Le Mariage d’Hermance/03

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Paul Lacomblez, éditeur (5p. 66-92).


III


Un samedi soir, jour de gala chez les Dujardin, Pierre endossait avec ennui son frac de cérémonie quand il fut mandé dans le cabinet de son père.

Il en éprouva une vive surprise :

— Monsieur n’est pas souffrant ? finit-il par demander au valet de chambre chargé du message.

Car il ne démêlait pas le motif de cette convocation tout à fait extraordinaire de la part d’un homme qui le traitait en étranger depuis tant de mois.

Fort intrigué, il expédia sa toilette et se fit annoncer chez M. Dujardin. Celui-ci, déjà paré pour le banquet, la brochette de décorations agrafée au revers de son habit, reçut le jeune homme dans son bureau et l’invita à s’asseoir en face de lui, du geste théâtral de l’empereur Auguste.

Il se recueillit une minute, tambourina avec un couteau d’ivoire, puis, redressant sa tête fine et soignée de vieux beau :

— Mon ami, dit-il d’une voix grave en s’écoutant parler, vous me rendrez cette justice que je n’ai jamais beaucoup contrarié vos inclinations. J’avais compté jadis que vous embrasseriez la carrière militaire où mon nom et ma fortune vous eussent aidé à tenir un rang honorable. Par malheur, les mathématiques vous inspiraient de la répugnance et vous avez préféré devenir un simple bureaucrate. Soit ; c’était votre droit de garçon majeur. Sans doute, avez-vous constaté alors un certain refroidissement dans nos relations. Rien de plus naturel, puisque vous aviez dédaigné mes conseils et résisté aux instances de votre mère et de votre sœur. Oh, ne protestez pas, je vous en prie… Encore une fois, vous étiez libre ; vous aviez le droit de ne pas comprendre les x et de vous sentir plus capable de remplir une fonction modeste que d’affronter, comme je l’ai fait, moi, avec succès, les difficiles examens de l’École. Vous n’êtes pas doué ; je ne vous le reproche pas de même que je ne proteste plus contre une tournure d’esprit et des habitudes de vie tout à fait incompatibles avec celles de notre monde, mais que j’excuse à présent parce que je me rends compte qu’elles dérivent autant de votre conformation morale que de l’influence néfaste de votre grand’mère, personne excentrique, pour la qualifier avec douceur… Soyez donc rassuré, je suis un censeur indulgent.

M. Dujardin, satisfait de son exorde, fit une pause, regarda son fils comme pour l’engager à répondre. Mais celui-ci demeura impassible, les yeux obstinément fixés sur une bougie brune et torse qui servait à fondre la cire.

— Oui, mon ami, poursuivit alors le grand seigneur en abandonnant son coupe-papier pour jouer avec un cachet d’argent dont le manche représentait le buste de Marie-Antoinette, vous avez déçu, sans le vouloir, nos légitimes espérances. Mais, de ce que je me sois résigné à la médiocrité de vos aspirations et que je vous aie permis de vivre à votre fantaisie, vous auriez tort de croire que je me suis complètement désintéressé de votre avenir. Non, je n’oublie pas mes devoirs. Écoutez-moi : vous avez atteint vingt-six ans, un âge où le jeune homme peut raisonnablement songer au mariage. Or, notre plus vif désir à votre mère et à moi, serait de vous voir disposé à contracter une union honorable qui, en vous donnant le bonheur, vous réhabiliterait en même temps de cette espèce de déchéance où vous êtes tombé. Jugez de notre sollicitude à votre égard ; depuis longtemps, nous cherchons dans notre entourage une jeune personne qui soit digne de vous plaire et d’être notre bru. Je pense que nous l’avons trouvée. Je ne vous cacherai pas que Mlle Hortense de Berghe nous paraît une demoiselle accomplie. C’est l’une des meilleures amies de votre sœur ; elle est riche, bien apparentée, instruite. Vous la verrez précisément ce soir ; j’ai recommandé qu’on vous plaçât à côté d’elle. Promettez-moi de la juger sans prévention ni malveillance, et soyez aimable avec elle autant que cela sera en votre pouvoir. Vraiment, je serais heureux qu’elle vous agréât. Je sais, d’ailleurs, que vous ne lui déplaisez nullement… Voilà qui doit vous disposer favorablement à l’égard de cette noble fille que votre condition de premier commis au Ministère ne paraît aucunement offusquer et qui vous considère tant soit peu comme une façon d’original…

M. Dujardin cessa de jouer avec le buste de Marie-Antoinette.

— Mon ami, c’est tout ce que j’avais à vous dire aujourd’hui. Réfléchissez à votre aise et en toute indépendance. Vous me répondrez quand il vous plaira.

