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Le Mariage du trésorier/13

La bibliothèque libre.
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 130-142).

XIII

Le même soir, Valérie reçut des mains de madame Duval, toujours effarée, le petit billet suivant :

« Mademoiselle Gilmérin est instamment suppliée de désigner à M. de Maucler quel moyen lui serait permis pour s’expliquer et se disculper auprès d’elle. »

La jeune fille bondit sur une plume, et, d’une main fiévreuse, traça cette ligne implacable :

« M. de Maucler n’a besoin ni d’explication, ni de justification : il est jugé. »

Une semaine s’écoula. Valérie gardait la chambre, avec une fièvre lente et un parti pris de mutisme qui désespérait son père. Les visites étaient interrompues, les intimes consignés à la porte de la villa ; La présence de madame Duval était seule tolérée par la triste jeune fille.

Blessée, honteuse, désespérée, elle essayait de cacher dans la solitude la plus poignante désillusion. Elle sentait, avec des frissonnements de rage douloureuse, qu’elle serait tôt ou tard devinée, qu’elle l’était peut-être déjà. Son amour bafoué, sa générosité méconnue, sa confiance trahie s’unissaient pour infliger à sa nature sensible, orgueilleuse et passionnée, une indicible torture.

Pour y échapper, elle se fit conduire à Bade par son père. Elle y trouva le bruit, la foule et les élégances, non le repos. — Au retour, elle déclara le séjour de Vincennes insipide pendant l’hiver et voulut demeurer à Paris.

Elle ne profita guère des distractions que la grande ville pouvait lui procurer, car, malgré toutes les instances, elle persista à ne sortir que de loin en loin, à refuser toute occasion de plaisir, à ne recevoir personne.

C’était en elle, et autour d’elle, un deuil dont elle ne daignait pas expliquer les motifs, et dont le bonhomme Gilmérin se désolait vainement.

Quant à Sosthène, ce fut à peine s’il s’aperçut du changement radical survenu dans le caractère de sa sœur et dans les habitudes de la maison paternelle.

Égoïste et aveuglé comme tout homme passionné, il poursuivait son but sans rien voir autour de lui. Il avait échoué dans ses efforts pour obtenir du directeur de l’Opéra une audition en faveur de mademoiselle de Clarande.

Furieux de cet insuccès, follement désireux de le réparer et de plus en plus épris de la fille du colonel, il entreprit, avec une bravoure de fanatique, le siège de la direction de l’Opéra-Comique.

Ce qu’il lui fallut employer d’influences, d’habileté, d’activité, de douceur, de persévérance et d’énergie pour amener le directeur à daigner entendre Judith, eût suffi à un pauvre diable pour atteindre la fortune.

Mais aussi quel triomphe ! Judith, entendue, fut engagée séance tenante, et ses débuts fixés à la réouverture du théâtre.

Le jeune homme, radieux, eut le bon goût de s’effacer après le succès.

Judith lui sut gré tout à la fois de ses services et de sa réserve adroite à n’en pas réclamer le prix. Elle nageait en pleine ivresse. Qui se fût opposé désormais à ses projets ? Madame de Clarande, paralysée, s’éteignait par degrés insensibles ; déjà son intelligence affaiblie ne lui permettait plus que d’assister avec une indifférence absolue à la nouvelle existence de sa fille.

Les leçons de piano avaient été abandonnées ; un habile professeur travaillait à rendre la belle artiste capable d’affronter le public parisien. Sans répondre aux timides objections de ses sœurs, qui, du fond de la province, s’effrayaient de ses tendances indépendantes, Judith se jetait, le front haut, dans cette redoutable mêlée artistique où les plus fortes-perdent quelque pièce de leur armure, les plus pures quelque fleur de leur couronne. C’est l’aveuglement dont la Providence frappe parfois celles qui doutent de sa puissance et négligent d’implorer son secours.

Elle avait refusé les offres d’argent qu’avec une habile délicatesse le jeune peintre avait osé lui faire. Un usurier, — de cette race de rongeurs spéciaux qui sucent les artistes, — sur la présentation de son engagement à l’Opéra-Comique, lui avait ouvert un crédit de plusieurs milliers de francs.

Elle les avait aussitôt employés en achats indispensables, en une installation confortable et coquette, rue de Provence, où sa pauvre mère eut une petite chambre isolée pour y agoniser en paix.

Elle adopta le couturier en renom, prit une femme de chambre rompue au métier lucratif de soubrette d’actrice, se laissa amener par Sosthène quelques visiteurs, des camarades futurs, des musiciens, quelques gandins qui proclamaient d’avance son triomphe.

