Le Mari confident/25

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 232-247).


XXV


Les esclaves chargés de remplir les divers services, souriaient malgré eux en voyant s’escrimer Brutus, que son costume romain n’empêchait pas de se livrer à ses habitudes anglaises : telles que de faire sans cesse le geste de relever sa cravate, d’accrocher ses deux pouces aux entournures de son gilet, et de planter son lorgnon dans la cavité de son œil, avec l’aide d’un froncement de sourcils qui lui donnait assez l’air d’un conspirateur, mais des plus modernes.

Salluste, ne pouvant modérer les rires excités par le monologue du Brutus de la tragédie, imagina de les éteindre sous le bruit des applaudissements. On comprit sa ruse charitable, et l’on demanda à grands cris le triomphe de l’éloquent républicain. On lui vota à l’unanimité une corbeille d’or destinée à parer l’autel de ses dieux Lares, où chacun déposa le fruit qu’il préférait.

Calpurnie y mit deux de ces belles grenades que l’Égypte fournissait à Rome, et qui portent le nom de Carthage ; on y joignit des châtaignes de Sicile, des noisettes d’Avellanum, l’abricot d’Arménie, les oranges de Lusitania, les poires dorées de la Crète, les rayons de miel du mont Hybla, ce rival du mont Hymète, et le tout fut couronné par des belles grappes de raisin de Calabre ; car toutes les richesses de ce luxe romain, qui bravait les lois somptuaires, avaient été évoquées pour représenter dignement un festin de Salluste, offert à Lucullus.

L’hommage de la corbeille et les libations qui l’accompagnèrent, eurent tout l’effet qu’en espérait Salluste. Ravi de se voir le héros du dessert, Brutus s’abandonna à toutes les joies du succès.

Plusieurs esclaves entrèrent chargés de ces grands vases de terre cuite, fabriqués à Samos, tous bouchés soigneusement avec de la poix, et garnis d’une étiquette qui indiquait le pays, l’année du Consulat sous laquelle le vin avait été récolté ; sur quelques-uns de ces vases, on lisait ; buvez, et sur d’autres : j’ai soif. À cette vue, Lucullus s’écria :

— Ô l’heureux siècle que le nôtre ! Romulus faisait aux dieux des libations de lait ; Numa défendit d’arroser de vin la cendre des morts, et pour obtenir la victoire dans une occasion importante, un général romain promit au maître des dieux, de verser sur ses autels quelques gouttes de ce vin qui coule à grands flots autour de nous[1] ; honorons le temps passé et jouissons du temps présent.

Jamais citation ne vint plus à propos ; aussi fût-elle vivement applaudie.

En ce moment, l’architriclin, suivi de plusieurs esclaves, vint avertir les convives que le théâtre était prêt à les recevoir. Dans ce haut fonctionnaire, Adalbert reconnut Ricardo et lut dans son regard qu’il avait quelque chose à lui apprendre, mais il fallait laisser terminer la fête.

Le plus petit et le mieux conservé des deux théâtres de Pompéi, l’Odéon, avait été choisi pour cette représentation, qui consistait en un acte de l’opéra des Horaces et le ballet des Sabines. La maison des danseuses, qui a gardé son air de fête par la variété, la grâce et la volupté de ses figures, ne laisse aucun doute sur l’existence des ballets dans cette époque.

L’aspect de ces gradins entièrement couverts de Romains et de Romaines, faisait une grande illusion ; l’on aurait voulu qu’un de ces anciens, si parfaitement représentés, s’évoquât tout à coup pour juger de la ressemblance.

Pendant le trajet qu’il fallut faire pour aller de la maison de Salluste au second théâtre, les mécontents murmurèrent, ils ne furent pas écoutés ; leur dépit s’en accrut.

— Vous ne pouvez plus feindre de l’ignorer, dit Sosthène à Clotilde en lui montrant Édouard, cet homme-là vous aime à en perdre la raison, et comme tout le monde le voit, excepté vous, on croira bien vite que cet amour vous plaît, et vous en subirez toutes les conséquences.

— Par grâce, répondait-elle, attendez avant de porter un jugement dont vous aurez à vous repentir, et surtout ne répandez pas un semblable bruit, qui me placerait dans une position très-pénible.

— Quoi ? parce qu’il faudrait l’éloigner de vous ? le grand mal !

— Pas un mot de plus à ce sujet, je vous conjure, reprit Clotilde ; ce n’est pas le moment d’en parler.

— Mais quand on n’a qu’une idée, de quoi voulez-vous qu’on parle ?

