Le Mari embaumé/I/4. Dame Honorée

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Hachette (Tome 1p. 54-55-64-65).





IV

DAME HONORÉE.


Renaud de Saint-Venant ayant prononcé ces paroles fort doucement et d’un air sucré qu’il avait, se retira. C’était un second écuyer très-prudent.

Dame Honorée de Pardaillan-Guezevern sortit au contraire de sa maison, l’œil indigné, la joue blême de colère. Elle ne dit rien, en passant, au dénonciateur. Elle traversa le jardin d’un pas ferme et roide comme celui d’une statue qui marcherait.

Il fallait que nos amoureux fussent bien occupés pour ne la point entendre. Ils ne l’entendirent point.

Elle les surprit tels qu’ils étaient : Éliane enlacée dans les bras de maître Pol. Son livre d’heures, massif et lourd, s’échappa de ses mains. Les graines de son chapelet s’entre-choquèrent et frémirent.

Ce fut la foudre qui tomba et sépara ces jeunes lèvres, prêtes à s’unir dans le premier baiser.

« Vous êtes tous deux des malfaiteurs ! décida du premier coup la bonne béguine ; des monstres ! des hérétiques ! »

Son courroux ne lui permît pas de trouver d’autres injures.

Éliane et maître Pol s’étaient levés tous deux et restaient anéantis.

« Ma tante !… » balbutia le page.

Puis il ajouta, sans avoir conscience de ce qu’il disait :

« La messe du matin est-elle donc déjà finie ?

— Ma marraine ! ma bonne marraine ! murmura la fillette, qui avait coutume de nommer ainsi sa protectrice.

— Taisez-vous tous deux ! ordonna dame Honorée, en s’asseyant sur le banc de granit à la place qu’ils venaient de quitter. Taisez-vous, libertin ! Taisez-vous, effrontée ! Je vous maudis des deux mains ! »

Cela lui fit du bien s’asseoir. Elle s’éventa avec son mouchoir et sembla se recueillir comme un juge qui va prononcer un arrêt sans appel.

« Madame ma tante, reprit le page d’un air contrit, voulez-vous que je vous aille chercher un verre d’eau avec un tantinet d’essence des quatre fleurs ?

— Taisez-vous, infâme ! répliqua la béguine. Taisez-vous, surborneur ! Vous devriez mourir de contrition et de honte. On me l’avait déjà dit ; je ne voulais pas le croire !

— Ah ! fit maître Pol, qui dressa l’oreille, on vous l’avait déjà dit !

— Taisez-vous ! Non, la messe du matin n’est pas finie. J’irai à la messe de midi, à la chapelle Saint-Roch. Jour de Dieu ! vous goûterez de la Bastille, mon neveu ! et vous irez voir au For-l’Évêque si j’y suis, mijaurée ! Jour de Dieu ! Jour de Dieu ! miséricorde ! dans mon jardin ! à deux pas de ma maison ! Des enfants que j’ai comblés de bienfaits !

— Madame ma tante, insinua maître Pol bien doucement, nous étions en train de parler de vous… et si vous vouliez me dire seulement le nom du coquin qui nous a calomniés…

— Taisez-vous ! calomniés ! n’ai-je pas vu de mes yeux ! Çà ! misérable sujet, ce n’était pas une mauvaise idée que vous aviez de m’aller chercher de l’eau des quatre fleurs : je me sens faible. »

Avant qu’elle eût achevé, le page avait déjà fait une demi-douzaine de bonds vers la porte de la maison.

Elle le rappela.

« Dans l’armoire, à droite de mon lit, expliqua-t-elle. Joignez-y, détestable scélérat que vous êtes, une burette de vin de Sicile, car je crois que je vais défaillant… et un biscuit. Dieu vous punira… La burette est entamée, sur ma table de nuit. Les biscuits sont dans un sac sur mon prie-Dieu. »

Elle mit sa tête entre ses mains.

Éliane s’agenouilla près d’elle.