Au jour de ses débuts, elle se trouva sous les armes, prête à tout, hardie, confiante, résolue à se conquérir brillamment une place au soleil de la rampe, de la réclame et du succès.

Nul obstacle devant elle : d’importuns souvenirs d’honneur et de position étaient écartés ; ses sœurs se taisaient, impuissantes ; sa mère se mourait ; et le colonel de Clarande, ce vieux type de soldat chevaleresque, était bien mort !

Judith avait choisi pour ses débuts le Premier Jour de bonheur. Elle y parut dans ce gracieux rôle de jeune Indienne, que mademoiselle Marie Rose avait poétisé par sa beauté délicate.

Celle de mademoiselle de Clarande, plus majestueuse, plus complète, illuminée par l’espoir et doublée par le succès, s’y révéla avec un éclat foudroyant. Avant qu’elle eût modulé une phrase, la salle frémissait d’admiration ; quand elle eut chanté son premier air, ce fut du délire.

On avait salué la femme, on encensa la cantatrice.

Et quelle salle !… Pendant le deuxième acte, Judith laissa tomber son premier regard sur les spectateurs qui la composaient. Des célébrités mondaines et artistiques ; des femmes de l’aristocratie, attirées par la curiosité de voir en scène une des leurs ; des femmes du demi-monde qui venaient épier, d’un œil jaloux, l’éclosion d’une rivalité formidable.

En hommes, la fleur du gandinisme contemporain s’étalait au balcon et à l’orchestre.

L’apparition de cette hautaine beauté qui irradiait sur la scène resplendissante, météore inattendu, paraissait à quelques-uns une répudiation du noble passé des Clarande, une injure à leur gloire militaire, une profanation.

Pour les autres, c’était au contraire l’affirmation d’un caractère énergique, admirablement trempé, plein de fécondes promesses pour le monde des arts et des plaisirs élégants.

Tout à coup le regard de Judith, qui planait, dédaigneux, sur la salle, se fixa et devint attentif.

Une bizarre fantaisie du hasard avait réuni au premier rang des fauteuils d’orchestre des individualités bien diverses, bien tranchées, qu’elle avait déjà rencontrées sur sa route, qui toutes avaient laissé une trace plus ou moins distincte dans sa vie passée.

Un homme jeune, le front dévasté déjà, et la tête grave supportée par une cravate blanche de magistrat, ressuscita soudainement, pour mademoiselle de Clarande, le substitut, M. Ernest Samson, qui avait si tendrement aimé la fille du colonel, et l’aimait peut-être encore du fond de ses illusions mortes.

Près de lui, un superbe bellâtre, d’une irréprochable élégance, frisant des moustaches guerrières et arborant sur son torse développé la rosette de la Légion d’honneur, n’était autre que le brillant officier de hussards, l’ex-commandant Adalbert de Poitevy, qu’elle eût autrefois souhaité pour époux et qui lui avait préféré l’opulente vulgarité d’une veuve de province.

Edmond Gaussens venait ensuite, laissant lire sur ses traits expressifs beaucoup d’admiration et plus de dépit encore.

Le lieutenant Périllas, les coudes serrés, les oreilles tendues, les yeux fixes, buvait cette harmonie, dévorait cette beauté, avec une extase qui faisait jaunir mademoiselle Eudoxie Boinvilliers dans la loge où elle trônait avec sa mère.

Et le capitaine Lanternie !… Pauvre petite cousine de Lorraine qui attendait patiemment au pays !… ses actions étaient bien basses, ce soir-là.

Sosthène, assis près de M. Gilmérin, éprouvait à la fois tous les enivrements et toutes les tortures. Il avait déjà mis à mal deux paires de gants dans les étreintes convulsives de ses mains fiévreuses, mais il se gardait bien d’applaudir bruyamment ce qu’il regardait comme son œuvre,

Judith les vit tous, les devina tous, et un sourire de suprême orgueil acheva de graver sur sa physionomie le cachet marmoréen qui lui était propre.

— Éblouir !… dominer !… régner !… régner enfin ! murmura-t-elle.

Le succès de la cantatrice grandit à chaque acte. La représentation s’acheva au milieu d’un orage d’acclamations et de cris enthousiastes. Les bouquets, en pluie odorante, tombaient à ses pieds, et les critiques dramatiques regrettèrent unanimement, dans leurs articles laudatifs du lendemain, de n’avoir pu suivre les bouquets.

Pour rendre plus complet son triomphe, ses camarades, — hommes, — la félicitèrent avec chaleur. Les artistes femmes lui exprimèrent une admiration aigre-douce, dont les témoignages avaient l’aspect attrayant et la réalité piquante d’une branche de houx.

