Le Mariage du trésorier/12

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E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 116-130).

XII

Mademoiselle Eudoxie Boinvilliers fut frappée du changement douloureux qui s’opérait dans la physionomie de Valérie ; une grande terreur la saisit. Aurait-elle donc la mauvaise chance, pour avoir trop tardé, de se voir devancée dans la perfidie qu’elle méditait ? Ne serait-elle plus la première à verser la goutte empoisonnée de ses révélations dans le cœur de son amie ?

Cette perspective la décida à renoncer au supplément d’informations qu’elle comptait recueillir çà et là, et à brusquer les confidences.

— Chère amie, dit-elle en s’asseyant d’un air tout pensif sous le berceau, à côté de mademoiselle Gilmérin, je vais vous étonner, vous blesser peut-être… ; mais je vous demande d’être indulgente et de ne pas nous juger, ma mère et moi, sans de mûres réflexions.

— Me blesser ! En quoi donc ? fit la pauvre Valérie avec incrédulité, car il lui semblait bien impossible qu’une peine pût l’atteindre qui ne fût d’avance annihilée par ses angoisses secrètes.

— Je crois que nous serons contraintes de nous abstenir de venir désormais à vos charmantes réunions du soir.

— Ah ! mon Dieu ! d’où vous vient donc ce subit accès de cénobitisme ?

— C’est assez difficile à expliquer, surtout… entre jeunes filles, dit Eudoxie en baissant pudiquement les yeux ; pourtant je craindrais que ma mère, qui ne plaisante pas sur les questions de… morale, ne vous dît cela trop vivement, et je préfère… quoi qu’il m’en coûte…

— Oh ! parlez vite vous-même, ma chère Eudoxie.

— Eh bien ! votre société, si bien choisie, si aimable, renferme, — à votre insu certainement, — un membre dont la conduite… privée… éloignerait, si elle était connue, les femmes honnêtes de votre intimité.

— Vous dites ?…

— Vous comprenez que nous préférons, ayant été instruites de certains détails peu édifiants, nous retirer sans explications, sans scandale.

— Mais, ma chère, fit Valérie un peu troublée sans trop se rendre compte du motif de son émotion, tout ce que vous racontez là est inimaginable ! Quel est celui d’entre nous ?… quelle est cette conduite… inavouable ? enfin, quel scandale voulez-vous éviter ?…

— Quel est celui d’entre nous ?… Ah ! ma bonne Valérie, vous n’exigerez pas que je le nomme. À quoi bon nuire à son prochain… et vous attrister, en outre, j’en suis certaine ?

— Qu’importe !… parlez, au contraire.

— Vous parler des mœurs de… Enfin, elles sont malheureusement telles, — voyez-vous, ma chère, nous n’imaginons pas ces choses-là, nous autres, — qu’une mère ne peut exposer sa fille à un contact qui pourrait donner lieu, dans la suite, à de faux jugements sur son compte.

— Vous m’effrayez !

— Mais non, mais non, rassurez-vous. Ma mère est très-prudente, peut-être même un peu austère… quand il s’agit de ma considération, je ne saurais l’en blâmer ; mais vous n’avez pas sujet de vous tant alarmer pour cela. D’ailleurs, nous vous verrons le jour, et rien, sauf les réunions du soir, ne sera changé à nos habitudes.

— Écoutez-moi, Eudoxie, dit Valérie d’un ton grave, vous en dites trop ou pas assez. Si quelque danger menace votre réputation, par le seul fait de votre rencontre chez moi avec un visiteur, la mienne courrait alors de plus grands risques, et j’ai le droit de vous prier de vous expliquer plus clairement.

C’était tout ce que désirait Eudoxie. La loyale Valérie était tombée dans le piège avec la promptitude et la naïveté des âmes droites.

Mademoiselle Boinvilliers hésita longtemps, se jeta dans des réticences savantes ; enfin, avec une de ces rougeurs pudibondes dont elle avait le secret, elle attira la tête de son amie tout près de ses lèvres et chuchota dans un souffle haletant :

— M. de Maucler a toute une famille… une femme… un enfant… comprenez-vous ?

Valérie se dressa sur ses pieds toute frémissante.

— Que prétendez-vous là ? s’écria-t-elle avec un regard enflammé, et de quelle indigne calomnie osez-vous bien vous faire l’écho ?

Eudoxie, préparée à cette explosion, conserva sa mine béate, sans l’ombre de ressentiment dans la voix en répondant ;

— Je savais bien, pauvre chère amie, que j’allais vous chagriner… vous l’avez voulu. Je regrette déjà ma faiblesse.

— Dites plutôt votre crédulité, car vous n’imaginez pas, je pense, qu’on puisse croire à cette fable ?

— Je suis de votre avis. Une pareille immoralité me paraît bien difficile à admettre chez un jeune homme si… convenable, et je me refuserais encore à l’évidence, si je n’avais vu, de mes yeux, le trésorier du 43e bataillon agir en maître chez cette madame Albert.

