Le Mariage de mademoiselle Beulemans/1
ACTE 1er
Scène I
Trois douzaines de « Petite bavière », à l’Ange déchu, rue des Visitandines, 12… Quatre fois vingt-quatre « Petite bavière », au Cheval de Bronze, rue des Foulons.
Le Cheval de Bronze devient un bon client.
C’est malheureusement un mauvais payeur… Quand on apporte la marchandise, c’est toujours bon… Quand on vient avec la facture, il n’y a personne à la maison… (Dictant) Trente siphons pour le Lapin Bleu.
M. Beulemans est trop tendre vis-à-vis de ses débiteurs.
Och, père est si bon. Il se laisserait prendre le pain dans la bouche…
Certainement.
Et il donnerait encore du beurre au-dessus du marché…
Allô ! Maison Beulemans. J’écoute… M. Beulemans ? il est au magasin pour le moment, mais Mlle Beulemans est là.
C’est Monsieur Séraphin ? Allô ! Bonjour Monsieur Séraphin. Vous voulez parler père ? Père est en bas… il jette un œil sur les camionneurs… Est-ce que vous avez du neuf ? Ah !… Ah !… c’est bisquant… Oui, c’est ça… venez le dire vous-même dans l’heure de midi… Au revoir, Monsieur Séraphin.
Non ? Rien ?…
Le Comité est venu ensemble hier soir… et il a choisi M. Hebbelinckx comme président d’honneur…
Cette nouvelle va vivement contrarier M. Beulemans.
Lui, c’est encore rien. Mais, elle, va jouer sur sa patte !
Qui, elle ?
Mère, tiens !… Elle ne sait pas le laisser cinq minutes tranquille avec ça : Eh bien, pour quand c’est donc ? Quand c’est que vous serez enfin Président d’honneur de la Société mutuelle des Employés et ouvriers de Brasserie ? Quand c’est que vous aurez aussi un peu de prestige ? Et lui fait ce qu’il peut, vous savez… Il paie des verres à tout le monde, il donne la main à tous les ouvriers… il a promis un drapeau… enfin, il fait tout ce qu’il peut… et mère est tout le temps en train de lui dire qu’il ne sait rien faire… C’est pourtant une si bonne femme, vous savez !
Mme Beulemans est charmante. Qui n’a pas ses petits moments de mauvaise humeur ?
C’est aussi comme ça chez vos parents, à Paris ?
Non… pas tout à fait…
Monsieur votre père n’aime peut-être pas d’être président d’honneur ?
Non.
Et Madame votre mère non plus ?
Non plus…
Mais ce sont quand même de braves gens ?
Je vous en réponds, Mademoiselle Suzanne.
Vous les aimez bien, hein ?
Je les adore.
Moi aussi j’aime bien les miens. Ils sont très gentils. Père est quelquefois difficile pour la besogne.
J’en sais quelque chose…
Oh ! il y a déjà longtemps qu’il ne vous a pas fait d’observations.
C’est que je n’en mérite plus.
Ça, c’est à voir.
Scène II
C’est tout de même embêtant ! Il y a tous les jours des réclamations.
(Se tournant vers Albert) Tous les jours, vous faites une nouvelle gaffe.
Pardon, Monsieur Beulemans, je… (Il prononce Beul-mance.)
Beul-mance ! Je suis Beulemans ! Vous êtes toujours à faire des patatis et des patatas, à pincer le français, à faire des compliments parisiens et pendant ce temps on néglige les affaires. (À part) Je n’aime pas ce garçon.
Enfin, patron, qu’est-ce que j’ai fait ?
Stoefs avait demandé cent bouteilles de stout, vous lui avez envoyé cinquante bouteilles de groseille.
Je crois cependant ne pas m’être trompé. Je vais consulter le bulletin de commande.
Regardez ! Regardez !… Un client ne réclame pas quand c’est pas besoin, n’est-ce pas ? Non, fils, croyez-moi, surveillez un peu mieux les affaires, prenez exemple sur ma fille. Je suis seul dépositaire, pour la Belgique, du Stout « Glascow »… c’est quelque chose ! Il faut pas jouer avec ça. Ce n’est tout de même pas parce que je suis en correspondance avec votre père et qu’il m’a demandé pour vous une place dans mes bureaux pour apprendre le commerce belge que vous devez tout flanquer en l’air. Vous avez fait une grosse gaffe.
