Le Marquis de Villemer/Chapitre XIII
Malgré la promesse que le duc avait faite à son frère de n’avertir personne, il ne put se résoudre à endosser la périlleuse responsabilité du silence absolu. Il croyait au médecin, quel qu’il fut, tout en disant qu’il ne croyait pas à la médecine, et il résolut d’aller à Chambon pour s’entendre avec un jeune homme qui ne lui avait paru manquer ni de savoir ni de prudence, un jour qu’il l’avait consulté sur une indisposition légère. Il lui confierait sous le sceau du secret la situation du marquis, l’engagerait à venir au château le lendemain sous prétexte de vendre un bout de prairie enclavé dans les terres de Séval, et là il ferait en sorte que le médecin vît le malade, ne fut-ce que pour observer sa physionomie et son allure, sans donner d’avis officiel ; on verrait à soumettre cet avis à M. de Villemer, et peut-être consentirait-il à le suivre. Enfin le duc, qui ne savait pas veiller dans le calme et le silence de la nuit, avait besoin d’agir pour secouer son inquiétude. Il calcula qu’en une demi-heure il serait à Chambon, et qu’une heure lui suffirait ensuite pour réveiller le médecin, parler avec lui et revenir. Il pouvait, il devait être de retour avant que son frère, qu’il voyait calme et qui paraissait endormi, fût sorti de son premier sommeil.
Le duc le quitta sans bruit, gagna le dehors par le jardin, afin de n’être entendu de personne, et descendit d’un pas rapide vers le lit de la rivière jusqu’à une passerelle de moulin et à un sentier qui le conduisit à la ville en droite ligne. En prenant un cheval et en suivant la route, il eût fait du bruit et gagné fort peu de temps. Le marquis ne dormait pas si profondément qu’il ne l’eût entendu sortir de sa chambre ; mais, ignorant son projet et ne voulant pas l’empêcher d’aller se reposer, il avait feint de ne s’apercevoir de rien.
Il était alors un peu plus de minuit. Madame d’Arglade avait suivi Caroline dans sa chambre pour babiller encore, après avoir pris congé de la marquise.
— Eh bien ! chère belle, lui disait-elle, êtes-vous réellement aussi contente de cette maison que vous le dites ? Soyez franche avec moi, si quelque chose vous y chagrine. Eh ! mon Dieu ! il y a toujours et partout quelque petite chose qui cloche !… Profitez de ce que me voilà pour me le confier. J’ai quelque ascendant sur la marquise, sans le chercher, à coup sûr ; mais elle aime les têtes folles, et puis moi, qui suis d’un naturel heureux et qui n’ai jamais besoin de rien pour moi-même, j’ai le droit de servir mes amis sans me gêner.
— Vous êtes très-bonne, répondit Caroline ; mais ici tout le monde aussi est bon pour moi, et si j’avais quelque ennui, je le dirais tout simplement.
— À la bonne heure, merci, dit Léonie en prenant la promesse pour elle. Eh bien ! et le duc ? il ne vous a jamais taquinée, le beau duc ?
— Très-peu, et c’est fini.
— Bien, vous me faites plaisir de me dire cela. Savez-vous qu’après vous avoir écrit pour vous engager à entrer ici, j’ai eu un remords de conscience ? Je ne vous avais point parlé de ce grand vainqueur ?
— Il est vrai que vous aviez semblé craindre de m’en parler.
— Craindre, non ; je l’avais complétement oublié ; je suis si étourdie ! Je me suis dit ensuite : « Mon Dieu, pourvu que mademoiselle de Saint-Geneix ne soit pas ennuyée de ses manèges ! » car il en a, des manèges, et avec tout le monde !
— Il n’en a pas eu avec moi, Dieu merci.
— Alors tout est bien, répondit Léonie, qui n’en crut pas un mot. Elle parla chiffons, et tout à coup :
— Ah ! mon Dieu ! dit-elle, voilà que l’envie de dormir me prend, moi ! Ce que c’est que le voyage ! À demain, chère Caroline. Êtes-vous matinale ?
