-même ?

CHARINUS. Enchérissez, même de deux mille drachmes.

EUTYQUE. Assez.

CHARINUS. Mais dites-moi, où trouverez-vous l’argent, quand mon père le demandera ?

EUTYQUE. On le trouvera, on le cherchera, on imaginera, un moyen.

CHARINUS. Vous me faites mourir. « On imaginera un moyen » ne me rassure guère.

EUTYQUE. Vous tairez-vous ?

CHARINUS. Vous commandez à un muet.

EUTYQUE. Voilà qui est entendu. Occupez-vous maintenant d’autre chose.

CHARINUS. Je ne saurais.

EUTYQUE. Bonne santé.

CHARINUS. Cela ne se peut avant que vous soyez de retour.

EUTYQUE. Soyez plus raisonnable.

CHARINUS. Adieu ; triomphez ; et sauvez-moi.

EUTYQUE. C’est ce que je ferai. Attendez-moi à la maison.

CHARINUS. Revenez bien vite avec le butin.

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ACTE III.


SCÈNE I. — LYSIMAQUE, PASICOMPSA.


LYSIMAQUE. J’ai rendu à mon ami un service d’ami : sur la demande de mon voisin, j’ai fait emplette de cette marchandise… Tu m’appartiens ; suis-moi donc, ne pleure pas ; quelle sottise de gâter de si beaux yeux ! Eh ! tu as plutôt sujet de rire que de te lamenter.

PASICOMPSA. Je vous prie, bon vieillard, dites-moi.

LYSIMAQUE. Interroge.

PASICOMPSA. Pourquoi m’avez-vous achetée ?

LYSIMAQUE. Pourquoi je t’ai achetée ? Pour que tu fasses ce qu’on te commandera. De mon côté, je ferai aussi ce que tu ordonneras.

PASICOMPSA. Assurément je ferai, selon mon pouvoir et mes talents, tout ce que je croirai que vous voulez.

LYSIMAQUE. Je ne te commanderai rien de bien pénible.

PASICOMPSA. C’est qu’aussi, par Pollux, bon vieillard, je n’ai pas appris à porter des fardeaux, à mener les bêtes aux champs, à élever les petits enfants.

LYSIMAQUE. Si tu veux être bonne fille, tu t’en trouveras bien.

PASICOMPSA. Alors je suis perdue, malheureuse !

LYSIMAQUE. Comment cela ?

PASICOMPSA. Parce que je viens d’un pays où l’on ne fait de bien qu’aux méchantes. Mais je n’aime pas à dire ce que je crois que tout le monde sait.

LYSIMAQUE. Voilà des paroles qui valent plus que l’argent qu’elle a coûté. C’est comme si tu disais qu’il n’y a pas de bonnes femmes.

PASICOMPSA. Je ne dis pas cela.

LYSIMAQUE. Je veux te faire une seule question.

PASICOMPSA. Faites, je répondrai.

LYSIMAQUE. Dis-moi, quel est ton nom ?

PASICOMPSA. Pasicompsa[7].

LYSIMAQUE. Il t’a été donné pour ta beauté. Mais dis-moi, Pasicompsa, pourrais-tu, au besoin, tirer au fuseau un fil mince ?

PASICOMPSA. Oui.

LYSIMAQUE. Si tu sais le tirer mince, tu saurais bien aussi le tirer gros.

PASICOMPSA. Pour les ouvrages de laine, je ne crains personne de mon âge.

LYSIMAQUE. Par ma foi, je te crois bonne et honnête, la belle, et d’âge raisonnable, puisque tu sais faire ton métier.

PASICOMPSA. Par Pollux, on me l’a montré et je l’ai appris ; je ferai en sorte qu’on ne soit pas mécontent de mon service.

LYSIMAQUE. C’est cela ; je te donnerai une brebis de soixante ans qui sera toute à toi.

PASICOMPSA. Si vieille, bon vieillard ?

LYSIMAQUE. Elle est de race grecque. Si tu en as soin, elle est bonne bête, et tu la tondras tout à ton aise.

PASICOMPSA. Je serai honorée et reconnaissante de tout ce que vous me donnerez.

LYSIMAQUE. Maintenant, ma charmante, ne t’y trompe pas, tu n’es pas à moi, ne va pas te l’imaginer.

PASICOMPSA. A qui est-ce donc que j’appartiens ?

LYSIMAQUE. On t’a rachetée pour ton maître. C’est moi qui ai fait le marché ; il m’en avait prié.

PASICOMPSA. Ah ! je respire, s’il me conserve sa foi.

LYSIMAQUE. Aie bon courage, il te donnera la liberté ; il est fou de toi, et pourtant il t’a vue aujourd’hui pour la première fois.

PASICOMPSA. Comment donc ! voilà deux ans que notre liaison a commencé. Je puis vous le dire maintenant, puisque je vois que vous êtes son ami.

LYSIMAQUE. Que dis-tu ? il y a deux ans que vous vous connaissez ?

PASICOMPSA. Assurément. Et nous avons fait serment, lui à moi, moi à lui, lui à sa maîtresse, moi à mon amant, que je ne recevrais les caresses d’aucun autre homme, ni lui celles d’aucune autre femme.

LYSIMAQUE. Grands dieux ! il ne coucherait même pas avec sa femme ?

PASICOMPSA. De grâce, est-ce qu’il est marié ? Il ne l’est pas, il ne le sera jamais.

LYSIMAQUE. Je le voudrais ; mais, ma foi, notre homme a fait un faux serment.

PASICOMPSA. Je le préfère entre tous les jeunes gens.

LYSIMAQUE. Oui, en vérité, pauvre sotte, c’est un jeune garçon. Au fait, il n’y a pas si longtemps que les dents lui sont tombées.

PASICOMPSA. Comment, les dents ?

LYSIMAQUE. Ce n’est rien ; suis-moi ici. Il m’a prié de te loger un jour, parce que ma femme est à la campagne.


SCÈNE II. — DÉMIPHON.


Enfin, j’ai tout ce qu’il me faut pour faire mes fredaines. J’ai acheté une maîtresse en cachette de ma femme et de mon fils. C’en est fait, je veux revenir au bon vieux temps et m’en donner à cœur joie. Je suis sur mes vieux jours, je charmerai par le plaisir, le vin et l’amour, ce peu qui me reste à vivre. A mon âge, il est trop juste qu’on prenne de l’agrément. Quand on est jeune, que le sang est riche, c’est alors qu’il faut travailler à faire sa fortune ; mais une fois sur le retour, on doit autant que possible se donner du repos ; on vit encore, c’est déjà cela de gagné ; et ce que je dis, je le ferai. Cependant je vais aller donner un coup d’œil chez moi. Il y a longtemps que ma femme m’attend l’estomac vide. Si je rentre, elle va m’assommer de reproches. Eh ! ma foi, que cela tourne à la fin comme cela voudra, je n’irai point ; avant de revenir à la maison je veux parler à mon voisin : il faut qu’il me loue un appartement pour loger labelle. Justement, le voilà qui sort.


SCÈNE III. — LYSIMAQUE, DÉMIPHON.


LYSIMAQUE. Je vais vous l’amener à l’instant, si je le trouve.

DÉMIPHON. C’est de moi qu’il parle.

LYSIMAQUE. Eh bien, Démiphon ?

DÉMIPHON. Est-elle chez vous ?

LYSIMAQUE. Que pensez-vous ?

DÉMIPHON. Si j’allais la voir ?

LYSIMAQUE. Qu’est-ce qui vous presse ? un moment.

DÉMIPHON. Que ferai-je ?

LYSIMAQUE. Réfléchissez à ce qu’il faut faire.

DÉMIPHON. Que je réfléchisse ? eh ! par Hercule, ce que j’ai à faire, je pense, c’est d’entrer.