— De rien, répondit-elle brusquement en détournant la tête, et elle se trouva face à face avec Édouard, qui venait lui rappeler le nom des maisons devant lesquelles on passait et lui recommander la célèbre mosaïque du chien noir. Tout cela n’était qu’un prétexte aux yeux de Sosthène, pour entretenir la belle Calpurnie ; il aurait bien voulu confier d’un regard à son cher Adalbert l’ennui qu’il éprouvait ; mais son ami, en proie lui-même à des reproches jaloux, et tout occupé de chercher de mauvaises raisons pour les calmer, ne prenait part au supplice de Sosthène que pour son propre compte ; car l’amour d’Édouard lui était doublement odieux, il s’en trouvait à la fois blessé et humilié, et cela, autant par les éminentes qualités que par l’humble position du rival.

L’amphithéâtre, orné de draperies relevées par des patères de bronze, éclairé par des lampes antiques remplies d’huile parfumée, occupé par un public exactement semblable à celui de l’ancienne Rome, et gardé par des licteurs, offrait tout le prestige d’une illusion complète : on se croyait vraiment au temps de Salluste, et les spectateurs les plus érudits s’évertuaient à montrer leur science historique par des rapprochements plus ou moins ingénieux. Les femmes, surtout, s’épuisaient en sensibilité sur le sort réservé au beau César, et plaignait hautement Calpurnie : pleurer un tel mari, leur paraissait le plus grand des malheurs.

Enfin, les places réservées pour la société de Salluste étant remplies, le spectacle commença et captiva pendant quelque temps l’attention générale ; mais comme l’intérêt de la salle l’emportait de beaucoup sur l’intérêt de la scène, les conversations reprirent bientôt leur courant, et la médisance reprit ses droits. Le fier César avait derrière son gradin un groupe d’invités du pays, qui, ne se doutant pas de l’effet que pouvait produire leur bavardage, répétait de confiance la nouvelle du prochain mariage de la belle madame des Bruyères. Curieux de savoir à qui l’on mariait sa femme, Adalbert prêta l’oreille et entendit le dialogue suivant entre un seigneur florentin placé derrière lui et un gentilhomme français tout récemment arrivé à Naples.

Ce voyageur, nommé le baron de Grandménil, était un de ces Parisiens actifs, bien élevés, ignorants des grands intérêts qui bouleversent les nations et agitent la vie, mais très-savant dans la science du monde ; au courant de toutes les aventures, des moindres différends, des mariages, des naissances, des morts, des testaments, des nominations, des destitutions et même des voyages. Espèce de journaux ambulants assez complaisamment attendus dans les salons de Paris, et reçus avec une considération, une bonne grâce toutes proportionnées à l’importance de la nouvelle qu’ils apportent.

M. de Grandménil visitait en ce moment l’Italie, non pas poussé par la noble curiosité de voir tout ce qu’elle réunit d’admirable en beaux sites, en monuments, en objets d’art, non pas entraîné par le plaisir de se trouver au milieu de tant de choses et de noms célèbres ; mais uniquement parce qu’il regardait ce voyage classique comme un devoir imposé par l’usage aux gens de bonne compagnie, comme le dénoûment indispensable de l’éducation d’un homme comme il faut. En conséquence, temples, palais, antiquités, il se faisait tout montrer avec la plus scrupuleuse exactitude, classait les noms, retenait les dates, distinguait les auteurs des fondateurs, les destructeurs des régénérateurs ; mais son attention, entièrement captivée par ces détails, semblait dédaigner le sujet principal. Peu lui importait qu’un monument, une ruine lui rappelât les triomphes de la vieille Rome ; qu’une statue, un tableau, lui offrît un modèle de la beauté idéale ; le monument s’appelait le Colisée, la statue était de Praxitèle, le tableau était de Raphaël, cela lui suffisait.

Il en était de même pour la musique : le chanteur à la mode, la Prima Donna la plus bissée (comme on dit aujourd’hui) avaient seuls droit à ses applaudissements, et ils étaient d’autant plus frénétiques, qu’il avait plus souffert des roulades d’une longue cavatine ou des cris déchirants d’un duo interminable. À l’abri d’aucune impression personnelle en fait d’art, il empruntait celles de tout le monde, et s’en pénétrait si bien, qu’on s’y trompait souvent au point de lui demander son avis. C’est alors qu’il déployait une guirlande de lieux-communs en l’honneur des talents dont personne ne contestait la supériorité, et qu’il s’établissait en causeur moderne, tranchant des succès, des réputations, et se croyant le Christophe Colomb des idées dont il n’était que l’écho monotone.

Mais si le plus humble des voyageurs l’emportait de beaucoup sur lui par la vérité, la finesse de ses jugements artistiques, il n’en était pas un capable de rivaliser avec lui sur la connaissance des moindres événements de la société ; il avait la prétention, presque toujours fondée, d’en savoir les causes et les résultats.