— Oui, et vous ?
— Moi, hélas ! pas trop ; mais dès que j’aurai les yeux ouverts,… entre dix et onze, n’est-ce pas ? je vous trouverai chez vous.
Elle se retira, décidée à se lever matin, à errer partout, comme au hasard, et à surprendre tous les détails d’intimité de la famille. Caroline la suivit pour l’installer dans son appartement et rentra dans sa petite chambre, qui était assez éloignée de celle du marquis, mais dont les croisées en retour sur le préau se trouvaient à peu près en face des siennes.
Avant de se coucher, elle mit en ordre quelques cahiers, car elle étudiait beaucoup et aimait à s’instruire ; elle entendit sonner une heure du matin, et alla fermer sa persienne avant de se déshabiller. En ce moment, elle saisit un coup sec frappé sur les vitres d’en face, et, ses yeux se portant dans la direction du bruit, elle vit tomber en éclats une glace de la fenêtre éclairée du marquis. Étonnée de cet accident et du silence qui suivit, Caroline prêta l’oreille. Personne ne bougeait, personne n’avait entendu. Peu à peu des sons confus lui parvinrent, d’abord de faibles plaintes, puis des cris étouffés et une sorte de râle.
— On assassine le marquis ! fut sa première pensée, car les murmures sinistres partaient évidemment de chez lui. Que faire ? appeler, chercher, avertir le duc, qui demeurait encore plus loin ?… Tout cela était trop long, et d’ailleurs, sous l’oppression de pareils avertissements, l’indécision n’est pas permise. Caroline mesura de l’œil la distance : c’étaient vingt pas de gazon à parcourir. Si des malfaiteurs avaient pénétré chez M. de Villemer, c’était par l’escalier de la tourelle du Griffon, qui faisait face à celle du Renard. Ces deux cages à degrés portaient le nom des emblèmes grossièrement sculptés sur le tympan des portes. L’escalier du Renard desservait de ce côté l’appartement de Caroline. Nul autre qu’elle ne pouvait arriver aussi vite, et sa seule approche pouvait faire lâcher prise aux égorgeurs. Dans la tourelle du Griffon se trouvait d’ailleurs la corde d’un petit beffroi. Elle se dit tout cela en courant, et elle avait fini de se le dire en arrivant à cette porte, qu’elle trouva ouverte. Le duc était sorti par là, se promettant de rentrer par là au jour sans faire crier les gonds, et ne croyant nullement aux brigands, race inconnue dans le pays.
Pourtant Caroline, confirmée d’autant plus dans cette imagination, monta d’un trait l’escalier de pierre en spirale. Là, elle n’entendit plus rien, avança dans le couloir et s’arrêta hésitante devant l’entrée de l’appartement du marquis. Elle se hasarda à frapper, on ne lui répondit pas. Il n’y avait certes pas d’assassins autour d’elle ; mais alors qu’était-ce donc que ces cris entendus ? Un accident quelconque, mais grave à coup sûr et qui réclamait de prompts secours. Elle poussa la porte, qui n’était même pas renfermée au loquet, et trouva M. de Villemer étendu sur le carreau, près de la fenêtre qu’il n’avait pas eu la force d’ouvrir, et dont il avait brisé la vitre pour respirer, se sentant comme foudroyé par un étouffement subit.
Le marquis n’était pas évanoui. Il avait eu les affres de la mort, il sentait revenir la respiration et la vie. Comme il avait le visage tourné vers la fenêtre, il ne vit pas entrer Caroline, mais il l’entendit, et croyant que c’était le duc : — N’aie pas peur, lui dit-il d’une voix faible, ça se passe. Aide-moi à me relever, je n’en ai pas encore la force.
