Le Mari passeport/XIV

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Éditions Jean Froissard (p. 119-123).

TÉLÉPHONE


Je regarde toujours le consulat de France, les yeux m’en piquent. L’angoisse me prend de mon isolement. Je me vois de plus en plus séquestrée. Un désir fou me saisit de rétablir un trait d’union avec les miens, et d’avoir là un moyen de me faire comprendre, ce qui devient de plus en plus difficile dans ce harem. Maintenant, malgré tout, je me demande si je ne trouverais pas dans ce mystérieux consulat une source de réconfort. Mais comment prendre contact et le prévenir de ma présence à Djeddah et de ma séquestration ? Toutes mes tentatives de sortie ont échoué. On se méfie, en effet.

Voilà que j’aperçois un appareil téléphonique au bout du patio ! Trait de lumière. Je demande à Fakria, qui paraît surveiller le téléphone, l’autorisation de m’en servir.

Elle répond :

— Il est cassé.

Je n’insiste pas. Le même jour, vers midi, j’entends la sonnerie. On m’en interdit simplement l’usage, avec la souplesse et l’étonnante puissance du mensonge poli et souriant qui caractérise les Orientaux.

Je décide d’employer ce téléphone, coûte que coûte, et guette avec soin le moment favorable.

Vers quatre heures, tout le monde fait la sieste. C’est la minute à choisir. Je m’approche silencieusement de l’appareil.

L’angoisse me fait haleter, je bredouille en arabe le mot « consulat », en le prononçant de diverses façons, pour être comprise à coup sûr. J’ajoute : « Français : françaoui, françaouiyé », et je sens que je tiens enfin le mot de passe.

Une voix répond et questionne.

Je dis en français, le cœur battant :

— Je voudrais parler à M. Maigret.

Au bout du fil il y a une surprise évidente. Je suis crispée par la peur. Et, sans perdre de temps en explications, je bégaie hâtivement :

— Venez à mon secours. Vite. Une Française est prisonnière au palais du roi à Koseir el Ardar…

La voix murmure :

— Je suis le fils de M. Maigret. Je vais aller vous chercher ; mais j’ignore où est le palais.

— C’est une grande maison blanche, avec des volets verts, bâtie sur le sable en bordure de la piste de Médine.

Puis j’entends des pas et des voix. Je raccroche. C’est Fakria qui me demande ce que je fais.

Je hausse les épaules :

— Je contemple le téléphone, cela m’amuse.

Puis je vais regarder par la fenêtre à travers les volets. Le temps passe, je deviens nerveuse. Je m’avise de dire maintenant, en manière de défi, que, morte ou vive, nue ou habillée, je me rendrai bientôt au consulat français. Elles prennent un air de pitié, comme devant une folle :

— Comment ferais-tu, puisque tu ne connais même pas le chemin ?

Je réponds que j’ai vu le drapeau français par la fenêtre, et je saurai bien, sachant la direction, trouver la route. Me voyant si entêtée dans cette révolte, elles courent prévenir le sous-gouverneur. Il arrive aussitôt, et me dit avec courtoisie que Soleiman m’a confiée à lui. Il ne peut donc prendre la responsabilité de permettre à une femme musulmane d’aller rendre visite à des chrétiens.

Je le comprends mais rétorque :

— Peu importe, j’ai des difficultés à éclaircir au consulat, et je ne puis te les expliquer en arabe. Il me faut donc y aller. Au surplus, j’ai fait un arrangement avec Soleiman, dont il a dû te parler ; il doit me laisser toujours très libre ; j’irai donc là-bas.

Alors, le sous-gouverneur me formule son entière interdiction. Je lui révèle immédiatement, pour passer outre, que j’ai téléphoné au consul, qui m’attend. Si je ne vais pas à son rendez-vous, il sera mécontent et viendra me chercher.

L’argument est de poids, et porte. Les consuls ont, en effet, un très grand prestige près du roi. C’est ainsi que les esclaves battues menacent d’aller se plaindre aux consuls sans même savoir lequel… Et, lorsqu’elles partent en courant, on ferme les portes, on s’accroche à elles, on les prie de rester jusqu’à ce qu’elles y condescendent enfin avec hauteur… Elles savent d’ailleurs fort bien qu’affranchies, elles n’auraient plus aucun moyen de vivre.

Mais ce simulacre usé produit cependant toujours son petit effet. Il est vrai que les esclaves mâles ont parfois accompli cette menace jusqu’au bout. Les consulats de France ou d’Angleterre les ont fait repartir pour leur pays d’origine.

Le sous-gouverneur sent la situation délicate. Il se décide enfin, et m’accorde d’aller au consulat de France, accompagnée de deux esclaves. Mais je dois promettre que je serai de retour dans une demi-heure. Me voilà partie et j’arrive à la légation. C’est une grande bâtisse en pierre. L’édifice est surmonté par une petite plate-forme en bois couverte, à laquelle on accède par une sorte d’échelle.

Les fenêtres sont en moucharabiehs. Une vaste entrée. La porte principale est bardée de fer. Contre les murs, de longs bancs de bois sont à la disposition des pèlerins qui attendent le visa de leurs passeports pour rentrer chez eux.

M. M… me reçoit fort aimablement. C’est un homme charmant, extrêmement intelligent, aux idées larges et nettes. Il est surpris de l’étrange situation qui est la mienne en ce moment. Il me déconseille même, si je le puis, de pousser plus loin mon voyage.

Il m’avertit gravement qu’une fois au Nedj, dans l’intérieur des terres, aucune intervention ne lui serait possible.

Il me dit encore l’effrayante difficulté de traverser le désert du Hofouf, où les sables mouvants ont enseveli tant de caravanes. Que les réserves d’eau soient mal calculées et c’est la mort inévitable.

Je lui expose mes buts : aller à la Mecque et à Médine, en auto, puis, à pied, en caravane, à Oneiza. C’est le centre de l’Arabie, où règne la tribu des Moutayr, et j’y trouverai la famille de mon mari. Après un repos de quinze jours, je voudrais enfin entreprendre la traversée du désert du Hofouf, mille kilomètres, jusqu’au golfe Persique, où je veux pêcher les perles. Le beau-frère de mon mari Soleiman exerce ce métier là-bas, aux îles Bahreïn. Le consul a sans doute raison de me dire les difficultés de mener tout cela à bien. Mais je ne changerai pas ma décision. Je dis que Soleiman est à la Mecque.

J’attends son retour. Si nous avons la permission du roi, nous tenterons alors la réalisation de mon plan.

Je donne au consul l’adresse de mes beaux-parents à Oneiza. Si je n’ai pas reparu dans six mois, il pourra s’informer de mon destin.

L’entretien est terminé, je prends congé. Mon retour au harem se fait sous d’heureux auspices. Je ne ressens plus l’angoisse de l’isolement et me sens tout à fait rassurée.


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