« Marraine ! fit-elle ; ma chère marraine ! »

Sa voix était si douce qu’un sourire essaya de naître sur la mine refrognée de la bonne dame.

Éliane ajouta tout bas :

« Nous nous aimons de tout notre cœur !

— Jésus ! s’écria dame Honorée, rendue à tout son courroux, pensez-vous m’apprendre du nouveau, ma mignonne ? Sur ma foi, je l’ai bien vu ! Je l’ai trop vu ! Et je puis ajouter qu’en toute ma vie je n’avais rien vu de pareil ! Ah ! ah ! vous vous aimez, voilà vraiment une belle excuse ! Et vous me le dites, encore ! Supposez-vous que mes oreilles soient faites à de pareils scandales ? Fi, ma mie, fi !

— Marraine, supplia Éliane, nous comptions sur vous pour nous marier ! »

Les deux mains de la béguine tombèrent.

« Vous marier ! répéta-t-elle. Mais, triste fille, à mon compte il y a encore neuf ans !

« Et d’ailleurs, s’interrompit-elle, c’est affreux ! inouï ! épouvantable ! Depuis que le monde est monde, on n’a jamais ouï parler de cela ! »

Maître Pol revenait avec un plateau supportant l’eau des quatre fleurs, la burette de vin de Sicile et une pyramide de biscuits.

« Vous servirai-je, marraine ! demanda Éliane.

— Le plus souvent ! s’écria dame Honorée. Tout est fini entre nous, ma belle ! Et je vous défends de m’appeler marraine. Jésus ! deux enfants de cet âge-là ! Dans mon jardin avec neuf ans à courir. »

Elle but un bon verre de vin, fortifié par quelques gouttes d’essence.

Maître Pol saisit ce moment pour dire :

« Madame ma tante, Éliane est pure comme les anges du ciel ! »

La béguine le regarda en face avant de poser son verre vide sur le plateau.

« J’en avais besoin, fit-elle. J’étouffais. »

Puis elle reprit, déjà notablement calmée.

« Pure comme les anges du ciel, c’est bien cela, maître fou ! et toi plus blanc que la blanche hermine, n’est-ce pas ? ce qui n’empêche que sans le petit Saint-Venant… »

— Ah ! fit pour la seconde fois Pol de Guezevern, c’est donc bien mon bon ami Saint-Venant qui a fait le coup, je m’en doutais !

— Je te défends de rien entreprendre contre lui ! prononça impérieusement dame Honorée, Saint-Venant est un petit saint !

— Que voulez-vous que fasse un prisonnier de la Bastille ? demanda ce bon apôtre de page.

— C’est juste ! on va t’y fourrer, mon neveu ! Et dans le meilleur donjon, vois-tu ! ou j’y perdrai mon nom ! Et quant à vous, demoiselle… »

Elle s’arrêta. Éliane la regardait en souriant.

« Bien, bien, fit la bonne dame qui détourna les yeux, tu vas essayer de m’ensorceler, petite péronnelle, c’est clair. Tu n’as pas envie de faire connaissance avec le For-l’Évêque ? Jour de Dieu ! Vous êtes deux méchantes créatures ! J’avais arrangé toutes choses pour dans neuf ans. Était-ce si long ? Tu t’ennuies donc bien avec moi, fillette ?

— Nous nous aimons, » répondit Éliane, qui tendit sa main à maître Pol d’un geste plein de gentille dignité.

Le page baisa cette main avec transport.

Nous sommes bien forcé de dire que dame Honorée lui lança un maître soufflet.

« Devant moi ! s’écria-t-elle indignée. Jour de Dieu ! Le monde va finir !

— Madame ma tante, nous ne ferons rien pour cela, dit le page, tendant son autre joue : voici pour la Bastille. Je vais payer maintenant pour le For-l’Évêque. Frappez ! »

La béguine attira cette joue à elle et la baisa.

