Le Mariage de l’adolescent/4

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Bernard Grasset (p. 38-47).



IV


J’ai dit à mon père que Mme Renaud, ayant appris qu’il possède des œuvres de son mari, sollicitait la faveur de les voir.

Grâce à ce quiproquo — chacun croyant accéder au désir de l’autre — des relations se sont établies.

C’est-à dire qu’après l’échange d’une ou deux visites entre mon père et ces dames, je me suis jugé autorisé à m’attacher à leurs pas ; le moindre prétexte m’attire à la villa : un livre à prêter, une excursion à proposer. Chaque matin, je m’éveille avec cette pensée : « J’irai la voir » et mes jours sont dévorés par cette perspective ; je suis aveugle pour le reste ; mes yeux ignorent la route qui ne conduit pas chez elle.

Ah ! que mes craintes étaient injustes !… Elle est telle que je l’avais rêvée ; ou plutôt, sa nature dépasse mon rêve. Maintenant qu’elle s’apprivoise avec moi, qu’elle se livre chaque jour davantage, je lui découvre toutes les qualités qui correspondent à mes désirs. Nos esprits s’entendent merveilleusement : une même sensibilité accorde leurs jugements.

C’est la première fois que je ne me heurte pas au mystère de mon voisin, à l’énigme d’un front impénétrable, à l’incompréhension d’un caractère étranger.

Jusqu’ici, les autres étaient toujours si différents de moi ! Je faisais effort pour m’assimiler leur mentalité : hélas ! nos propos formaient un concert de fausses notes.

Sa mère nous laisse une liberté que ma jeunesse doit aux infirmités de la vieillesse : Mme Renaud, qui déteste l’exercice et la fatigue, trouve tout naturel de confier sa fille à ce « gamin » complaisant qui connait les plus beaux sites de la contrée.

Chaque jour, après avoir accompagné Mme Renaud jusqu’à l’établissement thermal où elle suit son traitement, je me promène sous les tilleuls avec Mlle Geneviève. Mais nous sortons vite de la ville : les longues excursions nous attirent ; et le tête-à-tête ne nous effarouche plus, dorénavant.

Elle aime la campagne comme un plaisir nouveau ; en parisienne qui découvre la nature et y prend un goût très vif, un peu naïf : elle éprouve une joie profonde à sentir ses talons s’enliser dans la terre grasse des pâturages, dans la bourbe des marécages. Elle a des extases étonnées devant le panorama des collines qui crayonnent les zigzags de leur chaîne inégale, en grisaille sur l’horizon mauve. Elle s’écrie : « Un Corot » ! toute surprise que les paysages existent ailleurs qu’en peinture.

La beauté de mon pays, c’est la forêt. Vastes et nombreuses, les forêts dressent de tous côtés leurs remparts de velours vert.

Nous parcourons sans nous lasser leurs sentiers broussailleux, leurs chemins étroits bordés d’arbres si élevés, si serrés, si touffus, qu’il y fait nuit en plein jour et qu’au plus fort de la chaleur une délicieuse humidité tombe de leur voûte sombre… Nous avançons, dans cette obscurité vague, à petits pas timides ; nous sommes un peu inquiets, un peu émus, frémissant d’une imprécise anxiété à nous sentir dans la solitude impressionnante du silence et de la pénombre qui font le charme des grands bois.

Je subis toujours une espèce d’enchantement à m’enfoncer dans ces profondeurs de verdures : quand j’étais petit, on m’y laissait vagabonder pendant les vacances ; j’y retrouve des souvenirs devant chaque arbre, le rappel des imaginations puériles dont mon esprit peuplait le décor. Et je suis étrangement heureux de promener Geneviève à travers ces taillis, ces clairières, ces belles allées de chênes où mon enfance a découvert des forêts vierges, des jungles, des brousses, tout un monde illusoire, chimérique et lointain.

Parfois, au sortir d’une haute futaie, nous débouchons au bord d’un étang ; le reflet de l’eau stagnante fait miroiter l’envers du paysage en perspective glauque.

Geneviève s’assoit sur l’herbe et s’amuse à jeter des pierres dans l’eau pour voir onduler la surface du miroir vert. C’est l’heure des longues causeries où elle apporte une confiance tranquille, alors que j’ai peine à réprimer le trouble qui m’agite ; — si bien, qu’au bout d’un moment, nos sentiments réagissent réciproquement sur notre état d’âme ; et c’est moi qui ressens peu à peu une béatitude apaisante, tandis que Geneviève devient gênée sans savoir pourquoi…

Elle a juste mon âge : dix-huit ans. Elle est à la fois plus jeune et plus âgée que moi.

Son caractère garde une ingénuité qu’ignore le mien ; mais elle a déjà conçu au spectacle des choses une sûreté de jugement qui me surprend.

Son esprit est averti et son cœur reste innocent. Elle sait mieux que moi modérer ses sentiments et étudier ceux d’autrui ; cependant, elle approfondit moins exactement les sujets dont nous parlons. Elle a plus d’observation que de réflexion.

Le sens de l’expérience est précoce chez la femme : mais l’homme possède la supériorité de sa logique.

Elle a pu connaître le monde, sans cesser d’être puérile. Je n’ai pas encore vécu et j’ai perdu mon insouciance.

Cette différence entre nous est due à notre sexe, autant qu’à l’ambiance opposée où s’est développée notre nature. Si ma raison dépasse la sienne, c’est que la jeunesse mûrit plus rapidement dans les méditations de la solitude que dans le tumulte des grandes villes.

Et voilà pourquoi Geneviève m’apparait tantôt comme une aînée dont la science m’est un enseignement ; tantôt comme une enfant hésitante qui n’ose se lier à sa propre morale, subit docilement les influences étrangères, et tâtonne dans le vague à la recherche de sa personnalité future.

Quelquefois, je me demande : « Sait-elle que je l’aime ? »

Elle a souvent rougi à ma vue, lorsque j’étais l’inconnu qui la poursuivait ; mais à présent que nous sommes amis, elle me témoigne une affection si spontanée que cette franchise même me fait douter de la clairvoyance de Geneviève.

Si elle soupçonnait mon amour, aurait-elle cette attitude ? Qu’elle y répondit ou non, son premier mouvement serait le geste de Galatée : la femme se dérobe toujours — par crainte ou par jeu, par pudeur ou par calcul.

Et cependant. Geneviève est si perspicace que je ne puis croire à son inconscience… Alors ? Elle manquerait décidément de coquetterie ou posséderait une droiture de cœur assez rare. Je me répète avec indécision : « Sait-elle que je l’aime ? »