Le Mariage d’Hermance/04

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Paul Lacomblez, éditeur (5p. 93-110).


IV


Mme Vermeulen, la grand’mère de Pierre Dujardin, était une petite femme ronde et grasse qui approchait de ses soixante-dix-huit ans.

En dépit de l’âge, elle avait conservé par-dessus ses rides une appétissante coloration de teint et des yeux vifs qui brillaient derrière ses lunettes. Sa voix masculine, un peu bourrue, contrastait drôlement avec la bonté de ses paroles.

Bien qu’impotente et recluse, elle n’était pas morose et souriait aisément. Instruite, douée d’une mémoire surprenante, elle savait une foule d’histoires qu’elle contait avec finesse, en intercalant parfois dans son récit des mots curieux, empruntés à un vocabulaire assez imprévu sur les bords de la Senne et qui lui venait sans doute de quelque lointain ascendant français.

Elle était riche ; mais la grosse fortune acquise par son mari dans la fabrication des bières, ne l’avait jamais enorgueillie. Simple, cordiale, elle gardait le souvenir attendri de la boutique où s’était écoulée sa prime enfance. Très généreuse, elle avait partagé ses biens avec sa fille unique et vivait modestement dans la maison que lui avaient laissée ses parents, une petite demeure à pignon triangulaire dont l’ameublement vieillot s’appariait avec elle et respirait encore la vie du passé.

Restée peuple, fortement attachée aux anciennes « connaissances » et aux traditions de sa jeunesse, Mme Vermeulen se plaisait dans ce vétuste logis de la rue de Laeken ; devenue impotente, elle s’était obstinément refusée à quitter la ville basse, malgré les instances de M. Dujardin qui lui avait maintes fois offert un appartement dans son hôtel de la rue d’Arlon, non qu’il fût rempli d’attentions pour sa belle-mère, mais pour mieux surveiller l’emploi qu’elle faisait de ses rentes.

Du reste, Mme Vermeulen ne témoignait à son gendre qu’une estime des plus tempérées ; elle lui avait toujours été hostile, lors même des fiançailles de sa fille ; elle détestait sa vanité ; elle le sentait méprisant à son égard, profondément honteux de son origine et de ses façons roturières.

Elle lui en voulait aussi d’exercer une influence néfaste sur sa femme et sa fille et l’accusait, non sans raison, de les avoir complètement détachées d’elle. De fait, Mme  et Mlle Dujardin lui faisaient à peine une visite par mois, sous prétexte qu’elles étaient débordées par leurs devoirs mondains ; au vrai, elles n’aimaient la vieille femme que tièdement et ne s’aventuraient dans la ville basse qu’avec une répugnance non dissimulée.

Si Mme Vermeulen avait d’abord souffert de cette froideur, elle n’en ressentait plus aujourd’hui aucune peine ; la chaleureuse affection de son petit-fils la dédommageait largement d’une indifférence qui était devenue mutuelle.

Pierre adorait sa Grand’Maman, avec laquelle il était en contact de pensées et de sentiments ; il lui consacrait plusieurs soirées par semaine et la majeure partie de ses dimanches. Il aimait à écouter la vieille femme : ses jolis radotages du passé l’agenouillaient encore bien souvent devant son fauteuil comme lorsqu’il était tout petit. Il admirait sa figure craquelée que rajeunissait un gai sourire. Auprès d’elle, il était autre et changeait de nature en quelque sorte ; plus de contrainte comme dans la maison de son père ! Car il était la joie de cette chère aïeule qui avait reporté sur son petit-fils toutes ses affections méconnues et ne vivait plus que pour lui.

Or, ce dimanche-là, Pierre se faisait attendre. Il était plus que midi et demi et Mme Vermeulen, allongée sur sa bergère à longues oreilles, commençait à manifester une certaine inquiétude, quand Annette, qui interrogeait l’espion de la rue, s’écria familièrement :

— Enfin, le voilà ! Ça n’est pas malheureux !

Vite, elle courut ouvrir la porte et le jeune homme s’élança dans la salle à manger :

— Bonjour, Bonne Maman !

Tandis qu’il l’embrassait fougueusement sur les deux joues :

— Mille pardons si je suis en retard ; je t’expliquerai…

— Bonjour, Pierrot, s’écria la vieille dame d’une voix joyeuse ; ma foi, tu sais, je devenais impatiente. Mais d’où sors-tu donc avec cette tête de boubou ?

Il se regarda dans la glace et ne put s’empêcher de rire en voyant sa tête légèrement dépeignée et hérissée :

— Je t’expliquerai, je t’expliquerai, répondit-il en riant ; mais tu permets que je sonne ? Je meurs de faim et j’ai une soif !

Il appuya le pied sur une sorte de champignon de fer qui sortait du tapis, juste au-dessous de la table, et fit retentir dans le sous-sol une grêle sonnette.

— Comme tu as chaud ! s’apitoya la bonne dame. Je parie que tu as encore une fois couru comme un basque !