LYSIMAQUE. D’entrer, vieux bélier ?

DÉMIPHON. Qu’ai-je donc à faire d’autre ?

LYSIMAQUE. Écoutez-moi d’abord et faites attention. Puis avant tout, il y a encore une chose que je vous conseille. Si vous entrez maintenant, vous voudrez l’embrasser, lui parler, la caresser.

DÉMIPHON. Ma pensée est en vous ; vous savez ce que je compte faire.

LYSIMAQUE. Vous ferez fort mal.

DÉMIPHON. Quand on est amoureux ?

LYSIMAQUE. Raison de plus. Quoi ! vieux bouc, le ventre creux, l’haleine puante, vous iriez embrasser une femme ! Est-ce pour la faire vomira votre approche ?

DÉMIPHON. À ces belles remontrances je vois assez que le cœur vous en dit. Mais enfin si vous croyez qu’il n’y ait que cela à faire, prenons un cuisinier et faisons-nous faire chez vous un dîner qui durera jusqu’au soir.

LYSIMAQUE. Hé ! c’est mon avis. Voilà parler en sage et en amoureux.

DÉMIPHON. Que tardons-nous ? allons acheter les provisions pour nous bien régaler.

LYSIMAQUE. Je vous suis. Et, ma foi, si vous faites bien, vous lui chercherez aussi un logement. Elle ne restera pas chez moi plus longtemps qu’aujourd’hui ; je craindrais que ma femme, en revenant demain de la campagne, ne la trouvât ici.

DÉMIPHON. Tout est déjà prêt ; venez.


SCÈNE IV. — CHARINUS, EUTYQUE.


CHARINUS. Suis-je assez malheureux ? je ne puis avoir un instant de repos. Si je suis à la maison, mon esprit est dehors ; si je suis dehors, mon esprit est à la maison : tant l’amour embrase ma poitrine et mon cœur ! Si les larmes ne la préservaient, ma tête serait déjà tout en feu. J’ai encore l’espoir, mais je n’ai plus la vie : reviendra-t-elle ou non ? je l’ignore. Si mon père prend l’avance, comme il l’a dit, c’est fait de mon existence ; si mon ami a tenu sa promesse, je renais. Mais enfin, quand même Eutyque aurait des jambes de goutteux, il devrait déjà être revenu du port. C’est bien mal à lui d’être si lent, cela me contrarie… Eh ! n’est-ce pas lui que je vois courir ? C’est lui-même, allons à sa rencontre. O toi[8], témoin des hommes et des dieux, souveraine des mortels, toi qui m’offres cet espoir tant désiré, je te rends grâces. Eh quoi, il s’arrête ! ah ! c’est fait de moi ; sa mine ne me revient pas ; sa démarche est triste, la poitrine me brûle. Je ne peux avancer, le voilà qui secoue la tête. Eutyque !

EUTYQUE. Ah ! Charinus !

CHARINUS. Avant de reprendre haleine, un seul mot : où suis-je ? sur terre ou chez les morts ?

EUTYQUE. Ni chez les morts, ni sur terre.

CHARINUS. Je suis sauvé, je reçois l’immortalité. Il l’a achetée, il a fait la barbe à mon père. C’est le plus habile homme du monde. De grâce, parlez : si je ne suis ni sur la terre, ni dans l’Achéron, où suis-je donc ?

EUTYQUE. Nulle part.

CHARINUS. Je meurs ! ce discours m’assassine. Quelle insupportable chose que le bavardage, quand il faudrait en venir au fait ! Quoi que ce soit, arrivez au résultat.

EUTYQUE. D’abord, nous sommes perdus.

CHARINUS. Que ne m’annoncez-vous plutôt ce que j’ignore ?

EUTYQUE. Votre maîtresse vous est enlevée.

CHARINUS. Eutyque, c’est un crime digne de mort que vous commettez.

EUTYQUE. Comment cela ?

CHARINUS. Vous égorgez un ami, un camarade, un citoyen libre.

EUTYQUE. Aux dieux ne plaise !

CHARINUS. Vous m’avez plongé le couteau dans la gorge, je vais mourir.

EUTYQUE. Eh ! de grâce, ne perdez pas courage.

CHARINUS. On ne perd pas ce qu’on n’a plus. Mais achevez de me conter ce malheur. Qui l’a achetée ?

EUTYQUE. Je l’ignore. Elle était déjà vendue et emmenée quand je suis arrivé au port.

CHARINUS. Malheur ! vous lancez sur moi des montagnes ardentes. Continuez, bourreau, achevez-moi, puisque vous avez commencé.

EUTYQUE. Cela ne peut pas vous faire plus de peine que je n’en ai éprouvé moi-même aujourd’hui.

CHARINUS. Parlez ! qui l’a achetée ?

EUTYQUE. Par Hercule, je n’en sais rien.

CHARINUS. Hum ! est-ce là le dévouement d’un véritable ami ?

EUTYQUE. Que voulez-vous que je fasse ?

CHARINUS. Que vous périssiez, comme vous voyez que je fais moi-même. Ne deviez-vous pas vous informer de la figure de l’acheteur ? comme cela, peut-être aurions-nous pu retrouver ma maitresse.

EUTYQUE. Ah ! infortuné que je suis !

CHARINUS. Cessez de pleurer, puisque vous ne savez pas faire autre chose.

EUTYQUE. Ah ! qu’ai-je fait ?

CHARINUS. Vous m’avez perdu, vous avez perdu mon amitié.

EUTYQUE. Les dieux me sont témoins qu’il n’y a rien de ma faute.

CHARINUS. Chansons ! sornettes ! Vous attestez des dieux absents. Comment pourrais-je vous croire ?

EUTYQUE. Vous êtes libre de croire, comme je suis libre de dire.

CHARINUS. Vous êtes habile à la réplique ; mais s’il faut rendre service, vous êtes boiteux, aveugle, muet, manchot, infirme. Vous promettez de jouer le tour à mon père ; je crois m’adresser à un homme adroit, je m’adresse à une grosse souche.

EUTYQUE. Que fallait-il faire ?

CHARINUS. Ce qu’il fallait faire ? belle demande ! se renseigner, demander qui il était, d’où, de quelle famille, citoyen ou étranger.

EUTYQUE. On disait que c’était un citoyen d’Athènes.

CHARINUS. Il fallait au moins savoir son adresse, si vous ne pouviez savoir son nom.

EUTYQUE. Personne ne le connaissait.

CHARINUS. Tout au moins vous informer de sa mine.

EUTYQUE. C’est ce que j’ai fait.

CHARINUS. Quelle figure lui donnait-on ?

EUTYQUE. Je vais vous le dire : cheveux blancs, jambes torses, grosse panse, la bouche comme un four, la taille petite, les yeux assez noirs, la mâchoire longue, les pieds comme des battoirs.

CHARINUS. Ce n’est pas un homme que vous me dépeignez là, c’est un assemblage de difformités. N’avez-vous rien autre chose à me dire de lui ?

EUTYQUE. C’est tout ce que j’en sais.

CHARINUS. Par Pollux, cet homme à longue mâchoire m’a fait bien du mal[9]. Je ne puis y tenir, je m’en irai d’ici. Je ne suis embarrassé que sur le choix d’une ville : Mégare, Érétrie, Corinthe, Chalcis, la Crète, Cypre, Sicyone, Gnide, Zacynthe, Lesbos, la Béotie.

EUTYQUE. Pourquoi former une pareille résolution ?

CHARINUS. Parce que l’amour me torture.

