Le Mari embaumé/I/8. Comment maître Pol épousa la petite Éliane

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Hachette (Tome 1p. 112-113-126-127).





VIII

COMMENT MAÎTRE POL ÉPOUSA LA PETITE ÉLIANE.


Maître Pol n’eut que le temps de prendre la porte à toutes jambes.

Il descendit encore une fois l’escalier dérobé, traversa le clos Pardaillan, où il n’y avait personne, et vint frapper à la porte de dame Honorée.

Dame Honorée était je ne sais où ; il n’y avait à la maison que la petite Éliane.

Le croiriez-vous ? La petite Éliane désapprouva de bout en bout l’adroite et sage conduite de maître Pol. Elle trouva qu’il n’avait pas eu raison d’aller chez Mathieu Barnabi, et qu’il avait eu tort de donner à son seigneur trente-deux gouttes de la potion : juste deux pitances de cheval.

Elle devint toute pâle, et si vous saviez comme la pâleur la faisait adorablement jolie, lorsque maître Pol lui avoua que César de Vendôme avait bu d’un trait le restant de la fiole.

« Il doit être empoisonné, murmura-t-elle.

— Il se porte comme un charme, riposta le page ; mais je n’ose en vérité, vous raconter le surplus de l’histoire.

— Racontez toujours, » dit Éliane dont le sourire espiègle pétillait.

Et je ne puis vous cacher que maître Pol avait le vertige, en songeant que, si la fantaisie de M. le duc se réalisait cette nuit-là même, dans quelques heures…

On aurait le vertige à moins que cela !

« Puisque vous avez blâmé ce qui était sage, Éliane, murmura-t-il, qu’allez-vous donc dire de cette absurde folie ?

— Voyons seulement l’absurde folie, fit la jeune fille.

— Eh bien ! Éliane, M. le duc veut que nous soyons mariés ce soir.

— Bah ! fit encore Éliane qui ne perdit pas son délicieux sourire. C’est court de délai.

— Voilà tout ce que vous objectez ! s’écria maître Pol.

— L’Évangile est formel, murmura Éliane : il faut rendre à César ce qui appartient à César.

— Je mourrai fou à force de vous adorer, Éliane ! déclara le page.

— Après ? interrogea la fillette.

— Ah ! c’est là l’insensé, ma pauvre Éliane ! l’impossible ! l’extravagant !

— Voyons l’extravagant.

— Savez-vous quels sont les gages de l’intendant de M. de Vendôme ?

— Non, je ne le sais pas.

— Je vais vous le dire, Éliane. »

Et maître Pol, comptant sur ses doigts, énuméra tous les revenant-bons qui faisaient de l’homme d’affaires de Vendôme un personnage d’importance.

Éliane S’écouta fort attentivement et dit :

« Eh bien ! »

Alors maître Pol, commençant une autre énumération, détailla les divers devoirs de cette charge si bien payée.

Éliane répéta :

« Eh bien !

— Eh bien ! dit maître Pol, M. de Vendôme s’est mis en tête de me nommer son intendant.

— Acceptez, dit Éliane sans hésiter.

— C’est que… en fait d’arithmétique, je sais juste que deux et deux font quatre, murmura le page en souriant.

— Acceptez, répéta sérieusement Éliane.

— Comment, accepter !…

— Et tout de suite.

— Mais qui fera les additions, cher cœur, les soustractions, les multiplications ?

— Ce sera moi, monsieur de Guezevern. »

Elle était si jolie en disant cela, que maître Pol se mit à l’admirer de tout cœur.

« Ce sera moi, répéta-t-elle. Je compte très-bien. Et souvenez-vous de ceci, monsieur de Guezevern : je ne vous apporte point de dot ; mais c’est moi qui ferai votre fortune. »,

En ce moment le pas lourd de la béguine sonna sur le carreau de l’antichambre.

Éliane reprit sans se troubler :

« Et quand j’aurai fait votre fortune, vous jetterez la plume pour reprendre l’épée. Je le veux. »

Maître Pol avait un peu de rouge au front.

« C’est que… c’est que, dit-il encore, je sais lire un petit peu et même assez couramment, mais pour l’écriture…

— Je vous apprendrai à écrire, monsieur de Guezevern.

— Oh ! le gentil maître que j’aurai ! s’écria le page, mais, en attendant que j’aie appris les registres chômeront.

— Jésus Dieu ! fit Éliane avec impatience, ne voilà-t-il pas un grand embarras ! je tiendrai les registres à votre place ; je griffonnerai pour vous, et s’il le faut, je signerai pour vous. »

Maître Pol l’enleva dans ses bras.

