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Le Marquis de la Rouerie et la Conjuration bretonne/03

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 412-446).
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LE MARQUIS DE LA ROUERIE
ET
LA CONJURATION BRETONNE

TROISIÈME PARTIE[1]


VI. — LE DRAME DE LA GUYOMARAIS[2]


A mi-route entre Plancoët et Lamballe, à l’écart de tout chemin fréquenté, se trouve, non loin de la profonde et sauvage forêt de la Hunaudaye, le château de la Guyomarais. C’est une antique gentilhommière, composée d’une maison d’habitation, élevée d’un étage, flanquée de deux ailes contenant les écuries et les dépendances, et d’un pittoresque donjon carré servant de colombier. On n’y accède que par des chemins ravinés et toujours boueux ; derrière la maison, se trouve, en esplanade, un assez vaste potager, entouré de douves bordées de vieux tilleuls et de chênes qui le séparent d’un petit bois appelé le Vieux Semis.

Là habitait, à l’époque de la Révolution, Messire Joseph-Gabriel-François de la Motte, seigneur de la Ville-ès-Comtes, Créhenic, la Guyomarais. Il approchait de la cinquantaine et avait épousé à Lamballe, trente ans auparavant, Marie-Jeanne Micault de Mainville, de six ans plus âgée que lui. Mme de la Guyomarais était une femme remarquable par son esprit, son éducation, ses connaissances littéraires ; bien qu’ayant eu neuf enfans, elle aimait le monde ; les la Guyomarais étaient riches d’ailleurs, avaient équipage, meutes, nombreux serviteurs ; ils habitaient ordinairement Lamballe pendant l’hiver et passaient la belle saison à leur château où ils se plaisaient à recevoir leurs nombreux amis.

Contrairement à leur habitude, et, sans doute, en raison des événemens qui se préparaient en Bretagne, ils n’avaient pas encore quitté la Guyomarais au mois de janvier 1793. Leur domestique, qu’ils renouvelaient souvent, se composait, à cette époque, — ce détail ne sera pas inutile, — de François Perrin, jardinier, à leur service depuis trois ans « à raison de trente écus par année et sa moitié dans la vente des légumes », de Henry Robin et de Julien David, valets de chambre, de Michèle Tarlet, cuisinière, et de Françoise Gicquel, servante de basse-cour.

M. de la Guyomarais comptait parmi les plus chauds partisans du marquis de la Rouerie : il lui avait déjà, à plusieurs reprises, offert l’hospitalité ; le proscrit avait séjourné, pendant deux jours, à la Guyomarais au commencement d’octobre 1792 : il y était revenu le 9 novembre et en était parti le 11 ; sachant trouver là des amis dévoués et une retraite sûre, il y passa encore quelques heures le 15 décembre.

À cette époque il parcourait le pays de Dinan, visitant les chefs de ses comités, changeant de refuge presque chaque nuit, se cachant pendant le jour, dormant parfois dans les bois, au pied des chênes, au fond des ravins. L’incroyable activité de cet homme étrange, la tenace ardeur qu’il apportait à l’accomplissement de son œuvre, et plus encore, peut-être, l’habileté avec laquelle il déjouait toutes les poursuites, ont laissé dans cette partie de la Bretagne des souvenirs que le temps n’a pas effacés. Les circonstances romanesques du drame qui termina sa destinée n’ont pas peu contribué à son renom légendaire.


Le 12 janvier 1793, vers une heure du matin, les chiens de la Guyomarais se mirent à aboyer furieusement. M. de la Guyomarais ouvrit la fenêtre de la grande chambre du premier étage qu’il occupait avec sa femme ; la nuit était sombre et pluvieuse : il vit dans la cour du château, qu’aucune clôture ne fermait à cette époque, trois cavaliers tenant leurs chevaux par la bride.

— C’est moi, Gasselin ! cria l’un d’eux.

M. de la Guyomarais reconnut la voix du marquis : il se hâta de se vêtir, tandis que les domestiques David et Robin, qui couchaient dans la cuisine, réveillés par le bruit, ouvraient la porte sur l’ordre de leur maître et conduisaient les chevaux à l’écurie, après avoir détaché de la selle du marquis une petite valise de cuir noir et sorti des arçons deux pistolets.

