Le Mari confident/21

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 187-198).


XXI


Arrivée au couvent, Clotilde, qui s’était munie de quelques pièces d’or au moment d’entreprendre son pèlerinage nocturne, en donna une à son conducteur pour le payer de sa peine, sans penser que cet excès de générosité pourrait sembler étrange de la part d’une pauvre religieuse. Elle trouva la mère Santa-Valentina déjà levée et prête à la reconduire.

— Pourquoi ne m’avoir pas attendue ? dit-elle, il était convenu que j’irais vous prendre à sept heures dans la voiture du cardinal, et que je vous ramènerais chez vous, sans nul mystère, comme ayant passé la nuit ici, près d’une sœur malade… qu’est-il donc survenu ?

Clotilde raconta à la supérieure comment elle s’était vue forcée d’abandonner son rôle, et le dangereux effet qu’avait produit sa présence ; heureusement, ajouta-t-elle, je ne lui suis apparue qu’un instant, comme un songe, dont il a sans doute déjà perdu le souvenir ; mais, au trouble qu’il a ressenti, à l’état de spasmes où il est retombé, j’ai trop bien compris que mon aspect lui était odieux, mortel peut-être, et je n’ai plus pensé qu’à m’éloigner de lui. Quelle triste épreuve, ô ma mère ! j’en reviens le cœur brisé, car, lors même que le ciel accorderait sa vie à mes prières, je ne serai jamais pour lui qu’un objet de remords ; une autre aura sa reconnaissance, son amour !… et je verrais tant d’ingratitude sans en mourir !… oh ! non, Dieu aura pitié de mes souffrances, j’y succomberai.

La supérieure employa toute l’éloquence de la religion pour calmer ces plaintes, hélas ! trop légitimes ; puis, démontrant à Clotilde la nécessité de laisser ignorer la démarche qui lui avait si mal réussi, elle la ramena chez elle, ce qui dissipa naturellement tous les soupçons qu’aurait pu faire naître son absence nocturne.

La comtesse reprit son existence de la veille comme si rien ne l’avait troublée, elle y ajouta seulement la politesse d’envoyer demander, en son nom, des nouvelles du comte de Bois-Verdun, bien que Sosthène fût venu lui en donner, selon son habitude.

— Notre pauvre malade, dit-il en entrant, a passé une nuit fort orageuse, mais le sommeil du matin a produit un bienfait merveilleux, Corona en attendait la fin de toutes nos inquiétudes lorsque, tout à l’heure, en me voyant, Adalbert a été repris du délire.

— Et, dans ce délire, que dit-il ? demanda imprudemment Clotilde.

— Il parle d’un être imaginaire qu’il a entrevu, qu’il veut revoir… qui l’attend dans le ciel ; il affirme que cette femme lui est apparue, la nuit dernière, sous les habits de la sœur de charité qui l’a veillé, il mêle à tout cela les mots d’abandon, d’infortuné, de remords ; il veut se punir, se tuer, enfin, il extravague, et ce retour au délire renverse toutes nos espérances.

— Quoi ! dit Clotilde avec l’accent de la terreur, vous pensez que cette vision ?…

— Est l’enfant de sa fièvre, interrompit Sosthène ; mais le docteur ne sait à quoi attribuer cette recrudescence, il s’obstine à la croire provoquée par quelque incident que nous ignorons et qu’il maudit de tout son cœur ; aussi est-il résolu à ne plus quitter Adalbert tant qu’il ne le verra pas moins agité. Je retourne près d’eux, là j’attendrai le moment qui doit m’accabler de douleur ou de joie ; faites des vœux pour que nulle peine ne vienne empoisonner le bonheur que je trouve à vous adorer.

Alors Sosthène baisa la main de madame des Bruyères, et sortit sans s’apercevoir qu’il la laissait plus morte que vivante.

Le même soir, après une crise bienfaisante, M. de Bois-Verdun fut déclaré par Corona hors de danger. L’âge du malade, sa bonne constitution lui assuraient une convalescence rapide ; ses amis en témoignèrent une joie extrême et voulurent la fêter. Le duc de Tourbelles s’offrit pour lui donner un dîner antique dans la maison de Salluste à Pompéi. Il fallut tout le crédit de l’ambassadeur de France pour en obtenir la permission. Dès qu’il l’eut, Sosthène courut en prévenir son ami.

— La cour de Naples, dit-il, y a mis beaucoup de bonne grâce, seulement la reine exige que les convives, maîtres et gens, soient vêtus en costumes romains, et que l’on imite le mieux possible un des festins qui se sont donnés à l’ombre de ces colonnes du temps de Salluste. L’époque du carnaval, qui touche à sa fin, rend cette mascarade fort simple, et nous comptons sur toi pour nous seconder dans ce projet.