« Bonne, bonne marraine ! » s’écria Éliane en se jetant à son cou.

Et tous deux s’assirent, l’un à droite, l’autre à gauche, entourant dame Honorée de leurs caresses attendries.

« Mes pauvres enfants ! dit celle-ci après un silence, vous pensez bien que je ne me suis jamais trouvée à pareille fête. On me parle d’amour ici, la bouche ouverte, et cela ne me scandalise pas trop, parce que… parce que… Ma foi, en définitive, je serais bien embarrassée de dire pourquoi !

— Je suis une moitié de capucine, et, dans ma jeunesse, j’aurais cru offenser Dieu en faisant ce que vous faites ; l’autre moitié de moi ne vaut rien, puisque je n’ai jamais eu le courage de prononcer mes vœux. Vous êtes deux bons petits cœurs, et jolis comme des anges. Ta joue reste toute rouge, mon pauvre neveu ; est-ce que j’ai frappé bien fort ? C’est certain que vous feriez un mignon ménage. Mais, où mettrais-tu ta femme, Pol, mon ami ? dans ta chambrette de page ? Et toi, Éliane… embrasse-moi encore, fillette… avec quoi nourrirais-tu les petits enfants qui viendraient ?

« Jésus ! Jésus ! s’interrompit-elle en rougissant abondamment, et en se signant. De quoi vais-je m’occuper ! donne-moi un doigt de vin, mon neveu. Il est bien sûr qu’Éliane, mariée, ne pourrait plus demeurer chez moi. Ne pouviez-vous attendre seulement les neuf années ? »

Elle souriait en faisant cette question inutile.

Elle sourit encore en ajoutant :

« Allez ! neuf ans sont bientôt passés ! »

Voyant la tournure que prenait l’entretien, nos deux amoureux croyaient cependant avoir cause gagnée. Ils écoutaient déjà dans leur rêve le carillon des cloches de l’église neuve des Capucines sonnant à toute volée pour leur mariage.

Quand la bonne dame Honorée eut bu son doigt de vin de Sicile, elle se prit à réfléchir. Éliane et maître Pol avaient beau la caresser désormais, elle ne parlait plus.

« Voilà ! dit-elle tout à coup ; le mieux est d’aller à la guerre, mon neveu de Guezevern, et toi, petite, tu entreras au couvent.

— Mort de moi ! s’écria maître Pol indigné, est-ce que vous vous moquez de nous, madame ma tante ? Je suis d’âge à nourrir ma femme, et je le montrerai bien ! D’ailleurs, je ne suis pas un mendiant, peut-être : l’héritage de M. le comte de Pardaillan peut m’arriver un jour ou l’autre. »

Dame Honorée le regarda tristement.

« En es-tu à souhaiter la mort de tant de chrétiens ? murmura-t-elle ; sois donc aujourd’hui content. Roger de Pardaillan Guezevern, ton cousin et mon neveu, est mort à l’armée de Flandres. Il ne reste plus que sept jeunes hommes bien portants, y compris tes trois frères aînés, entre toi et la fortune du comte.

— Je suis bien sûre, marraine, dit Éliane d’un air offensé, que Pol de Guezevern ne souhaite la mort de personne. Il n’a pas besoin de cela. Voilà qu’il est un homme, il a promis de se corriger. Je suis prête à partager avec lui la bonne comme la mauvaise fortune. »

Par-dessus les genoux de dame Honorée, le page saisit les belles petites mains d’Éliane et les dévora de baisers.

La bonne béguine avait les sourcils froncés terriblement, mais c’était pour dissimuler cet obstiné sourire, qui lui revenait sans cesse, et malgré elle ses yeux se mouillaient.

« Devant moi ! voulut-elle dire. Devant moi ! criminels ! osez-vous bien !… »

Puis, sans savoir ce qu’elle disait, peut-être, car elle était émue et quelque pauvre rêve de jeunesse agitait ses souvenirs, elle ajouta :

« C’est beau, l’amour, c’est bon ! »

Encore une fois, nos deux amants virent le ciel ouvert.

