Le Marquis de Villemer/Chapitre I

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Calmann-Lévy (p. 1-16).
I


LETTRE À MADAME CAMILLE HEUDEBERT

— À D…, par Blois. —


Ne t’inquiète donc pas, chère sœur, me voilà arrivée à Paris sans accident ni fatigue. J’ai dormi quelques heures, j’ai déjeuné d’une tasse de café, j’ai fait ma toilette, et dans un instant je vais prendre un fiacre et me présenter à madame d’Arglade pour qu’elle me présente à madame de Villemer. Je t’écrirai ce soir le résultat de la solennelle entrevue, mais je veux d’abord jeter ces trois mots à la poste pour que tu sois rassurée sur mon voyage et ma santé.

Prends courage avec moi, ma Camille, tout ira bien ; Dieu n’abandonne pas ceux qui comptent sur lui et qui font leur possible pour aider sa douce providence. Ce qu’il y a eu de plus douloureux pour moi dans ma résolution, ce sont tes larmes et celles des chers petits : j’ai de la peine à retenir les miennes quand j’y pense ; mais il le fallait absolument, vois-tu ! Je ne pouvais pas rester les bras croisés quand tu as quatre enfants à élever. Puisque j’ai du courage, de la santé, et aucun autre lien en ce monde que ma tendresse pour toi et pour ces pauvres anges du bon Dieu, c’était à moi de partir et de chercher notre vie. J’en viendrai à bout, sois-en sûre. Soutiens-moi au lieu de me regretter et de m’attendrir, voilà tout ce que je te demande. Et sur ce, ma sœur chérie, je t’embrasse de toute mon âme, ainsi que nos enfants adorés. Ne les fais pas pleurer en leur parlant de moi ; mais tâche cependant qu’ils ne m’oublient pas, cela me ferait bien de la peine

Caroline de Saint-Geneix.

3 janvier 1845.


DEUXIÈME LETTRE. — À LA MÊME.


Victoire, grande victoire, ma bonne sœur ! me voilà revenue de chez notre grande dame, et succès inespéré, tu vas voir. Puisque j’ai encore une soirée de liberté, la dernière probablement, j’en vais profiter pour te raconter l’entrevue. Il me semblera que je cause encore avec toi au coin de ton feu, berçant Charlot d’une main et amusant Lili de l’autre. Chers amours, que font-ils en ce moment ? Ils ne s’imaginent pas que je suis toute seule dans une triste chambre d’auberge, car, dans la crainte d’être importune à madame d’Arglade, je suis descendue dans un petit hôtel ; mais je serai très-bien chez la marquise, et cette soirée solitaire ne m’est pas mauvaise pour me recueillir et penser à vous autres sans distraction. J’ai très-bien fait d’ailleurs de ne pas trop compter sur le gîte qui m’était offert, car madame d’Arglade est absente, et j’ai dû bravement me présenter moi-même à madame de Villemer.

Tu m’as recommandé de te faire son portrait : elle a soixante ans environ, mais elle est infirme et sort très-peu de son fauteuil ; cela et sa figure souffrante la font paraître plus âgée de quinze ans. Elle n’a jamais dû être ni belle ni bien faite ; mais sa physionomie est expressive et caractérisée. Elle est très brune ; ses yeux sont magnifiques, assez durs, mais francs. Elle a le nez droit et tombant trop sur la bouche, qui est laide et qu’on voit encore trop. Cette bouche est dédaigneuse à l’habitude ; cependant toute la figure s’éclaircit et s’humanise quand elle sourit, et elle sourit facilement. Ma première impression s’est trouvée d’accord avec la dernière. Je crois cette dame très bonne par réflexion plutôt que par entraînement, et courageuse plutôt que gaie. Elle a de l’esprit et de l’instruction. Enfin elle ne diffère pas beaucoup du portrait que madame d’Arglade nous avait fait d’elle.

Elle était seule quand on m’a introduite dans sa chambre. Elle m’a fait asseoir près d’elle avec assez de grâce, et voici le résumé de la conversation :

— Vous m’êtes beaucoup recommandée par madame d’Arglade, que j’estime infiniment. Je sais que vous appartenez à une excellente famille, que vous avez des talents, un caractère honorable et une vie sans tache. J’ai donc le plus grand désir que nous puissions nous entendre et nous convenir mutuellement. Pour cela, il faut deux choses : l’une, c’est que mes offres vous paraissent satisfaisantes ; l’autre, que notre manière de voir ne soit pas par trop opposée, car ce serait la source de contrariétés fréquentes. Traitons la première question. Je vous offre douze cents francs par an.