EUTYQUE. Et dites-moi, quand vous serez arrivé où vous voulez aller, si par hasard vous tombez amoureux et que vous soyez encore privé de votre objet, fuirez-vous de nouveau ? et plus tard encore d’ailleurs, si même disgrâce vous arrive ? Quel sera le terme de votre exil ? quand cesserez-vous de fuir ? Où aurez-vous une patrie, une demeure assurée ? répondez-moi. Et si vous quittez cette ville, croyez-vous que vous y laisserez votre amour ? Si vous le pensez, si vous en êtes sûr, ne vaut-il pas bien mieux vous en aller à la campagne, y rester, y vivre, jusqu’à ce que vous soyez affranchi de cet amour, de ces désirs ?

CHARINUS. Est-ce tout ?

EUTYQUE. Oui.

CHARINUS. Paroles perdues : je suis décidé. Je vais à la maison saluer mon père et ma mère ; puis je m’éloignerai du pays sans que mon père en sache rien, ou je prendrai quelque autre parti. (Il sort.)

EUTYQUE. Comme il s’en va tout d’un coup, comme il se dérobe ! Ah ! que je suis malheureux ! S’il part pour l’étranger, tout le monde dira que mon indolence en est la cause. Je veux louer tous les crieurs pour la faire chercher et découvrir ; puis je me rendrai chez le préteur, je le prierai de me donner des agents qui feront des perquisitions dans toutes les rues : car je vois bien que c’est là tout ce qui me reste à faire.


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ACTE IV.


SCÈNE I. — DORIPPE, SYRA.


DORIPPE. Puisque mon mari m’a fait dire qu’il ne viendrait pas à la campagne, j’ai suivi ma fantaisie, je suis revenue pour chercher celui qui me fuit. Mais je ne vois pas arriver notre vieille Syra… Ah ! la voici enfin ; marche donc plus vite.

SYRA. Je ne le peux, en vérité, avec le fardeau que je porte.

DORIPPE. Quel fardeau ?

SYRA. Quatre-vingt-quatre ans ; ajoutez-y la servitude, la sueur, la soif ; et puis ces objets que j’ai là me pèsent aussi.

DORIPPE. Syra, donne-moi quelque chose pour mettre ici sur l’autel du voisin.

SYRA. Mettez-y cette branche de laurier.

DORIPPE. Rentre à présent.

SYRA. J’y vais. (Elle entre.)

DORIPPE. Apollon, je te conjure de donner dans ta bonté la paix, la santé et la sagesse à notre famille ; sois doux et bienveillant pour mon fils.

SYRA, ressortant. Ah ! je suis morte ! malheureuse ! malheureuse !

DORIPPE. Es-tu folle, dis-moi ? qu’as-tu à crier ?

SYRA. Dorippe, ma chère Dorippe !

DORIPPE. Que signifient ces clameurs ?

SYRA. Il y a ici, à la maison, je ne sais quelle femme.

DORIPPE. Comment, une femme ?

SYRA. Une courtisane.

DORIPPE. En vérité ?

SYRA. Vous avez eu bon nez de ne pas rester à la campagne, et il ne faut pas être bien fin pour deviner que c’est une maîtresse de votre paillard de mari.

DORIPPE. Je le crois.

SYRA. Venez avec moi, ma Junon, voir votre Alcmène.

DORIPPE. J’y cours. (Elles entrent.)


SCÈNE II. — LYSIMAQUE.


Démiphon n’était-il pas assez à plaindre d’être amoureux, sans devenir encore dépensier ? Il aurait invité une dizaine de grands personnages, que ce serait encore trop de provisions. Il exhortait les cuisiniers comme le pilote, sur son vaisseau, exhorte les rameurs. Mais j’en ai loué un moi-même, et je suis surpris qu’il ne vienne pas comme je le lui avais dit. Eh ! qui sort de chez nous ? la porte s’ouvre.


SCÈNE III. — DORIPPE, LYSIMAQUE.


DORIPPE, sans voir Lysimaque. Jamais on ne verra, jamais on n’a vu une femme plus à plaindre que moi : quel homme j’ai épousé ! Ah ! infortunée ! Mettez-vous donc, votre personne et vos biens, entre les mains d’un tel mari ! Lui ai-je apporté dix talents de dot pour voir des choses pareilles, pour endurer de pareils affronts ?

LYSIMAQUE. C’est fait de moi ; ma femme est déjà revenue de la campagne ; je crois qu’elle a vu cette fille à la maison. Mais d’ici je ne peux entendre ce qu’elle dit. Approchons.

DORIPPE. Malheur à moi !

LYSIMAQUE. A moi plutôt.

DORIPPE. Je suis morte !

LYSIMAQUE. C’est bien moi, par Hercule, qui suis mort et enterré. Elle l’a vue. Que tous les dieux te confondent, Démiphon !

DORIPPE. Par Pollux, voilà pourquoi mon mari ne voulait pas venir à la campagne.

LYSIMAQUE. Allons, il faut l’aborder, lui parler. Le mari donne le bonjour à sa femme… Eh ! les citadins deviennent campagnards[10].

DORIPPE. Ils sont plus honnêtes que ceux qui ne veulent pas être campagnards du tout.

LYSIMAQUE. Est-ce qu’on est mal appris à la campagne ?

DORIPPE. Moins qu’à la ville, et on ne s’y fait pas tant de méchantes affaires.

LYSIMAQUE. Et qu’est-ce que les citadins ont fait de si mal ? dis-le-moi.

DORIPPE. A qui est cette femme là dedans ?

LYSIMAQUE. Tu l’as vue ?

DORIPPE. Je l’ai vue !

LYSIMAQUE. Tu demandes à qui elle est ?

DORIPPE. Je le saurai de toute façon ; oui, par Hercule, je désire le savoir ; mais vous essayerez de me tromper.

LYSIMAQUE. Veux-tu que je te dise à qui elle est ? Elle est… elle est… Ah ! foin de moi, je ne sais que dire.

DORIPPE. Vous êtes embarrassé ?

LYSIMAQUE. Jamais on ne le fut davantage.

DORIPPE. Parlez donc.

LYSIMAQUE. Oui, si tu le permets.

DORIPPE. Ce devrait déjà être fait.

LYSIMAQUE. Je ne peux, tu me presses trop, tu es après moi comme après un criminel.

DORIPPE. Vous êtes innocent, je le sais.

LYSIMAQUE. Tu peux le dire hardiment.

DORIPPE. Parlez donc.

LYSIMAQUE. Que je parle ?

DORIPPE. Il faut accoucher.

LYSIMAQUE. C’est… veux-tu que je te dise jusqu’à son nom ?

DORIPPE. Chansons ! Je vous tiens, vous êtes en faute.

LYSIMAQUE. Quelle faute ? C’est…

DORIPPE. C’est ?…

LYSIMAQUE. C’est…

DORIPPE. Ah !

LYSIMAQUE. Si je n’y étais pas forcé, je ne le dirais pas.

DORIPPE. Vous ne savez pas qui elle est ?

LYSIMAQUE. Si fait, je le sais : j’ai été son juge.

DORIPPE. Son juge ! Ah ! je vois, vous l’avez fait venir chez vous en consultation.

LYSIMAQUE. Non, mais on me l’a donnée en dépôt.

DORIPPE. Je comprends.

LYSIMAQUE. Par Hercule, il n’y a rien de ce que tu crois.

DORIPPE. Vous êtes bien prompt à vous justifier.

LYSIMAQUE, à part. La fâcheuse affaire ! je ne sais où j’en suis.


SCÈNE IV. — LE CUISINIER, LYSIMAQUE, DORIPPE, SYRA.


