Le Mari embaumé/II/12. La chambre à coucher de la reine

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E. Dentu (Tome 2p. 155-167).





XII

LA CHAMBRE À COUCHER DE LA REINE


Il y avait plusieurs chats et un seul chien, lequel était joli, appartenant à la pure race épagneule des Baléares, mais triste, dominé, mâté. Ce n’était pas un chien heureux. On lui défendait de battre les chats.

Les chats, au contraire, vous avaient des airs vainqueurs à la manière de M. le duc de Beaufort et de ses amis les Importants. Évidemment, c’étaient ici les favoris.

Parmi ces favoris, nous citerons trois préférés : un cat-fox d’Écosse, aux longues oreilles pointues, à la queue de renard, une petite chatte de gouttière d’une idéale gentillesse, zébrée blanc et noir, et enfin, et surtout un matou d’Anatolie, soyeux comme un lama, et portant avec fierté sa splendide toison d’un brun minorangé, qui avait des reflets de feu.

Il s’appelait Kaddour. La reine l’aimait, le cardinal l’adorait, il avait déjà étranglé une douzaine d’épagneuls.

Voici quelle était la position de nos personnages. Le chien des Baléares se roulait sur un fauteuil, dans un coin et ressemblait à un manchon. Le cat-fox qui s’était attiré par son naturel féroce les respects de l’angora Kaddour s’asseyait au-devant de la galerie et nettoyait ses pattes avec sa langue. Minette, la fille des gouttières, montrait son museau pie sous l’auguste aisselle de Sa Majesté, et le superbe Kaddour, hérissant les touffes chatoyantes de sa chevelure, faisait la roue sur les genoux de Son Éminence.

Car Son Éminence s’était assise dans la ruelle, pendant que la reine se relevait sur son séant. Madame la comtesse de Pardaillan était seule debout, en dehors de la galerie, à peu près au milieu de la chambre.

La scène était éclairée par une seule lampe suspendue au plafond au moyen d’un réseau de chaînettes dorées.

La reine Anne d’Autriche atteignait, nous l’avons dit, cette période de la vie des femmes qu’on nomme familièrement leur « été de la Saint-Martin. » Le cardinal, qui avait le même âge qu’elle, restait au contraire un jeune homme. Il avait gardé de son ancien métier de soldat diplomate, une tournure dégagée qui, grâce aux habitudes de l’époque, ne jurait point avec sa robe. Il se portait admirablement, dit madame de Motteville, et « avait l’art d’enchanter les hommes. »

Sa moustache était nonpareille ; rien ne résistait à l’éclat un peu félin de ses yeux. Il avait réussi brillamment près des dames, bien que les mémoires du temps l’aient accusé de froideur à l’endroit de ce sexe, un peu démodé en Italie. Gourville et Le Vassor racontent de lui des traits de témérité toute française : ce fut l’épée à la main qu’il accommoda les Espagnols et les Français sous les murs de Cazal. Et comme, le traité signé, les deux adversaires se plaignaient d’avoir été surpris, ce fut l’épée à la main encore qu’il maintint la validité du contrat.

En ce temps-là, le Gentilhomme romain, comme on l’appelait, ne ressemblait guère à ce poncif habillé de rouge que le théâtre nous exhibe de temps à autre sous le nom du cardinal de Mazarin. Et pourtant ce poncif, dessiné à la craie sur une muraille, n’est pas sans posséder une vague ressemblance. Les gens du mélodrame sont myopes plutôt qu’aveugles : ils voient les choses en gros.

On prétend que c’était M. de Mazarin lui-même qui avait suspendu M. de Beaufort comme un mannequin au devant de l’alcôve de la reine. Sa liaison avec Anne d’Autriche durait depuis longtemps ; elle était peut-être platonique. Du moins n’avait-elle point encore transpiré dans le public.

Madame d’Hautefort, cependant, avait déjà encouru le mécontentement de la reine en lui faisant à ce sujet de vertes représentations.

Laporte, valet de chambre de la reine et auteur des plus curieuses pages qui aient été écrites sur le ménage de Louis XIII, n’épargna pas les remontrances. Il avait des droits. Sa tête avait branlé plus d’une fois sur ses épaules pour les fredaines de sa dame. Mais ce qu’il y a de plus divertissant, c’est que la famille de Laporte s’en mêla : son beau-pêre et sa belle mère, le sieur et la dame Cotignon, donnaient aussi leur avis, et qui n’était pas tendre. Vous figurez-vous tous ces Cotignon grondant la reine de France et la reine de France leur répondant l’oreille basse. Bien basse, puisque le beau-père Cotignon lui dit un jour, comme un oncle bourru de comédie pourrait parler à sa nièce Fanchon : « Bran ! vous êtes toutes bâties comme cela ; quand vous voulez vous jeter à l’eau, il faut vous laisser noyer ! »

Dans l’arrière-boutique des rois se passe-t-il donc de si bourgeoises bouffonneries ?