— On me l’a dit, madame, et j’ai accepté.

— On m’avait dit à moi que vous trouveriez peut-être cela insuffisant ?

— Il est vrai que c’est peu pour les besoins de ma situation ; mais madame est juge de la sienne propre, et puisque me voilà…

— Parlez franchement ; vous trouvez que ce n’est pas assez ?

— Je ne peux pas dire ce mot-là. C’est probablement plus que ne valent mes services.

— Je ne dis pas cela, moi, et vous, vous le dites par modestie ; mais vous craignez que cela ne suffise pas à votre entretien ? Soyez tranquille, je me charge de tout ; vous ne dépenserez chez moi que la toilette, et je n’en exige aucune. Est-ce que vous l’aimez, la toilette ?

— Oui, madame, beaucoup ; mais je m’en abstiendrai, puisqu’à cet égard vous n’exigez rien.

La sincérité de ma réponse parut étonner la marquise. Peut-être n’aurais-je pas dû parler spontanément comme j’ai l’habitude de le faire. Elle fut un peu de temps avant de se reprendre. Enfin elle se mit à sourire et me dit : — Ah çà ! pourquoi aimez-vous la toilette ? Vous êtes jeune, jolie et pauvre ; vous n’avez ni le besoin ni le droit de vous attifer ?

— J’en ai si peu le droit, répondis-je, que je suis simple comme vous voyez.

— C’est fort bien, mais vous souffrez de n’être pas plus élégante ?

— Non, madame, je n’en souffre pas du tout, puisqu’il faut que cela soit ainsi. Je vois que j’ai parlé sans réfléchir en vous disant que j’aimais la toilette, et que cela vous a donné une pauvre idée de ma raison. Je vous prie de n’y voir qu’un effet de ma sincérité. Vous m’avez questionnée sur mes goûts, et j’ai répondu comme si j’avais l’honneur d’être connue de vous ; c’est peut-être une inconvenance, je vous prie de me la pardonner.

— C’est-à-dire, reprit-elle, que si je vous connaissais, je saurais que vous acceptez sans humeur et sans murmure les nécessités de votre position ?

— Oui, madame, c’est absolument cela.

— Eh bien ! votre inconvenance, si c’en est une, est loin de me déplaire. J’aime la sincérité par-dessus tout ; je l’aime peut-être plus que la raison, et je fais un appel à votre franchise entière. Qu’est-ce qui vous a décidée à accepter de si minces honoraires pour venir tenir compagnie à une vieille femme infirme et peut-être fort ennuyeuse ?

— D’abord, madame, on m’a dit que vous aviez beaucoup d’esprit et de bonté, et je n’ai pas cru par conséquent devoir m’ennuyer près de vous ; ensuite, quand même j’aurais dû beaucoup souffrir, il était de mon devoir de tout accepter plutôt que de rester dans l’inaction. Mon père ne nous ayant pas laissé de fortune, ma sœur du moins était assez bien mariée, et je vivais avec elle sans scrupule mais son mari, dont toute l’aisance provenait d’un emploi, est mort dernièrement après une longue et cruelle maladie qui a absorbé toutes les économies du ménage. C’est donc à moi naturellement de soutenir ma sœur et ses quatre enfants.

— Avec douze cents francs ? s’écria la marquise. Non, cela ne se peut pas. Ah ! mon Dieu ! madame d’Arglade ne m’avait pas dit cela. Elle a sans doute craint la méfiance qu’inspire le malheur ; mais elle a eu bien tort en ce qui me concerne ; votre dévouement m’intéresse, et si nous nous convenons d’ailleurs, je veux que vous vous ressentiez de mon estime. Fiez-vous à moi ; je ferai de mon mieux.

— Ah ! madame, lui répondis-je, que j’aie ou non le bonheur de vous convenir, laissez-moi vous remercier de ce bon mouvement de votre cœur ! — Et je lui baisai la main avec vivacité, ce qu’elle ne trouva pas mauvais.

— Pourtant, reprit-elle après un autre silence, où elle semblait se défier de son inspiration, si vous étiez légère et un peu coquette ?

— Je ne suis ni l’une ni l’autre.

— J’espère que non ! Pourtant vous êtes très-jolie. On ne m’avait pas dit ça non plus, et je vous trouve même, à mesure que je vous regarde, remarquablement jolie. Cela m’inquiète un peu, je ne vous la cache pas.

— Pourquoi, madame ?