LE CUISINIER, à ses marmitons. Allons, qu’on se dépêche ; j’ai un dîner à faire pour un vieux galant ; mais ma foi, quand j’y pense, nous allons apprêter à manger pour nous plutôt que pour celui qui nous a loués. Si l’amoureux a l’objet de sa flamme, il n’a pas besoin de nourriture : regards, embrassades, baisers, doux propos, lui en tiennent lieu. Aussi je suis sûr que nous retournerons chez nous bien remplis. Par ici ; eh ! voilà le barbon qui nous a retenus.

LYSIMAQUE. Ah ! c’est fait de moi, le cuisinier !

LE CUISINIER. Nous voici.

LYSIMAQUE. Va-t’en.

LE CUISINIER. Comment ! que je m’en aille ?

LYSIMAQUE. St ! Va-t’en.

LE CUISINIER. M’en aller ?

LYSIMAQUE. Va-t’en.

LE CUISINIER. Vous ne dînez pas ?

LYSIMAQUE. Nous sommes rassasiés !… Ah ! je meurs.

DORIPPE. Eh bien, est-ce encore un envoi de ceux dont vous avez jugé l’affaire ?

LE CUISINIER. C’est là cette maîtresse pour qui vous me contiez tantôt votre amour en faisant les provisions ?

LYSIMAQUE. Te tairas-tu ?

LE CUISINIER. Un beau brin de femme ; par ma foi, elle en tient pour l’homme.

LYSIMAQUE. Va te faire pendre.

LE CUISINIER. Elle n’est pas désagréable.

LYSIMAQUE. Mais tu l’es, toi.

LE CUISINIER. Eh ! c’est une assez gentille camarade de lit.

LYSIMAQUE. Partiras-tu ? Ce n’est pas moi qui t’ai retenu tantôt.

LE CUISINIER. Qu’est-ce à dire ? C’est bien vous, par Hercule, vous-même.

LYSIMAQUE. Suis-je assez malheureux ?

LE CUISINIER. Votre femme est à la campagne ; vous m’avez dit que vous la détestiez comme une vipère.

LYSIMAQUE. Moi je t’ai dit cela ?

LE CUISINIER. Oui, ma foi.

LYSIMAQUE. Jupiter me protége, femme, aussi vrai que je ne l’ai jamais dit.

DORIPPE. Vous niez ?

LE CUISINIER. Ce n’est pas vous qu’il disait détester, mais su femme.

DORIPPE. Il n’est que trop clair que vous me haïssez.

LYSIMAQUE. Je soutiens que non.

LE CUISINIER. Et il racontait que sa femme était à la campagne.

LYSIMAQUE. La voici. Pourquoi m’ennuies-tu ?

LE CUISINIER. Parce que vous dites que vous ne me connaissez pas. Si vous n’avez pas peur d’elle…

LYSIMAQUE. Je fais bien, car je l’aime chèrement.

LE CUISINIER. Voulez-vous m’essayer ?

LYSIMAQUE Non.

LE CUISINIER. Alors payez-moi.

LYSIMAQUE. Viens réclamer demain, on te payera ; mais à présent, décampe.

DORIPPE. Oh ! malheureuse !

LYSIMAQUE. Je reconnais aujourd’hui la vérité du vieux proverbe : Qui a mauvais voisin a chagrin.

LE CUISINIER. Que faisons-nous là ? partons… S’il vous arrive du désagrément, ce n’est pas ma faute.

LYSIMAQUE. Eh ! tu me perds sans ressource.

LE CUISINIER. Je sais ce que vous désirez ; vous voulez que je m’en aille.

LYSIMAQUE. Oui, je le veux.

LE CUISINIER. On s’en ira. Donnez une drachme.

LYSIMAQUE. On la donnera.

LE CUISINIER. Dites donc qu’on la donne. On peut la donner du temps qu’ils se déchargent.

LYSIMAQUE. T’en iras-tu ? cesseras-tu de m’importuner ?

LE CUISINIER. Allons, placez tout cela aux pieds du bonhomme. Je ferai reprendre chez vous toute cette batterie, soit tantôt, soit demain… Suivez-moi. (Il sort.)

LYSIMAQUE. Tu es peut-être étonnée que ce cuisinier soit venu apporter tout cela : je vais te dire ce que c’est.

DORIPPE. Non, je ne suis étonnée ni de vos dépenses ni de vos fredaines. Mais, par Pollux, je ne me résignerai pas à être si mal mariée, et à voir amener chez moi des femmes perdues. Syra, va de ma part prier mon père de venir, et ramène-le avec toi.

SYRA. J’y vais.

LYSIMAQUE. Tu ne sais pas ce que c’est, ma chère femme. Je vais te jurer solennellement que jamais il ne s’est rien passé entre cette fille et moi. Mais Syra est déjà partie ? (Dorippe sort.) Ah ! je suis perdu, celle-ci s’en va à son tour ; je suis bien malheureux ! Et toi, mon voisin, que les dieux et les déesses te confondent avec ta maîtresse et tes amours. Il est cause que je suis en butte aux soupçons les moins mérités ; il me suscite une guerre. Chez moi, une femme irritée. Allons, je vais sur la place raconter tout cela à Démiphon, et lui dire que je jetterai sa créature dans la rue en la traînant par les cheveux, s’il ne l’emmène sur-le-champ hors de chez moi, où bon lui semblera. (S’approchant de la maison.) Ma femme, hé ! ma femme, tu es fâchée contre moi, mais tu ferais bien tout de même de donner ordre qu’on entre ces provisions chez nous : nous en souperons mieux tantôt.


SCÈNE V. — SYRA, EUTYQUE.


SYRA. Le père de ma maîtresse, que j’étais allée chercher, n’est pas chez lui ; on m’a dit qu’il était parti pour la campagne, et je rapporte la nouvelle. Par Castor, la condition des pauvres femmes est dure, et bien loin de valoir celle des hommes. Si un mari prend une maîtresse en cachette, et que sa femme l’apprenne, on ne le punit point. Qu’une femme sorte de la maison sans que son mari le sache, l’époux intente un procès, et on la répudie. Si seulement la loi était la même pour tous ! Une honnête femme se contente d’un seul mari ; pourquoi un mari ne se contenterait-il pas d’une seule femme ? Sur ma foi, si on punissait les hommes qui prennent maîtresse et trompent leur femme, comme on répudie les femmes qui font quelque peccadille, il y aurait plus de maris sans femme que de femmes sans mari.

EUTYQUE. Je n’en puis plus de chercher par toute la ville, et je ne trouve pas trace de cette jeune fille. Mais ma mère est revenue de la campagne, car j’aperçois Syra devant la maison.

SYRA. Qui m’appelle ?

EUTYQUE. Ton maître, ton nourrisson.

SYRA. Salut, mon cher nourrisson.

EUTYQUE. Ma mère est déjà revenue ? réponds-moi.

SYRA. Oui, et en fort bonne santé, ainsi que tout son monde.

EUTYQUE. Qu’est-ce que tu as ?

SYRA. Votre aimable père a introduit une maîtresse à la maison.

EUTYQUE. Comment cela ?

SYRA. Votre mère, à son retour de la campagne, l’a trouvée chez elle.

EUTYQUE. Par Pollux, je ne croyais pas que mon père pût faire un pareil coup. Et cette femme, est-elle encore chez nous ?

SYRA. Oui.

EUTYQUE. Suis-moi[11]. Qu’aperçois-je ? Péristrate, femme de Démiphon. Elle marche à grands pas, et porte ses regards de tous côtés, en remuant la tête. Mettons-nous ici en sentinelle, afin d’observer ses démarches : quel qu’en soit le motif, il s’agit d’une importante affaire. (Il rentre chez lui, d’où il observe ce qui se passe.)


SCÈNE VI. — PÉRISTRATE, SYRA, LYCISSA.


