Le Mari passeport/XV

La bibliothèque libre.
Éditions Jean Froissard (p. 125-129).

VIE DE HAREM


Et les jours continuent à courir. J’use l’heure. Sett Kébir, avec laquelle je bavarde longuement, fait apporter tous ses bijoux rangés dans une horrible petite valise à soufflets, comme en emploient les médecins de campagne.

Elle l’ouvre dignement et je vois apparaître une multitude de petites boîtes et flacons de pharmacie, dans lesquels sont rangés ses trésors. Dans une boîte à biscuits, que lui a offerte le consul d’Irak, se trouvent de gros bracelets pour les chevilles ; les anneaux sont toujours par paires, un pour chaque membre.

Les bagues ont pour écrin une boîte à cirage, puis ce sont des perles baroques, de grosseur moyenne, enfilées en grosses torsades, et retenues par un seul cordonnet qui sert de fermeture dans le dos. Dans une boîte à pilules purgatives, des séries de boucles d’oreilles en or massif sont très ouvragées.

La situation sociale d’une femme étant fonction de l’importance et de la valeur de ses bijoux, comme je n’en ai aucun, ce qui est incompréhensible pour une jeune mariée, ces pauvres femmes ont beaucoup de mal à se faire une opinion de mon rang.

Le sujet de l’amour physique est inépuisable ici dans la conversation ; on s’interroge sur les parties intimes des maris, sur leur manière de procéder, et principalement sur la jouissance que nous, femmes, en éprouvons. La plupart m’avouent qu’elles sont plutôt dégoûtées par ce petit jeu, mais qu’elles sont obligées de s’y soumettre sans aucune récrimination possible puisque c’est leur seule raison d’être.

J’imagine que leur sensibilité est atrophiée parce qu’elles se marient trop jeunes et que le premier acte ne leur fait éprouver que de la douleur, les hommes étant violents et passionnés. Elles en parlent pourtant sans arrêt, et ne dédaignent pas les plaisirs qu’elles peuvent se procurer entre elles ; ces pratiques, affirment-elles, sont très répandues au Hedjaz. Elles m’interrogent sur mes habitudes intimes. Leurs rapports sexuels doivent être plutôt violents, à en juger par les ecchymoses dont est couverte Fakria quand elle revient d’une partie de plaisir avec Ali Allmari. Elle en est assez fière et les montre avec satisfaction.

Sett Kébir ne cesse de parler de Taïf, le seul endroit du Hedjaz où il y ait de la verdure et de l’eau courante. Elle croit m’éblouir et me faire entrevoir des paysages inconnus et inimaginables. Je lui raconte que chez mes parents, à la campagne, nous avons une immense route d’eau (plus large que leurs rues) qui ne tarit jamais, bordée de prairies et d’arbres à l’infini, et que d’ailleurs toute la France est un grand jardin.

Sett Kébir éclate de rire, et me répond, croyant évidemment que mon patriotisme me fait imaginer ces descriptions fantastiques :

— Si la France était telle que tu nous le dis, ce serait plus beau que le paradis d’Allah. Tout le monde voudrait y vivre.

On n’imagine pas combien ma conversation est limitée avec des êtres qui n’ont jamais vu les objets les plus familiers de notre vie courante d’Occident.

Un des autres sujets de conversation tourne autour de l’élégance de leur toilette. Elles sont, en effet, d’une coquetterie inimaginable. Chaque ablution est un prétexte de changement de robe. Elles revêtent aussi bien une robe de soie très habillée à huit heures du matin, qu’une petite robe de calicot à six heures du soir. Fakria, la grande favorite, apparaît dans une nouvelle toilette trois ou quatre fois par jour. Et elle ne vient pas comme une personne qui veut passer inaperçue, mais en attendant, sans un mouvement, les bras pendants, le ventre en avant, les compliments de l’assemblée, qui n’oublie jamais de s’exclamer sur sa beauté et son élégance, tout comme si elle la voyait dans cette robe pour la première fois.

Pour égayer un peu ces journées si longues et si monotones, je leur esquissai un jour des pas de fandango, de valse, de charleston, au plus grand bonheur de ces malheureuses, qui n’avaient évidemment jamais rien vu de semblable. Elles me demandèrent, par la suite, de recommencer tous les jours, et même plusieurs fois par jour. Je devenais une attraction.

Il me vint alors l’idée de les distraire en leur apprenant des jeux d’enfants : colin-maillard, le furet, des rondes, des farandoles, des exercices d’assouplissement. Avisant une vieille corde qui traînait par terre, je me mets une fois à sauter : l’exaltation générale devient à son comble. On appelle le sous-gouverneur pour qu’il puisse assister à une chose aussi extraordinaire. Il se pâme de rire, avec tout son harem.

Lui reparti, les femmes sont déchaînées et poussent des cris hystériques, les enfants hurlent, tout le monde se met à courir, nous montons sur la terrasse, dans une farandole effrénée dont je prends la tête. Le harem fait bientôt un tel tapage que les policiers et les soldats de la caserne voisine sont obligés de venir, au bas du palais, pour rétablir l’ordre et le silence.

C’est un nouveau scandale, mais nous nous étions au moins bien amusées…

Les femmes, très agitées, se mettent ensuite à taper sur de vieux tanakés vides, en faisant un vacarme effroyable. Puis Mousny, la jolie négresse, se met à danser. Elle danse pendant des heures, les femmes scandent éternellement la mesure, en poussant ces cris arabes, à la fois monotones et lugubres. Mousny, exténuée, s’écroule en sanglotant comme un animal traqué ; je me précipite à son aide et lui demande ce qu’elle a. Elle n’arrive pas à me répondre à travers ses pleurs. Sett Kébir me dit simplement : « Ne t’en préoccupe pas, c’est l’âge. » J’avais une grande sympathie pour Mousny, et, comme j’avais promis à Soleiman de lui acheter une femme, je pensais la demander en mariage pour

Le Major S. Chef de l’Intelligence Service en Palestine

Soleiman Dikmari de la tribu des Moutayr, « Oiseaux de proie »

Porte de la Mecque à Djeddah

Tour funéraire de la vallée des Tombeaux aux environs de Palmyre

Zeïnab bent Maksime (Madame d’Andurain) et son nouvel époux, Soleïman à Haifa

mon mari. Je n’étais pas très sûre, d’ailleurs, que cet homme, pétri d’orgueil, consentît à épouser une mulâtresse, même fille d’un sous-gouverneur. Quand j’en parlai aux femmes, elles mirent plusieurs jours à comprendre que ce n’était pas une plaisanterie. Étant jeune mariée, je devais normalement, à leurs yeux, être jalouse. En vérité, on remarque actuellement au Hedjaz une tendance en faveur de l’épouse unique, et il leur semblait extraordinaire que moi, seule femme de mon mari, je lui en offrisse une seconde.

J’entamai donc la discussion du prix à payer, et, après des heures de marchandage, j’offris de Mousny cinquante livres or, somme qui semblait convenir. Sett Kébir en parla au sous-gouverneur, et je lui en reparlai à mon tour.

Après de longues discussions, dans lesquelles il répondait toujours : « On verra demain », je croyais déjà que c’était chose faite, ravie d’avoir trouvé un dérivatif aux idées viriles de Soleiman, quand Ali Allmari m’annonça tranquillement, un matin, qu’il l’avait promise à un de ses cousins. Je regrettai Mousny, si pleine de charme et de joie de vivre.

Derrière le palais, le long de la mer, s’élevaient quelques huttes en tiges de roseaux.

On me dit que les nègres à vendre étaient là.


*