— Eh bien c’est ce qui te trompe, dit-il avec enjouement ; je n’ai pas couru, j’ai dansé !

— Tu as dansé, toi ! Et ce matin !… Quelle plaisanterie !

— Comme je te dis, Bonne Maman ! Oui, j’ai dansé, moi ! Tiens, j’ai même dansé… comme un basque !

— Parbleu, voilà du nouveau ! Je croyais que tu avais la danse en horreur…

— Hé, cela dépend…

Il se plaisait à la faire languir.

— Sois tranquille, je t’expliquerai, je t’expliquerai, reprit-il en riant ; mais d’abord laisse-moi un peu me frotter…

Il disparut quelques minutes et rentra en même temps que la vieille servante, parée de son bonnet de dimanche, apportait le potage, une de ces crèmes d’herbes printanières patiemment hachées au kip-kap et qui était le triomphe d’Annette.

Il en avala voracement deux assiettées, but un grand verre de vin, puis essuyant ses moustaches :

— Ah cela va mieux ! Et maintenant causons, ma chère Bonne Maman. Sache donc…

Mais la vieille dame l’interrompit aussitôt :

— Sais-tu bien, dit-elle d’un ton de sévérité plaisante, que tu es un vilain cachottier !

Il se redressa amusé et surpris :

— Un cachottier, moi ! Ah par exemple !

— Oui, oui, insista-t-elle gaîment, un vilain cachottier ! Hé, ton nez remue…

— Mon nez remue ! Mais je t’assure, Bonne Maman…

— Allons, allons, reprit-elle, comme si tu ne savais pas que j’ai eu hier après-midi la visite de ton père !

Il fit un haut le corps, ébahi :

— M. Dujardin a daigné venir chez toi ! Pas possible !

— Tiens, dit-elle avec un accent de menace comique, si tu continues à jouer le Monsieur qui tombe des nues, je te prive de dessert !

— Grâce, Bonne Maman, supplia-t-il, le châtiment est trop fort. Et pourtant, la tête sur le billot…

Soudain, elle lui poussa rudement :

— Il paraît que tu vas te marier !

Il resta un moment bouche bée, la fourchette en l’air ; puis, éclatant de rire :

— Je vais me marier, moi ! Et contre qui, bon Dieu !

— Contre une jeune fille charmante, à ce que l’on dit, Mlle Hortense de Berghe…

Cette fois, sa mine changea, devint sérieuse.

— Eh bien, fit Mme Vermeulen, suis-je exactement renseignée ?

Il semblait atterré :

— Non, c’est trop fort ! murmura-t-il comme en se parlant à lui-même ; c’est trop fort !

— Allons, reprit la vieille dame qui se méprenait évidemment sur l’ahurissement de son petit-fils, je vois que tu es ennuyé. Va, je comprends… Cela t’embarrassait de m’annoncer que tu aimes une demoiselle noble. Bah, si elle est gentille… et si elle a une belle dot ! Pourquoi ne t’appellerais-tu pas de Jardin au lieu de Dujardin ?

Il la regardait avec stupeur :

— Je t’en prie, Bonne Maman, ne continue pas sur ce ton, ou je me sens incapable de manger ton poulet de Bruxelles !

Il la supplia de lui conter la visite de M. Dujardin, fait sans exemple dans la vie de ce grand seigneur dont les politesses envers sa belle-mère se bornaient à une entrevue de cinq minutes le premier janvier de chaque année.

Alors elle donna des détails, retraça tout au long l’entretien qu’elle avait eu avec son gendre :

— Tu penses, dit-elle, si j’étais étonnée ! Mais j’avoue que ton père a été fort aimable, presque cordial ! Il m’a énuméré tous les avantages d’une alliance avec les de Berghe… Il paraît même que ta sœur Adrienne n’est pas indifférente au jeune M.  de Berghe et qu’il ne serait pas impossible… Enfin ton père m’a demandé mon avis sur ses projets. Je n’en revenais pas ! Mais, qu’as-tu donc à me regarder avec ce drôle d’air ?

Il éclata :

— Bonne Maman, mon père est venu pour t’entortiller, espérant sans doute que tu me convertirais mieux que lui à ses idées ! Ce mariage n’existe que dans son imagination. Voyons, regarde-moi bien, ai-je la tête d’un monsieur qui épouse une demoiselle de la noblesse, et une Hortense de Berghe encore ! Ah, je me moque bien de cette gaillarde !

Et d’une voix vibrante d’indignation, il expliqua à la bonne femme ahurie, les ténébreuses manigances de M. Dujardin.

— Hé, calme-toi, Fiston ! s’écria Mme Vermeulen. Je suis bien heureuse ! Il me semblait bien que tu étais incapable de devenir un faiseur d’embarras !

Un large rayon de soleil entrait maintenant dans la pièce, égayant les étagères et les vieux portraits de famille. Alors, tandis qu’Annette desservait, Pierre roula le fauteuil de sa grand’mère jusqu’à l’une des fenêtres qui donnaient sur le jardin, un petit jardin avec une gloriette, où quelques poiriers rabougris mêlaient en ce moment la neige de leurs fleurs aux girandoles violacées des massifs de lilas.