Et de nos jours, après tout, Daumier a-t-il eu historiquement raison de déguiser Agamemnon en pompier ?

— Veuillez prendre un siège, madame la comtesse de Pardaillan, dit la reine, après une minute d’attente, pendant laquelle M. de Mazarin lui avait parlé tout bas.

Éliane obéit aussitôt.

La reine reprit avec bonté :

— Je n’ai qu’un orgueil, madame, c’est de posséder la mémoire du cœur. Expliquez-moi clairement ce que vous désirez de moi.

Éliane joignit les mains dans un élan de reconnaissance, et balbutia d’ardentes actions de grâces ; puis, affermissant son courage par un effort puissant de volonté, elle se recueillit en elle-même et parla ainsi, d’une voix respectueuse, mais assurée :

— Je viens d’abord me confesser à la reine. Ensuite, je viens lui demander son secours.

Sans autre préambule, la comtesse de Pardaillan entama le récit exact et sincère des événements que nous connaissons. Elle dit le rôle joué par elle dans la maison de son mari pendant qu’il était intendant de Vendôme, son voyage à Pardaillan, où elle avait retrouvé tout à coup un père ; elle dit l’affaire des blancs-seings, faisant brièvement remarquer que la signature de son mari était, depuis cinq ans, la sienne propre, et que Guezevern aurait incontestablement ratifié à Paris ce qui avait été fait dans le Rouergue.

Mais à son arrivée à Paris, Guezevern était mort.

Elle avait un fils, elle portait un second enfant dans son sein ; elle était, d’un autre côté, par elle-même, héritière directe, naturelle et légitime.

Elle dit la supercherie employée pour garder l’avenir de ses enfants, la prétendue folie du comte et les précautions prises pour enfermer le secret dans cette chambre où nul ne pénétrait jamais.

Cela dura longtemps. Elle fut écoutée en silence. Le cat-fox, surtout, sans cesser de lécher l’intérieur de sa patte, sembla lui prêter une continuelle et bienveillante attention.

Assise, au milieu de la chambre, madame Éliane se trouvait en pleine lumière, tandis que la reine et le cardinal perdaient un peu leurs profils dans l’ombre de l’alcôve.

Une personne placée derrière eux aurait entendu quelques observations échangées qui n’avaient point trait précisément au récit de madame la comtesse.

— Tous ces gens me fatiguent, avait dit la reine, dès le commencement de l’histoire. Je n’aime plus ceux que j’aimais, et je déteste toujours ceux que je haïssais.

— Il faut être prudente, ma douce souveraine, avait répondu le cardinal. Je suis comme vous : je n’ai pas plus de confiance dans les Politiques que dans les Importants, et M. de Chavigny ne vaut guère mieux que M. de Ohâteauneuf. Mais nous tiendrons, s’il plaît à Dieu, les uns par les autres. Ménagez M. d’Orléans ; laissons vivre la maison de Riohelieu pour garder en échec la maison de Condé. Les princes se balanceront : ils pèsent des poids semblables, et ne peuvent jamais être dans le même plateau.

Nous serons sauvés si nous avons de l’argent et du temps. Le temps nous regarde. Pour l’argent, nous avons M. d’Émery qui est avide et avare ; cela fait de bons surintendants, pourvu qu’on les presse de temps en temps comme des oranges. Aussitôt qu’ils sont vidés, ils éprouvent le besoin de se remplir. Accordons tout, pour le moment, à ceux qui font beaucoup de bruit ; rien n’est aisé comme de reprendre ; les déchus ont toujours tort. Et point de scrupules, s’il vous plaît, madame. Il y a deux consciences : l’une d’État, qu’il est permis d’accommoder à la nécessité des affaires, l’autre privée, dont on fait ce qu’on veut. Je ne suis bon à rien par moi-même, madame ; mais ma respectueuse passion m’élève et me transporte à ce point que je me sens capable de grandir même la grandeur de ma reine !

Ses yeux parlaient, plus éloquents que sa parole elle-même.

Anne d’Autriche le regardait avec une tendre admiration.

— Vous êtes un Richelieu d’amour ! murmura-t-elle.

Mais il n’y avait personne pour écouter cela, sinon Minette de la gouttière, toute chaude sous l’aisselle de la reine, et le superbe Kaddour, rouant sur les genoux du cardinal.

Quand madame Éliane reprit haleine, à la fin de son récit, la reine tressaillit et prononça tout bas :

— Qu’a-t elle dit, la pauvre femme ?

