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Le Mari confident/20

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 176-187).


XX


Dans les situations extrêmes, l’idée de ne pas survivre au malheur qu’on redoute, rend capable des actions les plus héroïques ; on les accomplit sans effort et pour ainsi dire avec l’insensibilité d’outre-tombe. Aussi Clotilde retrouva-t-elle toutes ses forces lorsqu’il fallut remplir son emploi de sœur de charité, et frotter le front du malade, le couvrir d’essence spiritueuse, tout cela dans l’espérance d’en chasser la pâleur.

Si, comme le disait un grand général « le danger a ses voluptés, » le désespoir a aussi les siennes, et c’est dans tout le ravissement d’une admiration douloureuse, que Clotilde contemplait cet homme adoré qu’elle disputait à la mort. La douleur de le retrouver dans un état si déplorable disparaissait sous le plaisir de le revoir, de sentir ce beau front perdre de sa froideur à mesure qu’elle y ramenait la vie.

Encouragée par la certitude de n’être pas reconnue, elle posa sa main sur le cœur d’Adalbert ; il battait faiblement, mais sa respiration devenait par degrés plus facile et faisait prévoir la fin de l’évanouissement ; c’était un moment à la fois craint et désiré.

— Passez par ici, dit Sosthène en attirant Clotilde derrière la tête du lit, il ne faut pas qu’il vous voie en rouvrant les yeux, il devinerait le danger qui nous fait réclamer vos secours.

Elle obéit sans répondre, car elle avait peur de mal déguiser sa voix. Prévoyant l’effet que celle d’Adalbert allait lui produire, elle s’empressa de réunir les plis de son voile pour le rendre plus épais, et attendit de cœur ferme les premiers mots que prononcerait son mari.

— Sosthène… tu es là… dit-il d’un ton si bas qu’on l’entendait à peine… tu ne me laisseras pas mourir… seul… toi !

Et il cherchait de sa main défaillante celle de son ami.

— Non, tu as trop aimé pour mourir, s’écriait Sosthène, si tu savais jusqu’où va l’intérêt que tu inspires, on dirait que notre existence à tous dépend de la tienne ; mon père est ici près avec plusieurs de tes amis, chacun veut être le premier à savoir que tu souffres moins ; je vais les rassurer.

Alors Adalbert, se croyant seul avec Germain, fit un effort pour élever la voix et lui commander d’aller demander au concierge la liste des personnes qui s’étaient fait inscrire dans la journée ; l’espoir de trouver le nom de la comtesse des Bruyères parmi ceux des gens qui envoyaient prendre de ses nouvelles lui faisait lire cette liste tous les soirs avec attention. Clotilde s’étonna d’abord de lui voir attacher tant d’importance à une simple formalité qui ne prouve rien, sinon le savoir-vivre de la société qu’on fréquente ; le seul titre de premier secrétaire d’ambassade lui répondait de toutes les marques de déférence en usage. Ce désir ne pouvait être qu’une fantaisie de malade ; mais elle perdit bientôt cette idée en entendant Adalbert s’écrier après avoir parcouru des yeux la liste que rapportait Germain :

— Quoi ? pas même une politesse !…

— Serait-il blessé de mon indifférence ? pensa-t-elle, ah ! si je pouvais le croire !… mais je me flatte ; c’est le nom de sa princesse qu’il s’indigne de ne pas trouver parmi ceux de toutes les grandes dames de Naples : il ignore qu’elle est là, chez lui, à recueillir de ses nouvelles de minute en minute, et qu’on est si exact à lui en donner qu’elle se croit dispensée d’en faire demander. Ah ! s’il est vrai qu’il l’aime ainsi, qu’elle ait tant d’empire sur lui, je lui pardonne, oui, qu’elle vienne lui ordonner de vivre… qu’elle l’arrache à la mort… et je la bénirai en dépit de ma haine.

En cet instant le malade, épuisé par l’effort qu’il venait de faire en lisant cette liste, retomba dans un accablement complet : sans les mouvements convulsifs qui agitaient de temps en temps ses membres et lui tiraient quelques plaintes, on aurait pu le croire plongé dans un nouvel évanouissement. L’heure du redoublement de la fièvre approchait : Corona avait prédit que cet accès serait le dernier de toutes manières, soit que le malade y succombât, soit que les convulsions cédant aux calmants, l’ordre se rétablît après la crise et sous l’influence d’un sommeil régénérateur. Le docteur arriva pour ce moment décisif, et Clotilde ne vit plus, n’entendit plus que lui ; les yeux attachés sur les siens, elle y guettait en vain un rayon d’espérance. Elle devinait à son air morne, au ton languissant dont il donnait ses ordres, qu’il n’employait les ressources de son art que par pure conscience et sans nul espoir de succès.

