Le Marquis de Villemer/Chapitre XII

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Calmann-Lévy (p. 166-182).


XII


Madame d’Arglade était mariée à un grand fonctionnaire de province. C’est dans le Midi qu’elle s’était fait présenter chez la marquise de Villemer, alors que celle-ci résidait l’été dans une terre considérable, vendue depuis pour liquider les dettes de son fils aîné. Madame d’Arglade avait cette nuance particulière d’ambition étroite et persévérante dont quelques femmes d’employés, petits ou grands, sont des spécimens assez remarquables. Parvenir pour briller et briller pour parvenir, c’était la seule pensée, le seul rêve, la seule faculté, le seul principe de cette petite femme. Riche et sans aïeux, elle avait apporté sa dot à un noble ruiné pour servir de cautionnement à une place de finance et pour mettre de l’éclat dans sa maison, ayant fort bien compris que, dans cette condition d’existence, le meilleur moyen d’acquérir une grande fortune, c’était de commencer par en avoir une convenable et de la dépenser largement. Replète, active, jolie, froide et adroite, elle regardait une certaine dose de coquetterie comme un devoir de sa position, et se targuait intérieurement de la haute science qui consiste à promettre des yeux et jamais de la plume ni des lèvres, à faire naître des velléités et jamais des attachements, enfin à emporter les positions par surprise, sans avoir l’air d’y tenir, et en ne descendant jamais à solliciter. Pour se trouver toujours bien appuyée dans l’occasion par des amis utiles, elle en prenait partout, voyait, accueillait tout le monde sans grand choix, par bonté ou légèreté bien jouée, enfin pénétrait habilement dans les maisons les plus rigides, et savait s’y rendre nécessaire en peu de temps.

C’est ainsi que madame d’Arglade s’était faufilée presque dans l’intimité de madame de Villemer, en dépit des préventions de la noble dame contre son origine, sa position et les fonctions de son mari ; mais Léonie d’Arglade affichait une absence complète d’opinions politiques, et finement elle allait demandant pardon à tout le monde de sa nullité, de son incapacité sous ce rapport, ce qui était le moyen de ne choquer personne et de faire oublier le zèle obligé de son mari pour la cause qu’il servait. Elle était gaie, étourdie, parfois bête, en riant d’elle-même aux éclats, mais riant intérieurement de la simplicité des autres, et réussissant à passer pour l’enfant la plus naïve, la plus désintéressée de la terre, lorsque toutes ses démarches étaient calculées et tous ses abandons prémédités.

Elle avait fort bien compris qu’un certain monde, quelque divisé d’opinions qu’il soit, se tient toujours par quelque indissoluble lien de parenté ou de convenance, et que, dans l’occasion, toutes les nuances se rapprochent par esprit de caste ou de corps. Elle savait donc bien qu’il lui fallait des relations avec le faubourg Saint-Germain, où son mari était fort peu admis, et, grâce à madame de Villemer, dont elle avait adroitement capté la bienveillance par son babil et son infatigable serviabilité, elle avait mis pied dans quelques salons, où elle plaisait et passait pour une aimable enfant sans conséquence.

Cette enfant avait vingt-huit ans déjà et n’en paraissait pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-trois, bien qu’elle fût un peu fatiguée par les bals ; elle avait su conserver tant de pétulance et de naïveté qu’on ne la voyait pas trop engraisser. Elle montrait en riant de petites dents éblouissantes, blaisait en parlant, et semblait ivre de chiffons et de plaisirs. Enfin personne ne se méfiait d’elle, et il n’y avait peut-être pas à la redouter, vu que son premier intérêt était de se montrer bonne et de se rendre inoffensive ; mais il y avait à se préserver beaucoup, si l’on ne voulait pas se trouver bientôt engagé vis-a-vis d’elle.

C’est ainsi que, sans y prendre garde et tout en jurant qu’elle ne ferait aucune démarche auprès des ministres du roi citoyen, madame de Villemer s’était trouvée entraînée à agir plus ou moins directement pour la retirer de sa province. Grâce à elle et au duc d’Aléria, M. d’Arglade venait d’être nommé à Paris, et sa femme avait écrit à la marquise : « Chère madame, je vous dois la vie, vous êtes mon ange tutélaire. Je quitte le Midi, et je ne ferai que toucher barres à Paris, car avant de m’y installer, avant de me réjouir et de m’amuser, avant tout enfin, je veux aller vous remercier, me prosterner devant vous vingt-quatre heures à Séval, et pendant ces vingt-quatre heures vous dire que je vous aime et vous bénis.