— Je ne suis pas encore très-vaillant, dit Adalbert en témoignant le désir de ne pas faire partie des convives.

Alors Sosthène lui prouva qu’il ne pouvait refuser un dîner donné en son honneur.

— Cette réunion de l’antique société de Rome, dans les ruines de Pompéi, doit être piquante, ajouta-t-il, et mon père ne te pardonnerait pas d’y manquer. Nous venons de faire la liste des convives, ils seront peu nombreux, mais tous parés de noms célèbres. La reine, désirant les voir et jouir du spectacle de ce banquet renouvelé des anciens, nous avons décidé, pour en doubler l’illusion, que les curieux ne seraient admis à le voir qu’autant qu’ils consentiraient à revêtir la tunique romaine. Ce sera charmant, le sort disposera des rôles, et j’espère bien qu’il m’en réserve un propice à mon amour. Cher Adalbert, soigne-toi bien pour être fêté dignement ce jour-là ; ne sois ni malade, ni triste par égard pour mon bonheur !

— Sois tranquille, il m’est trop cher pour lui nuire, répondit M. de Bois-Verdun avec ironie.

Et Sosthène alla porter à son père l’assurance de voir Adalbert accepter le rôle que le hasard lui destinait dans la mascarade historique.

Un plaisir nouveau dans un monde blasé sur tous ceux que la richesse et la vanité lui prodiguent, doit nécessairement y produire beaucoup d’effet ; aussi toute la ville de Naples s’occupa-t-elle du choix des personnes qui assisteraient au festin de Salluste. Chacun des invités, soit acteur ou témoin, voulant adopter le costume qui conviendrait le mieux à son âge, sa figure et son caractère, consulta M. Fresneval, qui, en qualité de jeune antiquaire, devait les guider mieux qu’un autre. Sosthène les y invita par son exemple. Il pensa que c’était un moyen d’éprouver les sentiments généreux ou désintéressés du savant Édouard ; car ce serait par trop d’héroïsme que de se refuser le plaisir d’accoutrer son rival d’une manière ridicule lorsqu’il vient de lui-même vous en offrir l’occasion.

M. de Tourbelles ignorait à quel point une passion sans espoir rend dédaigneux des petites ruses de l’amour-propre ; il s’étonna de recevoir de M. Fresneval, le lendemain même du jour où il le lui avait demandé, un dessin des plus gracieux et fait avec tout le soin possible ; c’était celui du costume que portait Talma dans Brutus, il se faisait remarquer par son austère simplicité et par sa coquetterie à faire valoir les avantages personnels de celui qui s’en vêtirait.

Réclamer d’Édouard un tel service, c’était le charger de tous les soins à prendre pour faire de ce diner la parodie exacte d’un repas antique ; c’était s’obliger à se mettre au nombre des convives ; aussi fut-il un des premiers invités.

On convint que chacun se soumettrait sans murmurer au rôle qui lui serait assigné par le sort ; mais, lorsqu’à une soirée chez le duc, on vit échoir celui de Jules-César à M. de Bois-Verdun, celui de Lucullus au prince de T***, le plus riche et le plus gourmand des seigneurs de Naples, celui de Salluste à Sosthène, chargé par son père de faire les honneurs du festin, on eut peine à ne pas soupçonner la loyauté de l’ambassadeur, cependant personne n’osa en faire tout haut l’observation. Sosthène pria les futurs convives de ne faire aucune allusion ni flatteuse, ni critique des talents et des défauts du célèbre historien, à son mérite et à ses défauts personnels ; chacun réclama pour lui la même faveur, et le duc avec plus d’instance que tout autre.

— Car il me serait fort pénible, dit-il, si la chance me donne le rôle de Brutus, de penser tout le temps du dîner à l’obligation d’assassiner mon cher Adalbert.

— Le sort vous en dispense, mon père, dit Sosthène en lisant le nom du consul Pison qui venait de sortir de l’urne en même temps que celui du duc de Tourbelles, mais il faut suspendre le tirage jusqu’à l’arrivée de madame des Bruyères, elle pourrait nous accuser de fraude, surtout si elle doit représenter la plus belle femme de l’ancienne Rome.

Il avait à peine achevé ces mots qu’on annonça la comtesse. Chacun remarqua l’élégance de sa parure. C’était la première fois qu’elle se trouvait avec Adalbert depuis la nuit où elle l’avait tenu mourant dans ses bras et, bien qu’elle fût préparée à cette rencontre, elle se sentit prête à s’évanouir ; mais sa fierté la soutint ; mourir plutôt que de laisser soupçonner sa faiblesse, mourir avec son secret était l’unique vœu de son âme. Heureusement pour elle, le tirage des autres noms captivait l’attention générale. Voici dans quel ordre ils sortirent :

TÉRENCIA (femme de Salluste) La princesse Ercolante.