Père, maintenant je me rappelle, c’est moi qui m’ai trompée… J’ai cru que le stout était pour Stevens et le groseille pour Stoefs.
Ah !… Mais il aurait dû quand même voir ça !
Non ! C’est le jour où vous l’avez envoyé à la banque.
Oui ?… Mais quand même il ne fait pas attention…
Scène III
Albert se lève pour te recevoir.
C’est pour une commande… Si ça ne vous fait rien, j’aime mieux le faire avec Mademoiselle… Je suis habitué sur elle…
Vous voyez, n’est-ce-pas ? (puis, avec dignité, s’éloigne, disant à part :)
Je n’aime pas ce garçon.
Scène IV
C’est compris, Monsieur Mostinckx. Demain à une heure de relevée, étiquette verte avec bouchon caoutchouc… Oui, oui, Monsieur Mostinckx.
Alors, comme nous avons dit, n’est-ce pas ? Au revoir, Mademoiselle.
Au revoir, Monsieur Mostinckx, merci !
Vingt-quatre de l’une et vingt-quatre de l’autre et la facture acquittée.
Oui ! Oui ! Monsieur Mostinckx, au revoir, Monsieur Mostinckx, merci.
Scène V
Allez ! Allez ! Monsieur Albert, si vous croyez que ça fait quelque chose. Un client qui travaille avec moi, c’est de la besogne en moins pour vous, n’est-ce pas ? Et puis, père est ennuyé à cause de la société, et mère, ça il ne faut pas dire, elle ne s’occupe presque pas de vous.
Ah ! Si vous n’étiez pas là, mademoiselle, je vous jure bien qu’il y a longtemps… Je ne suis pas un petit commis qui attend après ses maigres appointements. Mon père m’a envoyé en Belgique, chez M. Beulemans, comptant que j’y trouverais au moins des égards.
Ta ! ta ! ta ! ta ! Est-ce que je n’ai pas d’égards pour vous ? Eh bien, moi c’est le principal. Je veux que vous restez ici… jusqu’à la fin de votre année.
Scène VI
Mademoiselle, la soupe est servie.
Déjà midi ! Oui, j’arrive… Allez, Monsieur Albert,… il est midi passé… Prenez votre chapeau… Allez dîner… et revenez le plus tôt possible…, il y a beaucoup d’ouvrage pour cet après midi.
Je n’aurai même pas le temps de prendre ma leçon de piano.
Scène VII
Mais je ne sais pas, j’attends des nouvelles !
Vous auriez dû aller en chercher… Vous êtes là comme une moule…
Et puis… et puis… je m’en fous !
On ne sait même pas manger tranquille ici.
Père !
Laissez-le seulement aller.
Scène VIII
Allez, père…
Quoi ?
Venez à table, c’est bête !…
Ce qui est bête, c’est qu’on ne sait pas manger à son aise ici… Il faut tout le temps discuter et crier, et quand on crie, on oublie de mâcher… et on avale des gros morceaux… et ça est mauvais pour l’estomac.
Mais enfin, elle ne vous a rien dit, père.
Naturellement ! Vous tirez avec elle. Vous êtes toujours à deux contre moi…
Ça n’est pas juste ce que vous dites, père ; je n’ai rien dit… Et puis mère aussi me dit que je tire avec vous… Ça prouve bien que je ne tire avec personne… Je suis assez triste de toutes ces ruses.
Si vous croyez que ça m’amuse ! Je sais bien que je ne suis pas président d’honneur ! Eh bien ! je ne suis pas président d’honneur, voilà tout… Elle n’a qu’à tâcher de se faire nommer…
Écoutez, père… venez…
Je suis très bien ici.
Mère a promis qu’elle ne parlerait plus de ça.
Elle a promis… je connais ça !… Le jour de notre mariage elle m’a aussi promis obéissance… Elle a promis !…
Non, mais maintenant c’est sérieux… elle ne dira plus un mot… (Elle prend l’assiette) Venez, père…
Oui, mais vous me jurez que c’est fini ?