« Je serai chez vous le 10 juin. Dites à monsieur le duc que ce sera le 9 ou le 11, et qu’en attendant je le remercie d’avoir été si bon pour mon mari, qui va lui écrire de son côté. »

Cette incertitude prétendue du jour de son arrivée était, de la part de madame d’Arglade, l’acceptation gracieuse d’une plaisanterie que le duc lui avait souvent faite sur l’ignorance où elle paraissait toujours être des jours et des heures. Le duc, tout madré qu’il était en fait de femmes, était complétement dupe de Léonie ; il la croyait éventée et avait coutume de lui parler ainsi : — C’est cela ! Vous venez voir ma mère aujourd’hui lundi, mardi ou dimanche, septième, sixième ou cinquième jour du mois de novembre, septembre ou décembre avec votre robe bleue, grise ou rose, et vous allez nous faire l’honneur de souper, dîner ou déjeuner avec nous, avec eux ou avec les autres.

Le duc n’était point épris d’elle. Elle l’amusait, et sa manière d’être avec elle, toute remplie de caquets et de facéties, ne cachait qu’un tâtonnement décousu dont madame d’Arglade avait l’air de ne pas s’apercevoir et dont elle savait fort bien se garer.

En l’abordant, le duc était encore bien soucieux, et l’altération de ses traits frappa la marquise : — Mon Dieu ! s’écria-t-elle, il y a eu un accident !

— Aucun, chère maman. Rassurez-vous, tout s’est fort bien passé, j’ai eu un peu froid, voilà tout.

Il avait froid en effet, bien qu’il eût encore au front la sueur de la colère et du chagrin. Il s’approcha du feu qui brûlait le soir, en toute saison, dans le salon de la marquise ; mais, au bout de peu d’instants, l’habitude de se vaincre, qui est toute la science du monde, et le feu d’artifices des paroles et des rires de Léonie dissipèrent son amertume.

Mademoiselle de Saint-Geneix vint embrasser son ancienne compagne de couvent. — Ah ! mais vous êtes pâle aussi, dit la marquise à Caroline. Vous me cachez quelque chose ! Il y a eu un accident, j’en réponds, avec ces maudites bêtes !

— Non, madame, répondit Caroline, aucun, je vous le jure, et, pour vous rassurer, je veux tout vous dire : j’ai eu très-peur.

— Vraiment ? De quoi donc ? dit le duc : ce n’est pas de votre cheval au moins ?

— C’est peut-être de vous, monsieur le duc ! Voyons, est-ce vous qui, pour vous moquer, avez arrêté ce cheval, pendant que j’étais seule, au pas, dans l’allée verte ?

— Eh bien ! oui, c’est moi, répondit le duc. J’ai voulu voir si vous étiez aussi brave que vous le paraissiez.

— Je ne l’ai pas été du tout ! Je me suis sauvée comme une poule.

— Mais vous n’avez pas crié, et vous n’avez pas perdu la tête, c’est quelque chose !

On raconta à madame d’Arglade la partie d’équitation. Elle eut l’air, comme de coutume, d’écouter fort peu ce qu’on lui disait ; mais elle n’en perdit rien, et se demanda tout chaud si le duc avait séduit ou voulait séduire Caroline, et si cette combinaison pourrait un jour ou l’autre lui servir à quelque chose. Le duc laissa les femmes ensemble et monta chez son frère.

Le motif pour lequel Caroline et Léonie ne s’étaient pas liées au couvent, c’était la différence de leur âge. Quatre ans établissent une distance très-sensible dans l’adolescence. Caroline n’avait pas voulu dire le vrai motif au duc, dans la crainte de paraître vouloir vieillir sa compagne, sachant bien, d’ailleurs, que c’est jouer un mauvais tour à la plupart des jolies femmes que de se rappeler leur âge trop fidèlement. Il est même à noter que tout le temps que demeura madame d’Arglade à Séval, elle se fit passer pour la plus jeune, et que Caroline accepta en bonne fille cette erreur de mémoire sans la démentir.