Dans la violence de l’accès, en proie au plus affreux délire, Adalbert criait sans cesse : Je veux la voir… elle est là… j’en suis sûr… je le sens à ma joie… laissez-la venir ou je vous tue ! » Et, s’armant de son flacon de sel, il voulait le jeter à la tête du docteur.

— Puisqu’il la désire avec tant de rage, dit ce dernier, il faut essayer de l’effet de sa présence, peut-être en obtiendrons-nous quelques moments de calme dont nous profiterons pour le saigner de nouveau. Faites entrer la princesse ; mais recommandez-lui bien de contenir son émotion, point de cris, point de larmes, et s’il se peut un visage souriant ; dites-lui qu’il y va de la vie du malade.

Avoir recours à ce moyen extrême, c’était prouver le peu de confiance du docteur pour tous ceux qu’il avait employés. Il n’avait point hésité à reconnaître la princesse Ercolante, dans la femme qu’Adalbert appelait de tous ses vœux. Elle seule était aimée, d’elle seule on attendait quelqu’adoucissement aux douleurs du mourant, et la malheureuse Clotilde, dont chaque battement du cœur suivait les convulsions du malade, dont la vie s’éteignait avec celle d’Adalbert, était là, témoin des honneurs rendus à sa rivale, car le secours qu’on attendait de sa présence faisait redoubler d’égards envers la princesse. Dès que le docteur l’aperçut, il fit signe à la sœur de lui céder sa place à la tête du lit, voulant préparer Adalbert à cette vue ; un sentiment de révolte bien naturel la rendit un instant sourde à cet ordre ; puis, ramenée à la résignation par la crainte d’une scène violente, elle se retira à quelque distance du lit, pendant que la princesse, oubliant tout ce qu’elle avait promis de modération, se précipitait sur le sein d’Adalbert et l’étouffait dans ses bras.

— Reconnais-moi ! s’écriait-elle, c’est bien moi, c’est ta chère Antonia qui vient te rendre à la vie, au bonheur, rappelle-toi ces moments de félicité, de délire, qui m’ont enchaîné à toi pour jamais ; vis pour les retrouver encore, Adalbert !… Amor mio !… Ah ! mon Dieu ! il ne m’entend plus ! dit-elle avec l’accent du désespoir ; et en voyant qu’Adalbert ne répondait à toutes ces exclamations passionnées que par un regard stupide.

En effet, à sa fièvre convulsive, avait succédé tout à coup une sorte d’insensibilité qui tenait de la paralysie. Le docteur en profita pour lui faire avaler la potion que, dans son accès, le malade s’était constamment refusé à prendre, puis déclarant que, dans l’effet de ce calmant, était sa dernière espérance, il supplia tous ceux qui se trouvaient là de se retirer, pour ne point échauffer l’air de la chambre, et ne troubler en rien le silence profond que la situation exigeait.

— Moi-même, j’irai vous rejoindre dans le salon, ajouta-t-il, dès que j’aurai donné à la sœur Santa-Margarita les instructions nécessaires ; je ne la connais pas, mais elle parait intelligente ; d’ailleurs, la supérieure de son couvent ne l’aurait pas recommandée au cardinal, si elle n’avait pas l’habitude de bien soigner les malades. Elle restera seule près du nôtre, et je m’en fie à son observation pour suivre, par le mouvement du pouls, l’effet de la potion. S’il est tel que je l’espère, elle en doublera la dose ; sinon, elle viendra me chercher.

En achevant ces mots, le docteur leva les yeux au ciel en signe de détresse.

D’abord, la princesse protesta de toute sa puissance contre l’avis du docteur.

— Je ne le quitterai pas, disait-elle en se cramponnant au lit d’Adalbert. Dieu l’inspirait quand il a voulu me voir, et vous oseriez résister à sa dernière volonté, barbares que vous êtes ? de quel droit nous séparez-vous ? Et les noms les plus injurieux venaient soulager sa colère, mais personne n’y prenait garde ; enfin, elle eut une attaque de nerfs qui servit de prétexte pour la transporter hors de la chambre, et Corona resta maître de la place.

— Grâces au ciel ! dit-il, les cris de cette folle n’ont pas agité le malade ; on dirait que, dans son accablement, il ne les a pas entendus ; je n’y comprends rien, dit-il… il l’appelait avec ardeur, il l’a vue sans émotion ; sa pulsation est restée la même à l’aspect de cette femme… serait-il déjà engourdi par… ou… Voilà ses yeux qui se ferment… sa respiration est moins haletante… Ah ! s’il pouvait dormir !…

En se parlant ainsi, le docteur plaçait un fauteuil près du lit, de manière à ce que la sœur de charité qui devait s’y asseoir, pût avoir les yeux sans cesse fixés sur le malade et la main sur son poignet, afin de juger, par les pulsations, du degré de la fièvre.