La Rouerie et ses compagnons, qui n’étaient autres que Loisel et Saint-Pierre, entrèrent dans la maison. Le marquis était couvert d’un vieux chapeau, vêtu d’une veste ouverte sur un gilet à large ceinture et chaussé de bottes fines ; sa barbe noire était longue : il était trempé, couvert de boue et tout meurtri ; son front portait une large ecchymose. Il serra les mains de M. de la Guyomarais, s’excusa de faire de nouveau appel à son dévouement ; lui dit que, se rendant à Quessoy, près de Mont-contour, il s’était vu refuser la porte d’une maison amie où il avait espéré passer la nuit. Comme il avait pris à travers la lande pour gagner la Hunaudaye où il comptait se reposer dans quelque hutte de bûcheron, son cheval s’était abattu et avait roulé avec lui dans un fossé boueux. M. de la Guyomarais conduisit le marquis à une chambre du premier étage, voisine de celle qu’il occupait. Cette pièce, dont la porte ouvrait sur un corridor, donnait, par une seule fenêtre, sur le potager : elle contenait deux lits : l’un placé à gauche de l’entrée, l’autre dans une vaste alcôve dallée de briques. La Rouerie et Saint-Pierre s’établirent là : Loisel alla dormir dans une autre partie du château.

Le lendemain, Saint-Pierre ne put se lever ; l’excès de fatigue, la pluie glacée, avaient occasionné un refroidissement ; il s’évanouit plusieurs fois dans la journée et souffrait de violens maux de tête. Comme il lui était impossible, en cet état, de remontera cheval, il fut décidé que le marquis attendrait au château le rétablissement de son domestique ; Loisel partit donc seul avec les chevaux et se chargea d’inviter, en passant à Plancoët, le chirurgien Morel à venir à la Guyomarais. L’indisposition de Saint-Pierre ne dura, d’ailleurs, que peu de jours ; le marquis le soigna avec sollicitude : il ne quittait guère la chambre du malade et ne descendait que pour prendre les repas en commun avec la famille la Guyomarais. Devant ses enfans et ses gens, le maître de la maison n’appelait jamais son hôte que du pseudonyme de Gasselin, sous lequel il s’était présenté chaque fois qu’il avait cherché refuge au château ; les domestiques devinaient, aux prévenances dont l’inconnu était l’objet, qu’il était un personnage d’importance, mais n’en savaient pas davantage.

Le 18 janvier, Saint-Pierre se leva guéri ; mais ce fut le marquis qui dut différer son départ, se sentant lui-même fatigué. Le surlendemain, il s’alita : il était en proie à une fièvre ardente qui s’augmenta la nuit suivante. M. de la Guyomarais, fort inquiet, envoya chercher à Lamballe le docteur Taburet, qui, depuis vingt ans, était le médecin de la maison ; mais, pour ne pas éveiller les soupçons et pour justifier la visite de Taburet, il s’appliqua à répandre le bruit que sa fille Agathe souffrait d’un violent mal de gorge et d’une inflammation de poitrine. Le docteur trouva très grave l’état du malade : il diagnostiqua une fièvre putride et bilieuse : sans ordonner un traitement, il laissa au chirurgien Morel, rappelé en consultation, une ordonnance assez vague : celui-ci, après le départ de son confrère, posa au marquis des vésicatoires dont l’efficacité amena une amélioration sensible : on était au 24 janvier.

Le soir de ce même jour, vers huit heures, M. de la Guyomarais, presque rassuré, se trouvait avec sa femme et Agathe dans le salon du rez-de-chaussée : cette pièce a deux fenêtres se faisant face, l’une sur la cour, l’autre sur le jardin potager. M. de la Guyomarais s’efforçait de faire partager aux siens l’espoir de la guérison prochaine de son hôte ; tous trois causaient presque à voix basse, lorsqu’un coup violent frappé au volet fermé de la fenêtre du jardin, les fit tressaillir en même temps qu’une voix qu’on ne reconnut pas criait du dehors :

— Si vous avez quelque chose à cacher, pressez-vous : une fouille sera faite cette nuit.

Presque au même instant Saint-Pierre se présenta à la porte du salon et pria M. de la Guyomarais de monter à la chambre du marquis : celui-ci, dont la fenêtre donnait, nous l’avons dit, sur le potager, avait entendu l’avertissement et s’en montra fort ému ; il prit la main de la Guyomarais :

— C’est mon arrêt de mort que cette voix vient de prononcer, dit-il, et peut-être celui de votre famille si l’on me trouve chez vous. Faites-moi transporter dans la forêt, à l’abri de quelque hutte abandonnée par les charbonniers…

— Ce serait vous tuer.

— Alors, reprit la Rouerie, quittez votre maison, afin que l’on n’y trouve que moi.

— Pensez-vous que j’abandonnerais un ami malade ?

— Qu’allez-vous faire ?