Puis, ayant consulté son chronomètre :

— Ma foi, l’heure s’avance ; il est temps que nous allions rejoindre Mme et Mlle Dujardin dans la salle de réception.

Pierre se leva, fit une légère inclinaison de tête et sortit de la pièce sans avoir prononcé un seul mot.

Les Dujardin recevaient assez fréquemment et avec apparat, dans l’espoir de marier promptement leur fille.

Ces dîners, où ils déployaient toutes les richesses de leurs buffets, étaient le cauchemar de Pierre, qui y assistait en automate à peine articulé et s’ennuyait à mourir au milieu de ces convives éphémères, réunis là non point par l’attrait d’une sympathie mutuelle, mais uniquement pour satisfaire aux obligations mondaines.

Le gala d’aujourd’hui assemblait dans la salle du premier étage une trentaine d’invités appartenant aux diverses classes de la haute bourgeoisie bruxelloise. C’étaient des douairières, des vieux messieurs, des couples entre deux âges, quelques officiers et tout un lot de jeunes demoiselles et de fashionables heureux de s’exhiber dans leurs beaux atours.

Cuirassée dans une robe de soie noire garnie de jais, Mme Dujardin, souriante malgré la torture d’une guimpe montante destinée principalement à cacher les colliers de son robuste cou, trônait avec la majesté des grandes et fortes femmes entre le chevalier de Berghe et M. le conseiller honoraire Schelfout, vieillards verdelets que l’opulence de ses formes impressionnaient visiblement.

Tout en répondant à leurs galants propos, elle cerclait la table du regard et surveillait les serveurs ; car la bonne dame, maîtresse de maison accomplie, mettait un immense amour-propre à ce que ses hôtes fussent bien traités ; au reste, elle n’avait jamais pu se défendre d’éprouver du plaisir lorsqu’on la complimentait sur la composition de son menu ou la succulence d’un certain plat, sentiment vulgaire que son mari lui reprochait avec amertume comme un restant de bas bourgeoisisme.

On comprend donc qu’elle rougit de jubilation quand le vieux chevalier de Berghe, qui lui avait jadis fait la cour, et s’émouvait encore en voyant se soulever les masses puissantes de sa poitrine, s’écria enthousiasmé :

— Tant pis, chère Madame, si je commets une faute de goût, cela ne m’empêchera pas de proclamer que voilà d’admirables truites !

— Vous trouvez ! repartit la belle dame en coulant à son adorateur un regard tout chargé de tendre gratitude. Savez-vous bien qu’elles nous arrivent du fin fond des Ardennes ?

— En effet, déclara M. Dujardin, qui trouvait l’information trop incomplète pour sa vanité ; elles ont été pêchées aujourd’hui même dans le Néblon qui traverse notre parc de Genneraye ; la malle nous les a apportées il y a une heure à peine.

Alors M. le conseiller Schelfout, qui réfrénait mal son envie d’entamer pour la centième fois le récit d’une affaire d’assises retentissante qu’il avait présidée il y a quelques dix ans, vanta à son tour, en gourmet, le « bleu » de ces incomparables poissons.

— L’âme de Vatel, dit-il prétentieusement comme tout ce qu’il disait et faisait, a pour le moins transmigré dans celle de votre chef !

Mme Dujardin resta un moment ahurie : elle ne comprenait pas. Puis elle eut un éclair :

— Oh ! mais, s’écria-t-elle, c’est ma cuisinière de tous les jours qui prépare nos grands dîners ! Notre Catherine est une fille de premier ordre !

Mais un sévère regard de son mari l’arrêta sur cette pente des confidences culinaires juste à temps pour l’empêcher de confier au magistrat que l’on avait sans doute le droit d’être bien servie quand on donnait « septante-cinq » francs par mois à un cordon bleu.

Si Mme Dujardin, malgré tout son acquis, conservait un fond bonne femme qui transparaissait dans ses manières et jusque dans sa santé trop reluisante, il n’en était pas de même de sa fille Adrienne, créature hautaine que la morgue de M. Dujardin animait depuis son enfance.

Elle ne comprenait pas, elle, que l’on pût s’abaisser jusqu’à de mesquines préoccupations de ménage ; sa mère l’impatientait avec ce qu’elle appelait « ses agitations de cuisinière ». Que lui importait la qualité des mets pourvu qu’ils eussent bel air et fussent servis dans une opulente vaisselle !