Oui ! oui !
Oui ou non ? Est-ce que vous venez à table, président ?
Non ! Et filez ! Sinon !… (Un vague geste de menace.)
Oui !… Ça je voudrais voir ?…
Oui… j’ai peur !
C’est alors que ce serait fini entre nous.
Vous allez me donner envie.
Allez, père ! Allez, mère ! Qu’est-ce que la servante va dire ?
Oui, elle doit être bien étonnée, depuis deux ans que ça dure… Écoutez, ça ne peut pas continuer à durer… J’irai chez l’avocat…
Eh bien, oui ! chez l’avocat… il vous dira ce qu’il pense de vous. En tous cas, puisque vous refusez de venir à table, c’est plus besoin de faire à dîner. Demain, Suzanne et moi, nous mangerons des pistolets avec du jambon…
Je veux bien !… J’ai de l’argent, j’irai au restaurant, et vous savez, fileke… des repas fins avec toutes sortes de choses… Potage Saint-Germain, macaroni à la Napolitaine, choucroute de Strasbourg et pain perdu… Je vous en rapporterai, Suzanne…
Ça je sais… vous ne pouvez mal de vous laisser manquer de quelque chose… mais on saura aussi tirer son plan ! Est-ce que vous venez, oui ou non ?
Non !…
Venez, Suzanne… On va manger… (Elle embrasse sa fille.) Salut, Monsieur le Président d’honneur !…
Scène IX
Bonjour, Monsieur Beulemans.
Ah ! c’est vous, Séraphin ?
Tiens, vous dînez ici ?
Oui, il fait un peu trop chaud dans la salle à manger… Vous avez du neuf ?
De la société ?… Oui.
Eh bien ? Des bonnes nouvelles ?
C’est comme on veut. Ce sont de bonnes nouvelles pour Hebbelinckx et de mauvaises nouvelles pour vous…
Je ne suis pas nommé ?
Non.
Vous avez pourtant défendu ma candidature.
Ça est sûr.
Eh bien ?
On m’a demandé vos titres.
Qu’est-ce que vous avez répondu ?…
Je n’ai rien répondu.
Pourquoi vous n’avez pas répondu ?
Parce que je ne savais pas quoi répondre.
Alors… je n’ai pas de titres ?… Vous n’avez pas dit que je suis le seul dépositaire en Belgique du Stout « Glascow » ?
Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx est dépositaire de deux marques de Scotch.
Vous n’avez pas dit que j’ai trois employés et une comptable ?
Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx a aussi une dactylographe.
Vous n’avez pas dit que j’ai dix camions à deux chevaux ?
Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx a dix camions-automobiles.
Vous n’avez pas dit que je suis décoré d’Isabelle la Catholique ?
Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx a le Christ du Portugal, et ça est rouge.
Et puis, j’ai de la popularité dans la société.
Ça est vrai… vous êtes populaire… On a voté… Ça allait très bien… On entendait tout le temps : Hebbelinckx 1 voix… Beulemans, 5 voix… Hebbelinckx, 3 voix… Beulemans, 6 voix… Mais alors est arrivé un paquet de bulletins pour Hebbelinckx. C’était comme aux élections législatives : Wolverthem, libéraux 53 voix ; catholiques… paf ! 7359 voix ! C’est Wolverthem qui vous a mis dedans, Monsieur Beulemans… Je pense que ça va faire de la peine à Mme Beulemans…
Ça est sûr ! Mais c’est une brave femme… Elle sait si facilement se faire une raison.
Ça vaut mieux.
Je crois tout de même que vous avez mal conduit la campagne.
Je vous assure que je me suis bien dévoué. Depuis quinze jours, je suis saoûl tous les soirs.
Vous n’avez fait que votre devoir, puisque vous devez être mon beau-fils.
Tiens donc !… Mais je ne vois pas Suzanne.
Elle est dans la salle à manger.
Avec Mme Beulemans ?
Nature…
Le fransquillon n’est pas là ?
M. Albert ? Mais non… Il y a longtemps qu’il ne mange plus ici. J’ai eu un jour des mots avec ma femme devant lui… ça l’a embêté. Il a demandé de ne plus venir.