— Songez, dit-il à la sœur, que dans ce moment de calme est notre unique espérance, et qu’il faut, avant tout, éviter de le troubler, le malheureux n’en sortirait que pour entrer dans les douleurs de l’agonie.

À ces mots, Clotilde sentit un frisson mortel parcourir ses veines, elle vint s’établir, tremblante, à la place disposée par le docteur, et lui promit de suivre religieusement ses ordonnances.

Quelle épreuve pour son courage, pour sa raison ! Être seule avec cet Adalbert si coupable et si adoré, le voir livré à ses soins, pouvoir prier près de lui, pour lui, dans toute la sainteté de son âme, attendre, de la pureté de ses vœux, de la cruauté de son martyre, la pitié du ciel pour ce jeune mourant ; bénir ses propres souffrances comme autant de droits à la miséricorde de Dieu en faveur du coupable, et tout cela sans nul espoir de récompense. Ah ! ce désintéressement sublime, cet héroïsme sans pareil ! l’amour d’une femme en est seul capable ?…

Avant de se retirer, le docteur avait mis sa montre sur le lit, et posa lui-même la main de Clotilde sur le bras du malade qui venait de tressaillir à cette approche ; elle devait compter le nombre des pulsations par minute ; elle le fit d’abord avec toute l’attention de l’inquiétude, puis s’apercevant que la fréquence des battements s’apaisait d’une manière sensible, elle interrompit son calcul par des actions de grâce. Il n’était pas douteux que le sommeil tant désiré ne fût la cause de cette diminution de fièvre, un instinct secret, une joie indéfinissable semblait avertir Clotilde du succès de ses prières, et, ne pouvant contenir les transports de sa reconnaissance, elle tomba à genoux et fondit en larmes.

Un mouvement d’Adalbert lui fit craindre de l’avoir réveillé, elle se relève aussitôt, se rassied, et feint d’être endormie. En effet, il avait les yeux entr’ouverts et se trouvait dans cet état de somnolence, suite assez ordinaire de l’effet de l’opium, et dans lequel on croit rêver ce qu’on voit.

En renversant sa tête sur le dos de son fauteuil, Clotilde sentit glisser son voile de chaque côté de sa guimpe, ainsi son visage restait à découvert ; tenter de ramener le voile sur son front, c’était prouver qu’elle ne dormait point, c’était risquer de troubler le calme qu’éprouvait le malade et l’empêcher de retomber dans son assoupissement ; elle resta immobile et tellement maîtresse d’elle-même, que nulle marque d’émotion ne la trahit lorsqu’elle entendit ces mots incohérents sortir de la bouche d’Adalbert :

— Est-il bien vrai ?… est-ce elle ?… est-ce son ombre qui vient me chercher ?… Attends-moi… je te suis… suspends ta… malédiction… va, je suis… trop puni… je ne veux pas mourir… sans… emporter… ton… pardon… viens…

Et le pauvre malade faisait de vains efforts pour se soulever et pour se traîner aux pieds de Clotilde. Saisie d’effroi à la vue de ce transport et redoutant de l’accroître en se faisant reconnaître, Clotilde appelle du secours, et profite de l’empressement de Sosthène et du docteur à se rendre près d’Adalbert, pour se soustraire à leurs regards et aller se réfugier dans le salon. Là, elle se livre à un désespoir qui tient du remords.

— C’est moi qui le tue, disait-elle, moi, qui donnerais cent fois ma vie pour le sauver ! comment n’ai-je pas prévu que cette apparition lui rendrait son délire… qu’en me voyant là, près de lui, à ses derniers moments, il se croirait poursuivi par un démon vengeur, que je ne pouvais plus être, à ses yeux, que l’instrument de la colère divine ! Ô fatale imprudence !… maudite curiosité !…

— Silence ! dit Sosthène en ouvrant doucement la porte, il est endormi, son pouls est moins agité, et le docteur attend beaucoup de l’effet de ce calme. Mais, de peur qu’il ne soit troublé par aucun bruit, il ne veut pas que personne reste dans ce salon, il dit qu’on entend, de la chambre à coucher, tout ce qui s’y fait et s’y dit.

Alors, Clotilde se leva pour se conformer à l’ordre du docteur.

Le jour commençait à poindre, il fallait traverser la ville pour se rendre au couvent, elle demanda par quel chemin elle devait prendre, et cela, d’un air si craintif, si embarrassé, que le domestique auquel elle s’adressa, voyant bien qu’elle n’avait pas l’habitude de se trouver dans les rues à pareille heure, s’offrit pour la reconduire aux Dames de la Miséricorde. Madame des Bruyères accepta avec empressement, heureuse de quitter l’hôtel de l’Ambassade de France, en emportant une lueur d’espoir.