Le Marquis de Villemer/Chapitre XXV

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Calmann-Lévy (p. 350-367).
XXV


— Avançons, avançons ! disait Peyraque au bout d’une demi-heure, en voyant la neige s’épaissir. Voilà quelque chose de plus mauvais que le brouillard ! Quand ça se met à tomber, le chemin vous monte vite plus haut que la tête.

Cette parole imprudente mit Caroline en révolte ouverte : elle voulut s’élancer hors de la carriole, résolue à retourner sur ses pas et à marcher jusque ce qu’elle rencontrât M. de Villemer.

Peyraque la retint, mais il dut céder et recommencer, malgré le danger toujours croissant et la difficulté d’une marche toujours plus ralentie, la demi-lieue qu’ils venaient de franchir avec tant de peine depuis qu’ils avaient perdu de vue le marquis.

Ils le cherchèrent en vain des yeux. En une heure, la neige, large et dilatée, avait fait disparaître le sol et ses aspérités. Il leur était impossible de savoir s’ils n’avaient pas dépassé l’endroit qu’ils voulaient explorer. Caroline gémissait sans s’entendre elle-même, ne trouvant à dire que : « Mon Dieu mon Dieu ! » Peyraque n’essayait plus de la calmer et ne la soutenait qu’en lui disant de bien regarder.

Tout à coup le cheval s’arrêta. — Ce doit être ici que nous avons retrouvé la voie, dit Peyraque. Mignon se reconnaît.

— Alors nous sommes venus trop loin ! répondit Caroline.

— Mais nous n’avons rencontré personne ! reprit Peyraque. Ce monsieur, voyant arriver la tourmente, sera retourné à Laussonne, et nous, qui sommes plus près des Estables, nous risquons de rester ici, je vous en avertis, si la neige ne s’arrête pas.

— Va-t’en, va-t’en, Peyraque ! s’écria Caroline en sautant dans la neige. Moi, je resterai ici jusqu’à ce que je le retrouve !

Peyraque ne répondit pas. Il descendit et se mit à chercher, mais sans aucun espoir. Il y avait déjà un demi-pied de neige, et le vent qui l’amoncelait dans un creux, pouvait y cacher un cadavre.

Caroline allait au hasard, marchant devant elle comme une âme sans corps, tant elle était surexcitée. Elle était déjà un peu loin de la voiture lorsqu’elle entendit le cheval souffler avec force en baissant la tête. Elle crut qu’il expirait, et le regardant avec détresse, elle vit qu’il flairait devant lui d’une manière étrange. Ce fut une révélation ; elle s’élança et aperçut une main gantée et comme morte que l’haleine du cheval, en fondant la neige sur ce point, avait mise à découvert. Le corps étendu là était l’obstacle que l’animal n’avait pas voulu fouler aux pieds. Aux cris de Caroline, Peyraque accourut, et, dégageant M. de Villemer, il le mit dans la voiture, où mademoiselle de Saint-Geneix le soutint et tâcha de le réchauffer dans ses bras.

Peyraque prit la bride et marcha de nouveau dans la direction du Mezenc. Il voyait bien qu’il n’y avait pas un instant à perdre, mais il allait sans savoir où il mettait le pied, et bientôt il disparut dans une ravine qu’il n’avait pu éviter. Le cheval s’arrêta de lui-même ; Peyraque se releva, et, voulant le faire reculer, vit que les roues étaient prises dans un obstacle invisible. D’ailleurs le cheval était à bout de courage ; il le rudoya vainement, il le frappa pour la première fois de sa vie, il poussa sur le mors jusqu’à lui faire saigner la bouche. Le pauvre animal le regarda d’un œil presque humain, comme pour lui dire : J’ai fait plus que je ne pouvais, et je ne peux plus rien pour vous sauver.

— Il faudra donc périr ici ? dit Peyraque découragé, qui regardait tomber la neige en tourbillons inexorables. Le plateau était devenu un steppe de Sibérie au fond duquel le Mezec montrait seul sa tête livide à travers les rafales. Pas un arbre, pas un toit, pas un rocher pour s’abriter. Peyraque savait qu’il n’y avait rien à faire.

— Espérons ! dit-il, ce qui, dans le sens de cette locution toute méridionale, signifie, comme on sait, tout simplement : attendons !