Caroline connaissait donc en réalité fort peu sa protectrice, elle ne l’avait jamais revue depuis qu’enfant, sur les bancs de la petite classe, elle avait vu sortir du couvent mademoiselle Léonie Lecomte, laquelle, ivre d’épouser un gentilhomme, n’avait regretté personne, mais, adroite déjà et calculée, avait fait de tendres adieux à tout le monde. À cette époque, Caroline et Camille de Saint-Geneix, filles nobles et dans l’aisance, pouvaient être bonnes un jour à retrouver. Elle leur écrivit donc d’une façon très-compatissante, lorsqu’elle apprit la mort de leur père. En lui répondant, Caroline ne lui cacha pas qu’elle restait non-seulement orpheline, mais ruinée… Madame d’Arglade se garda bien de délaisser son amie dans le malheur. D’autres compagnes de couvent qu’elle voyait davantage lui dirent que les Saint-Geneix étaient ravissantes et que certainement, avec des talents et sa beauté, Caroline ferait un bon mariage quand même. Propos de jeunes femmes sans expérience ! Léonie pensa bien qu’elles se trompaient, mais elle pouvait essayer de marier Caroline, et de se trouver par là immiscée dans des questions de confiance et dans des pourparlers d’intimité avec diverses familles. Elle ne songeait dès lors qu’à se faire beaucoup d’aboutissants, à étendre partout ses relations, à obtenir des confidences en ayant l’air d’en faire. Elle voulut attirer Caroline chez elle, dans sa province, lui offrant avec grâce et délicatesse un asile et une famille. Caroline fut touchée de tant de bonté, répondit qu’elle ne quittait pas sa sœur et ne désirait point se marier, mais que si elle se trouvait un jour dans une situation trop pénible, elle aurait recours au généreux cœur de Léonie pour qu’elle lui cherchât un petit emploi.

Dès lors Léonie, toujours pleine de promesses et d’éloges, reconnut que Caroline n’entendait pas la vie de ressources, et cessa de s’occuper d’elle jusqu’au jour où d’anciennes amies, qui peut-être plaignaient Caroline plus sincèrement, firent savoir à Léonie qu’elle cherchait une place d’institutrice dans une famille sérieuse ou de lectrice chez quelque vieille dame intelligente. Léonie aimait à protéger, elle avait toujours quelque chose à demander pour quelqu’un ; c’était l’occasion de se faire voir et de plaire. Se trouvant à Paris dans ce moment-là, elle se hâta plus que les autres, et tout en cherchant, elle tomba sur la marquise de Villemer, qui renvoyait précisément sa lectrice. Elle en voulait une vieille à cause de monsieur le duc, qui aimait trop les jeunes. Madame d’Arglade fit ressortir les inconvénients de l’âge qui avaient rendu Esther acariâtre. Elle diminua de beaucoup aussi la jeunesse et la beauté de Caroline. C’était une fille d’une trentaine d’années, assez bien autrefois, mais qui avait souffert et qui devait être fanée. Puis elle écrivit à Caroline pour lui dépeindre la marquise, pour l’engager à se présenter vite et pour lui offrir de partager son pied-à-terre à Paris. On a vu que Caroline la trouva partie, se présenta elle-même à la marquise, l’étonna par sa beauté, la charma par sa franchise, et fit par l’ascendant et le charme de son aspect plus que Léonie n’avait espéré pour elle.

En voyant Léonie grasse, pimpante et dégourdie, mais ayant conservé ses mines de petite fille et même exagéré son blaisement enfantin, Caroline fut étonnée, et se demanda de prime abord si tout cela n’était pas affecté ; mais elle en prit vite son parti avec bienveillance et partagea l’erreur de tout le monde. Madame d’Arglade fut charmante pour elle, d’autant plus qu’elle avait, déjà questionné la marquise sur son compte, et qu’elle la savait bien ancrée dans les bonnes grâces de la vieille dame. Madame de Villemer la déclarait parfaite de tous points, vive et sage, franche et douce, d’une intelligence hors ligne et du plus noble caractère. Elle avait chaudement remercié madame d’Arglade de lui avoir procuré cette perle d’Orient, et madame d’Arglade s’était dit : « À la bonne heure ! je vois que Caroline pourra m’être utile ; elle l’est déjà. On fait donc bien de ne dédaigner et de ne négliger personne. » Et elle l’accablait de caresses et de flatteries qui semblaient aussi ingénues que des effusions de pensionnaire.