Mais dame Honorée se leva brusquement, comme si ses propres paroles l’eussent éveillée en sursaut.

« Jésus ! fit-elle, où allons-nous ! Je crois que, moi aussi, je deviens folle ! Voilà, en vérité, d’honnête besogne que nous faisons à nous trois ! Je devrais avoir grande honte. Monsieur mon neveu, et toi, petite, l’amour est un péché, voilà le vrai. Pour se marier il faut avoir de quoi. Où sont vos rentes ? »

Éliane et maître Pol baissèrent les yeux sans répondre.

« Vous ne pouvez travailler de vos mains, mon neveu, reprit dame Honorée, parce que vous êtes gentilhomme ; je crois bien qu’Éliane est noble aussi, quoique je n’en aie point la certitude. Il faut vivre. La faim chasse, dit-on, l’amour, et le désespoir vient vite auprès d’un berceau où souffre la petite créature qui n’avait pas demandé à naître. Mes enfants, vous ne vous reverrez plus.

— Oh ! » firent à la fois les deux condamnés.

Et je suppose bien que maître Pol mit un juron ou deux au bout de cette exclamation. Peut-être trois.

« Vous ne vous reverrez plus, continua la bonne dame, jusqu’au jour de votre mariage. Et vous ne vous marierez que quand vous aurez de quoi manger du pain sec noblement, sans déroger ni déchoir. »

Ils voulurent protester, mais elle leur ferma la bouche d’un geste qui n’admettait pas de réplique.

« Pour manger du pain sec, poursuivit-elle, il faut à tout le moins douze cents livres par an. Quand on prend chez soi une jeune fillette comme je l’ai fait pour notre Éliane, on s’engage. Je contribuerai volontiers pour deux cents écus à l’œuvre de votre bonheur terrestre. C’est beaucoup, car je ne suis pas riche. La paix ! ne me remerciez pas. Reste à trouver les deux cents autres écus tournois. Vous pourriez lever bien des pavés avant d’en faire la découverte ; aussi, monsieur mon neveu, ne prenez point ce moyen. Rentrez chez votre maître, dites-lui franchement la maladie que vous avez et demandez-lui qu’il vous élève au grade d’officier à six cents livres de gages. »

Maître Pol baissa la tête dolemment.

« Autant vaudrait, grommela-t-il, me conseiller d’aller à la rivière avec une pierre au cou. J’ai vingt-quatre écus l’an chez M. le duc, et, avant-hier, il voulait me jeter à la porte, disant que je lui coûtais trop cher ! »

Dame Honorée prit Éliane par la main.

« Tous agirez comme il vous plaira, monsieur mon neveu, dit-elle. J’attendrai votre réponse jusqu’à demain matin. Demain matin, comme ce serait tenter Dieu que de vous laisser ainsi l’un auprès de l’autre, Éliane partira pour Nancy, où madame de Pardaillan-Montespan, ma cousine, est prieure, et j’irai de mon pied chez M. de Vendôme pour le sommer de vous envoyer en Bretagne. Venez, ma fille. Mon neveu, je prie Dieu qu’il vous garde de tout mal ! »

Elle se dirigea vers son logis d’un pas digne.

En chemin, la pauvre Éliane ne se retourna qu’une seule fois pour envoyer au page un baiser triste et découragé.

Elle pleurait. Maître Pol ferma ses deux poings et enfila d’un temps tout ce qu’il savait de jurons. Sa première pensée fut de se lancer tête première contre le tronc d’un gros tilleul, afin de guérir tout d’un coup sa peine ; mais il réfléchit qu’avant de mourir il serait juste et bon d’assommer un peu son ennemi intime, Renaud de Saint-Venant, second écuyer de madame la duchesse.

Cette idée mit du baume dans ses veines. Il resserra le ceinturon de son épée, posa son feutre de travers et sortit du jardin à grands pas.