— Pourquoi ? Oui, vous avez raison. Les laides se croient belles, et au désir de plaire elles ajoutent le ridicule. Il vaut peut-être mieux que vous soyez capable de plaire, … pourvu que vous n’en abusiez pas. Voyons, êtes-vous assez bonne fille et assez femme forte pour me raconter un peu votre existence passée ? Avez-vous eu quelque roman ? Oui, n’est-ce pas ? Il est impossible qu’il en soit autrement ? Vous avez vingt-deux ou vingt-trois ans…

— J’en ai vingt-quatre, et je n’ai pas eu d’autre roman que celui que je vais vous raconter en deux mots. À dix-sept ans, j’ai été recherchée en mariage par une personne qui me plaisait, et qui s’est retirée en apprenant que mon père avait laissé plus de dettes que de capital. J’ai eu beaucoup de chagrin, mais j’ai oublié cela, et j’ai juré de ne pas me marier.

— Ah ! c’est du dépit, cela, et non pas de l’oubli !

— Non, madame, c’est du raisonnement. N’ayant rien, mais sentant que j’étais quelque chose, je n’ai pas voulu faire un sot mariage, et, bien loin d’avoir du dépit, j’ai pardonné à celui qui m’avait abandonnée ; je lui ai pardonné surtout le jour où, voyant ma sœur et ses quatre enfants dans la misère, j’ai compris la douleur d’un père de famille qui meurt à la peine sans pouvoir rien laisser à ses orphelins.

— Et vous avez revu cet ingrat ?

— Non, jamais. Il est marié, et je n’y pense plus.

— Et depuis vous n’avez pensé à aucun autre ?

— Non, madame.

— Comment avez-vous fait ?

— Je ne sais pas. Je crois que je n’ai pas eu le temps de songer à moi. Quand on est très-pauvre, et que l’on ne veut pas se laisser aller à la misère, les journées sont bien remplies, allez !

— Mais on a dû cependant vous obséder beaucoup, jolie comme vous l’êtes ?

— Non, madame ; personne ne m’a obsédée. Je ne crois pas aux persécutions qui ne sont pas du tout encouragées.

— Je pense comme vous, et je suis contente de votre manière de répondre. Donc vous ne craignez rien pour vous-même dans l’avenir ?

— Je ne crains rien du tout.

— Et cette solitude du cœur ne vous rendra pas triste, maussade ?

— Je ne le prévois en aucune façon. Je suis naturellement gaie, et j’ai conservé ma force au milieu des plus cruelles épreuves. Je n’ai aucun rêve d’amour dans la cervelle, je ne suis pas romanesque. Si je venais à changer, j’en serais bien étonnée. Voilà, madame, tout ce que je peux vous dire de moi. Voulez-vous me prendre telle que je me donne avec assurance, puisqu’au bout du compte je ne peux me donner que pour ce que je me connais ?

— Oui, je vous prends pour ce que vous êtes, pour une excellente fille, pleine de franchise et de volonté. Reste à savoir si vous avez réellement les petits talents que je réclame.

— Que faut-il faire ?

— Causer d’abord, et sur ce point me voilà satisfaite. Et puis il faut lire et faire un peu de musique.

— Essayez-moi tout de suite, et si le peu dont je suis capable vous contente…

— Oui, oui, dit-elle en me mettant un livre dans les mains, lisez ! Je meurs d’envie d’être enchantée de vous.

Au bout d’une page, elle me retira le livre en disant que c’était parfait. Restait la musique. Il y avait un piano dans la chambre. Elle me demanda si je savais lire à livre ouvert. Comme c’est à peu près tout ce que je sais, je pus la contenter encore sur ce point. Finalement, elle me dit que, connaissant mon écriture et ma rédaction, d’après des lettres de moi que lui avait montrées madame d’Arglade, elle comptait que je serais un excellent secrétaire, et elle me congédia en me tendant la main et en me disant de très-bonnes paroles. Je lui ai demandé la journée de demain pour voir les quelques personnes que nous connaissons ici, et elle a donné des ordres pour que je fusse installée samedi…

Chère sœur, on vient de m’interrompre. Quelle douce surprise ! c’est un billet de madame de Villemer, un billet de trois lignes que je te transcris :

« Permettez-moi, chère enfant, de vous envoyer un petit à-compte pour les enfants de votre sœur et une petite robe pour vous. Puisque vous aimez la toilette, il faut bien compatir aux faiblesses des gens qu’on aime ! Il est réglé et entendu que vous aurez cent cinquante francs par mois, et que je me charge de vos chiffons. »

Comme cela est bon et maternel, n’est-ce pas ? Je vois que j’aimerai cette femme-là de tout mon cœur, et que je ne l’avais pas assez bien jugée à première vue. Elle est plus spontanée que je ne pensais. Le billet de cinq cents francs, je le mets dans cette lettre. Vite ! du bois dans la cave, des jupons de laine à Lili, qui en manque, et un poulet de temps en temps sur cette pauvre table. Un peu de vin pour toi, ton estomac est tout délabré, et il en faudra si peu pour le remettre ! Il faut aussi faire arranger la cheminée de la chambre, qui fume atrocement ; ce n’est pas supportable, cela peut fatiguer les yeux des enfants, et ceux de ma filleule sont si beaux !