Un faiseur d’embarras… Je suis content qu’il ne mange plus ici. Je trouve qu’il est déjà assez autour de Suzanne, comme ça.
Comment, autour de Suzanne ?
Oui, ici, dans le bureau.
Ils doivent travailler ensemble… Je ne peux pourtant pas le mettre sur le trottoir.
Je sais bien… mais ça m’embête… Je suis un peu jaloux… Vous devez bien comprendre… vous avez aussi été jeune dans le temps.
Vous êtes bête. Vous ne devez pas avoir peur de ce gamin.
Je dis ce que je dis, je sais ce que je sais et je vois ce que je vois.
Scène X
Mais oui, je vous le disais bien… c’est Séraphin… Bonjour, Séraphin ; ça va bien ? Vous avez déjà dîné ? Vous avez des nouvelles de la société ?
Oui, ça n’a pas été.
Oh ! c’est dommage… mais enfin, ce sera pour une autre fois ! Beulemans est philosophe, il se fait facilement une raison, hein, pèreke ?
Mais ne restez pas ici, Séraphin… venez… Une fine ?
Je n’ai qu’une minute.
Ça ne fait rien…
Pèreke, venez prendre votre pousse-café…
Scène XI
Quel beau temps, hein ! Hier il a encore plu. Espérons que ça saura continuer.
Quoi, la pluie ?
Non, le beau temps. Monsieur Albert… Je voudrais vous dire quelque chose.
À moi, Monsieur ?
Oui, à vous.
Je vous écoute.
Je n’irai pas par cinq chemins, car vous savez, nous autres, à Bruxelles, on n’est peut-être pas de beaux phraseurs, mais on dit tout droit dehors ce qu’on pense… Eh bien, voilà… Je ne vous connais pas depuis très longtemps… Vous dire que j’ai beaucoup de sympathie pour vous… ça, je mentirais… Je sais que vous ne m’avez jamais rien fait, mais enfin, c’est des choses qu’on ne sait pas expliquer. Demandez à un chat pourquoi il n’aime pas un chien et à un chien pourquoi il n’aime pas un chat, ils ne sauraient pas vous répondre, n’est-ce pas ? Mais ça n’empêche pas qu’un chat peut estimer un chien et un chien peut estimer un chat !
Cela me paraît puissamment raisonné !
Monsieur Albert, j’ai un service à vous demander.
Allez-y.
Mais pour ça, il faut que je vous fasse le confident d’une affaire confidentielle et très grave. C’est à propos de mon mariage.
Alors je vous prie de vous en tenir là. Je ne veux d’aucune manière être mêlé à votre mariage. Votre petit préambule, où vous vous être montré hérissé de toutes vos mauvaises intentions à mon égard, me met tout à fait à l’aise pour vous dire que, moi non plus, je ne me sens nullement attiré vers vous. Par conséquent, cherchez quelqu’un de vos amis qui puisse me remplacer en cette occurrence.
C’est impossible !… sans ça.
Comment ?
Oui, c’est impossible ; parce que mes amis sont de bons garçons, mais ils ne sauraient jamais tenir leur langue… tandis que vous… Je ne vous aime pas, mais je sens que vous êtes un honnête homme et capable de garder un secret.
Ce qui vous met tout à fait à l’aise pour commettre un abus de… votre confiance.
Si vous voulez.
Oui, mais je ne me laisserai pas faire…
Si, parce que c’est pour une bonne action.
C’est assez inattendu… Vous avez une façon très pittoresque de demander un service.
Monsieur Albert, je vais me marier… j’ai beaucoup de goût pour Mlle Suzanne.
Et puis elle a une jolie dot…
Oui. Eh bien, avant que je la marie, je dois régulariser une situation… J’ai une bonne amie.
Mon Dieu…
Oui… Mais j’ai aussi un enfant avec ma bonne amie…
Mon Dieu…
Oui…
Et comme je ne suis pas de ceux qui, quand ils glissent sur quelque chose, ne se retournent pas… je ne voudrais pas que ce petit qui n’a rien fait pour ça tombe dans la misère… Alors, n’est-ce pas, j’ai pensé que vous, Monsieur Albert, vous pourriez aller trouver Anna…
Anna ?
