Le Marquis de Villemer/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 16-31).
II


Caroline était donc à la fois triste et gaie en parcourant toute seule, tantôt à pied, tantôt en omnibus, ce grand Paris où elle avait été élevée dans l’aisance, et qu’elle avait quitté ruinée et brisée dans son avenir, au moment de la plus belle floraison de la vie. Disons en peu de mots, et pour n’y pas revenir, les événements graves, mais peu compliqués, qu’elle avait esquissés devant la marquise de Villemer.

Elle était fille d’un gentilhomme de basse Bretagne fixé aux environs de Blois et d’une demoiselle de Grajac, originaire du Velay. Caroline connut à peine sa mère. Madame de Saint-Geneix mourut la troisième année de son mariage en donnant le jour à Camille et en faisant promettre à Justine Lanion de passer plusieurs années auprès de ses enfants.

Justine Lanion, femme Peyraque, était une robuste et honnête paysanne du Velay, qui consentit à rester huit ans chez M. de Saint-Geneix. Elle avait nourri Caroline, après quoi elle était retournée dans sa famille pour revenir bientôt donner le lait de son second enfant à la seconde fille de sa chère dame. Grâce à elle, Caroline et Camille connurent les soins et les tendresses d’une seconde mère ; mais Justine ne pouvait oublier son mari et ses propres enfants. Elle dut enfin retourner dans son pays, et M. de Saint-Geneix conduisit ses filles à Paris, où elles furent élevées dans un des couvents alors en vogue.

Comme il n’était pas assez riche pour vivre à Paris, il y loua un pied-à-terre et y vint deux fois par an, aux fêtes de Pâques et aux vacances. C’étaient aussi les vacances du digne homme. Il faisait des économies toute l’année pour n’avoir rien à refuser à ses filles dans ces jours de liesse patriarcale : ce n’étaient alors que promenades, concerts, séances dans les musées, excursions dans les châteaux royaux, dîners friands, véritables parties fines de la vie la plus paternelle et la plus naïve, mais aussi la plus imprudente qui fut jamais. Le bonhomme était idolâtre de ses filles, belles toutes deux comme des anges et aussi bonnes que belles. Sa coquetterie était de les promener parées avec goût, plus fraîches encore que leurs robes et leurs rubans sortant du magasin, de les montrer au soleil et aux lumières de ce brillant Paris où il connaissait fort peu de gens, mais où les regards du moindre passant lui semblaient plus précieux que n’importe quelle ovation dans sa province. Faire des Parisiennes, de véritables Parisiennes de ces deux charmantes créatures, était son rêve. Il y eût dépensé sa fortune, et il l’y dépensa.

Cet engouement de la vie d’amateur à Paris est une fatalité que subissaient encore, il y a quelques années, non-seulement la plupart des provinciaux aisés, mais des castes entières. Tout grand seigneur étranger un peu cultivé s’y précipitait aussi comme l’écolier en vacances, s’en arrachait avec douleur, et occupait le reste de l’année dans son pays à faire des démarches pour obtenir le passe-port qui lui permettrait d’y revenir. Encore aujourd’hui, sans la sévérité des lois qui condamnent les Russes à la Russie et les Polonais à la Pologne, des fortunes immenses viendraient, à l’envi les unes des autres, s’engloutir dans les plaisirs de Paris.

Mesdemoiselles de Saint-Geneix profitèrent très-différemment de leur élégante éducation. Camille, la cadette et la plus jolie des deux, ce qui était beaucoup dire, s’enivra de ce qui enivrait son père, à qui elle ressemblait de figure et de caractère. Elle aima le luxe avec passion et ne prévit jamais que sa vie pût devenir misérable. Douce, aimante, mais médiocrement intelligente, elle n’apprit qu’à être une fille accomplie dans sa tournure, dans sa toilette, dans ses manières. Rentrée au couvent à la fin des vacances, elle passait trois mois à languir de regret, trois autres mois à travailler un peu pour satisfaire sa sœur, qui la grondait, et le reste du temps à rêver le retour de son père et des plaisirs.

Caroline tenait davantage de sa mère, qui avait été une personne énergique et sérieuse. Elle était pourtant gaie et même plus exubérante que sa sœur dans les jouissances de sa liberté. Elle se montrait plus active pour profiter de la toilette, des promenades et des spectacles, mais elle en jouissait autrement. Elle était infiniment plus intelligente que Camille, non d’une intelligence créatrice en fait d’art, mais profondément sensible aux vraies manifestations de l’art. Elle était née virtuose, c’est-à-dire propre à exprimer avec éclat et finesse la pensée des autres. Elle récitait la poésie ou lisait la musique avec une intelligence surprenante. Elle parlait peu, toujours très-bien, mais avec une netteté exclusive des développements. Quand ces développements lui étaient fournis par le livre, par le rôle, musique ou littérature, elle donnait comme un rayonnement nouveau à la pensée écrite. Elle semblait être l’instrument nécessaire au génie, génie elle-même dans les limites de l’interprétation, si ce génie particulier eût reçu son développement.