On n’arrive pas à une telle hauteur dans une science quelconque, sans passer par de profondes études, sans se maintenir à la recherche de tout ce qui peut fixer les doutes, éclairer l’opinion et multiplier les expériences ; aussi, le zèle de M. de Grandménil redoublait-il à l’aspect d’un inconnu ou d’un de ces mystères que le monde s’obstine à ne pas deviner, comptant sur l’indiscrétion d’un bavard pour le lui révéler.

Avec ce besoin de ne rester étranger à aucune personne marquante, à aucune favorite de la mode, on trouvera bien simple la surprise de M. de Grandménil en voyant toute la cour de Naples en admiration devant une jeune Française dont il n’avait jamais entendu parler.

— Tu la crois née à Paris ? dit-il à son ami en profitant d’un entr’acte ; cela me semble impossible : une femme de cette beauté-là, de ces manières nobles et gracieuses qui trahissent les habitudes d’un certain monde, n’aurait pu y paraître sans y faire sensation, et je la connaîtrais.

— Elle vient, dit-on, tout droit de New-York, répondit il signor Belcampo ; elle n’a point encore produit son effet dans vos salons de Paris.

— N’importe, si c’était une femme bien née, on saurait par ses parents, par les amis de sa famille, d’où lui vient sa fortune et ce qu’on lui doit de considération ; le silence qu’on garde sur tout cela est la preuve certaine du peu d’estime qu’elle mérite.

— Cependant l’ambassadeur de France la reçoit avec beaucoup de déférence.

— Je le crois bien, vraiment, son fils en est amoureux ; et il préfère le voir enchaîné au char d’une jolie femme belle et galante, à le voir soumis aux caprices ruineux d’une jolie courtisane ; c’est moins cher et moins dangereux.

En ce moment M. de Bois-Verdun fit un mouvement involontaire, mais ne voulant pas perdre un mot de cet entretien, il se calma aussitôt.

— Vois donc que de soins on lui prodigue ; c’est à qui en obtiendra un mot, un sourire ; l’ambassadeur, lui-même, ne semble occupé qu’à lui être agréable. Ah ! pour la traiter ainsi, ils savent bien, sans doute, à quelle personne ils ont affaire.

— Qu’est-ce que cela prouve, ne voit-on pas tous les jours les plus grandes autorités dupes des plus grossières intrigues ? et ces dames qui font profession de fasciner les seigneurs riches, ne prennent-elles pas tous les masques, tous les caractères, toutes les conditions, pour arriver à régner sur ces nobles imbéciles ?

— Il est vrai, je dois convenir en avoir vu, pour parvenir à ce but, se réduire jusqu’à jouer le rôle d’une honnête femme.

— C’est probablement celui qu’a choisi cette prétendue comtesse des Bruyères ; qui diable a jamais rencontré ce comte des Bruyères qui n’a passé sur cette terre que pour léguer son nom à une jolie veuve ! C’est, à n’en pas douter, un de ces maris de fantaisie qu’on prend, qu’on quitte à volonté, selon qu’on veut se faire désirer ou épouser ; s’il en était autrement, elle ne serait pas ainsi livrée à elle même, ou plutôt à tous ceux qui veulent lui faire la cour ; elle aurait un protecteur, à qui son défunt l’aurait recommandée, qui lui servirait d’appui, de guide et de défenseur contre les médisants qui l’attaquent. Va, pour l’abandonner aussi complétement à toutes les séductions qui doivent la corrompre, il faut qu’on sache qu’elle ne les craint point.

— Comment n’es-tu pas encore instruit de tout cela ?

— Je ne fais que d’arriver ; la nouvelle de cette fête dans les ruines de Pompéi est venue me surprendre à Rome ; je suis parti aussitôt dans l’espoir d’y être invité ; à peine ai-je eu le temps de me faire écrire à l’ambassade de France et d’y déposer mes passe-ports ; le soin de commander mon costume, de prendre quelques informations sur les étrangers et les naturels du pays formant ici le corps de la bonne compagnie, a rempli tous mes moments ; mais je vais réparer le temps perdu, et je m’engage à te donner avant deux jours, tous les renseignements possibles sur le compte de cette nouvelle étoile qu’on n’a encore vu briller qu’ici.

— Peine inutile, qu’apprendras-tu ?

— Sa vie entière.

— Tu as donc de grands projets sur elle ?

— Et pourquoi n’en aurais-je pas ? C’est une monnaie en circulation.

— Pas positivement, s’il faut en croire le bruit nouvellement répandu de son amour pour une espèce de Saint-Preux, pauvre et lettré comme le héros de la prude Héloïse.

— Ah ! son cœur a déjà parlé ? je m’en doutais, Eh bien ! tant mieux, le triomphe en sera d’autant plus glorieux.