Moi, j’ai honte de la robe qui m’est destinée, une robe de soie gris de perle magnifique. Ah ! que j’ai été sotte de dire que j’aimais à être bien mise ! Une robe de quarante francs eût suffi à mon ambition, et m’en voilà pour deux cents sur le corps, pendant que ma pauvre sœur raccommode ses guenilles ! Je ne sais où me cacher ; mais ne crois pas au moins que je sois humiliée de recevoir un cadeau. Je m’acquitterai de ces bontés-là en conscience, mon cœur me le dit. — Tu vois, Camille, tout me réussit, à moi, quand je m’en mêle ! Je tombe du premier coup sur une femme excellente, je gagne plus que je n’acceptais, et je suis accueillie et traitée comme un enfant que l’on veut adopter et gâter. Et quand je pense que tu me retiens depuis six mois en t’imposant un surcroît de privations, en t’arrachant les cheveux à l’idée que je veux travailler pour toi ! Bonne sœur, vous étiez donc une mauvaise mère ? Est-ce que ces chers trésors d’enfants ne devaient pas passer avant tout, et faire taire même notre amitié ? Ah ! j’ai eu bien peur d’échouer pourtant, je te le confesse aujourd’hui, quand j’ai emporté de la maison nos derniers louis pour payer mon voyage, au risque de revenir sans avoir plu à cette dame !… Dieu s’en est mêlé, va, Camille ! Je l’ai prié ce matin de si grand cœur !… Je lui ai tant demandé de me rendre aimable, convenable et persuasive… À présent je vais me coucher, car je tombe de fatigue. Je t’aime, petite sœur, tu sais, plus que tout au monde, et beaucoup plus que moi. Ne me plains donc pas, je suis la plus heureuse fille qu’il y ait aujourd’hui, et pourtant je ne suis pas près de toi, je ne regarde pas dormir nos enfants ! Tu vois bien qu’il n’y a pas de vrai bonheur dans l’égoïsme, puisque, seule comme me voilà, séparée de tout ce que j’aime, le cœur me bat de joie à travers les larmes, et que je vais remercier Dieu à deux genoux avant de m’endormir.

Caroline.

Pendant que mademoiselle de Saint-Geneix écrivait à sa sœur, la marquise de Villemer causait avec le plus jeune de ses fils dans son petit salon du faubourg Saint-Germain. La maison était vaste et d’un bon rapport ; pourtant la marquise, riche autrefois et maintenant fort gênée, nous en saurons bientôt la cause, occupait depuis peu le second étage, afin de tirer parti du premier.

— Eh bien ! chère maman, disait le marquis à sa mère, êtes-vous contente de votre nouvelle demoiselle de compagnie ? Vos gens m’ont dit qu’elle était arrivée.

— Mon cher enfant, répondit la marquise, je ne vous en dirai qu’un mot, c’est qu’elle m’a ensorcelée.

— Vraiment ? contez-moi cela.

— Ma foi, je ne sais pas trop si je le dois, j’ai peur de vous monter la tête d’avance.

— Ne craignez rien, répondit tristement le marquis, que sa mère avait essayé de faire sourire ; quand même je serais aussi prompt à m’enflammer, je sais trop ce que je dois à la dignité de votre maison et au repos de votre vie.

— Oui, oui, mon ami ! Je sais aussi, moi, que je peux être tranquille sur une question d’honneur et de délicatesse quand c’est à vous que j’ai affaire ; aussi je peux vous dire que cette petite d’Arglade m’a trouvé une perle, un diamant, et que, pour commencer, ce phénix m’a fait faire des folies !