Il ne le reçut pas. Caroline avait commencé son éducation à dix ans ; à dix-sept ans tout fut interrompu. Voici ce qui était arrivé. M. de Saint-Geneix, n’ayant qu’une douzaine de mille francs de rente et rêvant pour ses filles un avenir digne de leurs charmes, s’était laissé entraîner avec une naïveté déplorable dans des spéculations qui devaient quadrupler son avoir, et qui l’engouffrèrent en un tour de main.

Un jour il vint, très-pâle et comme frappé de la foudre, chercher ses filles à Paris. Il les emmena dans son petit manoir sans rien expliquer, et se plaignant seulement d’un peu de fièvre. Il y languit pendant trois mois, et y mourut de chagrin en avouant sa ruine à ses deux futurs gendres, car, dès l’apparition des demoiselles de Saint-Geneix à Blois, beaucoup d’aspirants s’étaient présentés, deux entre autres qui avaient été agréés.

Le fiancé de Camille était fonctionnaire, honnête homme, sincèrement épris ; il l’épousa quand même. Celui de Caroline était propriétaire. Il raisonna plus serré, invoqua la volonté de ses parents et se retira. Caroline avait du courage. Sa sœur, plus faible, fût morte de douleur ; aussi n’avait-elle pas été abandonnée. La faiblesse se fait respecter plus souvent que l’énergie. L’énergie morale est une chose qui ne se voit pas et qui se brise en silence. Tuer une âme, cela ne laisse pas de traces. C’est pour cela que les forts sont toujours maltraités et que les faibles surnagent toujours.

Heureusement pour Caroline, elle n’avait pas aimé avec passion. Aimante, elle avait ouvert son âme à un commencement de confiance et de sympathie ; mais la tristesse mystérieuse et la maladie croissante de son père l’avaient bien vite préoccupée trop vivement pour qu’elle se permît de rêver beaucoup à son propre bonheur. L’amour d’une noble jeune fille est une fleur qui s’épanouit au soleil de l’espérance ; mais tout espoir personnel fut voilé pour Caroline quand elle sentit s’échapper rapidement la vie de son père. Elle ne vit plus dans son fiancé qu’un ami qui acceptait la tâche de pleurer avec elle. Elle eut pour lui de la reconnaissance et de l’estime ; mais la douleur s’opposa à l’enivrement et à l’enthousiasme. La passion n’eut pas le temps d’éclore.

Elle fut donc plutôt blessée que brisée par l’abandon. Elle aimait tant son père, et elle le regretta si profondément, que la perte de son propre avenir ne lui parut qu’une douleur secondaire. Elle ne témoigna aucun dépit, mais elle fut sensible à l’injure, et, bien qu’elle ne s’en fût vengée que par l’oubli, elle conserva contre les hommes un certain ressentiment vague qui la préserva de croire à l’amour et d’écouter les flatteries adressées à sa beauté jusqu’à l’âge où nous la trouvons maintenant, guérie, vaillante, et se croyant de bonne foi à l’abri de toute séduction.

Il n’est pas nécessaire de raconter comment se passèrent les années que nous venons de lui faire franchir. Tout le monde sait que la perte d’une fortune petite ou grande n’est pas un fait visiblement accompli du jour au lendemain. On essaye de prendre des termes avec les créanciers, on croit pouvoir sauver quelques débris, on passe par une série d’incertitudes, d’étonnements, d’espérances déçues, jusqu’au jour où voyant tous les efforts inutiles, on accepte bien ou mal sa situation. Camille fut très-abattue de ce désastre auquel, jusqu’au dernier moment, elle se refusait à croire ; mais elle était bien mariée, et ne souffrit réellement pas de la gêne. Caroline, plus prévoyante, fut moins sensible en apparence au dénûment absolu dans lequel il lui fallut tomber. Son beau-frère ne voulut pas qu’il fût question de se quitter, et lui fit généreusement partager l’aisance de la famille ; mais elle comprit bien que sa vie était perdue, et sa fierté en augmenta. Sentant que sa sœur manquait d’ordre et d’activité, voyant d’ailleurs qu’elle subissait d’année en année les labeurs et les préoccupations de la maternité, elle se fit la gouvernante de sa maison, la bonne de ses enfants, la première servante en un mot du jeune ménage, et dans cette austère fonction du dévouement elle sut mettre tant de grâce, de bon sens et de cordialité que tout fut heureux autour d’elle, et qu’elle rendit plus de services qu’elle n’en acceptait. Puis vint la maladie du beau-frère, sa mort, quelques dettes arriérées qu’il avait cachées, comptant pouvoir les acquitter peu à peu, sans effort, sur son traitement ; bref, la gêne, l’effroi et le trouble de Camille, enfin le découragement et la misère de la jeune veuve.