Elle se vantait d’ailleurs de ne pas savoir ce que c’est qu’une cuisine, prouvant ainsi la grande distinction de sa nature.

Placée à l’un des bouts de la table spécialement réservé à la jeunesse, elle jasait déjà avec une volubilité vertigineuse, contant au petit-fils du chevalier de Berghe ainsi qu’à un jeune avocat mondain, ses derniers bals et ses prochains tennis.

Jolie, la figure fine et d’une grande fraîcheur de teint, Mlle Dujardin était en gracilité ce que sa mère était en force. Pourtant, elle eût été plus séduisante sans de froids yeux gris qui donnaient de la dureté à sa physionomie et surtout sans cette perruque ondulée qu’elle superposait à sa chevelure à la mode Henri III ou Aztèque. Rien d’aussi prétentieux ; on se navrait en pensant au pauvre diable chargé de construire chaque jour ce postiche ridicule.

Mlle Adrienne n’avait aucun fond sérieux de quoi que ce fût, pas même de religion. Ignorante, vaine, inconsidérée, médisante, c’était une « gale » sans esprit qui avait parfaitement raison d’être riche pour ne pas faire fuir les prétendants.

— Comment, vous avez été au bal des Van Malderen ? s’écriait-elle avec une petite voix surette qui agaçait les nerfs ; quel dommage, c’était précisément notre Vendredi de gala à la Monnaie. Oh, vite, donnez des détails… En quoi était cette dinde de Mlle Defresnes ? Et la petite Mme M…, vous savez qui je veux dire, est-ce qu’elle s’était enfin décidée à changer de toilette ? Hein, son flirt était là ?

Assis juste en face de sa sœur, Pierre s’efforçait tant bien que mal d’écouter Mlle Hortense de Berghe, grande « bringue » aux yeux de flamme, qui se penchait à tout instant vers lui, frôlait son genou pointu contre le sien, et le regardait de si près qu’il sentait parfois le souffle de son haleine ébouriffer ses cheveux.

Elle aussi, s’était extasiée sur les truites du Néblon :

— Quelle finesse ! Je raffole de ce poisson de rivière. Et vous, Monsieur Pierre ?

— Oh moi, Mademoiselle, je trouve que la truite est un grand préjugé. Je ne lui découvre aucune saveur ; elle manque de consistance. Entre nous, je lui préfère un hareng frais ou saur…

— Oh, ricana Mlle Dujardin qui avait entendu, mon frère a des goûts si distingués !

Mais Mlle Hortense n’était pas du tout indignée. Elle sourit, taquina le jeune homme. Sans transition, elle lui demanda quel était son type de jeune fille : ça devait être drôle.

— Adrienne m’a toujours assuré que vous étiez un être très peu sociable, que vous détestiez le monde, que vous n’aimiez rien, en un mot que…

— Que je suis un ours, ne vous gênez point !

Elle se récria :

— Oh mais non, un misanthrope tout bonnement. Au fait, il y a ours et ours… Moi aussi, je l’avoue, je suis un peu ourse quand ça me prend…

Il se demanda quand ça la prenait, car il ne l’avait jamais vue qu’en flirtante conversation, et toute prête à se pâmer dans les bras de ses danseurs. C’était une ourse joliment bien dressée aux petits coins, bonne fille après tout, qui restait sèche sans doute à force de brûler en dedans et pour rien.

— Non, reprit-elle avec indulgence, je crois que vous êtes un drôle de corps, un original qui prend toujours le contrepied de l’opinion commune. Ma foi, c’est très amusant : je ne déteste pas cela. Je ne suis pas comme tout le monde, vous savez… Je vous trouve très gentil…

Et elle lui darda ses yeux d’hystérique en pleine figure.

Le jeune homme ne savait quoi répondre et perdait contenance quand un serveur providentiel s’interposa entre eux sous prétexte de leur verser d’un vin étampé au château.

Il suffit de ce simple incident pour que la jeune fille se retournât du côté de son voisin de droite, un certain M. Réville, homme de cheval, fortement barbu, dont les performances vigoureuses lui étaient sympathiques.

Celui-ci, tout heureux d’échapper à une vieille douairière qui l’entretenait de ses vapeurs, mordit aux agaceries de Mlle Hortense et répondit de petites choses égrillardes qui plurent tant à la demi-vierge qu’elle en oublia complètement son « ours » de gauche.

Et Pierre, que son autre voisine dédaignait également pour rire et babiller du côté de ses flirts, s’isola dans le bavardage ambiant pour songer aux ténébreux desseins de son père.