Judith, dont la loge fut assiégée, se fit déshabiller en hâte pour échapper à cette invasion, se jeta dans une voiture et arriva seule chez elle, où madame de Clarande, inconsciente, dormait.

La soubrette veillait près d’un souper délicat, préparé dans la chambre de « madame » au coin d’un feu clair et joyeux.

Judith, brisée d’émotions et de fatigues, se laissa glisser sur une causeuse, le corps alangui, l’esprit surexcité, les mains inactives.

Elle rêvait, et rien n’assombrissait sa rêverie ; ses grands yeux, doucement éclairés, disaient une ivresse entière.

On sonna une fois… deux fois ; la camériste s’était élancée hors de la chambre ; on sonnait encore. Des voitures s’arrêtaient à la porte. Était-ce donc l’avalanche de ses admirateurs qui, repoussés de sa loge, la poursuivaient jusque-là ?

La soubrette rentra, apportant sur un plateau deux cartes, un bouquet et un écrin.

Judith prit une carte où, sous des armes orgueilleuses, s’épanouissait le nom de M. Adalbert de Poitevy, officier supérieur de cavalerie démissionnaire.

Un pli sombre se creusa à son front ; sa main, par un geste brusque, déchira en miettes impalpables cet audacieux souvenir d’un délaissement cruel.

— L’insolent ! murmura-t-elle.

Elle lut la seconde carte, qui portait en caractères imposants sur un carton immense : Ernest Samson, procureur impérial. Sa lèvre dédaigneuse se détendit sans s’attendrir.

— Encore lui !… fit-elle avec fatigue.

La carte, échappant à ses doigts indifférents, rebondit sur la soie de sa robe et vint échouer dans les cendres brûlantes.

La femme de chambre tendit un bouquet à sa maîtresse avec un malin sourire :

— De la part de M. Gaussens.

C’était un étrange bouquet, uniquement composé de splendides œillets rouges entourant une rose blanche immaculée. Cela disait en langage des fleurs, — ce langage connu ou deviné de toutes les femmes ; — « Vous êtes irréprochable autant que belle, et, secrètement, je vous aime d’un amour vif et pur. »

Mademoiselle de Clarande enfouit son visage dans la gerbe parfumée, en aspira délicieusement les senteurs, puis la rejetant brusquement :

— Il est bien tard, dit-elle… et d’ailleurs, un pauvre rimailleur, à quoi bon ?

Elle demeura rêveuse, se ravisa, reprit le bouquet, et le plaçant dans un cornet de sèvres :

— Vous en changerez l’eau, Olympe.

Mademoiselle Olympe prit le vase d’une main et présenta, de l’autre, à l’admiration de sa maîtresse, un écrin tout ouvert. C’était, sur un lit de velours bleu, une rivière de diamants, rayons cristallisés qui scintillaient de feux éblouissants.

— De quelle part ? demanda Judith sans faire un geste ; mais involontairement son regard rivalisa de flammes avec le bijou tentateur.

— M. Sosthène Gilmérin l’apporte lui-même, en sollicitant l’honneur d’offrir ses hommages à madame.

Un flot de sang monta au front altier de mademoiselle de Clarande.

— L’échéance !… Déjà !… fit-elle avec un frisson.

Elle se leva et posa l’écrin sur la cheminée, comme saisie de honte d’avoir pu se laisser fasciner un instant par ses reflets irrésistibles.

Elle se mit à marcher au hasard dans la chambre, les mains anxieusement nouées, pâle, quelques gouttelettes de sueur perlant à la naissance de ses cheveux.

La lutte était cruelle. Revoyait-elle, en une vision rapide, sa jeunesse heureuse, la tendresse aveugle de sa mère, le grand cœur du colonel ?… Tout ce passé d’honneur qu’elle avait compromis en public, et qu’elle menaçait de répudier en secret, se dressait-il devant son esprit troublé pour y jeter une irrésolution suprême ?… Et l’attendrissement qu’elle s’efforçait de vaincre était-il un souvenir, un regret ou un remords ?

Mlle Olympe haussa les épaules avec philosophie, car elle se rappelait que ses premières maîtresses ne faisaient pas tant de façons.

Tout à coup, Judith de Clarande passa les deux mains sur son front comme pour en bannir à jamais des tentations condamnées à périr…

Elle prit l’écrin, et, sans même le regarder :

— Rendez ceci à M. Gilmérin, fit-elle d’une voix hautaine, en lui disant que la fille du colonel de Clarande peut accepter un service et jamais un présent.