On a vu que Caroline fut quelque temps partagée entre la crainte de l’abandonner à elle-même et le désir de la sauver par son travail. Il y avait bien un homme riche, pas jeune et peu gracieux, qui songeait à elle comme à une ménagère modèle et qui offrait de l’épouser. Caroline sentit vaguement et peu à peu assez clairement que Camille désirait qu’elle se sacrifiât. Elle prit alors le parti de se sacrifier, mais autrement. Donner sa liberté, son indépendance, son temps, sa vie, elle ne demandait pas mieux ; mais exiger l’immolation de son âme et de sa personne pour procurer un peu plus de bien-être à la famille, c’était trop. Elle pardonna à la mère l’égoïsme de la sœur, et sans paraître l’avoir deviné, elle se décida au parti que nous lui avons vu prendre. Elle laissa Camille dans une pauvre petite maison de campagne louée aux environs de Blois, et partit pour Paris, où nous savons le bon accueil qui lui fut fait par madame de Villemer, dont nous avons maintenant à raconter aussi succinctement l’histoire.

Toute famille a sa plaie, toute fortune sa brèche par où s’écoulent le sang du cœur et la sécurité de l’existence. La noble famille de Villemer avait son ver rongeur dans les folies du fils aîné de la marquise. La marquise avait été mariée en premières noces avec le duc d’Aléria, un Espagnol hautain, un caractère terrible, qui l’avait rendue on ne peut plus malheureuse, mais qui, après cinq ans d’orages, lui avait laissé une assez grande fortune et un fils aimable, beau, intelligent, destiné à devenir profondément sceptique, royalement prodigue et déplorablement libertin.

Remariée avec le marquis de Villemer, mère et veuve pour la seconde fois, la marquise avait trouvé dans Urbain, son second fils, un ami dévoué, généreux, aussi austère de mœurs que son frère était corrompu, et assez riche du fait de son père pour ne pas s’affliger trop de la ruine de sa mère, car à l’époque où nous abordons l’existence de ces trois personnages, la marquise n’avait presque plus rien, grâce au train que le jeune duc avait mené.

À cette époque, le jeune duc avait déjà trente-six ans passés, et le marquis en avait près de trente-trois. On voit que la duchesse d’Aléria n’avait pas perdu beaucoup de temps pour devenir marquise de Villemer. Personne ne l’en avait blâmée. Elle avait passionnément chéri son second époux. On dit même qu’elle l’avait aimé, en tout bien, tout honneur, avant d’être veuve du premier. C’était une nature généreuse et passablement exaltée que la marquise. Aussi la mort prématurée de ce second mari la rendit-elle presque folle pendant un ou deux ans. Elle ne voulut plus voir personne, et ses enfants même lui devinrent comme étrangers, ce que voyant, les deux familles de ses deux maris décédés songèrent à la faire interdire et à prendre soin de l’éducation de ses fils ; mais à cette idée la marquise rentra en elle-même. La nature fit un grand effort, l’âme se dégagea de son trouble, la maternité se réveilla, et la crise passionnée qui lui fit ressaisir et caresser en pleurant ses deux fils lui rendit les droits de sa raison et l’empire de sa volonté. Elle resta malade, infirme, vieille avant l’âge, un peu bizarre à certains égards, mais très-énergique dans sa conduite, très-grande dans ses affections et très-noble dans tous ses rapports avec le monde. On la remarqua dès lors pour son esprit, qui avait été longtemps comme endormi dans le chagrin et dans l’amour, et qui se montra enfin dans le courage.

Tout ce qui précède établit suffisamment sa position. Nous laisserons maintenant Caroline de Saint-Geneix apprécier comme elle l’entendra la marquise et ses deux fils.


LETTRE À MADAME CAMILLE HEUDEBERT.


Paris, 15 mars 1845.