« Mort de moi, s’écria-t-il en la mangeant de baisers, à part l’écriture, vous verrez que je ne suis point manchot, madame de Guezevern ! Que parlez-vous de dot ? J’épouse une fée, tout uniment, et quand viendra l’héritage de monsieur mon oncle, le comte de Pardaillan, nous serons peut-être assez riches pour le donner aux pauvres.

— Et vous ne jurerez plus, stipula Éliane.

— Oh ! quant à cela, jamais ! »

Notre impartialité nous force d’avouer que, sur cette promesse, la petite Éliane rendit a son fiancé un des meilleurs parmi les mille baisers qu’il lui avait prodigués.

Dame Honorée, qu’ils avaient très-bien entendue, choisit ce moment pour entrer.

« Ne vous gênez pas, dit-elle avec un sourire aigre-doux, voici la seconde fois d’aujourd hui, et Dieu sait ce qui en arriverait si l’aventure allait seulement ainsi jusqu’à demain. C’est le baiser d’adieu, mes tourtereaux. Le carrosse attend dans la cour, et, sur l’heure même, vous allez partir, ma mie. »

Il faut être clément. La meilleure femme du monde aimera toujours à faire un coup de théâtre.

Maître Pol fronçait déjà le sourcil.

Éliane alla vers sa protectrice et lui baisa les deux mains.

« Marraine, ma bonne marraine, dit-elle avec cet humide regard de ses grands yeux qui était irrésistible, vous allez être bien heureuse de notre bonheur. Mon mari et moi nous vous remercions du fond du cœur des sages précautions que vous aviez prises.

— Ton mari ! fit l’excellente béguine qui crut rêver. As-tu dit ton mari ? Et perds-tu la tête, malheureuse enfant ?

— J’ai dit mon mari, ma marraine. Comment voulez-vous que j’appelle autrement celui que je vais épouser aujourd’hui même ? »

Dame Honorée resta bouche béante à la regarder.

Éliane fit signe à maître Pol d’approcher et passa familièrement son bras sous celui du page.

« Le carrosse, ajouta-t-elle, servira demain pour nous mener à notre nouvelle résidence.

— Ah çà, voyons ! fit dame Honorée, suis-je éveillée ou endormie ?

— Vous êtes éveillée, ma marraine, quoiqu’il soit bien certain que notre bonheur tient du miracle. Et ce bonheur, vous pouvez vous en vanter, est uniquement votre ouvrage. »

À part lui, maître Pol dut réclamer contre cette assertion, car ce n’était pas dame Honorée qui avait été chercher la panacée absolue chez Mathieu Barnabi.

« Expliquez-vous, jour de Dieu ! dit la bonne dame. Vous me rendriez folle, à la fin !

— Ma marraine, répondit Éliane, toujours obéissante, vous aviez mis pour condition expresse à notre mariage que M. le duc de Vendôme nommerait votre neveu, Pol de Guezevern, à un titre d’office dans sa maison, avec six cents livres de gage annuel, pour le moins…

— Et M. de Vendôme aurait consenti ? interrompit dame Honorée avec une véritable joie.

— Non, ma marraine, M. de Vendôme a trouvé que c’était trop peu pour un jeune gentilhomme qui veut entrer en ménage. Il faut dire que M. de Vendôme a pour mon mari, votre neveu, une extraordinaire estime. Ventre-saint-gris ! s’est-il écrié, toi domestique à six cents livres, Guezevern !

— Tête-de-bœuf ! intercala maître Pol.

— Toi ! un noble homme de l’évêché de Quimper ! un Breton bretonnant ! le futur héritier de M. le comte de Pardaillan-Montespan ! Est-ce que tu plaisantes !

— Plaisantes-tu toi-même, fillette ? murmura dame Honorée.

— Non, ma marraine, M. de Vendôme a ajouté : Je veux que tu aies de gage principal huit cents écus tournois…

— Deux mille quatre cents livres ! s’écria la béguine émerveillée pour le coup.

— À payer en deux termes, poursuivit Éliane : à la Saint-Jean et à la Saint-Sylvestre. Item deux suites de hardes neuves, chausses, pourpoint, soubreveste, feutre et chaussures aux mêmes termes : hardes d’été, à la Saint-Jean, hardes d’hiver à la Saint-Sylvestre. Item le demi-sol pour livre sur toute redevance ou rente perçue. Item, la dîme de la dîme dans les pays de coutume tels que le Vendômois, le Nantais ; item… »

La petite Éliane alla, ma foi, presqu’au bout ; elle n’avait entendu qu’une seule fois cette bienheureuse énumération, et pourtant elle la savait par cœur. Vous jugez si elle pouvait faire une intendante.