Oui, c’est Anna… Et lui proposer un petit arrangement et, comme vous parlez bien, n’est-ce pas, — oui, oui, vous parlez bien, — vous pourriez la consoler… et comme ça il n’y aurait pas de scandale ; je serais bien tranquille et personne pourrait dire que Séraphin Meulemeester n’a pas fait tout son devoir.
C’est tout ?
Oui, c’est tout…
Monsieur Séraphin Meulemeester, je ne me charge pas de cette mission.
Comment ?
Non. Oh ! pas à cause de vous, pas à cause de Mlle Anna… non pas que je me permette d’apprécier votre conduite, de vous blâmer ou de vous approuver, mais parce que Mlle Suzanne est la seule personne, ici, pour laquelle j’ai quelque sympathie. Elle est la seule qui m’ait accueilli aimablement, sans ironie et sans ce mépris que vous même vous affectez, même lorsque vous me demandez un service. Je crains donc qu’un mariage entre elle et vous, consommé sous d’aussi heureux auspices, ne soit pas un bonheur qu’elle mérite. Je ne désire donc en rien, aussi faiblement que ce soit, le faciliter pour ma part.
Vous n’allez pas lui dire, n’est-ce pas ?
Rassurez-vous, Monsieur. Je suis de cette sorte de chats qu’un chien comme vous peut ne pas aimer, mais qu’il doit estimer. Je ne ferai rien pour vous, mais je ne me servirai contre vous d’aucune arme déloyale. J’ai été, malgré moi, dans cette affaire, votre confident, mais je n’en respecterai pas moins votre secret.
Oui, vous dites ça…
Je le dis et je le ferai.
Alors, M. Albert a un œil sur Mlle Beulemans ? Je m’en doutais. Mais soyez tranquille, ça n’est pas du spek pour votre bec… Vous aurez beau prendre votre air d’en avoir deux, c’est moi qui marierai Mlle Suzanne Beulemans. Et puisque vous ne voulez pas arranger la situation d’Anna et de son enfant, ils n’auront qu’à tirer leur plan. Moi, j’aurai fait ce que je devais. Seulement, rappelez-vous, M. Albert Delpierre de Paris, que toutes les belles phrases que vous pourrez dire à Suzanne, ça ne servira à rien… car ce n’est pas les oiseaux qui sont plus beaux plumes qui chantent le meilleur ! Vous m’avez bien compris ? J’ai Suzanne, je la garde. Un tiens vaut mieux que deux tu n’auras pas. Alors je fais attention.
Imbécile !
Scène XIII
Ah ! vous êtes encore là, Séraphin ?
Oui, je causais Monsieur… Au revoir, Suzanne.
Ah ! je suis contente que vous êtes de bons amis… Qu’est-ce que vous disiez ?
Des choses banales… Nous parlions de la pluie et du beau temps…
Oui… je crois qu’il va dracher.
Est-ce que vous voulez un parapluie ?
Non, les parapluies c’est toujours la même chose… je pars avec, et quand je reviens je ne l’ai plus, ou, si j’en ai un, c’est un parapluie contraire.
Si vous le perdez, ça ne fait rien ; je vous donnerai un vieux.
Et puis, c’est tout de même presque de la même bourse, n’est-ce pas ?
De la même bourse ?
Mais oui, puisque je dois vous marier.
Que faut-il répondre à cette lettre ?
Ne vous donnez pas la peine.
Et que nous devons vivre ensemble…
Ce M. Bataille est tout de même un drôle… Hier il dit que c’est bon, aujourd’hui il dit que ce n’est plus bon.
… Et que nous devons vivre ensemble…
Je vais répondre que nous faisons pour un bien et que s’il n’est pas content, il n’a qu’à le dire.
… Et que nous devons vivre ensemble… alors, ça ne viendra tout de même pas sur un parapluie.
Oui, oui.
Oui, oui, et vous n’écoutez même pas ce que je dis.
Moi ?
Oui ! Quand M. Albert est là avec ses manières de Parisien… moi je ne suis plus rien.
Oui, mais non, Séraphin, qu’est-ce que ça signifie ?
J’avais raison de le dire tout à l’heure : il est toujours à tourner autour de vous et vous aimez ça.