Certes, elle n’en eût point su répéter le premier mot, malgré cette mémoire du cœur, qui était son seul orgueil.

Heureusement M. le cardinal possédait une de ces merveilleuses organisations qui entendent à tout et ne sont jamais distraites que d’une oreille.

— Madame, répondit-il à Éliane, Sa Majesté est touchée de votre embarras, où il y a certes une faute, mais mitigée par les circonstances. Seulement, Sa Majesté se demande, et moi de même, pourquoi vous avez prolongé outre mesure cette situation dangereuse. Une fois vos droits et ceux de vos enfants établis, ne pouviez-vous déclarer la mort de votre époux ?

— Ah ça ! murmura la reine stupéfaite, Jules, vous aviez donc entendu, vous ?

— La nécessité, répliqua Éliane, m’avait imposé des complices. Ce sont eux qui m’ont empêchée de rentrer dans la vérité. Ce sont eux qui m’oppriment et qui me tuent. C’est contre eux que j’implore le royal secours de Votre Majesté.

— Qui sont vos complices ? demanda la reine.

— Le conseiller Renaud de Saint-Venant, répondit la comtesse, et le médecin, Mathieu Barnabi.

M. de Mazarin prit ses tablettes.

— Le vieux sorcier est usé jusqu’à la corde, murmura-t-il, mais on pourra se servir du conseiller. Le temps va venir où nous aurons grand besoin du Parlement. Poursuivez, je vous prie, madame.

— J’hésite, continua Éliane, qui était pâle et qui tremblait, à vous dire la vérité dans toute son horreur. M. de Saint-Venant était la cause indirecte de la mort de mon mari ; M. de Saint-Venant avait conçu pour moi une passion coupable.

— Ah ! fi ! dit la reine, qui prêtait l’oreille maintenant.

— Dois-je m’arrêter ? balbutia la comtesse.

— Nous sommes ici des juges, répliqua Anne d’Autriche, nous devons tout écouter. Nous comprenons qu’il vous fut impossible de résister à ce coupable Saint-Venant.

— Je lui résistai, madame, prononça fièrement Éliane, dont le beau front eut une fugitive rougeur. J’ai cruellement souffert, mais je ne suis que malheureuse.

Anne étouffa un léger bâillement.

— Cette femme doit être de mon âge, murmura-t-elle. Laquelle de nous deux est la mieux conservée, monsieur le cardinal ?

— Ma reine ! répondit Mazarin avec langueur, à quel astre voulez-vous comparer le soleil ?

Éliane, cependant, disait :

— Je fus punie de ma résistance. Avant même de mettre au monde la pauvre enfant pour laquelle je combats aujourd’hui, je perdis mon fils, l’amour chéri de son père qu’on arracha une nuit de son berceau, et que j’ai cru mort pendant quinze années.

— Vous soupçonnez le conseiller de Saint-Venant de ce rapt ? interrogea Mazarin.

— Ce n’est pas un soupçon, c’est une certitude. Monsieur le cardinal, le jour où vous m’avez trouvée au château de Rivière-le-Duc, j’avais de la joie plein le cœur : je venais d’apprendre que mon fils existait…

— Et cela vous rendit miséricordieuse, madame ! dit Anne avec sécheresse. Je n’avais pas besoin qu’on réveillât ce souvenir.

— Oh ! madame ! s’écria la comtesse les larmes aux yeux, ce n’est pas pour Votre Majesté que je parlais. Une mère ne pense qu’à son fils !

La reine dit avec une dignité vraie :

— Vous avez raison, madame, et j’ai tort.

— L’homme qui avait enlevé l’héritier de Pardaillan, reprit Éliane, un aventurier qui porte maintenant le nom de Chantereine, me vendit le secret de mes persécuteurs. Je vis ce jour-là même mon fils, un beau, un noble jeune homme.

— Et qui vous empêcha de le reconnaître ?

— Ils l’auraient tué ! répondit Éliane en frémissant. Ils le croient mort. Madame, j’ai pris beaucoup, j’ai trop pris déjà peut-être du temps précieux de Votre Majesté. Je sais où est mon fils, et il dépend de vous qu’il ait les baisers de sa mère. Ma fille, une enfant de seize ans, a dû être éloignée de moi, parce que M. de Saint-Venant m’a demandé, a exigé sa main…

— Quoi ? votre amant d’autrefois !… s’écria la reine.

— Il croit que ma fille est unique ; il évalue son héritage à six millions tournois.