PÉRISTRATE. Astarté est la force, la vie, le salut des hommes et des dieux ; mais elle cause aussi leur perte, leur mort, leur ruine absolue. La mer, la terre, le ciel, les astres, les temples nombreux où nous adorons Jupiter, tout est soumis à sa puissance, tout lui obéit. Attentifs à ses volontés, nous évitons soigneusement ce qui peut lui déplaire. Tout ce qui respire, tout ce qui est doué de sentiment aime à faire ce qui lui est agréable. Elle tue, elle anéantit insensiblement les uns, elle nourrit et fortifie les autres. Mais ceux qu’elle tue conservent cependant encore la vie et le sentiment. Au contraire, ceux qu’elle se plaît à nourrir et à élever, deviennent d’autant plus à plaindre qu’ils meurent après avoir perdu tout sentiment du malheur dont ils sont les victimes. Ses amis languissent, ils mordent la poussière dans les transports de leur rage, ils rampent sur la terre, ils frémissent, et font un horrible vacarme, et tandis qu’ils se croient pleins de vie, ils sont précipités dans le tombeau. Dès que les jeunes gens se mettent à poursuivre l’objet de leur passion, ils chancellent, et les vieillards qui les imitent font de lourdes chutes. Les premiers aiment, et veulent qu’on connaisse et qu’on aime l’objet de leur amour. Quand les autres commencent à aimer au déclin de leur vie, ils commettent encore bien plus d’extravagances que les autres ; et s’ils n’aiment pas, ils sont ennemis des plaisirs, haineux, incommodes, chagrins, babillards, contrariants, emportés, insupportables à eux-mêmes et aux autres. Si l’on commet devant eux quelque faute, même légère, oubliant qu’ils en ont commis de plus graves dans leur jeunesse, non-seulement ils n’ont plus cette indulgence qui convient à un père, mais ils crient et s’emportent d’une manière indécente.

SYRA, à part. Si j’en juge par ce que j’entends, elle est irritée contre Démiphon.

PÉRISTRATE continue. Rien de plus vrai : mon fils aime et dépérit à vue d’œil. Le père l’apprend ; il entre en fureur contre ce fils. Mon cher époux a déjà une fois éloigné de moi cet enfant, en l’envoyant faire le commerce à Rhodes. Maintenant Acanthion m’annonce que son jeune maître consent à s’exiler. O père injuste ! ô fils infortuné ! Quel sera le lieu de ton exil ? Tu abandonnerais une mère ? Je resterais seule, et mon enfant serait perdu pour moi ! Je ne le souffrirai jamais. Ton père a vendu celle que tu chéris ? Hé bien ! ta mère la rachètera partout où elle pourra la trouver. Dis-moi, Lycissa, ne l’a-t-on pas amenée dans ce voisinage ?

LYCISSA. Oui ; je la crois chez un vieillard ami de Démiphon.

PÉRISTRATE. Je ne connais ici près que Lysimaque.

SYRA, à part. Elles prononcent le nom de Lysimaque. C’est une chose fort plaisante que nos deux vieillards aient jeté les yeux sur le même nid.

PÉRISTRATE. Allons trouver Dorippe.

LYCISSA. Pourquoi l’aller trouver ? Ne la voyez-vous pas ?

PÉRISTRATE. En effet, je l’aperçois : écoutons. Elle est en colère ; je ne sais ce qu’elle marmotte entre ses dents.

SCENE VII. — DORIPPE, PÉRISTRATE, SYRA, LYCISSA.


DORIPPE. Syra, que j’ai envoyée il y a déjà longtemps chercher mon père, n’est pas encore de retour. Ce retard me fait croire ou qu’elle a été changée en rocher, ou qu’elle est devenue si enflée par la morsure d’un serpent, qu’elle ne peut revenir.

SYRA, à part. C’en est fait de moi : voilà ma maîtresse, elle me cherche.

DORIPPE. Je ne puis plus rester dans la maison. Mes yeux ne supporteront jamais la vue d’une rivale qui a tant de charmes. Elle serait déjà mise à la porte ; mais mon cher Eutyque m’en empêche… Au reste, j’ai peine à croire ce qu’il m’a dit.

LYCISSA, à Péristrate. Entendez-vous, Péristrate ?

PÉRISTRATE. Oui, j’entends. Laisse-la continuer.

LYCISSA. Volontiers.

DORIPPE. Il dit qu’elle est venue chez nous pour obliger un vieillard de nos amis, qui prétend la mettre en vente, afin de l’ôter à son fils par ce moyen. Mais c’est une ruse de mon mari ou de mon fils ; leurs discours ne s’accordent point. Mon mari dit qu’on la lui a remise en séquestre ; mon fils soutient qu’elle doit être vendue.

SYRA, à part. Il faut que je l’aborde à l’instant, afin qu’elle ne s’imagine pas que je me sois arrêtée exprès.

DORIPPE. Je ne m’en rapporte pas à ce que dit mon fils ; il ne fait qu’obéir à son père. Quant à mon mari, c’est un vrai coucou, dont il débite amplement les mensonges. En vérité, je m’en rapporterais plutôt à ce que dirait le cuisinier. Mais j’aperçois Syra ; comme elle court, la vieille sorcière ! Syra !

SYRA. Qui m’appelle ?

DORIPPE. La peste qui t’étouffe.

SYRA. Adressez plutôt ce souhait à votre rivale et à votre cher époux.

DORIPPE. Ce bon mot m’apaise entièrement. Où est mon père ? Pourquoi n’est-il pas arrivé ? Est-ce la goutte qui le retient ?

SYRA. Il n’est atteint ni de goutte, ni de crampe, puisqu’il va bien à pied à sa maison de campagne.

DORIPPE. Il n’est pas au logis ?

SYRA. Non.

DORIPPE. Où est-il ?

SYRA. On le croit à la campagne. Il n’est pas même certain qu’il revienne aujourd’hui. Son fermier doit compter avec lui.

DORIPPE. Aujourd’hui tout contrarie mes vues. Je ne vivrai pas jusqu’à ce soir, ou je chasserai loin de moi cette malheureuse. Je vais rentrer à la maison.

LYCISSA, à Péristrate. Elle s’en va, ma chère maîtresse.

PÉRISTRATE. Hé bien, appelle-la.

LYCISSA. Dorippe ! Dorippe !

DORIPPE. Encore une nouvelle contrariété ! Qui est-ce qui m’appelle ?

PÉRISTRATE. Mon dessein n’est pas de vous contrarier. Je suis votre affectionnée, votre amie Péristrate. Arrêter, je vous en prie.

DORIPPE. Ah ! Péristrate ! En vérité, je ne vous reconnais pas, tant la colère m’agite et me tourmente !

PÉRISTRATE. Précisément je désire en savoir la cause. Ne me cachez rien, je vous en prie ; j’ai entendu ce que vous avez dit. Voulez-vous m’apprendre le sujet de votre inquiétude ?

DORIPPE. Péristrate, que les dieux conservent votre fils ! Accordez-moi votre bienveillance, j’en ai besoin plus que jamais. Nous sommes de même âge ; nous avons été élevées ensemble ; nos maris sont aussi de même âge, et j’ai le plus grand plaisir à m’entretenir avec vous. Ce n’est pas sans raison que je désirerais savoir quel parti vous prendriez si maintenant, à son âge, votre mari Démiphon amenait une maîtresse chez vous, devant vos yeux ?

PÉRISTRATE. Votre mari en a-t-il amené une chez vous ?

DORIPPE. Sans doute.

PÉRISTRATE. Y est-elle en ce moment ?

DORIPPE. Oui. Et même les cuisiniers étaient déjà loués : on allait préparer un repas si mon retour n’eût troublé la fête. Est-ce à un malheureux vieillard comme lui que Vénus et Cupidon doivent s’adresser ?