Caroline s’élança et le releva avec l’énergie d’une volonté surexcitée. Ce fut seulement en se retrouvant assis qu’il la reconnut ou crut la reconnaître, car sa vue, encore voilée, était traversée par des ondes bleues, et ses membres avaient contracté une demi-rigidité qui les rendait insensibles au toucher des bras et des vêtements de Caroline.
— Mon Dieu !… est-ce un rêve ? dit-il en la regardant avec une sorte d’égarement ; vous ! est-ce vous ?
— Mais oui, c’est moi, répondit-elle ; je vous ai entendu gémir… Qu’y a-t-il donc ? mon Dieu ! que faut-il faire ? Appeler votre frère, n’est-ce pas ? Mais je n’ose encore vous quitter. Que sentez-vous ? qu’avez-vous ?
— Mon frère ! reprit le marquis en se ranimant jusqu’à recouvrer la mémoire ; ah ! c’est lui qui vous amène ici ! Où est-il ?
— Il n’est pas là, il ne sait rien.
— Vous ne l’avez pas vu ?
— Non ! je vais le faire appeler.
— Ah ! ne me quittez pas !
— Eh bien ! non ; mais vous secourir !…
— Rien, rien ! Je sais ce que c’est, ce n’est rien. N’ayez pas peur, me voilà tranquille. Et… vous êtes-là ! et vous ne saviez rien ?
— Rien au monde ! Depuis quelques jours, je vous trouvais changé… Je pensais bien que vous étiez malade, mais je n’osais pas m’en inquiéter…
— Et tout à l’heure,… j’ai donc appelé ?… Quoi ? qu’ai-je dit ?
— Rien ! Vous avez brisé cette vitre, en tombant peut-être ! Ne vous a-t-elle pas blessé ?
Et Caroline, approchant la lumière, regarda et toucha les mains du marquis. La droite était assez fortement coupée : elle lava le sang, et, retirant adroitement les parcelles de verre, elle pansa la blessure. Urbain la laissa faire en la regardant avec l’étonnement attendri d’un homme qui, ramassé sur le champ de bataille, se sent dans des mains amies. Il répétait faiblement : — Mon frère ne vous a donc rien dit, vrai ?
Elle ne comprenait rien à cette question, qui lui semblait rentrer dans la fixité d’une idée maladive, et pour la lui ôter elle lui raconta, tout en le pansant, qu’elle l’avait cru aux prises avec des assassins. — C’était absurde à coup sûr, dit-elle en s’efforçant de l’égayer ; mais que voulez-vous ? cette peur-là s’est emparée de moi, et je suis accourue comme au feu, sans avertir personne.
— Et si cela eût été réel, vous veniez vous jeter dans le danger ?
— Ma foi, je n’ai pas songé à moi, je n’ai pensé qu’à vous et à votre mère. Ah ! bah ! je vous aurais aidé à vous défendre, je ne sais pas comment, je ne sais pas avec quoi, mais j’aurais trouvé quelque chose, j’aurais fait diversion d’ailleurs… Allons, vous voilà pansé, ceci ne sera rien ; mais le reste, qu’est-ce donc ? Vous ne voulez pas me le dire ? Il faut pourtant que vos amis sachent vous secourir ; votre frère ?…
— Oui, oui, le duc sait tout ; ma mère, rien !
— Je comprends, vous ne voulez pas,… je ne lui dirai rien mais vous me permettrez de m’inquiéter, moi, de chercher avec le duc ce qu’il faut faire pour vous soulager. Je ne serai pas importune. Je sais comment il faut être avec ceux qui souffrent. J’ai été garde-malade de mon pauvre père et du mari de ma sœur… Voyons… ne trouvez pas mauvais que je sois venue là sans savoir, sans réfléchir… Vous vous seriez relevé vous-même, un peu plus tard, je le sais bien ; mais c’est triste de souffrir seul. Vous souriez ? Allons, monsieur le marquis, il me semble que vous êtes un peu mieux. Oh ! que je le voudrais !