Oui, chère petite sœur, je suis très-bien installée, comme je te l’ai dit dans mes précédentes lettres. J’ai une jolie chambre, un bon feu, une belle voiture, des domestiques, une table assez succulente. Il ne tient qu’à moi de me croire riche et marquise, puisque, ne quittant presque pas ma vieille dame, je suis nécessairement associée à tout le confortable de sa vie.

Mais tu me reproches de t’écrire des lettres bien courtes. C’est que, jusqu’à présent, j’ai eu fort peu de moments à moi. Enfin la marquise, qui voulait, je crois, m’éprouver un peu, paraît comprendre que je lui suis dévouée très-sincèrement, et elle me permet de me retirer à minuit. Je pourrai donc causer avec toi sans me coucher à quatre heures du matin, car la marquise reçoit jusqu’à deux, et elle me gardait encore une heure après pour causer des personnes que nous venions de voir, ce qui, je te l’avoue, je le lui ai avoué à elle-même, commençait à me sembler très-fatigant. Elle croyait que, comme elle, je me levais tard. Quand elle a su qu’à six heures j’étais toujours éveillée sans qu’il me fût possible de me rendormir, elle a eu généreusement égard à cette infirmité de provinciale. Ainsi matin ou soir je serai à toi, chère Camille.

Oui, je l’aime, je l’aime beaucoup, cette vieille femme. Elle a un grand charme pour moi, et l’autorité qu’elle exerce sur mon esprit vient surtout de la franchise et de la netteté du sien. Elle a des préjugés certainement, et beaucoup d’idées qui ne sont pas, qui ne seront jamais les miennes ; mais elle n’y porte aucun détour hypocrite, et les antipathies qu’elle exprime n’ont rien d’effrayant, parce que, même dans ses préventions, on sent une parfaite loyauté.

Et d’ailleurs, depuis trois semaines que je vois le grand monde, car la marquise, sans donner de fêtes, reçoit tous les soirs bon nombre de visites, je m’aperçois d’un effacement général dont, au fond de ma province, je ne m’étais pas fait une idée aussi complète. Je t’assure qu’avec de meilleures manières et un certain air de supériorité, on est généralement ici aussi nul que possible. On n’a plus d’opinions sur rien, on se plaint de tout et on ne sait le remède à rien. On dit du mal de tout le monde et on n’en est pas moins bien avec tout le monde. Il n’y a plus d’indignation, il n’y a que de la médisance. On prédit sans cesse les plus grandes catastrophes, et on vit comme si on jouissait de la plus profonde sécurité. Enfin on est vide et creux comme l’incertitude, comme l’impuissance, et au milieu de ces esprits troublés et de ces convictions usées j’aime cette vieille marquise si franche dans ses antipathies et si noblement inaccessible aux transactions. Il me semble voir un personnage d’un autre siècle, une espèce de duc de Saint-Simon femelle, gardant le respect du rang comme une religion et ne comprenant rien à la puissance de l’argent, contre laquelle on proteste faiblement ou hypocritement autour d’elle.

Quant à moi, d’ailleurs, tu le sais, cela me va beaucoup, le mépris de l’argent ! Nos malheurs ne m’ont pas changée, car je n’appelle pas argent cette chose sacrée, le salaire que je gagne fièrement et même avec un peu d’orgueil dans ce moment-ci. Cela, c’est le devoir, c’est la garantie de l’honneur. Le luxe même, quand il est la continuation ou la récompense d’une vie élevée, ne m’inspire pas ces dédains philosophiques qui cachent toujours un peu d’envie ; mais l’opulence convoitée, cherchée, voulue et achetée à tout prix par des mariages d’ambitions, par des évolutions de conscience politique, par des intrigues de famille autour des successions, voilà ce qui prend à juste titre le vilain nom d’argent, et de ce côté-là je suis bien de l’avis de la marquise, qui ne pardonne pas les mésalliances intéressées et toutes les autres platitudes, soit privées, soit publiques.

C’est pour cela que la marquise voit, sans regret et sans frayeur, tomber jour par jour tout ce qu’elle possède dans un gouffre. Je t’ai déjà parlé de cela. Je t’ai dit que le duc d’Aléria, son premier fils, la ruinait, tandis que le second, le marquis, le fils de son dernier mari, l’entourait d’égards et de soins, et maintenait encore son existence sur un pied très-confortable.

Il faut que je te parle maintenant de ces deux messieurs, dont je ne t’ai encore dit que quelques mots. J’ai vu le marquis dès le premier jour de mon installation. Tous les matins, de midi à une heure, et tous les soirs, de onze heures à minuit, il vient chez sa mère. En outre, il dine chez elle assez souvent. J’ai donc eu le temps de l’observer, et je m’imagine déjà le connaître assez bien.