PÉRISTRATE. Cela n’est rien, ma chère Dorippe ; plût aux dieux que je ne fusse pas plus à plaindre que vous !

DORIPPE. Comment ! cela n’est rien !

PÉRISTRATE. Non.

DORIPPE. Quel plus grand outrage pourrait vous faire votre mari ?

PÉRISTRATE. Le plus grand de tous.

DORIPPE. Que vous a-t-il fait ? dites-le-moi, je vous prie, afin que nous puissions mutuellement nous donner des conseils. Souvenez-vous d’un vieux proverbe : Heureux celui qui apprend à devenir sage aux dépens d’autrui !

PÉRISTRATE. Vous n’ignorez pas, Dorippe, que je n’ai qu’un fils unique.

DORIPPE. Je le sais.

PÉRISTRATE. Son père l’a chassé autrefois, et l’a envoyé à Rhodes.

DORIPPE. Pourquoi ?

PÉRISTRATE. Parce qu’il avait formé une inclination.

DORIPPE. Pour cela seul ?

PÉRISTRATE. Et il en agit de même aujourd’hui. Son fils a amené à la maison une jeune esclave dont il est amoureux. Dès qu’il l’a su, il l’a mise à la porte, et la fait mettre en vente.

DORIPPE, à part. Bon ! je comprends. Mon fils m’avait dit vrai : je pensais que c’était une intrigue de mon mari. (Haut.) A qui l’a-t-on donnée ?

PÉRISTRATE. A un vieillard de ses amis qui demeure dans le voisinage. Je pense qu’il n’a d’autre ami que votre mari.

DORIPPE, à part. C’est cela même. (Haut.) Et votre fils ?

PÉRISTRATE. Il resterait ici.

DORIPPE. Contre toute espérance, nous voilà sauvés. Ne craignez rien : cette fille est chez moi.

PÉRISTRATE. Chez vous ? C’est elle apparemment de qui vous parliez il n’y a qu’un moment ?

DORIPPE. Elle-même.

PÉRISTRATE. Quel bonheur inattendu ! J’ai bien raison de vous aimer ; vous me rendez un fils. Laissez-moi voir cette jeune personne.

DORIPPE. Très-volontiers, entrons.

PÉRISTRATE, à Lycissa. Allons. Écoute, Lycissa ; cours annoncer à Acanthion ce qui vient d’arriver. J’entre un moment chez ma voisine Dorippe.


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ACTE V.


SCÈNE I. — CHARINUS.


Seuil et linteau de cette porte, salut et en même temps adieu ! Aujourd’hui pour la dernière fois je sors de la maison paternelle. L’habitation, la jouissance, les habitudes, la vie de cette demeure, sont détruites, anéanties, perdues pour moi : je suis mort ! Dieux pénates de mes parents, auguste Lare de ma famille, protégez la fortune de mon père et de ma mère, je vous la confie. Pour moi, je vais me chercher d’autres pénates, un autre Lare, une autre ville, une autre cité : l’Attique me fait horreur. Dans ce pays où les mœurs se corrompent de jour en jour, où l’on ne peut distinguer l’ami de l’ennemi, où l’on vous enlève ce qui charme le plus votre cœur, on m’offrirait un trône que je ne voudrais pas même être citoyen.


SCÈNE II. — EUTYQUE, CHARINUS.


EUTYQUE, sans voir Charinus. O toi, témoin des hommes et des dieux, souveraine des mortels[12], toi qui m’offres cet espoir tant désiré, je te rends grâces. Y a-t-il un dieu dont la joie égale la mienne ? Ce que je cherchais était à la maison : j’y ai trouvé six camarades, Vie, Amitié, Patrie, Joie, Plaisir, Jeu. Grâce à cette rencontre, j’ai exterminé d’un même coup dix véritables fléaux, Colère, Haine, Folie, Ruine, Entêtement, Chagrin, Larmes, Exil, Misère, Abandon. O dieux, je vous en conjure, faites que je le trouve bien vite.

CHARINUS, aux spectateurs. Je suis prêt, vous le voyez, et je mets bas la grandeur. Je serai moi-même ma suite, mon domestique, mon cheval, mon palefrenier, mon écuyer ; je me commande, je m’obéis, je porte pour moi ce dont j’ai besoin. O Cupidon, que tu es grand ! tu inspires sans peine la confiance à celui que tu choisis, et cette confiance tu peux tout à coup la changer en découragement.

EUTYQUE. Je me demande où je dois courir le chercher.

CHARINUS. Je suis résolu à suivre ses traces partout, quand on l’aurait emmenée au bout du monde. Ni rivière, ni montagne, ni la mer même ne m’arrêteront ; je ne crains ni chaud, ni froid, ni vent, ni grêle. J’endurerai la pluie, je supporterai la fatigue, le soleil, la soif. Je ne m’abriterai, je ne me reposerai nulle part avant d’avoir trouvé ma maîtresse ou la mort.

EUTYQUE. Je ne sais quelle voix arrive à mon oreille.

CHARINUS. Je vous invoque, lares des voyageurs, soyez-moi propices.

EUTYQUE. O Jupiter, est-ce là Charinus ?

CHARINUS. Mes concitoyens, adieu.

EUTYQUE. Arrêtez, Charinus.

CHARINUS. Qui me rappelle ?

EUTYQUE. L’Espoir, le Salut, la Victoire.

CHARINUS. Que me voulez-vous ?

EUTYQUE. Je veux aller avec vous.

CHARINUS. Cherchez un autre compagnon ; les camarades qui me tiennent ne veulent pas de vous.

EUTYQUE. Et qui sont-ils ?

CHARINUS. Le Souci, la Misère, le Chagrin, les Larmes, les Gémissements.

EUTYQUE. Laissez là ce cortége, regardez par ici et revenez.

CHARINUS. Si vous voulez vous entretenir avec moi, suivez-moi.

EUTYQUE. Arrêtez-vous à l’instant.

CHARINUS. Vous avez tort de me retarder ; je suis pressé. Le soleil baisse.

EUTYQUE. Vous feriez mieux de montrer pour revenir l’empressement que vous mettez à partir ; c’est par ici que souffle le bon vent ; virez seulement de bord. Ici le doux zéphyre, là l’auster orageux ; l’un fait régner le calme, l’autre soulève tous les flots. Revenez à terre, Charinus : ne voyez-vous pas en face de vous ce noir nuage et le grain qui vous menace ? Regardez maintenant à gauche, comme le ciel est radieux de sérénité.

CHARINUS. Son présage me frappe ; je reviendrai de son côté.

EUTYQUE. Bravo, Charinus, retournez sur vos pas, approchez-vous de moi, allongez le bras, prenez ma main ; la tenez-vous ?

CHARINUS. Oui.

EUTYQUE. Gardez-la. Où alliez-vous ?

CHARINUS. En exil.

EUTYQUE. Qu’y vouliez-vous faire ?

CHARINUS. Ce que fait un malheureux.

EUTYQUE. N’ayez pas peur, je vous remettrai la joie au cœur avant que vous partiez.

CHARINUS. Je pars.

EUTYQUE. Vous entendrez la nouvelle que vous désirez le plus et qui vous fera le plus de plaisir. Arrêtez-vous donc, c’est un ami plein de tendresse qui vient à vous.

CHARINUS. Qu’y a-t-il ?

EUTYQUE. Votre maîtresse…

CHARINUS. Eh bien ?

EUTYQUE. Je sais où elle est.

CHARINUS. Vous ?

EUTYQUE. Saine et sauve.

CHARINUS. Où cela ?

EUTYQUE. Je sais où.

CHARINUS. J’aimerais mieux le savoir.

EUTYQUE. Allons, du calme.

CHARINUS. Quand mon cœur est dans la tourmente ?

EUTYQUE. Je le conduirai au port, ne craignez rien.