— Je suis dans le ciel ! répondit le marquis, et, comme il ne se faisait aucune idée de l’heure : Restez encore ! lui dit-il ; il n’est pas tard. Mon frère m’a veillé un peu dans la soirée, il va revenir.
Caroline ne se permit aucune objection, elle ne songea seulement pas à ce que le duc pourrait penser en la trouvant là, à ce que les domestiques pourraient dire s’ils la voyaient rentrer chez elle : en présence d’un ami en péril, elle ne supposait même pas l’outrage du soupçon. Elle resta.
Le marquis voulait lui parler encore, il n’en avait pas la force. — Ne parlez pas, lui dit-elle. Essayez de dormir, je vous jure de ne pas bouger.
— Quoi ? vous voulez que je dorme ? Mais je ne le puis pas… Quand je m’endors, j’étouffe.
— Et pourtant vous êtes accablé de fatigue, vos yeux se ferment malgré vous. Eh bien ! il faut obéir à la nature. Si vous avez encore une crise, je vous aiderai à la supporter, je serai là.
La confiance et la bonté de Caroline eurent sur le malade un effet magique. Il s’endormit, il reposa paisiblement jusqu’au jour. Caroline s’était assise près d’une table, et maintenant elle savait quel était son mal physique, et comment il fallait le soigner, car, sur cette table, elle avait trouvé une consultation avec le traitement simple et rationnel signé d’un des premiers médecins de France. Le marquis, pour rassurer son frère sur sa manière de se soigner lui-même, lui avait montré cette pièce revêtue de l’autorité d’un grand nom, et la pièce était restée là, sous la main, sous les yeux de Caroline, qui l’étudiait avec un grand soin. Elle vit que le marquis avait eu depuis qu’elle le connaissait un régime très-opposé à celui qui lui était prescrit : il ne faisait pas d’exercice, il mangeait mal et veillait trop. Elle ne savait pas si cette rechute ne serait pas mortelle ; mais si elle ne l’était pas, elle se promettait d’être sur ses gardes à l’avenir et d’oser s’occuper de sa santé, eût-il encore avec elle cet air froid et sombre que maintenant elle attribuait à une angoisse toute physique.
Le duc fut de retour avant le soleil. Il n’avait pas trouvé le médecin, il lui fallait aller le chercher à Évaux. Avant de s’y rendre, il voulut voir son frère. L’aube dessinait sa première ligne blanche à l’horizon lorsqu’il regagna sans bruit la chambre du marquis. Celui-ci dormait alors si réellement qu’il ne l’entendit pas monter, et que Caroline put aller au-devant de lui sur l’escalier pour qu’il ne fît aucune exclamation de surprise en la voyant. Sa surprise fut grande en effet lorsqu’il la vit descendre vers lui en mettant un doigt sur ses lèvres. Il ne comprit rien à ce qui s’était passé. Il crut que le marquis lui avait caché la vérité, qu’elle savait son amour, son chagrin, et qu’elle était venue le consoler.
— Ah ! ma chère amie ! lui dit-il en lui prenant les mains, soyez tranquille ; il m’a tout confié. Vous êtes venue, vous êtes bonne, vous le sauverez ! — Et il porta les mains de Caroline à ses lèvres avec une véritable affection.
— Mais, lui dit-elle un peu étonnée, puisque vous le saviez si mal, comment l’avez-vous quitté cette nuit ? Et puisque vous comptiez sur mes soins, pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?