Au moment de se rendre chez son frère, le duc, qui était résolu à provoquer un raccommodement, marcha pendant cinq minutes dans le préau. Il lui revenait des bouffées de colère, et il craignait de n’être pas maître de lui, si le marquis renouvelait la semonce. Enfin il se décida, monta, traversa un long vestibule, entendant son sang battre si fort dans ses tempes, qu’il couvrait pour lui le bruit de ses pas.

Urbain était seul au fond de la bibliothèque, pièce longue et d’un style ogival, à voûtes élancées, qu’éclairait faiblement sa petite lampe. Il ne lisait pas ; mais, entendant venir le duc, il avait placé un livre devant lui, rougissant de paraître hors d’état de travailler.

Le duc s’arrêta pour le regarder avant de lui adresser la parole. Sa pâleur mate et ses yeux creusés par la douleur l’émurent profondément. Il allait lui tendre la main, lorsque le marquis se leva et lui dit d’un ton grave : — Mon frère, je vous ai beaucoup offensé il y a une heure. J’ai été injuste probablement, et dans tous les cas je n’avais pas le droit de remontrance envers vous, moi qui, n’ayant aimé qu’une femme en ma vie, me suis rendu coupable de sa perte et de sa mort. Je reconnais donc l’absurdité, la dureté, la vanité de mes paroles, et je vous en demande sincèrement pardon.

— Eh bien ! je t’en remercie de toute mon âme, répondit Gaëtan en lui serrant les deux mains, tu me rends grand service, car j’étais résolu à te faire des excuses. Si je sais de quoi par exemple, je veux que le diable m’emporte ! Mais je me suis dit qu’en luttant avec toi sous ces arbres je t’avais excité les nerfs. Je t’ai fait du mal peut-être, j’ai la main dure… Pourquoi ne me parlais-tu pas ?… Et puis… et puis… Tiens, je t’avais fait bien souffrir, et peut-être depuis longtemps, sans le savoir ; mais je ne pouvais pas deviner… J’aurais pourtant dû deviner cela, et de cela je te demande sincèrement pardon, moi aussi, mon pauvre frère !… Ah ! pourquoi as-tu manqué de confiance en moi après ce que nous nous étions juré ?

— Avoir confiance en toi ! reprit le marquis ; eh ! ne vois-tu pas que c’est mon plus grand besoin, ma soif la plus vive, et que ma colère n’était que du chagrin ?… Je la pleurais, cette confiance, remise en question, je la pleurais avec des larmes de sang ! Rends-la-moi, je ne peux plus m’en passer.

— Que faut-il faire ? Voyons, dis !… Je suis toujours prêt à l’épreuve du fer et du feu ! Il n’y a que l’épreuve de l’eau dont je te prie de me dispenser. S’il fallait en boire !…

— Ah ! tu ris toujours, tu vois bien !

— Je ris, je ris… parce que c’est ma manière d’être content, à moi, et du moment que tu m’aimes toujours, le reste n’est rien. Et puis qu’est-ce qu’il y a donc de si grave ?… Tu aimes cette charmante fille ? Tu n’as pas tort. Tu veux que je ne lui parle plus, que je ne la rencontre jamais, que je ne la regarde pas ? C’est fait, c’est juré, et si cela ne suffit pas, je pars demain, tout de suite, si tu veux, sur la Blanche. Je ne vois pas ce que je peux faire de pis !

— Non, non, ne pars pas, ne m’abandonne pas !… Ne vois-tu pas, Gaëtan, que je me meurs ?

— Ah ! grand Dieu ! que dis-tu donc là ? s’écria le duc en soulevant l’abat-jour de la lampe et en regardant son frère au visage ; puis il se jeta sur ses mains, et, ne trouvant pas le pouls assez vite, il tâta avec les deux siennes la poitrine de son frère, et sentit les battements désordonnés et irréguliers du cœur du malade.