La marquise raconta son entretien avec Caroline et fit ainsi son portrait. — Elle n’est ni grande ni petite, elle est très-bien faite, des pieds mignons, des mains d’enfant, des cheveux blond cendré en quantité, un teint de lis et de roses, des traits exquis, des dents de perles, un petit nez très-ferme, de beaux grands yeux vert de mer qui vous regardent tout droit sans hésitation, sans rêvasserie, sans fausse timidité, avec une candeur et une confiance qui plaisent et engagent ; rien d’une provinciale, des manières qui en sont d’excellentes à force de n’en être pas ; beaucoup de goût et de distinction dans la pauvreté de son ajustement ; enfin tout ce que je craignais et pourtant rien de ce que je craignais, c’est-à-dire la beauté qui m’inspirait de la méfiance et aucune des afféteries ou des prétentions qui eussent justifié cette méfiance-là ; de plus, une voix et une prononciation qui font de sa lecture une vraie musique, un solide talent de musicienne, et par-dessus tout cela toutes les apparences, tous les signes évidents de l’esprit, de la raison, de la sagesse et de la bonté ; si bien qu’intéressée et bouleversée par son dévouement à une famille pauvre à laquelle je vois bien qu’elle se sacrifie, j’ai oublié mes projets d’économie et me suis engagée à lui donner les yeux de la tête.

— S’est-elle donc fait marchander ? demanda le marquis.

— Tout au contraire, elle s’arrangeait de ce que j’avais résolu de lui donner.

— En ce cas, vous avez bien fait, maman, et je suis heureux que vous ayez enfin une société digne de vous. Vous avez gardé trop longtemps cette vieille fille gourmande et dormeuse qui vous impatientait, et quand il s’agit de la remplacer par un trésor, vous auriez grand tort de compter ce qu’il en coûte.

— Oui, reprit la marquise, voilà ce que votre frère me dit aussi. Ni lui ni vous ne voulez compter, mes chers enfants, et je crains bien d’avoir été trop vite dans cette satisfaction que je me suis donnée.

— Cette satisfaction vous était nécessaire, dit le marquis avec vivacité, et vous devez d’autant moins vous la reprocher que vous avez cédé surtout au besoin de faire une bonne action.

— Je l’avoue, mais j’ai peut-être eu tort, répondit la marquise d’un air soucieux : on n’a pas toujours le droit de faire le bien !

— Ah ! ma mère ! s’écria le fils avec un mélange d’indignation et de douleur, quand vous en serez à ce point de vous refuser la joie de l’aumône, le mal que j’ai commis sera bien grand !

— Du mal ! vous ? Quel mal ? reprit la mère étonnée et inquiète ; vous n’avez jamais commis le mal, mon cher fils !

— Pardonnez-moi, dit le marquis toujours ému. J’ai été coupable le jour où je me suis engagé, par respect pour vous, à payer les dettes de mon frère !

— Taisez-vous ! s’écria la marquise en pâlissant. Ne parlons pas de cela, nous ne nous entendrions pas.

Elle tendit les mains au marquis pour atténuer l’amertume involontaire de cette réponse. Le marquis baisa les mains de sa mère et se retira peu d’instants après.

Le lendemain, Caroline de Saint-Geneix sortit pour mettre elle-même à la poste la lettre chargée qu’elle envoyait à sa sœur, et voir les quelques personnes avec lesquelles, du fond de sa province, elle avait conservé des relations. C’étaient d’anciens amis de sa famille qu’elle ne rencontra pas tous et à qui elle laissa son nom sans donner son adresse, puisqu’elle ne devait plus avoir de domicile qui lui fût propre. Elle éprouva bien une certaine tristesse à se sentir ainsi perdue et comme inféodée dans une maison étrangère ; mais elle ne fit pas de longues réflexions sur sa destinée. Outre qu’elle s’était interdit une fois pour toutes de nourrir en elle-même aucune mélancolie débilitante, elle n’était pas d’un caractère craintif, et aucune épreuve, quelque fâcheuse qu’elle eût été, ne l’avait brouillée avec la vie. Il y avait dans son organisation une étonnante vitalité, une activité ardente, et d’autant plus remarquable qu’elle s’alliait à une grande tranquillité d’esprit et à une singulière absence de préoccupations personnelles. Ce caractère assez exceptionnel se développera et s’expliquera par la suite de notre récit, autant qu’il nous sera possible ; mais il est nécessaire que le lecteur veuille bien se rappeler ceci, qui est connu de tout le monde, à savoir que personne ne peut expliquer complétement et mettre dans un jour absolu le caractère d’une autre personne. Tout individu a au fond de son être un mystère de puissance ou d’impuissance qu’il peut d’autant moins révéler qu’il ne le comprend pas lui-même. L’analyse doit paraître satisfaisante quand elle approche de la vérité, mais elle ne saurait la saisir sur le fait sans laisser incomplète ou obscure quelque face de l’éternel problème des choses de l’âme.