Le Mari embaumé/II/9. La lanterne magique

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E. Dentu (Tome 2p. 113-125).





IX

LA LANTERNE MAGIQUE


Il ne faudrait point que le lecteur s’effrayât de ce deuil qui assombrissait le cercle de la reine. Ce deuil n’était point triste. Comme les deux sexes étaient alors aussi coquets l’un que l’autre, les gentilshommes, attifés avec autant de soin que les dames, portaient gaiement les signes de ce chagrin public, qui n’était ressenti par personne. Les dentelles ruisselaient, les diamants resplendissaient, et certes, le morne souverain, sortant tout à coup, ce soir, de sa tombe à peine fermée, eût trouvé sa maison bien plus joyeuse après sa mort que pendant sa vie.

Il eût trouvé chez lui, par exemple, autour de sa femme, plus dodue, plus fraîche que jamais, et véritablement rajeunie par le veuvage, tout un peuple d’ennemis : des revenants de l’exil, des échappés de la Bastille, des proscrits qui rentraient à la cour comme en pays conquis.

Il avait bien fait de mourir, ce roi écrasé par la difficulté de régner, puisque la main robuste de son ministre n’était plus là pour faire le vide autour de son ombrageuse timidité.

Ces persécutés qui revenaient en vainqueurs formaient le fameux parti des « Importants », lequel, après sa défaite, devint le noyau de la Fronde. Ils avaient reçu ce nom à cause des grands airs qu’ils se donnaient et des rodomontades dont ils emplissaient la cour et la ville, depuis que le terrible fouet de Richelieu ne claquait plus sur leurs reins.

Au moment où nous franchissons le seuil de cette porte dont Estéban interrogeait naguère la serrure, la reine Anne d’Autriche était assise sous le dais, ayant à sa droite madame la princesse, à sa gauche son ancienne et tant chère amie la duchesse de Chevreuse. Le duc d’Orléans et M. le Prince, père du grand Condé, avaient des sièges au-dessous d’elle. Entre eux, le jeune duc de Beaufort s’était glissé sous prétexte de jouer avec le petit roi, qui était un enfant de cinq ans, merveilleusement beau.

Le roi, selon l’étiquette, était le seul ici qui ne portât point le deuil.

Les autres assistants se rangeaient un peu au hasard, la plupart dessinant un cercle autour de la reine, quelques-uns formant des groupes dans diverses parties de la vaste chambre.

C’était l’année où le duc d’Enghien, ce jeune homme au front noble qui causait là-bas avec la princesse de Longueville, si belle et si jolie, allait écrire le nom de Rocroy sur une des plus glorieuses pages de notre histoire. Il avait vingt et un ans. Non loin de lui était son frère, un enfant contrefait, qui le guettait d’un œil jaloux.

Plus loin, madame d’Hautefort s’entretenait avec MM. de Guise et de Vitry ; ce bon duc de Vendôme oubliait sa colique à contempler le triomphe de son fils, sur qui tous les regards étaient fixés ; car le héros de cette soirée n’était point du tout celui qui allait bientôt s’appeler le grand Condé, mais bien le futur roi des halles. On voyait en lui le favori nouveau, et lui-même en était persuadé plus que tous les autres. La marquise de Senecey lui faisait les doux yeux, Mademoiselle de Saint-Louis pronostiquait pour lui une carrière comparable à celle de Sully, et l’évêque de Beauvais, confesseur de la reine, mettait le comble à son triomphe en laissant percer une humeur jalouse.

La reine montrait à tous une figure souriante. Elle avait ici beaucoup d’intérêts divers à ménager. Il fallait amadouer les Condé et ménager le duc d’Orléans, tout en donnant satisfaction à la cabale. Anne d’Autriche n’avait peut-être pas l’esprit délié qu’il fallait pour débrouiller aisément les fils d’une intrigue politique, mais derrière elle, dans l’ombre, se tenait déjà, à l’insu de tous, le conseiller subtil qui désormais devait diriger sa vie.

Il était là, ce conseiller, et Dieu sait que personne ne faisait grand attention à lui, bien qu’il portât déjà la barrette de cardinal. C’était une créature de M. de Richelieu, un vaincu par conséquent, et c’est tout au plus si la cabale le tolérait en raison de l’humble posture qu’il avait su prendre.