M. de Mazarin fit une corne à la page de son carnet qui contenait le nom du conseiller de Saint-Venant.

— Et maintenant, reine, reprit Eliane, qui tendit ses mains jointes vers l’alcôve, la menace de cet homme est sur moi. Je lui ai refusé la main de ma fille comme je lui avais autrefois refusé ma propre main, parce qu’il me fait peur et horreur. Il va se venger, il va me dénoncer ; il l’a déjà fait peut-être, car M. le baron de Gondrin-Montespan payerait cher la connaissance de ces secrets. Le baron est héritier à défaut de nous ; il a déjà engagé autrefois contre nous une action judiciaire…, je me mets à vos genoux, reine, – Éliane se prosterna ; — une malheureuse, menacée comme je le suis du déshonneur et de la ruine, ne peut pas dire à son fils : je suis ta mère ! Elle ne peut pas même garder sa fille sous son toit. Rendez-moi, oh ! rendez-moi mes deux enfants et je vous bénirai jusqu’au dernier jour de ma vie !

La reine était touchée jusqu’à un certain point.

— Que peut-on faire pour cette pauvre femme ? demanda-t-elle en se tournant vers le cardinal.

À son tour M. de Mazarin était distrait. Il songeait peut-être que son stage de chrysalide avait assez duré et qu’il était temps de s’éveiller papillon.

Il tressaillit.

— Ce que je pense ? répéta-t-il.

Mais, se remettant aussitôt avec cette imperturbable présence d’esprit qui est le talisman de ses pareils, il ajouta tout bas ;

— Ma reine je rêvais de vous.

Puis tout haut :

— Je réfléchissais précisément à ce qui peut être fait pour madame la comtesse de Pardaillan, dont la situation me paraît digne du royal intérêt de ma souveraine. Que craint-elle ? Une constatation de la supercherie qui a ressuscité, pour le besoin de ses intérêts, son époux décédé ? Comment cette supercherie peut-elle être découverte ? Par l’introduction dans la chambre du mort de témoins privés ou publics. Que Votre Majesté déclare cette chambre close par intérêt d’État et en défende l’entrée même à la justice du royaume, et tout sera dit. Dans l’intervalle, M. le comte de Pardaillan mourra, sera inhumé… et…

Il s’arrêta, puis se leva.

— Et Votre Majesté, poursuivit-il, courbé en deux, aura payé ainsi la double dette de sa propre reconnaissance et de la mienne.

— Car, ajouta-t-il en se redressant gaiement, je n’ai jamais senti comme ce jour-là, ma reine, la nécessité absolue d’un cou pour rattacher la tête d’un homme à ses épaules.

La reine sourit.

— Pauvre Cinq-Mars ! murmura-t-elle.

Éliane était muette de reconnaissance et de joie.

— Un acte pareil est-il possible ? demanda la reine.

— Je vais le libeller dans deux minutes, répondit M. de Mazarin, qui ouvrit un pupitre placé près de lui, en murmurant : Per dio omnipotente ! J’aurai loyalement gagné mes cent mille livres !

Il paraît que, décidément, la cédule n’était pas pour Anne d’Autriche.

Celle-ci, pendant que Mazarin écrivait, se tourna vers la comtesse :

— Il suffit, madame, dit-elle. Nous nous engageons à vous soutenir. Ce que vous demandez est chose faite.

— Je puis reconnaître mon fils ! s’écria Éliane éplorée, je puis rappeler près de moi ma fille !

— Vous le pouvez, madame.

Un geste de la reine empêcha Éliane de s’élancer pour lui baiser les mains. Elle se retira le cœur rempli d’allégresse.

La reine, dès qu’elle fut partie, étira ses bras au grand déplaisir de Minette, que ce long entretien avait endormie.

— Je suis brisée de fatigue, dit-elle.

— Encore cet effort, ma reine, répliqua Mazarin en lui apportant le parchemin à signer.

Elle signa.

Et je ne sais comment cela se fit, malgré sa grande lassitude, Anne d’Autriche resta longtemps, longtemps à causer avec son futur ministre.

Sans doute qu’ils s’entretenaient du bien de la France.

Tout en causant, la reine jouait avec le parchemin qu’elle venait de signer, et qui contenait le salut de notre Éliane.

Anne d’Autriche le plia d’abord, puis le froissa, puis en fit une boule. Cela ne dépendait aucunement de la mémoire du cœur. M. de Mazarin, occupé de politique, ne s’en aperçut point.

La boule tomba. Kaddour s’en empara, Minette la vola à Kaddour, le cat-fox la ravit à Minette.

Il y eut sur le tapis une joyeuse et interminable bataille.

À la suite de cette bataille, la boule alla Dieu sait où.

Une voix dit au fond de l’alcôve, où désormais il faisait nuit :

— Au revoir, Anne, ma respectée reine.

Une autre voix répondit :

— Monsieur le cardinal, à demain.

Les chats dormaient, l’épagneul aussi.

Madame Éliane, agenouillée dans son oratoire, priait pour ses deux bienfaiteurs : la reine et M. le cardinal.