Quand dame Honorée, qui écoutait abasourdie, sut enfin que M. de Vendôme voulait instituer maître Pol son intendant, elle leva vers le ciel ses deux mains qu’elle avait encore blanchettes.

« Ah ! dit-elle, le malheureux prince est fou ! »

C’était un peu l’avis de maître Pol et peut-être aussi celui d’Éliane, mais il ne s’agissait pas de réfléchir. Le page, s’acquittant de sa commission, annonça à madame sa tante que le fils de Henri IV désirait la voir sur-le-champ.

Dame Honorée mit une coiffe neuve, Éliane lissa d’un tour de main ses admirables cheveux, et l’on se dirigea vers la chambre à coucher de M. de Vendôme.

Nul ne pourrait savoir au juste ce qu’il y avait ou plutôt ce qu’il n’y avait pas dans le breuvage panthériacal de Mathieu Barnabi, drogueur de la reine mère. Ce que nous donnons pour positif, c’est qu’à l’arrivée de nos trois personnages, César-Monsieur était debout, en caleçon, sur le guéridon, comme une statue sur son piédestal, et qu’il sonnait de la trompe de chasse à pleins poumons.

Ce n’est pas rigoureusement le fait d’un fou, car nous avons connu des sonneurs de trompe qui, n’ayant jamais eu d’esprit, ne pouvaient être exposés à le perdre ; mais dame Honorée trouva le fait fort extraordinaire.

« Or çà, dit M. de Vendôme quand il eut achevé son enragée fanfare, que me voulez-vous, bonnes gens ? Pourquoi m’amènes-tu deux femmes, Tête-de-Bœuf ? La jeune, encore passe, mais la vieille, carajo ! qu’elle est laide !

— Fou ! répéta dame Honorée, fou à lier. Quel dommage ! »

Et, de fait, M. de Vendôme avait des yeux qui ne parlaient point raison.

Il sauta de la table sur le carreau avec une agilité de saltimbanque.

« Le diable rouge, reprit-il d’un ton grave, m’avait donné la colique ; Dieu me l’a enlevée, alleluia ! Nous verrons la fin de ce cardinal ! Hallali, mes valets ! »

Maître Pol le salua respectueusement et lui dit :

« Monseigneur, vous m’aviez ordonné de vous amener madame ma tante de Pardaillan-Guezevern et ma fiancée.

— Ventre-saint-gris, mon fils, il y a donc encore des gens qui ont l’idée de prendre femme ?

— Pour être intendant… » commença le page,

M. de Vendôme avait oublié un instant son idée fixe, mais elle lui revint comme un coup de foudre.

Il se frappa le front.

« Honnête homme ! s’écria-t-il. Sanguedimoy ! M. le grand prieur l’a bien dit : il faut un intendant honnête homme ! Le roi peut aller de vie à trépas, Gaston de France aussi, et M. le prince de Condé, et M. le duc d’Enghien, et M. le comte de Soissons. L’argent est le nerf de la guerre. Pensez-vous qu’on puisse rien faire sans argent contre un pareil cardinal ? »

Il se promenait à grands pas dans la chambre et gesticulait avec véhémence.

« Ventre-saint-gris, fillette, reprit-il en s’arrêtant devant Éliane, nous avons grandi depuis le temps ! Je me souviens que ce soir-là j’avais la colique. Et nous voilà jolie comme tout une panerée d’amours. Je serai le parrain de votre petit premier, si vous voulez.

— Oh ! monseigneur, balbutia Éliane.

— Ça ! qu’on appelle ce coquin de Mitraille, Chanteloup, mon gentilhomme de la chambre, Saint-Preuil, mon écuyer, Barbedieu, mon majordome et dom Moreau, le chapelain second de Mme la duchesse. Dans deux heures je veux la chapelle préparée.

— Ils sont bien jeunes, monseigneur, fit observer timidement dame Honorée, et, pour se marier, ajouta-t-elle, il faut une licence de l’officialité, quand on n’a pas le temps de publier les bans au prône et de coller les cédules au bénitier de la paroisse.