Cependant il pensa bientôt à gagner un quart d’heure, fût-ce le dernier de la vie. Il prit une planchette de sa carriole et se battit contre les amas de neige qui, chassés par le vent, menaçaient d’ensevelir le cheval et la voiture. Pendant dix minutes, il travailla comme un athlète à ce déblaiement sans relâche, se disant que c’était peut-être bien inutile, mais qu’il se défendrait et défendrait Caroline jusqu’au dernier souffle.

Au bout de ces dix minutes, il remercia Dieu : la neige s’éclaircissait, le vent tombait ; le brouillard, bien moins dangereux, s’efforçait de reparaître. Il ralentit son travail sans l’abandonner. Enfin il vit comme une ligne blafarde se dégager dans les profondeurs du ciel ; c’était une promesse de beau temps.

Jusque-là il n’avait pas dit un mot, pas proféré un blasphème. Si Caroline eût dû périr là, elle ne s’en fût doutée qu’au dernier moment. Cependant il la regarda et la vit si pâle et l’œil tellement égaré qu’il en fut effrayé.

— Eh bien ! eh bien ! lui dit-il, qu’est-ce qu’il y a ? Il n’y a plus rien ! Ce ne sera rien !

— Oh ! rien ! lui répondit-elle avec un rire amer, en lui montrant Urbain renversé sur le banc de ta charrette, le visage bleui par le froid, les yeux grands ouverts, vitreux comme ceux d’un cadavre.

Peyraque regarda encore autour de lui. Aucun secours humain n’était à espérer. Il sauta dans la voiture, serra étroitement M. de Villemer dans ses bras, le frictionnant avec vigueur, le meurtrissant dans ses mains de fer, cherchant à lui communiquer la chaleur de son vieux sang, ranimé par le travail et la volonté ; mais ce fut en vain. À l’effet du froid se joignait celui d’une crise nerveuse particulière à l’organisation du marquis.

Il n’est pourtant pas mort ! disait Peyraque ; je le sens, j’en suis sûr. Ah ! si j’avais de quoi faire du feu ! mais je ne peux pas en faire avec des pierres !

— Si nous brûlions la carriole ! s’écria Caroline à tout hasard.

— C’est une idée… oui ! mais après ?

— Après, après, Dieu nous enverra du secours. Ne vois-tu pas que la première chose à faire, c’est d’empêcher la mort de nous prendre ici ?

Peyraque vit Caroline si pâle, avec des tons violets sous les yeux, qu’il crut qu’elle se sentait mourir aussi. Il n’hésita plus et risqua le tout pour le tout. Il détela son cheval, qui, aussitôt, comme les chevaux cosaques, se roula dans la neige pour se reposer. Il enleva la capote de sa voiture, et, la plaçant à terre, il y porta M. de Villemer, toujours inerte et glacé ; puis, tirant de ses coffres quelques poignées de foin, de vieux papiers et des débris de toile d’emballage, il plaça le tout sous la charrette et y mit le feu avec son briquet à fumer ; cassant avec ses outils de maréchal ferrant les planches et les ais de son pauvre véhicule, il réussit à faire de la flamme et des tisons en peu d’instants. Il démolissait et brisait à mesure qu’il brûlait. La neige ne tombait plus, et M. de Villemer, placé dans un demi-cercle de débris enflammés, commençait à regarder avec stupeur l’étrange scène qu’il prenait pour un rêve.

— Il est sauvé ! sauvé ! entends-tu, Peyraque ? s’écria Caroline, qui le sentit faire un effort pour se soulever. Sois cent fois béni ! tu l’as sauvé !

Le marquis entendit la voix de Caroline près de lui, mais, se croyant toujours halluciné, il ne cherchait pas à la voir. Il ne comprit ce qui se passait qu’en sentant sur ses mains les lèvres éperdues de Caroline. Il pensa alors qu’il allait mourir, puisqu’elle ne le fuyait plus, et, d’une voix faible, essayant de sourire, il lui dit adieu.

— Non, non, pas adieu ! répondit-elle en couvrant son front de baisers ; il faut vivre, je le veux, je vous aime !

Une faible rougeur couvrit la figure livide, mais aucune parole ne put exprimer la joie. Le marquis craignait de rêver encore ; il se ranimait visiblement. La chaleur s’était concentrée sous la capote de la voiture qui lui servait d’abri. Il était là aussi bien que possible, étendu sur les manteaux de Caroline et de Peyraque.