CHARINUS. De grâce, dites-moi où elle est, où vous l’avez vue. Vous vous taisez ? ah ! parlez, ce silence me tue.

EUTYQUE. Elle n’est pas loin de nous.

CHARINUS. Montrez-la donc, si vous la voyez.

EUTYQUE. Non, certes, je ne la vois pas à présent, mais je l’ai vue tout à l’heure.

CHARINUS. Faites vite que je la voie.

EUTYQUE. Je le ferai.

CHARINUS. C’est bien long pour mon amour.

EUTYQUE. Vous craignez encore ? Je vous instruirai de tout : celui qui la possède est le meilleur ami que j’aie au monde, et celui que je dois chérir le plus.

CHARINUS. Peu m’importe, c’est elle que je cherche.

EUTYQUE. C’est d’elle aussi que je vous parle. Mais je n ai pas songé à vous dire…

CHARINUS. Dites donc, où est-elle ?

EUTYQUE. Dans notre maison.

CHARINUS. Belle maison, si vous dites vrai, charmante pièce d’architecture ! Mais comment le croire ? l’avez-vous vue ? Ou ne parlez-vous que par ouï dire ?

EUTYQUE. Je l’ai vue moi-même.

CHARINUS. Qui l’a amenée chez vous ?

EUTYQUE. Vous en demandez trop.

CHARINUS. C’est vrai.

EUTYQUE. Vous n’avez, Charinus, aucune retenue. Que vous importe avec qui elle est venue ?

CHARINUS. Pourvu qu’elle y soit.

EUTYQUE. Elle y est certainement.

CHARINUS. Pour une pareille nouvelle, demandez-moi ce que vous voudrez.

EUTYQUE. Et si je vous fais une demande ?

CHARINUS. Priez les dieux de vous l’accorder.

EUTYQUE. Vous plaisantez.

CHARINUS. Tout est sauvé si je puis la revoir. Mais si je me débarrassais de cet attirail ? Holà, quelqu’un ! qu’on sorte au plus vite et qu’on m’apporte un manteau.

EUTYQUE. Hé, voilà comme je vous aime.

CHARINUS. A merveille, esclave, prends cette chlamyde et tout ceci avec. Mais ne bouge pas de là, car si ce n’est pas vrai, je me remettrai en route.

EUTYQUE. Vous ne me croyez pas ?

CHARINUS. Je crois tout ce que vous me dites. Mais faites-moi entrer près d’elle, que je la voie.

EUTYQUE. Attendez un peu.

CHARINUS. Pourquoi attendre ?

EUTYQUE. Ce n’est pas le moment d’entrer.

CHARINUS. Vous me faites mourir.

EUTYQUE. Je vous le répète, vous n’avez pas besoin d’entrer à présent.

CHARINUS. Et pour quelle raison, dites-moi ?

EUTYQUE. Ce n’est pas la peine.

CHARINUS. Pourquoi cela ?

EUTYQUE. Parce qu’elle n’est pas visible.

CHARINUS. Pas visible, elle qui m’aime et que je paye de retour ? Il se moque de moi de toutes les manières ; je suis bien sot de le croire ; il me retarde ; reprenons ma chlamyde.

EUTYQUE. Un moment, écoutez.

CHARINUS. Tiens, esclave, voilà le manteau.

EUTYQUE. Ma mère est en grande colère contre mon père, parce qu’il a amené une courtisane chez nous, sous ses yeux, tandis qu’elle était à la campagne ; elle soupçonne que c’est sa maîtresse.

CHARINUS. J’ai remis ma ceinture.

EUTYQUE. Elle fait en ce moment une enquête là-dessus.

CHARINUS. J’ai mon épée dans la main.

EUTYQUE. Et si je vous faisais entrer maintenant…

CHARINUS. Ma fiole[13], et je pars.

EUTYQUE. Un instant, un instant, Charinus.

CHARINUS. Erreur, vous ne pouvez me tromper.

EUTYQUE. Je ne le veux pas non plus.

CHARINUS. Alors laissez-moi poursuivre mon chemin.

EUTYQUE. Je m’y oppose.

CHARINUS. Je perds mon temps ; allons, esclave, rentre au plus vite. Me voici sur mon char, les rênes en main.

EUTYQUE. Vous êtes fou.

CHARINUS. Çà, mes pieds, prenez votre course, et droit à Cypre, puisque mon père me condamne à l’exil.

EUTYQUE. Vous perdez la tête : ne parlez pas ainsi.

CHARINUS. Je suis résolu à la chercher, en quelque lieu qu’elle puisse être.

EUTYQUE. Mais elle est chez nous.

CHARINUS. Ce qu’il m’a dit n’est que mensonge.

EUTYQUE. Je vous ai dit la vérité.

CHARINUS. Me voici à Cypre.

EUTYQUE. Suivez-moi donc et venez la voir, puisque vous en avez tant d’envie.

CHARINUS. Je me suis informé ; mais je ne l’ai pas trouvée.

EUTYQUE. Je ne me souviens plus de la colère de ma mère.

CHARINUS. Je continue donc mes recherches. J’arrive à Chalcis ; j’y trouve un hôte de Zacynthe ; je lui dis pourquoi je suis venu ; je lui demande qui l’a emmenée, qui la possède, s’il en a entendu parler.

EUTYQUE. Laissez là ces sornettes et suivez-moi à la maison.

CHARINUS. L’hôte me répond qu’à Zacynthe les figues ne sont pas mauvaises.

EUTYQUE. Ce n’est pas un menteur.

CHARINUS. Mais il croit avoir entendu dire que ma maîtresse est ici, dans Athènes.

EUTYQUE. Cet hôte de Zacynthe est un Calchas.

CHARINUS. Je m’embarque, je pars, j’arrive. Me voici revenu d’exil. Salut, Eutyque, mon ami. Et la santé ? Comment vont mes parents ? Vous dînez avec nous. Vous m’invitez ? à merveille, merci ; demain chez vous, aujourd’hui chez nous, ce sera bien et comme il faut.

EUTYQUE. Oh le rêveur ! il a perdu l’esprit.

CHARINUS. Que ne me guérissez-vous bien vite, mon ami ?

EUTYQUE. Suivez-moi donc.

CHARINUS. Je vous suis.

EUTYQUE. Doucement, je vous prie, vous m’écrasez les talons. Écoutez.

CHARINUS. Eh ! je ne fais que cela depuis deux heures.

EUTYQUE. Je veux raccommoder mon père et ma mère, car elle est fâchée…

CHARINUS. Marchez toujours.

EUTYQUE. A cause de cette jeune fille.

CHARINUS. Marchez donc.

EUTYQUE. Aussi, ayez soin…

CHARINUS. Mais enfin marchez, marchez, je la lui rendrai aussi douce que Junon l’est pour Jupiter[14].


SCÈNE III. — LYSIMAQUE, DÉMIPHON.


LYSIMAQUE. Démiphon, vous avez, je crois, souvent entendu citer cette belle sentence des philosophes, que la volupté est l’appât des méchants, et que les hommes s’y laissent prendre comme le poisson à l’hameçon. Quoique les vieillards prennent soin de ne pas s’y livrer, vous ne pouvez pas, cependant, à votre âge, vous en garantir, et, loin d’avoir détruit en vous une passion qui fait honte à la vieillesse, elle vous a plus fortement entraîné dans les piéges de l’amour. Non-seulement la volupté égare votre esprit et votre jugement, en vous fascinant les yeux, mais vous m’avez aussi plongé dans un abime dont je ne sais plus comment sortir.

DÉMIPHON. Lysimaque, les dieux l’ordonnent ainsi, et il ne dépend point des hommes de s’y opposer. Si vous y réfléchissez, vous conviendrez que vous avez tort de vous emporter contre un ami confident ou témoin de vos anciennes fredaines, comme si vous n’aviez jamais rien fait de pareil.