— Que s’est-il donc passé ? dit le duc, qui vit qu’ils ne s’entendaient pas. — Elle lui raconta en trois mots l’événement, et comme, préoccupé de ce qu’il apprenait, il la reconduisait, à travers le préau, jusqu’à l’escalier du Renard, madame d’Arglade, qui était déjà debout derrière sa croisée, les vit passer, causant à voix basse, d’un air d’intimité mystérieuse. Ils s’arrêtèrent devant la porte, et là ils se parlèrent encore. Le duc raconta à mademoiselle de Saint-Geneix la tentative qu’il avait faite pour amener un médecin à voir son frère, et Caroline le dissuada de cette pensée. Elle croyait que la consultation lue par elle suffirait, et qu’il serait fort imprudent de suivre une nouvelle marche quand on avait eu de la première des résultats certains. Le duc lui promit vivement de se conformer à son avis, d’avoir confiance par conséquent. Madame d’Arglade les vit se serrer la main, et le duc, retournant sur ses pas, remonter l’escalier du Griffon.
— Eh bien ! j’en ai assez vu, pensa Léonie, et je n’ai que faire d’aller courir dans la rosée, que je n’aime pas du tout ; je peux dormir la grasse matinée. Et en se rendormant : — Cette Caroline ! se disait-elle ; je voyais bien qu’elle mentait ! Comme c’était probable que le duc lui laisserait conserver sa vertu ! mais je le tiens, son beau secret ! et si j’ai jamais besoin d’elle, il faudra bien qu’elle en passe par où je voudrai.
Caroline se coucha vite, pour dormir vite, pour se retrouver au service de son malade.
À huit heures, elle fut debout, et regarda par sa fenêtre. Le duc était derrière la vitre de son frère. Il lui fit signe qu’il allait la rejoindre par l’intérieur dans la bibliothèque. Elle s’y rendit aussitôt de son côté, et là elle apprit de Gaëtan que le marquis était extraordinairement bien. Il venait seulement de s’éveiller, et il avait dit : — Mon Dieu, quel miracle ! voici mon premier sommeil depuis une semaine entière de ce supplice ! et je ne sens plus rien, je respire, il me semble que je suis guéri. C’est à elle que je dois cela ! — Et c’est la vérité, ma chère amie, ajouta le duc ; c’est vous qui l’avez sauvé et qui nous le conserverez, si vous voulez avoir pitié de nous !
Le duc avait résolu de ne rien dire ; il l’avait juré à son frère ; mais, en se croyant bien discret, il laissait échapper la vérité malgré lui. Cette vérité traversa l’esprit de Caroline comme un éclair. — Que dites-vous donc, monsieur le duc ? s’écria-t-elle. Qui suis-je, moi ? et que suis-je ici pour avoir cette influence ?
Le duc fut effrayé du regard effrayé de Caroline. — Voyons, à qui en avez-vous ? lui dit-il en reprenant le masque de son tranquille sourire. Qu’est-ce que vous allez vous mettre dans la tête ? Ne voyez-vous pas que j’adore mon frère, que je tremble de le perdre, et qu’en raison de l’assistance que vous lui avez donnée cette nuit, je vous parle comme si vous étiez ma sœur ? Je suis très-embarrassé, je perds la tête, voyez-vous ! Urbain se tue au travail. Je n’ai pas assez d’ascendant sur lui ; il ne veut pas que j’avertisse notre mère de la reprise de son ancien mal. L’avertir en effet, c’est l’agiter dangereusement ; infirme comme elle l’est, elle voudrait être toujours là, veiller. Au bout de deux nuits, elle y succomberait… Il faut donc qu’à nous deux nous sauvions mon frère sans qu’il y paraisse, sans mettre de laquais et de filles de chambre dans la confidence. Ces gens-là parlent toujours. Voyons ! êtes-vous une femme de cœur et de tête comme je me le suis persuadé ? Voulez-vous, pouvez-vous, osez-vous m’aider sérieusement à le soigner en secret, à le veiller alternativement avec moi pendant plusieurs soirées, plusieurs nuits au besoin, à ne pas le laisser seul une heure, afin que, même pendant une heure, il ne