— Madame Albert ! répéta sourdement Valérie.

— Une brune attrayante, quoiqu’un peu maigre, dont la beauté n’a pourtant pas la sérénité des bonheurs légitimes.

— Vous… l’avez vue ?

— Le hasard me l’a permis. Sa petite maison de la chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé, est un bijou.

Subitement, Valérie fit sur elle-même un suprême effort ; soit qu’elle soupçonnât la perfidie sous les révélations, soit qu’elle voulût dissimuler à tout prix sa douleur, elle eut le courage surhumain, — avec sa nature et ses sentiments, — d’interrompre net cette scabreuse confidence.

Un interrogatoire répugnait à sa dignité, son cœur était déjà assez cruellement atteint. Il lui fallut, toutefois, une grande minute pour recouvrer sa voix étranglée par l’angoisse.

— Ah ! fit-elle en se laissant retomber brisée sur son siège, cela prouve que mon père a été trop confiant, et mon frère un peu léger, dans l’introduction de M. de Maucler au milieu de nous.

Il leur appartient, du reste, de vérifier ces assertions, et je les en prierai demain.

— Ce sera sage, balbutia Eudoxie, un peu déconcertée par cet apaisement feint ou réel.

Les deux jeunes filles n’osèrent plus se regarder. L’une craignait de révéler sa joie méchante ; l’autre, par une sainte pudeur, refoulait son indicible désolation.

Madame Duval, qui vint les rejoindre à cet instant, apporta fort à propos sa placide figure au milieu de cet intolérable tête-à-tête. En remarquant le silence qui l’accueillait, elle se crut obligée à des frais inusités d’amabilité, car elle regardait comme une des charges de son métier de gouvernante de suppléer, au besoin, au mutisme de son élève.

Eudoxie, aidée par sa présence, reprit son assurance assez promptement pour pouvoir se retirer un quart d’heure après, avec la douce certitude d’avoir fait tout le mal qu’elle désirait produire.

À peine eut-elle disparu qu’il se fit une transformation foudroyante dans toute la personne de Valérie. Sa taille se redressa ; à son front, le sang monta en flots de pourpre ; ses yeux fiévreux jetèrent une lueur fauve.

— Je veux voir de mes yeux, moi aussi ! dit-elle d’une voix vibrante.

Madame Duval leva les mains au ciel.

— Qu’avez-vous ?… que vous prend-il ? interrogea-t-elle tout effarée.

Valérie haussa les épaules, et, sans daigner s’expliquer :

— Descendez-moi un chapeau, un paletot, ordonna-t-elle ; prenez également les vôtres, et hâtez-vous… nous sortons.

— Ah ! nous sortons ?… C’est très-bien, mais…

— Mais allez donc, vous dis-je ! répéta la jeune fille avec colère.

Madame Duval s’enfuit vers la maison. Elle reparut moins de trois minutes après avec les objets demandés. Valérie s’en revêtit, ouvrit la grille et se jeta dans l’avenue Marigny avec la hâte d’une personne poursuivie.

— C’est de la folie !… Au nom du ciel ! qu’est-il donc arrivé ? Est-ce que quelque malheur vous menacerait, ma chère demoiselle ? disait par intervalle la gouvernante essoufflée, qui avait peine à la suivre.

Un fiacre passait à vide, revenant du bois. La jeune fille lui fit un signe, s’y précipita, laissa à peine à la pauvre madame Duval le temps de s’y engouffrer à son tour, et jeta au cocher le nom de la chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé.

Madame Duval, qui ne connaissait à la famille aucune relation dans ces parages, renonça à questionner, mit sa tête dans ses mains et se perdit en conjectures insensées.

Le fiacre avançait lentement, au trot de ses haridelles épuisées ; mais la distance de Vincennes à Saint-Mandé est si courte que quelques minutes suffirent à la franchir. Quand il entra dans l’allée bordée de lilas et encadrée de bois qu’on nomme la chaussée de l’Étang, Valérie, penchée à la portière, appela un cantonnier qui se livrait à l’arrosage de la route.

— La maison de madame Albert, s’il vous plaît ? demanda-t-elle.

L’homme à la lance parut fort embarrassé et promena sur les grilles enlierrées un regard indécis ; puis, après réflexion :

— C’est-y pas une dame sur l’âge ?… avec un domestique pour la traîner dans sa petite voiture.

— Non, dit Valérie, dont une rougeur ardente envahit les joues ; c’est une jeune dame… brune… jolie… avec un enfant.

— Des jeunes dames jolies avec des enfants, le bois en est plein ! fit le cantonnier avec un gros rire ; moi, je connais pas ça.

— Allez au pas jusqu’au bout de la chaussée, ordonna Valérie au cocher.