— Mais il faudra pourtant sortir de là, pensa celui-ci, et ses yeux inquiets interrogèrent l’horizon éclairci. Le froid était vif, le feu s’éteignait faute d’aliment, et le malade ne marcherait certainement pas jusqu’aux Estables. Caroline, d’ailleurs, le pourrait-elle ? Les mettre tous les deux sur le cheval était la seule ressource ; mais l’animal exténué en aurait-il la force ? N’importe, il fallait essayer et lui donner d’abord l’avoine. Peyraque la chercha et ne la trouva plus : la flamme avait consumé le petit sac avec le coffre.

Une exclamation de Caroline lui rendit l’espoir. Elle lui montrait sur le relèvement du terrain qui les abritait une légère vapeur. Il y courut, et vit au-dessous de lui un char à bœufs qui approchait péniblement, et dont le bouvier fumait pour se réchauffer.

— Tu vois bien ! lui dit Caroline quand le char fut arrivé près d’eux ; Dieu nous a secourus !

M. de Villemer était encore si faible qu’il fallut le porter sur le char, heureusement chargé de paille, où Peyraque l’enterra en quelque sorte. Caroline y monta près de lui. Peyraque enfourcha son cheval, laissant là les débris de sa pauvre carriole, et en une heure on gagna enfin le village des Estables.

Peyraque passa avec dédain devant l’auberge d’une certaine géante, aux jambes nues et au carcan d’or, véritable tardigrade d’une étrangeté repoussante. Il savait que le marquis ne trouverait là aucun zèle. Il le fit descendre chez un paysan qu’il connaissait. On s’empressa autour du malade en l’accablant de questions et d’offres qu’il n’entendait pas. Peyraque fit sortir d’autorité les inutiles, donna des ordres et agit lui-même. En peu d’instants, le feu flamba, et le vin bouillant écuma dans la chaudière. M. de Villemer, étendu sur une épaisse couche de paille et de gazon sec, voyait Caroline, à genoux près de lui, occupée à empêcher que le feu ne prît à ses vêtements et le couvant avec l’amour d’une mère. Elle s’inquiétait pour lui du breuvage terrible que Peyraque préparait avec force épices ; mais le marquis avait confiance dans l’expérience du montagnard. Il fit signe qu’il voulait lui obéir, et Caroline approcha en tremblant le gobelet de ses lèvres. Il put bientôt parler, remercier ses nouveaux hôtes, et dire à Peyraque, en lui serrant les mains, qu’il voulait être seul avec lui et Caroline.

Ce ne fut pas chose facile que d’obtenir de la famille d’abandonner son toit pour quelques heures. Les abris sont rares sous ce ciel inclément, et les troupeaux, unique ressource de Cévenols, sont logés de manière à ne point laisser de place aux habitants. Ceux-ci, en particulier, ont une réputation de rudesse et d’inhospitalité qui remonte au meurtre du géomètre envoyé par Cassini pour mesurer le Mezenc, et qui fut pris pour un sorcier. Ils ont beaucoup changé et montrent plus affables aujourd’hui ; mais leurs habitudes sont celles d’une misère profonde, et pourtant ils sont très-commerçants, bons éleveurs de bestiaux magnifiques, et aussi bien fournis que possible de denrées d’échange. Seulement la dureté du climat et l’isolement du site le plus âpre ont passé dans leur esprit comme dans leur sang.

La pièce qui composait, avec l’étable, tout l’intérieur de la maison, enfin abandonnée à Peyraque et à ses amis, était fort petite, et à peine plus riche que la grotte celtique de la vieille femme d’Espaly. La fumée s’engouffrait partie dans la cheminée, partie dans un trou béant sur le côté de la muraille. Deux lits en forme de caisse recevaient la nuit, chose incompréhensible, une famille de six personnes. La roche brute formait le sol ; mais à côté, les vaches, les chèvres, les moutons et les poules avaient leurs aises.

Peyraque étendit partout de la paille propre, s’approvisionna de bois, fouilla dans le bahut, trouva le pain, et força Caroline à manger et à se reposer. Le marquis la suppliait du regard de songer à elle-même, car elle n’osait le quitter d’un pas, et tenait toujours ses mains dans les siennes. Il voulait lui parler, il le pouvait maintenant, et il n’osait pas lui dire un mot. Il craignait qu’elle ne s’éloignât de lui dès qu’elle verrait qu’il se sentait aimé. Et puis Peyraque l’embarrassait cruellement. Il ne comprenait rien au rôle de cette rustique Providence qui, en veillant sur Caroline, s’était montrée si opiniâtre et si cruelle envers lui, et qui maintenant revenait à lui avec un dévouement et une sollicitude sans bornes. Enfin Peyraque sortit. Il ne pouvait pas oublier son pauvre cheval, son fidèle compagnon, qu’il se reprochait d’avoir brutalisé, et qu’en arrivant il avait dû confier à des soins étrangers.