Il essayait de le regarder sous le masque, n’étant pas dupe du faux intérêt qu’on lui témoignait. Pourquoi fallait-il maintenant qu’il épousât Mlle Hortense de Berghe ? Sans doute pour des raisons auxquelles la vanité de M. Dujardin ou ses combinaisons financières servaient de principal fondement. D’ailleurs, rien de plus naturel que le vieux chevalier de Berghe voulût marier sa petite-fille au plus vite, fût-ce même à un simple bureaucrate ; car il devait redouter que ce qui pouvait encore, à la rigueur, passer chez Mlle Hortense pour des enfantillages, ne finît un jour par la mener à un esclandre fâcheux pour son établissement.

D’autre part, le jeune homme ne remarquait pas sans une vive surprise, l’empressement de sa sœur auprès du jeune Armand de Berghe. Jamais, cette péronnelle ne s’était montrée aussi enjôleuse : ses perfides yeux de chatte luisaient ce soir avec un air de douceur inaccoutumé. Visiblement, elle engluait le jeune homme à particule.

Pierre réfléchissait : est-ce que son mariage avec Mlle Hortense ne devait pas tout bonnement former la rançon des fiançailles de Mlle Dujardin avec le jeune hobereau ?

Cette idée le fît sourire ; car il ne s’alarmait point des projets de son père, se sentant fermement résolu à ne jamais épouser une Mlle de Berghe. Du reste, le mariage ne semblait pas s’imposer à ses vingt-six ans ; il ne l’envisageait encore que dans une assez lointaine perspective.

Il songeait, enfoncé dans ses méditations, quand il se rappela tout à coup que, le lendemain dimanche, il allait revoir une petite bourgeoise dont le souvenir l’avait occupé toute la semaine. Aussitôt, ses idées s’égayèrent. Il ressentait un doux plaisir à évoquer la gentille élève de M. Van Crombrugghe. Dans cette société clinquante qui l’entourait, il se demanda quelle jeune fille l’emportait sur la petite Platbrood, simple et fraîche comme une églantine. Il n’y avait ici que des coquettes, infatuées d’elles-mêmes, en rivalité d’atours, et dont l’écorce mondaine ne recouvrait d’autre sentiment que celui de la mode.

Il les regardait minauder à l’envi sans comprendre ce qui pouvait séduire en elles ; toutes, presque sans exception, il les trouvait affectées, niaises, dépourvues de sensibilité.

Sa sœur surtout, lui représentait un échantillon synthétique de ces demoiselles : elle était une véritable perfection dans l’égoïsme et la frivolité. De fait, Mlle Adrienne ne cessait de caqueter, jetant de petits éclats de rire, manégeant de son insolent face à main, à moins qu’elle ne se masquât la figure de son éventail, comme si elle avait la honte coquette des choses hardies et spirituelles qu’elle croyait avoir dites. Pierre la prenait en pitié ; sa vue lui était pénible, autant que les propos qui s’échangeaient par dessus cette table chargée de fleurs et de surtouts magnifiques.

Malgré ses efforts et un véritable génie de transition, le conseiller Schelfout n’était pas encore parvenu à accaparer la parole pour conter les mots qu’il avait faits dans son fameux procès d’assises. C’étaient le chevalier et M. Dujardin qui, pendant les premiers services, avaient dirigé la conversation parlant propriétés, immeubles, chasses, courses, automobiles avec une compétence affligeante pour des oreilles aussi peu au courant de la terminologie sportive que l’étaient celles du pauvre Pierre.

Plus tard, le théâtre avait subitement délié la langue des dames. Pièces, opéras, récitals, elles jugeaient tout d’un mot, sans appel.

On effleura aussi la peinture à propos d’une récente exposition, ce qui permit à une chaussette, qui se croyait un bas-bleu, de proférer quelques sentences : le tableau devait plaire, représenter des sujets agréables et moraux. Aujourd’hui, la peinture s’encanaillait, blessant le regard et les mœurs.

De là on en vint à parler du dernier livre. Une dame, qui s’écoutait grasseyer, déplora les tendances malsaines des auteurs modernes. Alors, le petit avocat, qui se piquait de littérature, se plaignit de ce qu’on ne lût pas en Belgique :

— Au fait, dit-il, à qui la faute, sinon à nos auteurs ?…

— Pourtant, lança quelqu’un, je me suis laissé dire que les Nouvelles Bruxelloises

— Précisément, coupa le petit maître en rajustant son monocle, le public belge ne lit que ce qu’il mérite de lire, du sous-Paul de Kock.