Je comprends maintenant de quoi vous avez causé à vous deux. Venez un peu par ici, Monsieur Albert… Venez un peu par ici, Séraphin… Des cancans, ça je ne veux pas. Je dois vous dire, Séraphin, que c’est assez honteux ce que vous faites là. Mais enfin, tous les hommes sont comme ça. Seulement chez moi ça doit être tout droit dehors. — Monsieur Albert, je crois que vous êtes un bon garçon… mais on ne sait jamais… Vous ne m’avez jamais rien dit de vexant, vous n’avez jamais rien fait de malhonnête… Je crois même que si vous étiez un tripoteur, comme il y en a beaucoup, vous auriez déjà mis votre main sur mon bras pour me pincer ou vos pieds sur mes pieds, en dessous du pupitre. En tout cas, si vous avez de mauvaises intentions, vous n’avez qu’à les inscrire sur votre ardoise et les essuyer avec une loque à reloqueter. Je suis la fiancée de Séraphin et tant que je serai la fiancée de Séraphin les autres pourront danser… Vous, Séraphin, je ne vous ai jamais dit que je vous aime. Je vous aime peut-être ; peut-être, je ne vous aime pas. Ça, moi je le sais… Mais je suis votre fiancée et ça je veux qu’on respecte. Mais ce que je ne veux pas, c’est de la jalousie et des reproches… Je ne suis pas une de la sorte, vous savez… Encore une fois des manières de ce genre et vous pouvez prendre vos cliques et vos claques… Voilà… C’est compris ? Maintenant vous pouvez continuer… Je dois aller sur mon bureau…
Au revoir, Suzanne. — Monsieur…
Scène XIII
En voilà des manières !
Mais…
Il est déjà plus d’une heure et demie.
Oui…
Et il y a beaucoup d’écritures à faire.
Beaucoup.
Vous ne venez pas ? Père pourrait arriver.
Tant mieux, je désire voir M. Beulemans.
Il n’a pourtant pas l’habitude de vous dire des choses agréables.
Cette fois, c’est moi qui parlerai. Mademoiselle Suzanne, il faut que je m’éloigne.
Monsieur Albert, ça ne va pas recommencer ?
Hélas ! ça recommence trop souvent. Vous avez entendu M. Séraphin — Séraphin !…
Mais il a raison, ce garçon, s’il est jaloux.
Vous-même, sans vous en douter, vous m’avez dit des choses terribles.
Terribles ? Mais non, j’ai dit des choses naturelles ; je n’ai peut-être pas très bien causé… mais on cause comme on peut ; je ne suis pas une Parisienne, moi.
Vous m’avez dit des choses que je ne méritais pas. Vous avez prononcé des mots dont le souvenir viendrait gâter le délicieux plaisir de nos tête-à-tête… Je me dirais sans cesse : elle retire le pied pour que je n’y pose pas le mien, elle se méfie de moi.
C’était pour rire…
Laissez-moi partir, Mademoiselle. Vous n’ignorez pas que depuis longtemps je suis hanté par l’idée de rentrer à Paris. Il y a Mme Beulemans, il y a M. Beulemans, M. Séraphin… Séraphin !…
Je ne veux pas, monsieur Albert.
Non, croyez-moi, laissez-moi partir. Cette hostilité finit par m’être à ce point pénible que je ne puis plus la supporter. Et je ne la rencontre pas seulement chez votre père, chez votre mère, chez M. Séraphin, mais même chez des gens à l’indifférence desquels j’espérais pouvoir prétendre. Plus je m’efforce d’attirer vers moi les sympathies, plus je vois que je suis irrémédiablement antipathique…
Mais non !…
Mais si… Tenez, un exemple : Tout à l’heure, j’ai rencontré dans l’escalier Isabelle, votre bonne ; elle était chargée de deux seaux d’eau remplis jusqu’au bord ; à chaque pas qu’elle faisait, l’eau menaçait de déborder. Pour rendre sa corvée moins pénible, je pris un des seaux et je le montai jusqu’au palier.
Eh bien ?
Elle me remercia, puis elle eut un indéfinissable sourire de mépris que je perçus au vol.
Isabelle vous a brisé le cœur ?