— Ce qu’on a peine à concevoir, c’est qu’elle préfère ce jeune homme, chargé de la direction de ses biens, au fils de l’ambassadeur de France.

— Quoi ! cette jolie comtesse des Bruyères ; cette belle Calpurnie, est éprise de son intendant…

— À tel point, te dis-je, qu’elle va l’épouser.

— Cela n’est pas vrai, dit Adalbert en se retournant vivement.

Ce démenti donné avec tant de brusquerie, fut mal accueilli, il s’ensuivit plusieurs phrases amères, dont l’explication fut remise au lendemain, et sauf les voisins de cette altercation, personne ne la soupçonna.

— Je ne savais pas offenser ce Monsieur, en parlant de la tendresse de cette dame, dit le plus jeune du groupe.

— Madame des Bruyères est Française, répliqua Adalbert, et en cette qualité elle a droit à la protection de tous les attachés de l’ambassade de France. Je ne souffrirai pas qu’on l’insulte. À demain.

Et il rejoignit la princesse qui ne l’avait pas perdu de vue.

La fête se continua de la manière la plus brillante. Après le ballet on se rendit dans la maison de Diomède, où l’on dansa jusqu’au jour, et jamais tant de plaisirs enivrants ne cachèrent plus de sentiments et de projets hostiles.

— J’aurai besoin de toi demain matin, dit M. de Bois-Verdun à Sosthène, dans le courant de la nuit ; connais-tu ce grand brun qui danse là-bas avec la marquise del Prato.

— Certainement, je le connais, c’est un gentilhomme florentin nouvellement arrivé à Naples, il signor barone Belcampo, qui a la prétention d’être au courant de toutes les intrigues ; cette manie lui jouera un mauvais tour.

— C’est déjà fait.

Alors Adalbert apprit à son ami l’espèce de service qu’il attendait de lui, et eut beaucoup de peine à l’empêcher de se mettre en son lieu et place, comme vengeur du duc de Tourbelles ; car M. de Bois-Verdun, bien loin de lui avouer le véritable motif de sa querelle avec le jeune Florentin, s’était appliqué à lui faire croire que ses épigrammes amères, les propos blessants del signor Belcampo et de son baron français, sur la fête de Pompéi, et la prétention de ressusciter le beau temps de Salluste, lui avait semblé une injure pour celui qui la donnait, et qu’excédé de leurs plaisanteries insultantes, il leur avait témoigné son impatience avec trop de vivacité pour n’être pas à leur disposition.

Puisque mon père est l’offensé, sa vengeance me regarde seul, dit Sosthène ; et d’ailleurs, si tu as quelque amitié pour moi, tu me céderas ce petit danger ; il ne saurait t’être bon à rien, à toi qui sais trop bien à quel point tu es adoré ; mais moi, qui suis encore dans le doute, ou plutôt, ajouta-t-il avec amertume, qui tremble de le perdre, je ne serais pas fâché d’en sortir par un de ces événements qui rendent toute dissimulation impossible. Ah ! mon ami, si elle allait s’évanouir en apprenant que j’ai une balle dans la poitrine ! que je serais heureux !!!

— C’est un plaisir que je ne te laisserai pas ; c’est moi seul qui ai provoqué l’affaire, c’est à moi à la finir. Le baron de Grandménil se rendra demain chez moi, dans la matinée, il m’apportera l’ultimatum de son ami, et tu viendras ensuite régler toutes nos dispositions.

Ému par tant de sentiments tristes, il fallut de grands efforts au marquis de Tourbelles pour maintenir son rôle de Salluste jusqu’à la fin de la mascarade ; il l’entremêlait de tant de mots acerbes, de reproches indirects, d’allusions frappantes, qu’il rendait celui de Calpurnie tout aussi difficile ; elle s’interrogeait vainement sur ce qui causait l’agitation sourde qui régnait autour d’elle ; il ne s’y disait rien qui pût laisser soupçonner les craintes ou les projets sinistres qui occupaient la plupart des esprits, et pourtant elle devinait à leur affectation à paraître libres, qu’ils étaient sous le joug d’une pensée pénible, d’un avenir menaçant.

Elle surprenait à chaque instant le regard d’Adalbert fixé sur elle ; mais non plus curieux, malveillant, vindicatif ; il était tendre, mélancolique comme un adieu. C’était l’expression d’un sentiment qu’il s’avouait pour la première fois, et que l’espoir d’une fin prochaine ne lui donnait plus la force de dissimuler. Pourquoi n’en pouvait-elle traduire le langage ? elle aurait moins souffert. Enfin, les premiers rayons du jour vinrent mettre fin aux plaisirs et aux tourments de cette nuit qui devait laisser tant de souvenirs.

  1. Pline, liv. x, chap. xii.