Il était là, mais il ne comptait point. M. de Vendôme lui lançait des lardons et madame de Chevreuse l’appelait « le petit Mazarin. »

Il causait, en dehors du cercle, avec une femme très belle, il est vrai, mais simplement tolérée comme lui et que madame d’Hautefort avait amenée par grâce ; une comtesse de province qui avait fait parler d’elle sous le feu roi ; la femme d’un intendant devenu grand seigneur dans un coin reculé des Cévennes : madame la comtesse de Pardaillan…

La conversation languissait. La reine avait étouffé déjà deux ou trois jolis bâillements et lancé plus d’un regard, derrière son éventail, à cet homme dédaigné, le petit cardinal, qui se faisait modeste en dehors du cercle. Un instant, on aval parlé ici comme à la taverne de la Pomme d’amour de l’aventure récente : l’introduction d’un étranger au couvent des Capucines. M. le maréchal de la Meilleray, qui était à Paris pour faire sa cour, avait promis d’avoir raison de cet acte audacieux, non-seulement à cause de madame la supérieure des Capucines qui était sa cousine germaine, mais encore pour un motif à lui personnel ; 1 intrus était son mortel ennemi le jeune Gaëtan de Saint-Preuil dont il avait tué juridiquement le père.

Tout à coup, le petit roi demanda :

— Quand donc verra-t-on le diable et ses cornes ?

— S’il plaît à Votre Majesté, répondit le duc de Beaufort, M. de Gondrin-Montespan, que j’aperçois là-bas, va lui donner à ce sujet de meilleurs renseignements que moi.

Il fit un signe, et un gentilhomme à cheveux blancs, mais gardant une élégante et belle tournure, s’approcha.

— Le roi s’impatiente, lui dit M. de Beaufort.

Le baron de Gondrin était, en vérité, aussi bien à sa place ici que chez Marion la Perchepré. Il salua la reine fort galamment, baisa la main de l’enfant roi, et dit : On vient de m’annoncer que mes deux sorciers sont à leurs postes et préparent leurs prestiges. Sa Majesté n’attendra pas longtemps.

— Il n’y a rien là dedans, j’espère qui puisse effrayer le roi ? demanda Anne.

— Madame, répliqua Gondrin, je me suis fait un devoir d’assister moi-même à une montre de cette merveille nouvelle.

— Dites ce que c’est, monsieur, tout de suite, ordonna le roi.

Le cercle se resserra, et les gens disséminés dans le salon se rapprochèrent.

— Comme notre maître sait déjà bien commander ! dit l’évêque de Beauvais.

Le jeune duc d’Enghien, dont l’œil perçant couvrait le visage du petit roi, murmura :

— Sous son règne, il n’y aura point de Richelieu !

— Madame, répondait la douce voix de Mazarin à une question de la comtesse de Pardaillan, je ne suis rien, je ne peux rien. Mieux vaudrait pour vous être protégée par le dernier des valets de la reine !

En achevant cette déclaration, il releva sur madame Éliane un regard de velours et ajouta entre haut et bas :

— On dit que vous êtes bien riche, madame ?

— Je suis trop heureux, répliquait cependant Gondrin, d’obéir à votre majesté. C’est une lueur… Tenez, je prie le roi de se figurer un rayon de la lune entrant par la fenêtre et éclairant un drap blanc, tendu sur la muraille.

— Je me figure très bien cela, dit l’enfant.

— Au milieu de ce rayon, arrivent tout à coup et toujours sur le drap, le soleil, les étoiles, des arbres, des fleurs, des diables… mais on peut n’en point mettre, si madame la reine le désire.

— Moi, dit le roi, je veux des diables.

Il y eut un murmure d’enthousiasme dans le salon.

— Quel enfant ! fut-il dit de tous côtés. C’est une merveille !

Et ne soyez point trop sévères. Cela se dit chez les bourgeois comme à la cour.

— Puis, continua M. de Gondrin, ce sont des bergers et des bergères qui dansent un menuet, des soldats qui passent, des gentilshommes qui courent le cerf, un mari qui bat sa femme…

— Et qui est-ce qui fait tout cela ! interrompit le fils de Louis XIII.

— Ce sont, répondit M. de Gondrin, deux hommes voilés de noir.

— Ah ! fit le roi, je voudrais voir ces deux hommes… et encore ?

— Et encore, sire, il y a toute une comédie, et j’espère qu’elle pourra divertir Votre Majesté. C’est intitulé : Arlequin roi. On le voit donner la bastonnade à ses ministres, gagner des batailles, réjouir les dames et faire, en un mot le bonheur de ses sujets.

— Et les ministre ne se fâchent pas ? interrompit encore l’enfant.

— Ils savent trop bien, sire, répondit Gondrin en souriant, ce qu’ils doivent à la majesté royale.

— Ventre-saint-gris ! grommela M. de Vendôme, quand mon fils François de Beaufort va être premier ministre, du diable s’il se laissera bâtonner !

La porte de la salle des concerts fut ouverte à deux battants, et un huissier annonça, en cérémonie :

— La lanterne magique du roi !

Louis XIV se leva gravement, et tout le monde fut aussitôt sur pied.