— Bonne dame, l’interrompit Vendôme, vous devez en savoir long, si vous n’avez rien oublié de ce que vous avez appris. Vous a-t-on demandé conseil, ne vous déplaise ? Vous souvenez-vous du nom de mon père ? Le roi de France est mon cadet, par la mort diable ! Et si monsieur de Paris, l’archevêque, me regardait de travers, je mettrais le feu à sa chappe. Le grand prieur veut que j’aie un intendant honnête homme, madame, et Dieu sait les antiennes qu’ils chantent à l’heure qu’il est, lui et M. le duc de Roquelaure en goûtant le claret ! Chanteloup ! Barbedieu ! Mitraille ! Tout à cuire et à rôtir ! Douze cents cierges dans la chapelle ! Une tonne de Beaugency en perce à la porte de l’hôtel ! Des violons ! Et un biniou de Bretagne, s’il s’en trouve à Paris ! Telle est notre volonté. »

Il ôta sa toque pour ajouter :

« C’est monsieur mon intendant qui se marie ! Pour faire pièce à ce diable rouge de Cardinal ! Noël ! Noël ! »

Les domestiques et gentilshommes se regardaient.

M. de Vendôme saisit Mitraille aux cheveux.

« Qu’as-tu fait de M. de Saint-Preuil, mon écuyer ? lui demanda-t-il. Mon cheval ! Je veux aller quérir M. de Paris en personne ! ou plutôt, non ! mieux vaut que je reste ici pour surveiller les préparatifs. Il me faut M. de Longueville et M. de Montmorency. Crevez un cheval et nous aurons Bellegarde ! Il me faut Nevers et la Valette, Roanne et Mortemart. Ventre-saint-gris ! ce n’est pas tous les jours que monsieur mon intendant se marie ! Le Cardinal en crèvera s’il veut de dépit, quand il saura que j’ai un intendant honnête homme !

« Bonne dame, s’interrompit-il en prenant à l’improviste le bras de la béguine, nous ouvrirons le bal. Je gage que vous savez encore comment on danse la courante, depuis le temps ? »

Dame Honorée poussa un cri d’horreur., Tous les officiers de Vendôme étaient maintenant réunis. Un large éclat de rire fit le tour de la chambre.

César-Monsieur parut flatté de cette approbation.

« Ventre-saint-gris ! dit-il pourtant, on ne rira peut-être pas de si bon cœur quand je vais avoir mon intendant honnête homme ! M. le grand prieur l’a voulu. Prenez-vous-en à ce coquin de cardinal ! Et faites bien attention à ceci : le jour s’en va tombant ; si la noce n’est pas prête dans deux heures, je chasse tout le monde. Maison nette, mort-diable ! Qu’on dresse ma toilette comme si c’était pour festoyer chez le roi ! »

Ce soir-là, le bruit courut dans Paris que ce pauvre M. de Vendôme était fou à lier. À vrai dire, cela n’étonna personne. On l’aimait, cependant, pour le bon sang qu’il avait dans les veines, et le populaire se rassemblait en foule aux alentours de l’hôtel de Mercœur, pour voir si le fils du roi Henri n’aurait point fantaisie de danser par les rues en chemise.

Danser par les rues en chemise était assurément une idée moins baroque que celle qu’on lui prêtait, d’avoir un intendant honnête homme !

Quoi qu’il en soit, M. de Vendôme resta en son hôtel, où il y eut une très-belle fête. L’officialité donna haut la main toutes les dispenses voulues, moyennant finance peut-être, et maître Pol épousa bel et bien sa petite Éliane, dans l’église neuve du couvent des Capucines, par-devant Henri de Gondi, archevêque de Paris, qui se prêta de la meilleure grâce à cette fantaisie du fils d’Henri IV.

Les témoins furent M. de Tavannes et ce brave Saint-Preuil, qui, depuis, fut mis à mort judiciairement par la jalousie de M. le maréchal de la Milleraye, neveu de Richelieu.

On dansa ; M. le grand prieur vint avec M. le duc de Roquelaure et goûta une notable quantité de vins anciens et nouveaux. La bonne dame Honorée de Pardaillan-Guezevern, forcée de trinquer avec de si grands personnages, car elle servait de mère à notre Éliane, se mit en gaieté, dit l’histoire, vers la fin du repas et chanta un couplet au dessert.

Ce coquin de Mitraille n’attendit pas si tard. Au rôti, il était couché sous la table.

Un peu après onze heures de nuit, les jeunes époux montèrent dans ce carrosse qui devait mener Éliane au couvent, et partirent pour le château de Vendôme où maître Pol devait faire sa résidence.

Quant à César-Monsieur, il se mit au lit avec une fièvre de cheval et resta sur le flanc l’espace de sept semaines. On ne sait pas si ce fut l’effet de la potion panthériacale, composée par Mathieu Barnabi.

Quand César-Monsieur fut guéri de sa fièvre, il rentra en pleine possession de ses coliques.