Le Mari embaumé/I/5. D’un remède excellent contre la colique

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Hachette (Tome 1p. 64-65-82-83).





V

D’UN REMÈDE EXCELLENT CONTRE LA COLIQUE.


Il y avait loin du jardinet dit le Clos-Pardaillan jusqu’aux communs de madame la duchesse, situés à l’autre extrémité de l’hôtel de Mercœur. Maître Pol, en chemin, aurait eu tout le temps de calmer ses esprits, mais il était de Bretagne et il avait le diable au corps.

Le temps ne servit qu’à chauffer au rouge sa colère. Quand il arriva dans le quartier des officiers de madame de Vendôme, il écumait.

Il monta quatre à quatre l’escalier qui conduisait à la chambre de Renaud et jeta la porte en dedans d’un coup de pied.

Par fortune, Renaud était chez lui, en train de plastronner avec son épée pour s’entretenir la main.

Il n’avait pas probablement la conscience bien tranquille et savait ce qui lui pendait à l’oreille.

C’était un garçon de gracieuse tournure, trop blond, trop mince, trop joli et qui ne méritait nullement la qualification de « méchant singe » à lui appliquée par notre héros.

Méchant, il se pouvait, mais singe c’était injuste.

Il avait l’air doux et souriant, la barbe soyeuse, l’œil un peu incertain. Il pouvait compter une ou deux années de plus que maître Pol, qui avait la tête au-dessus de lui.

Au bruit de la porte qui tombait, désemparée, il se retourna et se mit en garde à tout hasard. Ce n’était peut-être pas le plus vaillant garçon du monde, mais chacun, en ce temps-là, était habitué à payer de sa personne.

« Que viens-tu faire chez moi, Guezevern ? demanda-t-il en plantant la pointe de son arme droit entre les deux yeux du page.

— Tiens ! fit celui-ci, te voilà justement comme je voulais, Renaud de Saint-Venant, lâche domestique de femme, dénonciateur, menteur et poltron ! Sur ma foi, je n’aurais pas osé te donner les étrivières, si tu n’avais eu l’épée à la main ! »

Renaud devenait livide pendant que l’autre parlait, droit devant lui et les bras croisés sur sa poitrine.

« Prends garde ! » menaça-t-il en serrant convulsivement la garde de sa rapière.

Maître Pol ne dégaina point.

Il fit un pas. Saint-Venant, sans se fendre, allongea le bras violemment et lui porta un coup droit en plein visage.

Maître Pol passa sous l’épée, si près que l’arme fouetta ses cheveux. Il saisit l’écuyer à bras-le-corps et le terrassa comme il eût fait d’un enfant.

« Pitié ! ami Guezevern, s’écria Saint-Venant, qui tremblait. Chacun sait bien que tu es plus fort que moi. Expliquons-nous. Te voyant si fort en colère, mon premier mouvement a été de me défendre… »

Sa voix s’étrangla. Le page le tenait à la gorge.

« Relève-toi ! ordonna celui-ci, et à genoux ! Je te donne à choisir, ou bien je vais te fendre le crâne avec ta propre rapière qui est celle d’un coquin, ou bien je vais appeler tous nos camarades et te fouetter à nu avec ton ceinturon. Lequel te convient le mieux, couleuvre ? Sois franc pour la première fois de ta vie, et ne fais pas de compliment ! »

Afin que Saint-Venant pût répondre, maître Pol lui lâcha la gorge un peu.

« Ami Guezevern, dit-il, vous me jugez mal, et je confesse le tort que j’ai eu de m’être mêlé d’une chose qui ne me regardait point ; si vous voulez-vous casser le cou, vous êtes le maître. Ah ! je veux mourir, si l’on me reprend jamais à rendre des services pareils ! »

Il mit ses deux mains au devant de sa figure parce que le talon du page faisait un mouvement.

« Suis-je cause, reprit-il, si la sympathie m’entraînait vers vous ? La jeune fille est jolie, c’est vrai ; mais vous pouvez prétendre plus haut.

— Tais-toi, fit le page, ou je t’écrase !