Le roi prit la main de mademoiselle de Montpensier, fille de Gaston d’Orléans, qui avait alors seize ans et pour laquelle il témoignait une prédilection marquée. La reine s’effaça en souriant, et le laissa ouvrir la marche.

Dans la salle des concerts, qui était toute noire, le roi s’assit au premier rang des gradins et plaça Mademoiselle auprès de lui, à sa droite. Beaufort, appelé, s’assit à sa gauche, puis tout le monde prit place.

Tout le monde, excepté la reine. Dans le mouvement qui se fit pour passer d’une pièce dans l’autre, Anne d’Autriche avait disparu. L’évêque de Beauvais dit entre haut et bas :

— Sa Majesté fatiguée des travaux d’État, a désiré prendre un peu de repos.

En même temps il se plaça derrière le roi avec la gouvernante et la dame pour accompagner. Il n’y avait sur le premier gradin que le fauteuil du roi et les chaises de ses deux voisins, le fauteuil de la reine restant vide. Les princes s’assirent au second rang.

Tout au bout du troisième rang et restant à portée du regard des deux Bergamasques, parce que nul n’avait été s’asseoir si loin, M. le cardinal de Mazarin et la comtesse de Pardaillan prirent place. Immédiatement auprès d’eux se trouvait une porte qui communiquait avec les appartements privés de la reine.

Il s’était écoulé environ dix minutes depuis que l’œil du More avait quitté le trou de la serrure. Il avait employé ce temps à un singulier travail. Étalant devant lui les diverses lames de verre contenues dans les tiroirs de la boîte, il avait fait un choix rapide, changeant l’ordre des tableaux et brisant même certaines lames pour n’en prendre qu’une portion. À toutes les demandes de Mitraille, il avait opposé le silence.

De quoi Mitraille s’était consolé en vidant sa cruche.

Le More suivait une idée en opérant ce triage parmi les tableaux de la lanterne magique. Il avait assisté, lui aussi, à la représentation de la Pomme d’Amour.

Le baron de Gondrin, reprenant son rôle d’impresario, lui frappa sur l’épaule, disant :

— Bonhomme, le roi permet que vous commenciez.

— Il faudrait quelqu’un, répondit le More, pour tenir la vielle. Mon frère est blessé.

Il montra le mouchoir sanglant qui entourait le poignet de Mitraille.

— À cela ne tienne ! s’écria Gondrin, je tiendrai la vielle pour ne point retarder les plaisir du roi.

Louis XIV dit avec solennité :

— Nous vous remercions, monsieur de Gontrin-Montespan.

— Sire, dit aussitôt le More avec le plus pur accent de Bergame, mesdames et messieurs, vous allez voir ce que vous allez voir ! Regardez de tous vos yeux, je vous y engage, car c’est la merveille des merveilles, et il ne vous sera peut-être pas donné de contempler deux fois une curiosité si agréable. Allez, la musique !

Aussitôt, M. le baron de Gondrin promena ses doigts sur les touches de son instrument et fit jouer la manivelle. Le baron avait choisi une bourrée d’Auvergne qu’il exécutait de la meilleure grâce du monde.

— Ce brave gentilhomme, dit tout bas M. de Beaufort à l’oreille du roi, est un passionné serviteur de Votre Majesté. On lui fait attendre bien longtemps un poste qu’il désire, et qu’il occuperait à miracle.

— J’y pourvoirai, repartit le roi avec un admirable sérieux.

Le More prenait lestement ses dernières dispositions, mais il semblait chercher quelque chose du côté des appartements de la reine. Son regard, qui brillait à travers les trous de son voile, était fixé sur l’extrémité du troisième banc où s’asseyaient M. le cardinal de Mazarin et madame Éliane.

Quant à ce coquin de Mitraille, il se tenait droit comme un I et n’était pas trop mécontent de son sort parce qu’il n’avait rien à faire. Seulement il se creusait la tête avec cette question qui restait sans cesse sans réponse : Où diable don Estéban veut-il en venir ?

Comme la bourrée arrivait à sa fin, un écran se déploya tout à coup entre les spectateurs et les trois hommes que jusqu’alors on avait aperçus dans une sorte de crépuscule. En même temps, les lueurs éparses dans la salle s’éteignirent : on venait de former toutes les portes.

— Assez ! dit le More.

La vielle se tut.

— Tu as grandi d’un bon demi-pied, depuis hier, l’homme ! dit tout bas M. de Gondrin au prétendu Lucas Barnèse.

Celui-ci au lieu de répondre, s’écria :

Fiat Lux !

Un large cercle lumineux se détacha sur le drap blanc, sans que les spectateurs pussent deviner comment s’opérait ce prodige.