Mais non, Isabelle ne m’a pas brisé le cœur ? mais je surpris chez cette brute cet aspect dédaigneux avec lequel on accueille ici mes meilleures intentions,
Je vous assure que vous vous trompez. Enfin, voyons, qu’est-ce que vous avez dit à cette bonne quand elle vous a remercié ?
Oh ! je ne sais pas, moi ! Je lui ai dit : « De rien de rien… C’est la moindre des choses… »
Ah ! voilà ! en parlant à Isabelle, il fallait dire : « Och ! laissez seulement, ce n’est rien de porter un sé-au ! »
Qu’est-ce que vous dites ?
Je dis : « Och ! laissez seulement, ce n’est rien de porter un sé-au !… »
Ah ?
Mais oui ; vous parlez à ces gens un langage qu’ils ne comprennent pas… Alors ils s’imaginent que vous êtes un poseur. Parlez comme nous.
Comme vous, mon Dieu, je voudrais bien, mais comme eux, il me semble que ça ne passerait pas.
Mais si, mais si !… Tenez, comment me diriez-vous, si vous étiez M. Séraphin, que je vous plais…
Mon Dieu…
Allez ! allez !
Je vous dirais : Mademoiselle Suzanne (hésitant). Si vous croyez que c’est facile, comme ça, à l’improviste…
Eh bien, imaginez que vous me fassiez l’aveu de votre tendresse pour une autre, pour une jeune fille que vous auriez laissée à Paris, et que vous aimeriez.
Mais je n’ai laissé à Paris aucune jeune fille que j’aime.
Ah !… Eh bien, supposez !
Je vous dirais : « Mademoiselle Suzanne, j’ai un penchant pour vous ». Euh ! euh ! pardon : « J’ai un penchant pour la demoiselle que je n’ai pas laissée à Paris ».
Mais non, mais non, vous devriez dire : Mademoiselle Suzanne, j’ai une boentje pour Mademoiselle Une Telle.
Une quoi ?
Une boentje !
Une boentje ?
Oui, répétez : « Mademoiselle Suzanne, j’ai une boentje… »
Mademoiselle Suzanne, j’ai…
Une boentje…
Une boentje… pour vous.
Ah !
C’est extraordinaire, quand j’entends par d’autres employer ces tournures de phrases spéciales, ça me choque comme une incongruité. Et quand vous les dites, ça me paraît gentil, étrange, mais gentil. Ça a la saveur d’un de ces fruits tropicaux, qui étonnent d’abord et à laquelle on se fait si bien qu’on veut y goûter à nouveau. C’est curieux, n’est-ce pas ?
Oui, c’est curieux.
Très curieux ! Laissez-moi partir ! ça vaut mieux… Vous songerez de temps en temps à votre ami… moi, je n’oublierai jamais ma chère petite collègue de quelques mois… Et vous ?
Moi non plus.
Alors, je vais dire à M. Beulemans que mon père, voulant donner plus d’extension à ses affaires, me rappelle à Paris… Car il vaut mieux, n’est-ce pas, ne froisser personne ?
Oh ! certainement…
Évidemment…
Et puis comme ça, n’est-ce pas, vous pourrez prendre tout votre temps et ne pas laisser les écritures en arrière…
Oui… Trois ou quatre…
Mois…
Non, jours…
Si vite ?
Oui.
Mais, Monsieur Albert… jamais vous ne pourrez mettre le grand-livre au courant…
Si, si ; il ne reste plus que le compte de Vandezande, Bockstael, Verstraete et Goffin à liquider… pour le reste, tout est en ordre.
Vous oubliez l’échéance du 15.
Ah ! celle-là, non, jamais ! Je ne la ferai pas… Ne vous opposez pas à mon départ.
Mais je ne veux pas, Monsieur Albert.
Ne vous opposez pas à mon départ. Il ne comptera pas pour vous… vous continuerez à rire et à chanter : à être heureuse.
Heureuse ? Mais je ne suis pas heureuse, Monsieur Albert. Quand j’étais petite, oui ; père et mère s’entendaient.
Ah ?