Cette affection avait gravement menacé la vie du marquis dans sa première jeunesse. Elle avait disparu, laissant une complexion délicate, de grands malaises nerveux, des réactions de force un peu brusques, mais en somme une existence aussi assurée que cent autres plus énergiques en apparence et réellement moins bien trempées, moins soutenues par une volonté saine et une puissance d’élite. Cette fois cependant le mal ancien avait reparu, et même avec assez de violence pour justifier la terreur de Gaëtan et pour produire par moments chez son frère les accablements et les sensations de l’agonie.

— Pas un mot à ma mère ! dit le marquis en se levant et en allant ouvrir la fenêtre. Ce n’est pas demain que je dois succomber ; j’ai encore des forces, je ne m’abandonne pas. Où vas-tu ?

— Parbleu ! je monte à cheval, je cours chercher un médecin…

— Où ? qui ? Il n’y en a point ici qui connaisse assez mon organisation pour ne pas risquer de me tuer s’il m’entreprend au nom de sa logique. Garde-toi bien, si je faiblis, de m’abandonner à ces Esculapes de village, et rappelle-toi que la saignée m’emportera comme le vent emporte une feuille à l’automne. J’ai été assez médicamenté, il y a dix ans, pour savoir ce qu’il me faut, et je me soigne. Tiens, n’en doute pas, ajouta-t-il en montrant au duc des poudres dosées dans un tiroir de son bureau. Voici des calmants et des excitants dont je sais varier l’emploi ; je connais parfaitement mon mal et le traitement. Sois sûr que si je peux guérir, je guérirai, et que je ferai pour cela tout ce que doit faire un homme qui connaît l’étendue de ses devoirs. Calme-toi. J’ai dû te dire ce dont je suis menacé pour que tu me pardonnes bien dans ton cœur une fureur toute fébrile. Garde-moi le secret ; il ne faut pas alarmer inutilement notre pauvre mère. Si le moment de la préparer arrive… je le sentirai, et je t’avertirai. Jusque-là, du calme, je t’en supplie !

— Du calme ! c’est à toi qu’il en faut, reprit le duc, et te voilà justement aux prises avec la passion ! C’est la passion qui a réveillé ce pauvre cœur au physique en même temps qu’au moral. C’est de l’amour, c’est du bonheur, de l’ivresse ou du sentiment qu’il te faut ! Eh bien ! rien n’est perdu alors… Dis, tu veux qu’elle t’aime, cette fille ? Elle t’aimera. Qu’est-ce que je te dis ? Elle t’aime, elle t’a toujours aimé… dès le premier jour. À présent je me rappelle tout. Je vois clair. C’est toi…

— Laisse, laisse ! dit le marquis en retombant sur son fauteuil ; je ne peux pas t’entendre… ; cela m’étouffe.

Mais après un instant de silence, durant lequel le duc l’observait avec inquiétude, il parut mieux et dit avec un sourire où sa figure mobile retrouva tout le charme de la jeunesse :

— C’est pourtant vrai ce que tu disais là ! C’est peut-être l’amour ! ce n’est peut-être pas autre chose ! Tu m’as bercé d’une illusion, et je m’y suis laissé aller comme un enfant. Tâte mon cœur à présent ; il est rafraîchi. Le rêve a passé là comme une brise.

— Puisque tu te sens mieux, lui dit le duc après s’être assuré qu’il y avait réellement du calme, tu devrais en profiter pour tâcher de dormir. Tu veilles, que c’est effrayant ! Le matin, quand je pars pour la chasse, je vois souvent ta lampe qui brûle encore.

— Et pourtant, depuis bien des nuits, je ne travaille plus !

— Eh bien ! si c’est insomnie, tu ne veilleras plus seul, je t’en réponds ! Voyons tu vas te coucher, t’étendre sur ton lit.

— C’est impossible.

— Ah ! oui, tu étouffes. Eh bien ! tu t’assoiras et tu sommeilleras. Je resterai près de toi. Je te parlerai d’elle jusqu’à ce que tu ne m’entendes plus.