BRUTUS. Lord Needman.

SERVILIE. (mère de Brutus, sœur de Caton d’Utique) La duchesse de Monterosso.

CASSIUS. Édouard Fresneval.

PORCIA (femme de Brutus). La marquise d’Almédarès.

ANTOINE. Le chevalier d’Isolabella.

Ce dernier, jeune négociant de Naples, dont la taille élancée et le noble visage convenaient très-bien à l’idée qu’on se fait du bel amant de Cléopâtre.

On attendait avec impatience le nom de la dame romaine qui allait échoir à madame des Bruyères, lorsque M. de Tourbelles proclama celui de… Calpurnie.

Une exclamation se fit entendre, et tous les regards se tournèrent vers un coin retiré du salon, où se trouvait M. de Bois-Verdun. Mais Adalbert, rendu par l’attention qui se portait sur lui au calme qu’il voulait montrer, n’eut pas l’air de s’apercevoir de l’effet produit par l’exclamation qu’il n’avait pu retenir au moment où Clotilde était désignée pour être la femme de César.

Ainsi, le hasard lui rendait sa place près de lui ; elle allait être encore un jour aux yeux de tous son épouse légitime, sa compagne chérie, il lui faudrait la protéger, l’aimer tout haut. Cette idée le troublait beaucoup, et celle du dépit qu’éprouverait Clotilde de cette malice du sort, ne lui était pas moins pénible.

— C’est dommage, pensait-il, cette charmante fête l’aurait amusée, elle paraissait y prendre un vif intérêt. C’est tout simple, elle est belle, et le plaisir de se faire admirer du bavard Sosthène sous le costume dessiné par son esclave muet. Cette coquetterie à double détente, qui ne pouvait manquer d’atteindre ses victimes, la petite ruse d’employer les talents de l’un à l’embellir aux yeux de l’autre, lui souriait d’avance ; et, bien que cette réunion ne soit en réalité qu’une soirée de carnaval, une vraie mascarade, la pensée d’y jouer le rôle de ma femme, de cette Calpurnie qui aurait sauvé Jules-César s’il avait cru aux songes de cette veuve qui l’a tant pleuré, va sensiblement la gêner… je devrais peut-être lui épargner cet ennui, en me récusant, comme indigne de tant d’honneur ? Oui, je le devrais.

L’idée pouvait être généreuse, mais le dépit d’un mari ne le rend guère susceptible de charité, et puis, à défaut de mieux, on préfère donner de l’humeur aux gens qui intéressent à ne leur rien inspirer du tout. Alors, mettant son véritable projet à la place de ce qu’il croyait convenable de faire, Adalbert chercha à se justifier vis-à-vis de lui-même.

Eh ! pourquoi, pensa-t-il, me saurait-elle mauvais gré de jouer le rôle de son mari devant toutes personnes qui ne savent pas mes droits à ce triste emploi ? En n’acceptant pas ma proposition de quitter l’ambassade, de m’éloigner d’elle, de la laisser libre de vivre loin de moi où il lui plaira, elle a accepté tous les inconvénients de notre position. Celui-ci n’était pas à prévoir, j’en conviens, mais moi aussi, j’en supporte tous les jours de plus désagréables encore à commencer par les confidences de ses adorateurs. N’est-il pas bien divertissant de suivre pas à pas la marche des passions qu’elle excite, des espérances qu’elle donne ? elle peut bien se résigner à passer un moment, et sans danger, pour ce qu’elle est réellement, quand je me donne tant de peine chaque jour pour empêcher qu’on ne le devine.

Enfin de bonnes en mauvaises raisons, Adalbert arriva à se prouver qu’il était de son devoir de faire ce qu’il désirait. Résultat assez ordinaire des méditations d’un jeune philosophe.

Il saisit cette occasion pour se mettre en rapport avec M. Fresneval, dont le caractère fier et discret, lui inspirait une curiosité malveillante qu’il voulait satisfaire. Pour arriver à ce but, il se décida à se faire écrire chez Édouard avant d’aller l’aider à choisir son costume ; car M. de Bois-Verdun était de ces hommes chez lesquels l’éducation domine les sentiments, et que la haine la plus féroce n’empêche pas d’être polis avec leurs ennemis. Il n’en faut rien conclure contre l’énergie de ses passions ; il en est du savoir-vivre chez les hommes distingués, comme de la pudeur chez les femmes qui se tuent ; en s’inquiétant, pour dernière pensée, de tomber morte décemment, elles n’en ont pas moins eu le courage de préférer l’honneur à la vie.