— La belle avance, ami Guezevern ! quand vous m’aurez écrasé, et ce n’est pas bien difficile puisque je sors d’avoir les fièvres, vous ne saurez pas le résultat de commission que vous m’aviez donnée. »

En ce moment, maître Pol n’avait aucun souvenir d’avoir donné une commission quelconque à Renaud de Saint-Venant.

« Allons ! dit-il, choisi, Il faut que je m’occupe de mon mariage, et je n’ai pas trop de temps. La tête fendue ou le fouet ! pas de milieu.

— J’ai fait tout Paris, murmura Renaud, pour savoir où se vend ce fameux remède contre la colique. »

D’abord, maître Pol se mit à rire.

« Es-tu aussi sot que méchant ? grommela-t-il.

— Ni sot ni méchant, repartit Renaud. Je sais ou trouver le remède. »

Maître Pol comprit mieux cette fois, car il parut réfléchir.

« Or çà, mon ami Renaud, dit-il après un silence, te reconnais-tu vaincu ?

— Sans ressources, répondit Saint-Venant, qui essaya de sourire.

— Rends-toi donc, poursuivit le page.

— Je me rends.

— À merci ?

— À merci.

— Qu’offres-tu pour ta rançon ?

— Le remède.

— Je ne veux pas du remède. Combien as-tu dans ta bourse ?

— Peu de chose.

— Combien ?

— Six ou sept écus.

— Montre, » fit le page.

Saint-Venant obéit aussitôt et tira de ses chausses une bourse remarquablement plate.

Maître Pol la prit. Elle contenait un écu d’or, valant vingt livres tournois, plus deux piécettes d’argent.

« Où se vend le remède ? demanda le page.

— À l’enseigne du Mortier-d’Or, rue Aubry-le-Boucher, chez maître Barnabi, le drogueur de la reine-mère. »

Le page, qui jusque-là l’avait tenu en bride, le lâcha tout à fait.

« Monsieur le second écuyer de madame la duchesse, lui dit-il, je vous prends à rançon. Cette pièce d’or et ces deux piécettes d’argent représentent pour moi le décuple de votre valeur réelle : je fais donc une bonne affaire. En conséquence de cet excellent marché, non-seulement je vous permets de vivre et de continuer vos fourberies, mais encore je m’engage à vous laisser passer dans les cours de l’hôtel et dans la rue sans vous tirer l’oreille, longue comme la langue d’un chien qui a soif. À ceci, je ne mets qu’une restriction, c’est que vous marcherez droit, monsieur le second écuyer. Si je vous rencontrais encore en travers de mon chemin, je vous jure que je vous tordrais le cou sans pitié. »

Ayant prononcé ce discours, maître Pol mit la bourse dans sa poche, et prit congé.

L’argent de la bourse fut très à l’aise dans sa poche, qui, avant cela, ne contenait rien du tout.

Dès qu’il fut parti, Renaud de Saint-Venant se releva, reprit son épée et la mit au fourreau.

Il s’assit sur le pied de son lit.

Au bout de trois minutes de méditation, il se leva souriant, brossa son pourpoint, que sa chute avait légèrement gâté, et boucla ses cheveux devant son miroir.

« Nous verrons, pensa-t-il tout haut, quand elle sera sa femme. »

Maître Pol avait déjà quitté l’hôtel de Mercœur et remontait à grands pas la rue Saint-Honoré en se dirigeant vers le cimetière des Innocents. Il est constaté que l’invasion des mœurs italiennes avait poussé, à Paris, le débit des drogues à des proportions extravagantes, sous les reines Médicis. La rue des Lombards tout entière, la rue Aubry-le-Boucher et leur trait d’union, la ruelle des Cinq-Diamants, étaient pleines d’officines, où alambics, cornues et réfrigérants fonctionnaient du matin au soir.

Mathieu Barnabi, un peu Italien, davantage Israélite, mais au trois quarts Arabe, au dire de ses ennemis, et tout à fait païen, avait la troisième boutique en entrant par le marché des Innocents, et son enseigne, ornée d’un mortier d’or, annonçait aux passants que Marie de Médicis, la reine mère, l’honorait de sa confiance.

Il partageait du reste ce privilège avec un grand nombre de fabricants de mort-aux-rats : la reine-mère faisant, comme son illustre devancière Catherine, une prodigieuse consommation de panacées.