Le duc conduisit son frère dans sa chambre, l’installa sur un grand fauteuil, le soigna comme une mère eût soigné son enfant, et s’assit près de lui, tenant sa main dans les siennes. Là, toute la bonté de sa nature reparaissait, et Urbain lui dit pour le remercier :

— J’ai été odieux ce soir ! Dis-moi bien que tu me pardonnes.

— Je fais mieux : je t’aime, répondit Gaëtan, et je ne suis pas le seul. Elle aussi pense à toi à l’heure qu’il est.

— Mon Dieu ! tu mens, tu me berces avec une chanson du ciel ; mais tu mens. Elle n’aime personne, elle ne m’aimera jamais !

— Veux-tu que j’aille la chercher en lui disant que tu es malade sérieusement ? Je parie que dans cinq minutes elle est ici !

— C’est possible, répondit le marquis avec une douceur languissante. Elle est pleine de charité, de dévouement ; mais ce serait pire pour moi de constater la pitié… et rien de plus !

— Bah ! tu n’y entends rien ! La pitié, c’est le commencement de l’amour. Il faut bien que tout commence par quelque chose qui n’est pas encore le milieu ni la fin. Si tu voulais te laisser guider par moi, dans huit jours, vois-tu…

— Ah ! voilà où tu me fais plus que du mal. S’il était aussi facile que tu crois de se faire aimer d’elle, je ne le souhaiterais plus si ardemment.

— Eh bien ! l’illusion serait dissipée. Tu redeviendrais calme. Ce serait déjà quelque chose.

— Ce serait ma fin, Gaëtan ! reprit le marquis en s’animant et en retrouvant de la force dans la voix. Ah ! que je suis malheureux que tu ne puisses pas me comprendre ! Mais il y a là un abîme qui nous sépare. Prends-y garde, mon pauvre ami ! avec une imprudence, avec une légèreté, avec une erreur de ton dévouement, tu peux me tuer aussi vite que si tu prenais un pistolet pour me faire sauter la tête.

Le duc était fort embarrassé. Il trouvait la situation simple entre deux êtres plus ou moins portés l’un vers l’autre et séparés seulement par des scrupules qui avaient peu d’importance à ses yeux ; mais, selon lui, le marquis compliquait cette situation par des délicatesses bizarres. Si mademoiselle de Saint-Geneix s’abandonnait sans passion, il sentait la sienne s’éteindre, et, en perdant cette passion qui le tuait, il se sentait foudroyé plus vite. C’était une impasse qui désespérait le duc, et où il lui fallait pourtant bien suivre et respecter la pensée et la volonté de son frère. En causant encore avec lui et en tâtant avec précaution toutes les fibres de son âme, il en vint à reconnaître que la seule joie possible à lui donner était de l’aider à deviner l’affection de Caroline et à lui en faire espérer le progrès patient et délicat. Tant que son imagination se promenait dans ce jardin des premières émotions romanesques et pures, le marquis se berçait d’idées suaves et de jouissances exquises. Dès qu’on lui faisait entrevoir l’heure où il faudrait prendre un parti et risquer un aveu, il avait comme un sombre pressentiment de quelque désastre inévitable, et par malheur pour lui il ne se trompait pas. Caroline devait refuser et fuir, ou, si elle acceptait sa main, car l’honneur du marquis n’admettait pas l’idée de la séduire, la vieille mère devait se désespérer, succomber peut-être à la perte de ses illusions.

Le duc était plongé dans ces réflexions, car Urbain commençait à s’assoupir après lui avoir fait jurer qu’il le quitterait pour se reposer lui-même dès qu’il le verrait endormi. Gaëtan s’irritait de ne point trouver le moyen de le servir véritablement. Il aurait voulu avertir Caroline, faire appel à sa bonté, à son estime, lui dire de gouverner doucement le moral de ce malade, de lui épargner la vue de l’avenir, quel qu’il dût être, de le bercer d’espoirs vagues et de poétiques rêveries ; mais c’était lancer la pauvre fille sur une pente bien dangereuse, et elle n’était point assez enfant pour ne pas comprendre qu’elle y risquait sa réputation et probablement son propre repos.

La destinée, qui est très-active dans les drames de ce genre, parce que son action rencontre toujours des âmes prédisposées à la subir, fit ce que le duc n’osait faire.