— Caroline, dit le marquis après s’être assis sur un escabeau en s’appuyant encore sur le bras de son amie, j’avais bien des choses à vous dire, mais je n’ai pas ma raison,… non, vrai, je ne l’ai pas, et j’ai peur de vous parler dans le délire. Pardonnez-moi, je suis heureux,… heureux de vous voir, de vous sentir là en sortant encore une fois des bras de la mort ! Mais je ne peux plus vous inquiéter ! Mon Dieu ! quel fardeau j’ai été dans votre vie ! Il n’en sera plus ainsi, ceci n’est qu’un accident,… une folie, une imprudence de ma part ; mais pouvais-je me résigner à vous perdre encore ? Vous ne savez pas, vous ne saurez jamais,… non, vous ne savez rien, vous n’avez pas compris ce que vous étiez pour moi, et peut-être ne voudrez-vous jamais le comprendre ! Demain, peut-être vous me fuirez encore ! Et pourquoi, mon Dieu ?… Tenez, lisez, ajouta-t-il en cherchant sur lui et en lui remettant le feuillet froissé de la lettre commencée à Lantriac le matin même ; c’est peut-être illisible à présent la pluie, la neige…

— Non, dit Caroline en se penchant vers le foyer, je lis,… je lis bien,… et je comprends !… Je savais, j’avais deviné, et j’accepte. C’était le désir de mon cœur, le rêve de ma vie ! Est-ce que ma vie et mon cœur ne vous appartiennent pas ?

— Hélas ! non, pas encore, mais si vous vouliez croire en moi…

— Ne vous fatiguez pas à parler, à vouloir me convaincre, dit Caroline avec une animation souveraine. Je crois en vous, mais non à ma destinée. Eh bien ! je l’accepte telle que vous me la ferez. Bonne ou mauvaise, elle me sera chère, puisque je n’en peux accepter aucune autre. Écoutez-moi, écoutez-moi, je n’ai peut-être qu’un instant pour vous dire cela. Je ne sais pas quels événements votre conscience et la mienne auront à subir ; je sais votre mère inexorable, j’ai senti le froid de son mépris, et nous n’avons rien à espérer de Dieu si nous lui déchirons le cœur. Il faudra donc se soumettre et pour toujours ! Vous l’avez dit : établir un projet de bonheur sur la perte d’une mère, c’est placer le rêve du bonheur dans la plus criminelle des pensées, et ce bonheur-là serait cent fois maudit ; nous le maudirions en nous-mêmes !

— Pourquoi me rappelez-vous tout cela ? dit le marquis avec douleur ; ne le sais-je pas ? Mais vous croyez le retour de ma mère impossible, et c’est à cela que je vois que vous ne voulez pas me permettre de le tenter, et que la pitié seule…

— Vous ne voyez rien, s’écria Caroline en lui mettant la main sur la bouche, vous ne voyez rien si vous ne voyez pas que je vous aime !

— Oh ! mon Dieu dit le marquis en se laissant glisser à ses pieds, dites-le encore ! Je crains de rêver ! C’est la première fois que vous le dites, je croyais le deviner, et je n’ose pas le croire… Dites-le, dites-le, et que je meure après !

— Oui, je vous aime plus que ma vie, répondit-elle en pressant contre son cœur ce noble front, siége d’une âme si grande et si vraie ; je vous aime plus que ma fierté et plus que mon honneur ! J’ai nié cela longtemps en moi-même, je l’ai nié à Dieu dans mes prières, et je mentais à Dieu et à moi ! J’ai enfin compris, et j’ai fui par lâcheté, par faiblesse ! Je me sentais perdue, et je le suis ! Eh bien ! qu’importe après tout ? Il ne s’agit que de moi ! Tant que j’ai pu espérer de me faire oublier, je pouvais lutter ; mais vous m’aimez trop, je le vois bien, et vous mourrez si je vous quitte. Je vous ai cru mort, il y a quelques heures, et là j’ai vu clair dans notre existence : je vous avais tué ! Je pouvais vous faire vivre, vous le plus noble et le meilleur des êtres, et je vous sacrifiais au vain respect de moi-même ! Et que suis-je donc, moi, pour vous laisser mourir, quand tout ce qui n’est pas votre estime ne m’est rien ? Non, non, j’ai assez combattu, j’ai été assez orgueilleuse, assez cruelle, et vous avez trop souffert par ma faute ! Je vous aime, entendez-vous ? Je ne veux pas être votre femme, parce que ce serait vous plonger dans des remords poignants, dans d’irrémédiables douleurs ; mais je serai votre amie, votre servante, la mère de votre enfant, votre compagne cachée et fidèle. Je passerai pour votre maîtresse, pour la mère véritable de Didier, peut-être ! Eh bien ! j’y consens, j’accepte le mépris que j’ai tant redouté, et il me semble que le calice versé par vous me donnera une vie nouvelle !