Oui… Et quand ils se disputaient, ça m’était bien égal, car j’étais trop jeune pour comprendre. Maintenant, je comprends, n’est-ce pas, et ça me fait si mal… Je suis tout le temps à éviter les sujets de brisbouille entre eux. Je chante pour les garder de bonne humeur… je ne discute jamais… je suis douce avec eux et avec tout le monde, pour qu’eux aussi deviennent doux. — Vous savez, ça arrive quelquefois, quand quelqu’un parle à voix basse, personne n’ose crier. C’est la même chose. — Je cherche par tous les moyens d’éloigner les contrariétés de père et de mère… Un jour ils étaient d’accord…
Ah ? Encore ?
Oui. Ils m’ont dit : « Suzanne, M. Séraphin Meulemeester a demandé votre main, nous croyons que c’est un bon parti ». Et j’ai répondu : moi aussi. Et pourtant je n’aime pas M. Meulemeester. Un autre jour qu’ils étaient d’accord, ils ont mis un canari dans la salle à manger… Ils disaient : « C’est plus gai ! ». J’ai répondu : Oui, c’est plus gai ! Mais ce n’était pas plus gai, Monsieur Albert, parce que je pensais que je suis comme ce petit oiseau, tout seul dans sa cage, avec le monde autour de lui, et qui chante de toutes ses forces toute la journée et on ne l’écoute plus… Il chante et ça ne sert à rien.
Pauvre petite !…
Depuis votre arrivée, j’étais un peu consolée. L’oiseau avait un camarade qui, je l’espérais, aurait chanté avec lui quand il aurait compris qu’il ferait une bonne action en mettant de la joie dans la maison.
Vous avez compté sur moi ? Mais je suis un canari dont ils n’aiment pas la voix.
Ils s’y habitueront. Et puis vous ferez un effort, vous tâcherez d’imiter leur chant à eux pour conquérir leur confiance et leur sympathie. Restez, Monsieur Albert. Aidez-moi à mettre de la bonne entente entre mes parents…
Je ferai ce que vous voudrez… je resterai…
Quand père vous fera une observation, vous le laisserez dire ?
Oui…
Il est si bon au fond… Quand mère arrivera avec une nouvelle robe, vous la trouverez belle ?
Oui.
Vous vous ferez le plus possible de la maison pour arriver au but ?
Oui.
Alors vous devez reprendre votre table avec nous.
Je la reprendrai.
Ah ! c’est gentil !… donnez-moi la main… et venez travailler.
300 bouteilles de gueuze chez Vandezande…
Scène XIV
Monsieur Albert, vous avez mal surveillé l’expédition du stout pour Louvain. La bière est tournée. Vous avez, sans doute, encore une fois laissé partir des bouteilles mal nettoyées.
Excusez-moi, Monsieur Beulemans… j’ai pourtant fait attention.
Il faut connaître son métier.
C’est pour l’apprendre que je suis venu me confier à votre grande expérience, Monsieur Beulemans.
Oh ! oui, ça, père a une grande expérience !
C’est-à-dire que je ne connais pas, parmi toutes les relations de notre maison de Paris, un homme dont la compétence soit aussi complète et aussi éclairée au point de vue de la brasserie.
Oui, oui, on m’a déjà dit ça. C’est vrai, du reste… Maintenant, c’est peut-être le garçon qui n’a pas écouté vos ordres, vous savez, Monsieur Albert ; je vais une fois voir. Ça, je ne veux pas qu’on ne vous écoute pas.
Suzanne ! Suzanne ! j’ai reçu mon nouveau chapeau… Voyez une fois… Est-ce qu’il me va bien ?
Oh ! il est magnifique.
C’est une pure merveille, Madame Beulemans.
Vous trouvez ?
Et comme il vous va !
Vous trouvez ?
Si je trouve ! Il vient de Paris ?
je vous crois !
Vous savez, garçon, c’est l’ouvrier qui a pris le vieux lot de bouteilles… Ce n’est pas votre faute… Je me le disais bien : avec mon expérience…
Père, voyez un peu le beau chapeau de mère.
Tiens, oui.
Je suis contente, tenez, de ne pas être présidente d’honneur, pour montrer qu’on n’a pas besoin de ça pour faire de l’effet… N’est-ce pas, Beulemans ?… Embrassez votre femme.
Vous voyez comme c’est facile !
Et comme c’est gai !