Outre les médicaments grossiers, guérissant les maladies ordinaires, Mathieu Barnabi vendait des breuvages qui rendaient la jeunesse aux vieillards, des élixirs de beauté et des philtres d’amour. Il avait également dans sa boutique une certaine eau très-puissante qui, répandue matin et soir sur la tête d’une figure de cire, représentant le premier venu, lui donnait la fièvre tierce à distance et le faisait mourir lentement d’une maladie de langueur.

Peu d’hommes, à Paris, pouvaient se vanter d’avoir une clientèle comme celle de Mathieu Barnabi, premier élève, comme il s’intitulait lui-même, du grand Florentin Cosme Ruggieri, mort quelques années auparavant en odeur de diablerie. La cour et la ville s’empoisonnaient chez lui. Il va sans dire qu’il était un peu sorcier avec cela, et que les héritages, annoncés par lui, arrivaient toujours quand on achetait de sa poudre.

Maître Pol le trouva dans son sanctuaire, vêtu d’une longue robe de velours noir, lamée d’argent, et entouré d’un muet cénacle d’oiseaux empaillés. Comme c’était le matin, la foule noble n’assiégeait point encore sa porte ; il donnait des consultations bourgeoises.

Le sanctuaire de Mathieu Barnabi était une salle assez vaste, éclairée par une seule fenêtre ogive qui avait des vitraux de cathédrale. Une mise en scène savante l’avait encombrée d’objets disparates et bizarres : énormes manuscrits hébreux ou arabes, ouverts sur des pupitres ; vases aux formes monstrueuses, pleins de divers liquides dont l’odeur montait au cerveau ; bocaux de verre où l’alcool conservait des salamandres, des dragons et des serpents ; cornues, matras, alambics, squelettes d’animaux et d’hommes ; bref, tout le mobilier industriel du charlatan qui veut frapper les imaginations grossières.

Parmi ces bric-à-bracs inanimés, il y avait un meuble vivant. Non loin du fauteuil où Mathieu Barnabi s’asseyait, le nez chargé de rondes lunettes, et déchiffrant un bouquin oriental, un grand loup noir, vautré dans la poussière, secouait de temps en temps la chaîne qui le retenait captif.

Quand maître Pol franchit le seuil de ce tabernacle, Mathieu Barnabi, au lieu de tourner les yeux vers lui, regarda attentivement un globe de verre qui contenait une liqueur teinte d’un vif azur et d’une extraordinaire limpidité.

Le loup noir se mit sur ses quatre pattes.

Et au moyen d’un procédé fort adroit, les oiseaux empaillés, suspendus à la voûte, virèrent sur leurs fils, entre-choquant avec bruit les plumes desséchées de leurs ailes.

Maître Barnabi prononça deux mots d’un langage inconnu. Le loup noir se recoucha, les oiseaux empaillés reprirent l’immobilité.

« Maître, commença le page, non sans une certaine émotion, je viens vous trouver…

— Je sais pourquoi tu viens, mon fils, l’interrompit le drogueur avec majesté. Je te connais comme je connais toutes créatures humaines ; je connais ta secrète ambition comme je connais toutes choses sous le ciel. »

Le page hésita entre la vague frayeur qui essayait de le prendre et sa native effronterie.

« Mort de moi ! s’écria-t-il, ou m’avait bien dit que vous étiez une moitié de démon ! Si vous savez ce qui m’amène, servez-moi vite, maître Mathieu, car je suis pressé. »

Il faut confesser ici qu’avant d’entrer, le page avait dû décliner son nom à la porte de la rue. Ceci, aux yeux du lecteur, pourra diminuer d’autant le miracle ; mais, en définitive, le nom de Guezevern, obscur serviteur du bâtard de Bourbon, ne racontait point ses affaires privées et vous allez bien voir que l’élément merveilleux ne manquait point dans la boutique de Mathieu Barnabi.

La merveille, en effet, chez les sorciers d’autrefois, comme chez les sorciers d’aujourd’hui, c’est l’adresse. Vous admirez les tours des danseuses de corde et des acrobates : moi aussi, mais j’admire bien mieux l’étonnant effort de ces funambules de l’intelligence.