Il s’assit près de la vieille dame et la câlinant :

— À mon tour, Bonne Maman, de te raconter mon histoire… Mais d’abord, regarde !

Et il lui tendit une épreuve photographique qu’il avait retirée de son portefeuille.

— Oh, oh, fît Mme Vermeulen, quelle est cette jolie personne ?

— Devine, répondit-il d’un air de mystère.

Intriguée, elle affermit ses lunettes :

— Attends donc… Mais oui, il me semble que je connais cette jeune demoiselle… N’est ce pas Mme Timmermans qui me l’a amenée le mois dernier ? Parbleu, mais c’est la petite Platbrood !

— Bravo, Bonne Maman, tu vois et tu te souviens comme… un basque !

— Ah, la charmante enfant ! s’écria la bonne dame. Mais comment se fait-il ?… Où donc l’as-tu rencontrée ? Et ce portrait ?

Il sourit à ces questions pressées, puis dans un élan de tendresse :

— Écoute, lui dit-il, je vais tout te raconter.

Et, animé par la joie, il partit dans un récit vibrant de sa rencontre avec Mlle Platbrood, des leçons de danse au Café Moderne. Voilà trois dimanches de suite qu’il revoyait la jeune fille : le sentiment qu’elle lui avait soudainement inspiré ne faisait que se fortifier et grandir. Oui, elle charmait par la simplicité de ses manières si franches, si cordiales ; il y pensait sans cesse, son image lui apparaissait sur toutes les feuilles de ses dossiers.

Elle incarnait celle qu’avaient pressentie ses rêves d’adolescent. Elle lui semblait plus belle que nulle autre sur la terre : il l’aimait.

Mais, elle, est-ce qu’elle l’aimerait jamais ?

— Bonne Maman, s’écria-t-il avec exaltation, je veux épouser Mlle Platbrood ; sinon je sens bien que je serais malheureux toute ma vie.

Très émue, les yeux humectés de larmes de bonheur, la vieille dame pressait son cher enfant dans ses bras :

— Allons, allons, petit ! Pourquoi n’aimerait-on pas un garçon comme toi ? Ah, que je suis contente !

Sans connaître les Platbrood et les Van Poppel autrement que par personnes interposées, elle savait pourtant leur généalogie sur le bout des doigts. Ce joli portrait de jeune fille, qu’elle contemplait avec attendrissement, évoquait tout à coup chez elle un monde de souvenirs :

— Comme elle ressemble tout de même à Maria Spelmans, mon ancienne amie de classe !

Elle se rappelait : cette Maria Spelmans, établie mercière rue des Bateaux, avait épousé un Platbrood en 1840 ; de ce mariage était issu le major Platbrood qui, en 1875 ou 1876, s’était marié avec une Joséphine Van Poppel de la rue de Flandre.

Elle devint intarissable, donna des détails sur la descendance des Platbrood, dénombra tous les mariages qui avaient été célébrés dans la famille, sans oublier les noces d’or des époux Van Poppel.

— Tous, de braves gens ! conclut-elle. Va, Fiston, tu ne pouvais faire un meilleur choix. Moi aussi, j’aime cette petite Hermance Platbrood. Sois tranquille, elle sera ta femme !

Pierre souriait, le visage tout illuminé d’espérance :

— Comme tu me réconfortes, Bonne Maman ! Ainsi tu crois que Mlle Hermance…

— Grand bêta, est-ce que l’amour n’appelle pas l’amour ?

— Oui, dit-il, mais mon père… Il ne consentira jamais à ce mariage !

— Ta, ta, ta, s’écria-t-elle joyeusement, laisse-moi faire. Il consentira, foi de vieille femme, ou sinon…

Elle n’acheva point, mais sa figure prit un air de résolution qui décelait un dessein énergique.

Puis retrouvant son bon sourire :

— Allons, cher enfant, ne nous tracassons pas davantage. Sache que je t’approuve de tout mon cœur et que je suis bien heureuse !

Elle avait pris la tête du jeune homme dans ses mains et le contemplait avec une tendresse infinie :

— Ah ! dit-elle en le pressant sur sa poitrine, toi du moins tu es bien mon petit-fils !

Elle approuvait son dédain du monde et l’encourageait dans ses goûts modestes. Elle se sentait vraiment revivre en lui : il était bien de sa race, simple, affectueux et bon, sans l’ombre d’une vanité. Toute l’âme honnête de ce brave garçon était dérivée de la sienne.

Elle s’ébroua de son émotion :

— Hé, si l’on faisait maintenant un petit besigue !

— Tout ce que tu voudras, ma chère petite Bonne Maman !

Mais avant d’aller chercher les cartes et les marquoirs, il l’étreignit encore à grands bras.

Elle souriait finement :

— Ah ! câlin Pierrot, comme tu l’aimes !