Madame Duval, de plus en plus assiégée par la crainte de voir un accident inconnu déranger l’état mental de son élève, joignit les mains, et, prête à pleurer, se renfonça dans le fiacre.

La jeune fille, attentive, les yeux perçants comme un guerrier sioux qui guette un ennemi sur le sentier de guerre, examinait une à une les constructions qui se dressaient le long de l’allée. Celle-ci était une vaste maison bourgeoise, celle-là une maison d’éducation ; cette autre abritait toute une nichée de garçons bruyants et de fillettes rieuses ; un vieillard s’ensoleillait sur le perron de ce chalet ; un luxueux équipage attendait devant cette grille ouverte.

Ce n’était point là que devait se cacher celle qu’on appelait madame Albert.

Tout à coup Valérie fit un haut-le-corps, et sa main nerveuse arrêta net le cocher. On venait de passer devant un pavillon petit, discret, ombreux, qui disait hautement à ses soupçons : « C’est là. »

— Rangez-vous contre le bois et attendez, dit aussitôt mademoiselle Gilmérin.

Le fiacre obéit d’autant plus promptement qu’il venait de cahoter pendant dix-huit kilomètres, sans s’arrêter, une famille de bourgeois qui cherchait son petit-cousin, fusilier au camp de Saint-Maur.

Valérie s’accota aux coussins poussiéreux, baissa le store et reprit silencieusement sa faction. Une grande heure passa. La jeune fille semblait pétrifiée, le cocher dormait profondément. On n’entendait même plus souffler l’infortunée gouvernante.

Cinq heures sonnèrent à l’hôpital militaire. Un joyeux cri d’enfant retentit. C’était un adorable bébé blond, qui sautillait en dedans de la grille du pavillon, tendant ses petites mains pour l’ouvrir.

Valérie eut un éblouissement : il ressemblait à Georges de Maucler autant qu’une ébauche gracieuse ressemble à une peinture achevée.

Le bébé s’agitait, il voulait ouvrir, car, du côté de la route, venait de se dresser la silhouette élégante du trésorier. Une clef tourna dans la serrure, et le jeune homme, sans prendre le temps de repousser la porte, se penchant vers l’enfant, l’enleva dans ses bras en lui donnant un baiser sonore.

Le petit garçon lui entoura le cou de ses bras roses et nus, noyant la moustache de l’officier dans la profusion de ses boucles blondes.

Lorsque celui-ci, échappant enfin à cette étreinte enfantine, voulut refermer la grille, Valérie, plus blanche que la morte de la ballade allemande, était debout en face de lui.

En la reconnaissant, Georges eut un regard affolé.

Elle, droite, muette, terrible, plongeait ses yeux sombres dans les yeux troublés du malheureux.

À ce moment, un frôlement soyeux bruit sur le sable, et madame Albert, — la dame brune et pâle, — s’approcha du groupe silencieux.

— Georges ! dit-elle d’une voix grave qui retentit comme un glas funèbre aux oreilles bourdonnantes de la jeune fille, Georges, qui donc m’amenez-vous ici ?

Georges ouvrit les lèvres ; Valérie l’arrêta par un geste écrasant.

— Ne prononcez pas mon nom devant cette femme, dit-elle, je vous le défends !

Elle fit un pas en arrière ; il voulut la suivre ; ses deux bras s’étendirent comme pour le repousser, puis un nuage flotta entre elle et lui ; elle chancela et glissa sans connaissance sur le sol.

Au cri de terreur de Georges répondit celui de madame Duval, qui, du fond du fiacre, avait suivi de l’œil cette scène inexplicable. La digne femme s’élança au secours de son élève, l’arracha des bras de l’officier, et, retrouvant la force de sa jeunesse, l’emporta comme une proie.

Madame Albert n’essaya pas à l’aider, mais le trésorier, qui suivait la gouvernante en lui offrant chaleureusement ses services, ne reçut qu’un refus très-sec, car elle commençait à démêler que ce beau garçon-là était la cause déterminante de toute cette aventure.

Le cocher, philosophe en carrick, qui souriait à part lui, partit d’un train inusité. Le cahotement extravagant du véhicule tira la pauvre fille de son évanouissement. Son premier regard fut pour madame Duval, qui, pleurant, se penchait sur elle. Sa première parole fut celle-ci :

— Chère madame Duval !… pas un mot de ceci à mon père : vous n’avez rien vu, rien compris, vous ne savez rien.

La gouvernante lui prit les mains, la rassura, la consola par la certitude de son silence, quoique sa conscience fût bien un peu troublée par la difficulté de concilier ses devoirs avec cette imprudente promesse.

Lorsque le fiacre eut disparu, madame Albert demanda d’un air songeur :

— Georges, cette jeune personne est-elle votre maîtresse ou votre fiancée ?

Et le trésorier répondit d’un ton farouche :

— Elle était ma fiancée, et ne peut plus être ma femme.