Notre dix-neuvième siècle se figure qu’il ne croit plus à rien, aussi croit-il à tout : c’est la loi. Jamais époque n’a mis plus de burlesque gravité à prendre des vessies pour des lanternes. Nous avons des augures qui s’entre-regardent sans rire.

Je pose en fait qu’en 1866, les farces du diacre Paris auraient un succès fou, s’il était encore permis de faire orgie dans les cimetières. L’Amérique vomit sur nous des torrents de glaciale absurdité. Nous raillons Mathieu Laensberg en refaisant ses almanachs plus mal ; nous nous moquons des ténèbres du moyen âge en brandissant une chandelle éteinte ; nous insultons à la superstition antique, plongés que nous sommes jusqu’au cou dans un mysticisme trouble, sans grandeur ni poésie où les pittoresques épouvantements d’autrefois sont remplacés par une planche qui bascule ou par un pied de bois qui remue !

Et nous avons d’effrénés comiques qui n’ont pas pudeur d’appeler cela de la SCIENCE !

Ô science ! œil sublime, regard d’aigle embrassant la terre et le ciel ! Depuis cent ans, tu as répandu sur le monde la lumière de dix siècles. Il faut bien que tout triomphe ait son outrageux revers. Et qu’importe, en définitive, le radotage de ces queues-rouges, blasphémant, par derrière les éblouissements de ton char ?

Aujourd’hui, comme autrefois, le suprême talent du sorcier consiste à savoir d’avance ce qu’il est censé prédire. On a prétendu que la fameuse mademoiselle Lenormand avait une police à elle, très-bien organisée, outre les renseignements qu’elle puisait à la police générale.

C’est ici le fonds de magasin de ce fantastique commerce. L’habileté gît dans la manière d’exploiter ce fonds. Il y a des sorciers au tas et des virtuoses de la sorcellerie. Paris est plein de sujets lucides qui meurent de faim, tandis que quelques-uns roulent carrosse.

Une fois étant donné le fond, c’est-à-dire le renseignement originel, il y a le calcul des probabilités et le travail de déduction. Sans aller plus loin que Londres la police anglaise, en combinant ces trois bases, arrive à des résultats qui tiennent de la magie.

On a dit avec raison que les hermétiques du moyen âge, ces charlatans convaincus, trouvèrent le grand art de la chimie. On peut dire avec la même vérité que ces autres charlatans, moins sincères, les sorciers des seizième et dix-septième siècles, inventèrent la police.

Mathieu Barnabi se tourna lentement vers maître Pol et l’examina d’un œil sévère.

« Vous êtes tous pressés ! » murmura-t-il.

Puis, feuilletant avec solennité le manuscrit ouvert devant lui, il ajouta :

« Penses-tu que l’homme puisse diriger à son gré les ciseaux de la Parque ? Il y a trop d’existences, mon fils, entre toi et la fortune à venir. »

Maître Pol ouvrit de grands yeux.

« Les profanes s’étonnent toujours, poursuivit Mathieu Barnabi, quand nous lisons à voix haute le livre de leurs secrètes pensées. Ils entendent ainsi avec surprise le plus souvent, et parfois avec frayeur la voix de leur conscience qui n’avait pas osé parler distinctement.

— Sainte croix ! grommela le page, quel diable de grimoire raconte ce bonhomme ?

— Là-bas, dans les halliers de Basse-Bretagne, continua imperturbablement le sorcier, tu étais un enfant simple et craignant Dieu. Tu es venu à Paris, Pol de Guezevern, et tu as pris bien vite les mœurs du prince dissolu que tu sers. La soif de l’or est née en toi, depuis que l’amour s’est allumé dans ton cœur…

— Bonhomme, interrompit maître Pol stupéfait, avez-vous des yeux qui voient à travers la poitrine ?

— Les yeux de la science, mon fils, répliqua Barnabi d’un ton paisible, perceraient des murailles d’acier. »

Car ils prenaient déjà ce pauvre noble mot « la science » pour le mettre à toute sauce.

« Grâce aux yeux de la science, poursuivit Barnabi, je vois au travers de vous comme si vous étiez de verre. Faisons le compte des obstacles qui sont entre vous et l’objet de vos désirs. J’aperçois sept personnes vivantes et bien portantes.