C’est un homme jeune qui me paraît n’avoir pas eu de jeunesse. Il est d’une santé délicate, et son esprit, qui est très-cultivé et très-élevé, se débat contre un chagrin secret ou contre une tendance naturelle à la tristesse. Il est impossible d’avoir un extérieur moins frappant au premier abord et plus sympathique à mesure que sa physionomie se révèle. Il n’est ni petit ni grand, ni beau ni laid. Sa mise n’a rien de négligé et rien de recherché. Il semble avoir l’aversion instinctive de tout ce qui veut attirer l’attention sur la personne. Pourtant on s’aperçoit bien vite que ce n’est pas là un homme ordinaire. Le peu de mots qu’il vous dit est d’un sens profond ou délicat, et ses yeux, quand ils perdent l’embarras d’une certaine timidité, sont si beaux, si bons, si intelligents, que je ne crois pas en avoir jamais rencontré de pareils.

Sa conduite envers sa mère est admirable et le peint tout entier. Je lui ai vu dépenser plusieurs millions, toute sa fortune personnelle, pour payer les folies du fils aîné, et il n’a jamais sourcillé, jamais fait une observation, jamais montré un dépit ou un regret. Plus elle a été faible envers ce fils ingrat et détestable, plus le marquis a été tendre, dévoué, respectueux. Tu vois qu’il est impossible de ne pas estimer cet homme-là, et quant à moi, je sens une sorte de vénération pour lui.

En outre, son commerce est fort agréable. Il ne parle presque pas dans le monde ; mais, dans l’intimité, la première réserve surmontée, il cause avec un grand charme. Ce n’est pas seulement un homme instruit, c’est un puits de science. Je crois qu’il a tout lu, car, sur quelque sujet qu’on le mette, il est intéressant et prouve qu’il a été au fond de tout. Sa conversation est si nécessaire à sa mère que, lorsque quelque affaire empêche ou diminue sa visite accoutumée, elle est comme désorientée et inquiète tout le reste du jour.

Dans les commencements, aussitôt que je le voyais entrer chez elle le matin, je me retirais par discrétion, d’autant plus que, de son côté, cet homme supérieur, excessivement modeste par conséquent, paraissait intimidé de ma présence. C’était me faire bien de l’honneur, à coup sûr ; mais au bout de trois ou quatre jours, il s’est rassuré au point de me demander avec douceur pourquoi il me mettait en fuite. Je ne me serais pas crue autorisée pour cela à gêner les épanchements du fils et de la mère ; mais celle-ci m’a priée de rester, et même elle a insisté et m’en a dit ensuite la raison avec sa franchise habituelle, et cette raison un peu singulière, la voici :

— Mon fils est d’un esprit mélancolique, m’a-t-elle dit ; ce n’est pas mon caractère à moi. Je suis très-abattue ou très-animée, jamais rêveuse, et la rêverie chez les autres m’irrite un peu. Chez mon fils, elle m’inquiète ou m’afflige. Je n’ai jamais pu en prendre mon parti. Quand nous sommes tête à tête, il me faut faire des efforts continuels pour qu’il ne retombe pas dans ses contemplations. Quand nous sommes entourés de quinze ou vingt personnes le soir, il en prend à son aise et se tient souvent à l’écart. Pour que je puisse jouir réellement de son esprit, ce qui est mon plus grand bonheur et mon unique plaisir, rien n’est si favorable que la présence d’un tiers, surtout si ce tiers est une personne de mérite. Le marquis se donne alors la peine d’être charmant, d’abord par politesse, et peu à peu par coquetterie, quoiqu’il ne s’en doute pas lui-même. Enfin c’est un homme qui a besoin d’être arraché à ses réflexions, et il est si parfait pour moi que je n’ai ni le droit ni la volonté d’entamer ouvertement cette lutte, tandis que la présence d’une personne qui, même sans rien dire, est censée l’écouter, le force à s’épancher un peu, vu que, s’il craint de paraître pédant en parlant trop, il craint encore plus de paraître affecté quand il s’oublie à réfléchir. Ainsi, ma chère, vous nous rendez grand service à tous les deux, en ne nous laissant pas trop seuls.

— Pourtant, madame, lui ai-je répondu, si vous aviez à parler de choses intimes, comment pourrais-je le deviner ?

Là-dessus elle m’a promis, quand cela arriverait, de m’avertir en me demandant si la pendule ne retarde pas.