Mais ce débat finit tout de suite, emporté dans le flux de paroles que déchaînait de toutes parts l’annonce des attractions du prochain concours hippique. Un lieutenant des Guides joliment frisé, sanglé comme une femme, donna de longues explications.

Le dîner approchait d’ailleurs à sa fin, car on servait vite, à l’instar de ce qui se faisait à la Cour. Bientôt Mme Dujardin prit le bras de M. de Berghe et passa dans le salon où les invités se répandirent à sa suite.

On apporta le café. De petits groupes s’étaient formés qui jasaient dans les coins, au fond des embrasures et derrière le piano à queue dont la table relevée faisait l’office de paravent.

Enfin, M. le conseiller Schelfout racontait l’histoire de son empoisonneuse à quelques étourdis qu’il avait astucieusement poussés dans une encoignure sans issue.

Mme Dujardin, étalée dans un sofa, recevait les hommages de son vieux chevalier que l’extra-dry rendait expansif, cependant que, derrière une jardinière, son mari s’entretenait avec une jolie femme dont il recherchait les sourires, en attendant peut-être de moins menus suffrages.

Quand à Mlle Adrienne, elle avait entraîné les jeunes gens dans la pièce voisine pour leur montrer ses derniers chefs-d’œuvre, car elle ajoutait à tous ses défauts celui de peindre des fleurs.

Voyant cela, Pierre se préparait à disparaître à l’anglaise, quand surgit devant lui, haute comme une perche de télégraphie sans fil, Mlle Hortense, momentanément abandonnée par M. Réville qui s’était fait sottement emprisonner dans le filet de M. Schelfout.

— Que c’est vilain, de me « lâcher » ainsi ! dit-elle d’un ton de gronderie gentille. Est-ce que vous êtes fâché ? Je vous assure que ce n’est pas ma faute si M. Réville m’a accaparée de la sorte pendant tout le dîner…

Il balbutia quelques mots plutôt diffus :

— Oh, croyez Mademoiselle…

Elle le regardait avec ses grands yeux dont une pointe d’ivresse attisait encore la flamme :

— Entre nous, vous savez, je n’aime pas M. Réville… Il a des façons un peu… Oh je ne suis pas bégueule, mais tout de même…

Puis changeant de sujet :

— Il paraît que vos orchidées sont si belles ? Dites, menez-moi faire un tour dans le jardin d’hiver ?

Il frémit, car il pensait que les senteurs capiteuses qui embaumaient cet endroit tropical, assez écarté des salons, ne manqueraient pas d’exciter la frénésie d’une jeune fille naturellement volcanique. Après cela, elle ne cherchait peut-être qu’à le faire tomber dans un piège : on surprendrait tout à l’heure Hortense pâmée dans ses bras sous les feuilles de quelque chamerops excelsa ou d’une fougère géante ! Et il lui faudrait réparer.

Aussi, plein d’une juste peur, il restait là à chercher une réponse poliment évasive, quand la folle demoiselle poussa un cri et courut à M. Réville qui venait d’échapper au conseiller Schelfout, on ne sait par quelle manigance de Mohican.

Délivré, Pierre poussa un soupir d’aise et sourit en voyant s’éloigner les jeunes gens dans la direction de la serre.

N’importe, il s’ennuyait effroyablement dans cette assemblée où il ne sympathisait avec personne. Ah, comme il lui tardait que ce fût déjà demain matin ! Il eût voulu hâter les heures. Il avait des élans d’âme vers cette jolie Hermance Platbrood ; son impatience de la revoir le jetait maintenant dans une sorte de frémissement aigu et nerveux qui lui faisait mal.

Sur ces entrefaites, une petite dame s’assit au piano pour taper tout un recueil de cake-walks nouvellement importé de New-York. Pierre la remercia de faire beaucoup de bruit et se dirigea lentement vers l’anti-chambre, avec le ferme propos de se retirer dans ses appartements.

Comme il traversait une petite pièce encombrée d’un pêle-mêle de bibelots bêtes et de mauvais tableautins, il trouva sa sœur postée devant une Vénus de Milo égarée dans ce capharnaüm.

Mlle Adrienne, le face à main braqué sur la déesse, parlait art au milieu de ses cavaliers servants :

— Franchement, disait-elle, je ne comprends pas qu’on fasse tant d’histoires pour cette Vénus à laquelle il manque tant de choses. Il paraît qu’elle est très belle… Eh bien, moi, je trouve qu’elle a une taille de paysanne ! Voyons, l’on dira tout ce qu’on veut, mais cette femme-là serait incapable de porter un costume tailleur !

Alors, Pierre se sauva, appelant le courroux d’Aphrodite sur cette pécore.