— Entre moi et Éliane ! s’écria le page.

— Entre vous, mon fils, et la fortune du comte Pardaillan-Pardaillan, votre oncle à la mode de Bretagne. C’est cette fortune qui vous donnera Éliane. Nous avons d’abord M. le vicomte de Pardaillan, un jeune homme, puis les deux fils d’Éléonore-Amélie de Montespan, qui sont à l’armée, puis madame de Guezevern-Pardaillan et son fils, puis M. le baron de Gondrin-Montespan, qui est sur la même ligne que vous.

— Foi de Dieu, jura maître Pol, je sais tout cela aussi bien que vous, bonhomme.

— Et vous ne reculez pas devant le nombre des victimes ? demanda le drogueur.

— Hein ? fit maître Pol qui dressa l’oreille. Les victimes !…

— Parmi lesquelles, ajouta Barnabé avec onction, se trouvent naturellement vos trois frères aînés.

— Mort de mes os ! gronda le page qui fronça le sourcil, à quel jeu jouons-nous, vieux suppôt de Satan ! J’ai fait de mon mieux pour ne pas comprendre… c’est donc vrai, à la fin, ce qu’on raconte des poudres de succession ? Sais-tu une chose ? On rachèterait bien des gros péchés en te tuant comme un chien galeux au fond de ta niche. »

Mathieu Barnabi referma son livre lentement.

« J’ai voulu vous éprouver, mon fils, dit-il. N’élevez point la voix, croyez-moi. La vôtre doit, être modeste. Si vous aviez à l’heure qu’il est la succession de votre oncle, M. le comte de Pardaillan, vous pourriez parler haut dans ma pauvre maison. Mais vous ne possédez ni sou ni maille, mon fils, et dès que je le voudrai, je vous ferai jeter dehors par mes valets, grâce à la protection que veut bien m’accorder madame la reine mère.

— Si la reine mère savait le métier que tu fais…, commença maître Pol.

— Jeune homme, interrompit Barnabi, si vous aviez accepté mes offres, vous seriez à présenté la prison du Châtelet. Nous vivons dans un temps mauvais, et j’ai déjà prévenu bien des crimes. Assez de paroles entre nous. Venez-vous pour un horoscope ?

— Je viens tout uniment, répondit le page, pour vous acheter un remède contre la colique. »

Mathieu Barnabi sourit et dit en lui tendant la main d’un air paterne :

« Enfant, je le savais. La preuve, c’est que votre remède est tout préparé, dans cette fiole que vous voyez ici sur la troisième tablette, marquée de la lettre D (dispepsia), qui est le nom latin de la colique »

Maître Pol regarda la fiole du coin de l’œil.

« Ah ! ah ! fit-il. D’avance ! vous connaissez donc le malade ?

— Mon fils, prononça le drogueur avec emphase, bien avisé serait celui qui trouverait l’homme ou la chose que je ne connais point ici bas. »

Quoi qu’il en eût, le page subissait dans une certaine mesure l’effet de ce charlatanisme. Voilà pourquoi le commerce des marchands de chimères est si bon : c’est qu’on a beau se moquer d’eux, on prend de leurs almanachs.

Il ne faudrait point croire, d’ailleurs, que le page se moquât franchement de Mathieu Barnabi. Il n’eût pas été de son temps. Tout au plus avait-il défiance.

« Bonhomme, dit-il, si vous connaissez le malade, vous devez savoir qu’il est de ceux avec qui on ne plaisante pas.

— Jamais je ne plaisante avec ceux qui souffrent, répliqua noblement le drogueur. Un prince souverain sur son trône est pour moi l’égal du plus pauvre mendiant.

— Combien coûte le remède ? » demanda maître Pol, qui avait marché vers la tablette et mettait la main sur la fiole.

Le loup noir s’élança d’un bond si violent, que sa chaîne faillit l’étrangler ; les oiseaux tournèrent follement, les reptiles s’agitèrent dans les bocaux d’alcool, et une voix qui semblait sortir de la voûte commanda :

« Noli tangere ! »

Le page s’arrêta, quoiqu’il ne comprît point cette façon latine de dire : Ne touchez pas !