— Ô noble cœur ! âme trois fois sainte ! s’écria le marquis, je l’accepte aussi, moi, ton divin sacrifice ! Ne me méprise pas pour cela, j’en suis digne, et je le ferai vite cesser. Oui, oui, je ferai des miracles ! Je sais que je le peux maintenant ! Ma mère cédera sans regrets. Je sens là, dans mon cœur, le feu de la foi et les trésors de la persuasion ! Mais quand même j’échouerais, vois-tu, quand même le monde se lèverait pour te maudire, toi, ma sœur et ma fille, ma sainte compagne, mon amie adorée, tu n’en serais que plus grande à mes yeux, et je n’en serais que plus fier de t’avoir choisie ! Eh ! qu’est-ce que le monde, qu’est-ce que l’opinion pour un homme qui a sondé dans la vie des hommes du passé et du présent les mystères de leur égoïsme et le néant de leur mauvaise foi ? Cet homme-là sait bien que de tout temps, à côté d’une pauvre vérité qui surnage, mille vérités sont égorgées et marquées du sceau d’infamie ! Il sait bien que les meilleurs et les plus généreux des êtres ont dû marcher sur les traces du Christ dans le sentier d’épines où pleuvent les blessures et les outrages. Eh bien ! nous y marcherons, s’il le faut, et l’amour nous y rendra insensibles à ces lâches atteintes ! Oh ! cela, je t’en réponds par exemple, et voilà ce que je peux te jurer en dépit de toutes les menaces de la destinée que les hommes voudraient nous faire : tu seras aimée, donc tu seras heureuse ! Tu me connais bien, cruelle qui fermais les yeux en fuyant ! Tu savais bien que toute ma vie, toute mon âme, tout est amour et rien que cela ! Tu savais bien que, si j’ai quelquefois cherché la vérité avec ardeur, c’était par amour pour elle, et non pour la vaine gloire de la proclamer en personne ! Je ne suis pas un savant, je ne suis pas un auteur, moi ! Je suis un inconnu qui passe volontairement à côté du bruit et de la fumée, combattant à l’écart et dans l’ombre, non par manque de courage, mais pour ne pas risquer de blesser ma mère et mon frère dans la mêlée. J’ai accepté ce rôle effacé sans éprouver aucune souffrance d’amour-propre. Je sentais que ma poitrine n’avait pas besoin d’encens, mais d’amour. Toutes les ambitions de mes pareils, toutes leurs vanités démesurées, leur soif de domination, leurs besoins de luxe, leur continuel désir de paraître, que m’importait tout cela ? Je ne pouvais pas m’amuser avec ces jouets-là ! Je n’étais, moi, qu’un pauvre homme simple, épris d’idéal, un enfant naïf, si l’on veut, cherchant l’amour et le sentant vivre en lui, longtemps avant d’avoir rencontré celle qui devait développer en lui sa puissance. Je me taisais, sachant bien que je serais raillé, ce qui m’était indifférent, quant à moi, mais ce qui m’eût fait souffrir comme un outrage à ma religion intime et sacrée !… Une fois, une seule fois dans ma vie… je veux vous raconter cela, Caroline, j’ai aimé…

— Ne me le racontez pas ! s’écria-t-elle ; je ne veux rien savoir.