— À tout seigneur, tout honneur, reprit le More. Ayez la bonté de vous montrer, monsieur le soleil !

Ce fut un cri de surprise dans l’assemblée, et le petit roi se leva criant : « Voilà qui est très beau ! »

Le petit roi s’enthousiasmait rarement. La foule des courtisans battit des mains à tout rompre.

Nous n’avons pas la prétention de décrire la lanterne magique, cet appareil désormais si populaire qui sert à l’amusement des enfants et à la démonstration de certaines vérités scientifiques. Nous dirons seulement qu’il était alors complètement inconnu dans la plupart des pays de l’Europe. Kircher venait de l’inventer, et en ce temps les découvertes ne se propageaient point, comme aujourd’hui, à toute vapeur.

C’était, dans toute la force du terme, une représentation digne d’être offerte à la curiosité d’une cour, quoique certes, dans cette cour, vous n’eussiez pas trouvé beaucoup de gens assez avancés pour comprendre l’explication du mécanisme admirablement simple qui produisait tant de miracles.

Nous devons ajouter que, même après cette illustre exhibition, l’appareil inventé par le savant de Geissen eut pendant longtemps mauvaise odeur de sorcellerie. Le nom qu’on lui avait donné n’était point propre, en ce temps, à rassurer l’ignorance enfantine de la foule. Il fallut nombre d’années pour que Paris eût enfin sa lanterne magique, officiellement installée dans le vieux cloître des Feuillants. Et Dieu sait que le succès énorme obtenu alors par le physicien anglais Peter Davis était dû à l’épouvante des enfants grands et petits, autant qu’à la curiosité satisfaite.

À toutes époques, Paris aima passionnément à trembler.

Le More, cependant, ne chômait point à la besogne. Il montra successivement madame la lune, mesdemoiselles les étoiles, le diable battant sa femme et ce qui s’ensuit. Le coquin de Mitraille commençait à s’amuser franchement, quoiqu’il regrettât deux choses : sa petite fille Mélise et une tasse de temps en temps. Chaque fois que le More criait : « Allez la musique ! » Mitraille caressait sa cruche ; mais sa cruche était vide.

— Quelle est la charge sollicitée par ce baron de Gondrin ? demanda le petit roi à M. de Beaufort.

— La charge de lieutenant de roi dans la province de Rouergue, sire.

Dans la nuit, on entendait M. le duc de Vendôme qui disait :

— Des sorciers comme cela auraient peut-être quelque remède contre la colique ! »

Les deux personnes qui, en cette assemblée, faisaient le moins de bruit, étaient assurément M. le cardinal et madame Éliane. Celle-ci avait essayé deux ou trois fois de parler à voix basse, mais M. de Mazarin avait répondu :

— Je ne suis qu’un ver de terre, ma belle dame. Celui-là peut-il protéger quelqu’un, qui ne sait point se protéger lui-même !

Je ne saurais dire comment le More avait pu diriger une faible lueur vers cette portion de la salle. Tout en manœuvrant sa mécanique, il ne perdait pas de vue un seul instant madame la comtesse de Pardaillan.

Celle-ci ne lui rendait point la pareille. Elle poursuivait un but ardemment convoité. Toutes les facultés de son être se concentraient pour parvenir à ce but. Elle n’eût point su dire ce qui se passait autour d’elle.

— Sire, dit le faux Lucas Barnèse qui venait de faire danser des bergers et des bergères au son de la vielle gaillardement touchée par M. de Gondrin, avec l’agrément de Votre Majesté nous allons fouiller tout au fond de la pièce curieuse, en retirer un théâtre et vous jouer notre comédie : la Chasse d’Arlequin roi.

— Tiens, tiens, fit le baron étonné, mon drôle, tu as donc changé le titre de la farce. Hier, il n’y avait point de chasse là-dedans.

— Vous avez notre agrément, repartit cependant Louis XIV, qui ajouta en se tournant vers Beaufort :

— Nous récompenserons ce baron de Gondrin pour nous avoir procuré un pareil plaisir.

— Voici donc, reprit brusquement le Bergamasque, le grand roi Arlequin tantième du nom, qui est bien jaloux de sa reine et qui réfléchit aux moyens de la faire enfermer pour le reste de ses jours, avec son amant, dans une chambre toute pleine de verre cassé, de scorpions, de vipères et d’araignées. Un peu de musique !

Le roi Arlequin fit son entrée couronne en tête, et fut salué d’un large éclat de rire, parce qu’il croquait des noisettes tout en ruminant de si noirs projets.

M. le cardinal disait en ce moment à la comtesse de Pardaillan :

— Il y aurait peut-être un moyen. Les finances de madame la reine sont si cruellement dérangées… et, selon le bruit public, vous êtes si riche, vous, madame la comtesse !