puisse pas reprendre ses maudits bouquins ? Il ne lui faut pas autre chose, j’en suis persuadé, qu’un repos absolu de l’esprit, assez de sommeil, un peu de promenade, et qu’il pense à manger. Pour cela, il faut l’autorité despotique, oui, despotique, d’une personne qui ne s’embarrasse pas de le contrarier, d’un cœur dévoué,… pas susceptible, ni fier, ni défiant mal à propos, qui supporte ses boutades s’il en a, ses élans de reconnaissance exaltée s’il lui en échappe, une amie sérieuse enfin qui ait la délicatesse, l’intelligence de la charité pour lui faire accepter et peut-être aimer son joug. Eh bien ! Caroline, vous seule ici pouvez être cette personne-là. Mon frère a une grande estime, un profond respect, et même, je crois, une sincère amitié pour vous. Essayez de le gouverner huit jours, quinze jours, un mois peut-être, car si aujourd’hui il peut se lever, ce soir il sera ici feuilletant et prenant des notes ; s’il dort encore la nuit prochaine, il se croira hors d’affaire, et la nuit suivante il ne se couchera pas. Vous voyez quelle tâche nous devons nous imposer. Moi, j’y suis tout résolu, tout dévoué, mais à moi seul je ne pourrai rien. Je l’ennuierai, il se lassera de ne voir que moi, et son impatience neutralisera l’effet de mes soins. Avec vous,… une femme, une gardienne volontaire, généreuse, ferme et douce, patiente et tenace comme les femmes seules savent l’être, je vous réponds qu’il se soumettra sans dépit, et que plus tard, quand les crises auront disparu, il vous bénira de l’avoir contrarié.
Cet insidieux exposé de la situation chassa entièrement le vague et rapide soupçon de Caroline. — Oui, oui, répondit-elle avec fermeté, je serai cette gardienne-là. Comptez sur moi ; je vous remercie de me choisir, et ne m’en sachez aucun gré. Je suis habituée au métier d’infirmière ; cela ne me coûte ni ne me fatigue. Votre frère est pour moi comme pour vous quelque chose de si respectable et de si supérieur à tout ce que nous connaissons, que c’est un bonheur et un honneur de le servir. Voyons, entendons-nous pour nous partager cette bonne tâche sans éveiller le soupçon de son état autour de nous. D’abord vous vous installez la nuit dans sa chambre.
— Il ne le souffrira pas.
— Eh bien ! d’ici on doit l’entendre respirer. Voilà un grand sofa où on peut très-bien dormir, roulé dans un manteau. Nous y passons la nuit à tour de rôle, vous et moi, jusqu’à nouvel ordre.
— Très-bien !
— Vous le faites lever de bonne heure, afin qu’il prenne l’habitude de dormir la nuit, et vous l’amenez déjeuner avec nous.
— Si vous le lui faites promettre !
— J’essayerai. C’est absolument nécessaire qu’il mange plus d’une fois en vingt-quatre heures. Nous le faisons promener ou seulement s’asseoir avec nous à l’air jusqu’à midi. C’est l’heure de sa visite et de la vôtre à la marquise ; je travaille ensuite avec elle jusqu’à cinq heures ; alors je m’habille…
— Il ne vous faut pas une heure. Vous reviendrez lui faire une petite visite dans la bibliothèque ? J’y serai.
— Soit ! nous dînons tous ensemble ; nous le retenons au salon jusqu’à dix heures. Alors vous le suivez.
— Tout ceci est parfait, mais quand ma mère a des visites, elle nous laisse libres, et vous pourriez bien, à ces moments-là, venir causer ici avec nous une heure ou deux ?
— Non pas causer, répondit Caroline, je viendrai lui faire un peu de lecture, car vous pensez bien qu’il ne passera pas tout ce temps-là sans vouloir s’intéresser à quelque chose, et je lirai de manière à l’assoupir, à le disposer au sommeil. Voilà, c’est convenu. Seulement, aujourd’hui, nous allons être bien empêchés par madame d’Arglade.
— Aujourd’hui je me charge de tout, et madame d’Arglade part demain avec le jour ; donc mon frère est sauvé, et vous êtes un ange !