LYSIMAQUE. Jamais, je le jure ; je m’en suis bien gardé. A peine si je respire ; ma femme est toute courroucée contre moi à cause de cette fille.

DÉMIPHON. Je me charge de la justification, je l’apaiserai.

LYSIMAQUE. Venez donc ; mais je vois sortir mon fils.


SCÈNE IV. — EUTYQUE, LYSIMAQUE, DÉMIPHON.


EUTYQUE. Je vais trouver mon père, pour qu’il sache que ma mère est calmée, et je reviens à l’instant.

LYSIMAQUE. Bon début. Eh bien, Eutyque, qu’y a-t-il ?

EUTYQUE. Vous voici tous les deux fort à propos.

LYSIMAQUE. Qu’est-ce donc ?

EUTYQUE, à Lysimaque. Votre femme est apaisée et radoucie ; dans un moment vous vous donnerez la main.

LYSIMAQUE. J’en remercie les dieux.

EUTYQUE, à Démiphon. Pour vous, je vous annonce que vous n’avez plus de maîtresse.

DÉMIPHON. Les dieux vous confondent ! Qu’est-ce que cela signifie ?

EUTYQUE. Je vais vous le dire. Écoutez-moi tous deux.

LYSIMAQUE. Nous sommes tout oreilles.

EUTYQUE. Les fils de bonne famille, s’ils ont un mauvais penchant, déshonorent leur race ; leurs vices démentent leur origine.

DÉMIPHON. Il dit vrai.

LYSIMAQUE. C’est pour vous qu’il parle.

EUTYQUE. Cela est d’autant plus vrai. A votre âge, vous aviez tort d’enlever à votre fils, à un jeune homme amoureux, la maîtresse qu’il s’était achetée de son argent.

DÉMIPHON. Comment ! c’est la maîtresse de Charinus !

EUTYQUE. Qu’il est fin à dissimuler !

DÉMIPHON. Il m’a dit que c’était une servante qu’il avait achetée pour sa mère.

EUTYQUE. C’est donc pour cela que vous en avez fait emplette, amoureux novice, ci-devant jeune homme ?

LYSIMAQUE. C’est cela, bravo ! Continue, je vais me mettre de l’autre côté. Accablons-le tous les deux des reproches qu’il mérite.

DÉMIPHON. Je ne sais où me fourrer.

LYSIMAQUE. Avoir fait une telle avanie à un fils qui ne se l’était pas attirée !

EUTYQUE. Et, ma foi, je viens de le ramener au moment où il partait pour l’exil.

DÉMIPHON. Il est parti ?

LYSIMAQUE. Vous parlez encore, vieux masque ? A votre âge, on devrait s’abstenir de pareils déportements. De même que les saisons de l’année, les âges de la vie amènent des occupations différentes. S’il est permis aux vieillards de courir les filles, que deviendra la république ?

DÉMIPHON. Hélas ! c’est fait de moi.

EUTYQUE. L’amour est l’affaire des jeunes gens.

DÉMIPHON. Prenez-la, de grâce, avec les paniers et les corbeilles[15].

EUTYQUE. Rendez-la à votre fils ; qu’elle soit à lui.

DÉMIPHON. Comme il voudra, je consens à ce qu’il la garde.

EUTYQUE. A la bonne heure, maintenant que vous ne pouvez faire autrement.

DÉMIPHON. Qu’il demande pour cette avanie la satisfaction qui lui plaira, pourvu que vous fassiez ma paix avec lui ; je le supplie de n’être plus fâché. Par Hercule, si j’avais su, s’il m’avait dit, même en plaisantant, qu’il en était amoureux, je ne l’aurais pas dérobée à sa tendresse. Eutyque, je vous en prie, vous êtes son ami, prenez mes intérêts, aidez-moi, recevez sous votre protection un pauvre vieillard, et soyez sûr qu’il n’oubliera pas le bienfait.

LYSIMAQUE, à Démiphon. Conjurez-le de vous pardonner vos péchés de jeunesse.

DÉMIPHON, à Lysimaque. Vous ne cesserez donc pas de m’insulter ? J’espère bien qu’un jour viendra où je pourrai vous rendre la pareille.

LYSIMAQUE. Oh ! moi, j’ai renoncé à toutes ces histoires.

DÉMIPHON. Et moi j’y renonce désormais.

LYSIMAQUE. Permettez ! le goût et l’habitude vous y ramèneront.

DÉMIPHON. Par pitié, assez ; ou, si cela vous plait, donnez-moi le fouet.

LYSIMAQUE. C’est bien dit ; mais votre femme s’en chargera, quand elle sera informée.

DÉMIPHON. Il n’est pas besoin qu’elle le sache.

EUTYQUE. Assurément. N’ayez pas peur, elle ne saura rien. Mais entrons, ce n’est pas ici un lieu commode ; tandis que nous causons, les passants peuvent apprendre vos affaires.

DÉMIPHON. C’est ma foi bien dit, et la pièce sera plus courte d’autant. Allons.

EUTYQUE. Votre fils est chez nous.

DÉMIPHON. Très-bien ; faisons le tour par le jardin.

LYSIMAQUE. Eutyque, une chose m’occupe, avant de rentrer.

EUTYQUE. Qu’est-ce ?

LYSIMAQUE. Chacun songe à soi. Réponds-moi : es-tu certain que ta mère n’est plus fâchée ?

EUTYQUE. Très-certain.

LYSIMAQUE. Fais bien attention.

EUTYQUE. Vous pouvez vous en rapporter à moi.

LYSIMAQUE. Cela me suffit ; mais je le répète, fais bien attention.

EUTYQUE. Ne me croyez-vous pas ?

LYSIMAQUE. Si fait, je te crois, et pourtant j’ai une peur terrible.

DÉMIPHON. Entrons.

EUTYQUE. Oui, mais avant de bouger, je suis d’avis que nous prescrivions aux vieillards des lois qu’ils devront observer et qui les maintiendront. Si nous apprenons qu’un sexagénaire, soit marié, soit même garçon, court la fillette, nous le poursuivrons ici selon notre loi ; nous le proclamerons fou, et autant qu’il dépendra de nous, le prodigue sera dans l’indigence. Que désormais nul n’empêche son jeune fils d’aimer et de prendre maîtresse, pourvu que cela se fasse comme il faut. Si un père y met obstacle, il perdra plus en secret que s’il l’avait ouvertement permis. Nous voulons qu’à partir de ce soir les vieillards se soumettent à cette loi. Bonne nuit, et vous, jeunes gens, si notre décret vous plaît, vous devez, à cause des vieillards, applaudir à tour de bras.



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  1. Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.
  2. Le marchand.
  3. Plaute.
  4. Le marchand.
  5. Voile de Minerve ; on l’exposait aux grandes Panathénées, qui se célébraient tous les cinq ans.
  6. J'aime.
  7. De deux mots grecs qui signifient tous les agréments.
  8. La Fortune.
  9. Il y a ici un jeu de mots intraduisible, sur mala, mâchoire, et malum, mal.
  10. Dorippe n’a pas répondu au salut de son mari.
  11. Ce qui suit, jusqu’à la fin de la scène, est dans quelques anciennes éditions. Les scènes VI et VII, qui terminent l’acte, sont des interpolations, dont nous empruntons la traduction à Levée.
  12. La Fortune.
  13. D’huile pour les frictions.
  14.  La scène suivante jusqu’aux mots : « Vos anciennes fredaines, » est une interpolation faite pour combler une lacune du texte. Nous en empruntons encore la traduction à Levée.
  15. Qui contenaient les provisions achetées pour le dîner.