Le drogueur se leva, ôta ses rondes lunettes et développa toute la hauteur de sa taille, qu’il avait longue et maigre.

« Tout le trésor de notre royal maître, Louis XIIIe du nom, déclama-t-il, ne suffirait pas à payer le contenu de ce flacon. Cela s’achète par gouttes, mon fils, et chaque goutte vaut un écu d’or.

— En ce cas là, bonhomme, dit le page avec mauvaise humeur, donne-m’en une goutte et que le diable t’emporte ! Je n’ai qu’un écu d’or entier, avec quelque menue monnaie… et si la goutte ne fait pas miracle, gare à ta nuque, par la sambleu ! »

Le drogueur, au lieu de se fâcher, lui prit la main et en examina l’intérieur avec attention.

« Beau jeune coq de Bretagne ! murmura-t-il, et qui chante haut déjà ! Rude ligne de vie ! mais traversée Dieu suit comme !

« Ohimé ! s’interrompit-il tout à coup. Vous serez comte, monseigneur ! comte de Pardaillan-Pardaillan, ou que je meure sans repentir ! Ne dérangez pas votre main ; je n’ai jamais lu plus curieux livre. Votre femme sera veuve longtemps avant l’heure de votre décès. Et, longtemps après l’heure de votre mort, vous signerez de bonnes cédules… car vous serez homme de chiffres, malgré votre galante épée, mon fils. Et vous oublierez votre propre nom. Par Hermès ! en voici bien d’une autre ! Vous ramerez sur les galères de l’infidèle, et vous ne connaîtrez pas le nombre de vos enfants…

— Bonhomme ! interrompit maître Pol qui riait, malgré votre méchant loup, vos oiseaux et vos serpents, vous êtes un joyeux compère ! Tout cela est fort divertissant, sur ma parole !

— Ohimé ! ohimé, poursuivait Mathieu Barnabi, sincèrement enthousiasmé, la bonne aventure ! vous resterez enterré quinze ans, et vous ressusciterez comme Lazare, pour faire un miracle. Or ça, mon fils, je ne vivrai peut-être pas assez vieux pour voir tout cela, mais cela sera. En attendant, vous aurez, à crédit, assez de mon élixir pour guérir un taureau. Mettez un genou en terre, s’il vous plaît, et recevez la manne ! »

Il avait pris à la main le petit flacon renfermant le précieux liquide.

« Devant le dieu Crédit, déclara maître Pol joyeusement, ce n’est pas un genou que je mettrai en terre. Si j’en avais une demi-douzaine, je les fléchirais tous de grand cœur. »

Et il se prosterna de bonne grâce.

Mathieu Barnabi éleva pieusement la fiole au-dessus de sa tête.

« Ceci, dit-il, est la panthériaque absolue, le résolvant universel, la septième essence du TOUT. Amen.

— Et cela guérit la colique ? voulut constater maître Pol.

— La colique, répliqua Mathieu BarnaM avec volubilité, la teigne, le haut-mal, la fièvre maligne, le tétanos, la goutte, la mélancolie, la pituite, la migraine, l’incontinence des sens, la stérilité de la femelle, l’impuissance du mâle, la gourme des enfants, la rage des dents, l’alopécie précoce, le strabisme, le bégayement, la paralysie, l’apoplexie, l’hypocondrie, l’hystérie… »

Il s’arrêta pour prendre haleine. Maître Pol dit de bonne foi :

« Je ne m’étonne pas si cela coûte si cher !

— Et généralement, acheva Mathieu Barnabi, toutes les incommodités quelconques attachées à la condition de notre misérable nature humaine.

Amen ! fit à son tour le page. Mais alors pourquoi vendez-vous d’autres remèdes ?

— Parce que les mortels ne sont pas égaux, répéta le drogueur. On ne peut donner à tout le monde le médicament des rois. Souvenez-vous de ceci, mon fils : quand vous serez riche, vous me devrez vingt doubles pistoles. Emportez ce flacon, il est à vous. Voici comme il faut doser : deux gouttes pour un enfant, quatre gouttes pour une femme, huit gouttes pour un homme fort, seize pour un cheval. S’il s’agit de M. de Vendôme, vous pouvez mettre vingt-quatre gouttes. »