— Vous devez tout savoir au contraire. Elle était bonne et douce, et mon souvenir peut sans effort la respecter et la bénir dans la tombe ; mais elle ne pouvait pas m’aimer. C’était la faute de sa destinée et non la sienne. Il n’y a point en moi de reproche contre elle, il y en a beaucoup contre moi-même. Je me suis beaucoup haï et beaucoup puni d’avoir cédé à une passion qui n’était ni permise ni réellement partagée. Je ne me suis réconcilié avec la vie qu’en voyant fleurir en vous la vie dans son expression la plus belle et la plus pure. J’ai compris alors pourquoi j’étais né dans les larmes, pourquoi j’avais été destiné à aimer, et condamné à aimer trop tôt, et mal, et dans le péché, en appelant trop ardemment le rêve et le but de ma vie ! Et à présent je me sens à jamais réhabilité et sauvé. Je sens que mon être va retrouver son équilibre, ma jeunesse ses espérances, et mon cœur son aliment naturel. Ayez confiance en moi, vous que le ciel m’a envoyée ! Vous savez bien qu’il nous avait faits l’un pour l’autre. Vous l’avez bien senti mille fois, en dépit de vous-même, que nous n’avions qu’un esprit et une pensée à nous deux, que nous aimions les mêmes idées, les mêmes arts, les mêmes noms, les mêmes êtres et les mêmes choses, sans agir jamais l’un sur l’autre que pour affermir et développer ce qui y était déjà, pour y faire fleurir les germes de nos plus profonds instincts. Ah ! rappelez vous, Caroline, rappelez-vous Séval, et nos heures de soleil dans la vallée, et nos heures de fraîcheur délicieuse sous les voûtes de cette bibliothèque où vous fêtiez par de si beaux vases de fleurs la mystérieuse et profonde union de nos âmes ! N’était-ce pas un mariage indissoluble que nos mains consacraient chaque matin par une pure étreinte ? Notre premier regard ne nous livrait-il pas chaque jour et pour toujours l’un à l’autre ?… Et tout cela serait perdu, envolé pour jamais ? Vous l’avez pu penser un instant, vous, que cette vie-là pouvait finir, que cet homme, désormais sans lumière et sans air, pourrait exister sans vous, qu’il consentirait à retomber dans le néant. Non, non, vous ne l’avez pas cru ! Cet homme vous eût suivie aux extrémités du monde, il eût marché sur des glaces, et dans le feu, et sur les eaux, pour vous rejoindre !… Et quand vous me laissiez mort dans la neige aujourd’hui, ne sentiez-vous pas que mon âme séparée de moi, que mon spectre désespéré vous suivait encore à travers les rafales de la montagne ?

— Écoute, écoute-le ! dit Caroline à Peyraque, qui était rentré et qui contemplait avec stupeur le marquis exalté et comme transfiguré par la passion ; écoute ce qu’il me dit et ne t’étonne plus si je l’aime plus que moi-même ! Ne t’effraye pas, ne t’afflige pas, ne t’éloigne pas en nous plaignant ! Reste auprès de nous, et vois que nous sommes heureux ! La présence d’un vieux saint comme toi ne nous gêne pas. Tu ne nous comprendras peut-être pas, toi qui, au delà d’un certain devoir que je comprenais hier et que je n’admets plus aujourd’hui, ne veux plus rien entendre ; mais, malgré toi, tu me béniras et tu m’aimeras encore, car tu sentiras l’autorité et le droit de cet homme-là, qui est plus que tous les autres hommes, et en qui Dieu ne peut pas mettre autre chose que des paroles de vérité. Oui je l’aime,… je t’aime, toi que j’ai failli perdre aujourd’hui, et je ne te quitterai plus, je te suivrai partout ; ton enfant sera le mien, comme ta patrie est ma patrie, comme ta foi est ma foi. Il n’y a pas d’autre honneur en ce monde, il n’y a pas d’autre vertu devant Dieu que de t’aimer, de te servir et de te consoler.

M. de Villemer était debout et rayonnant d’une joie pure qui éblouissait et n’effrayait pas Caroline. Dans cette heure d’enthousiasme, il n’y avait pas de place, il n’y avait pas de souvenir pour le trouble des sens. Il la pressait sur son cœur avec cette sainteté du sentiment paternel qui était en lui, et que suscitait un instinct de protection puissante, droit d’une grande intelligence sur un grand cœur, et d’une âme supérieure sur une âme élevée par l’amour à son niveau.

Ils ne se demandaient ni l’un ni l’autre si la passion les emporterait un jour au delà de cette effusion sublime. Il faut dire à leur louange qu’ils ressentaient les infinies tendresses de l’amitié, enthousiaste, il est vrai, mais naïve et profonde, avant toute autre ivresse, et que le but de leur avenir n’était en cet instant défini et résumé en eux-mêmes que par un mot : ne plus se quitter !