— On va vous porter chez de braves fermiers que je connais ; vous y passerez la nuit. Après la fouille, au cas qu’elle soit faite, on vous ramènera ici : le trajet ne sera que de quelques minutes et j’espère qu’il ne vous fatiguera pas trop.

Il n’y avait pas un instant à perdre : on enveloppa le malade dans ses couvertures, on le porta jusqu’au bas de l’escalier, et là, il fut hissé sur un cheval ; à travers la nuit humide et noire, par les sentiers détrempés, on s’achemina lentement vers la ferme de la Gourhandais. M. de la Guyomarais et son fils Casimir dirigeaient la marche hésitante du cheval ; Saint-Pierre soutenait le corps affaissé du marquis ; tous gardaient le silence : on eût dit un cortège funèbre.

Ils arrivèrent ainsi à la Gourhandais. Le fermier consentit à recueillir le proscrit : on le coucha dans un de ces lits bretons, en forme de buffet, carrés, touchant presque au plafond et n’ayant qu’une petite ouverture se fermant au moyen de volets mobiles. La fermière s’institua la garde-malade. Puis, de retour au château, M. de la Guyomarais se hâta de faire disparaître toute trace du séjour du marquis : il enfouit dans le double fond d’une armoire sa valise, ses effets, ses armes et replia les couchages. Il terminait à peine cette besogne qu’on entendit le bruit d’une troupe en armes, descendant l’avenue ; il était quatre heures du matin.

Les patriotes de Lamballe pénétrèrent dans la cour, s’emparèrent de toutes les issues, et leur chef entra dans la maison qu’il visita des caves au comble ; il poursuivit sa perquisition dans les écuries et les dépendances ; n’ayant rien découvert, il rejoignit ses hommes, prit avec eux le chemin de Plancoët où l’on savait que le marquis avait quelquefois trouvé un asile. Passant devant la Gourhandais, ils y entrèrent pour boire et se reposer. La fermière, voyant sa cour pleine de soldats, ne perdit pas la tête : prenant son chapelet, « elle se met à genoux sur un banc très élevé devant le lit où la Rouerie est couché, s’y penche, obstruant l’étroite ouverture et prévient à voix basse le marquis de ne pas dire un mot ni faire un mouvement. » La fatigue de la nuit, le manque d’air, avaient augmenté la faiblesse du malade : les gardes nationaux demandèrent avec bruit du cidre et du feu pour allumer leurs pipes : la femme ne quitta pas son poste.

— Allez dans la cuisine, dit-elle aux soldats, vous y trouverez ma fille ; je ne puis quitter mon pauvre frère Jacques, il est à mourir, il ne parle plus ; il est si pâle qu’on le croirait mort.

Les hommes sortirent de la chambre et, après une halte d’un quart d’heure, s’éloignèrent sur le chemin de Plancoët ; dès la nuit venue, on ramenait le marquis à la Guyomarais, où il reprenait, avec Saint-Pierre, la chambre qu’ils avaient précédemment occupée. Déjà le docteur Taburet était venu deux fois visiter le malade ; à sa troisième visite, il le trouva mieux : tout espoir de guérison n’était pas-perdu. Il indiqua un traitement à son confrère, le chirurgien Morel, qui, résidant à Plancoët, pouvait fréquemment se rendre à la Guyomarais sans éveiller l’attention. Morel veillait auprès du lit jusqu’à une heure avancée de la nuit : il resta même toute une journée en observation. En l’absence des médecins, Mme de la Guyomarais donnait des soins au marquis : celui-ci n’avait d’ailleurs rien perdu de son énergie ; il s’informait des nouvelles, se préoccupant du procès du Roi, des tentatives projetées pour sa délivrance : il recevait le fidèle Loisel qui, caché dans les environs, venait souvent conférer avec son maître : une seule fois Loisel, « qui ne se fixait jamais au château », prit part au repas des domestiques, et « n’ouvrit la bouche que pour manger, ce qui sembla mystérieux. »

Le 26 janvier, vers le soir, arrivèrent Fontevieux et Chafner. Ce dernier revenait d’Angleterre où la Rouerie l’avait envoyé vers la fin de décembre. M. de la Guyomarais reçut les amis du marquis, les informa de l’état du malade, et leur rendit compte des derniers incidens. Chafner, à son tour, ne cacha pas que le bruit courait, à Londres, parmi les royalistes, qu’un traître, dont on ignorait le nom, s’était glissé au nombre des conjurés : on y disait ouvertement que la Rouerie attendait le moment d’agir, réfugié dans un château qu’on ne désignait pas, mais qu’on savait voisin de Lamballe et de la Hunaudaye. Quant à Fontevieux, il apportait une terrible nouvelle : le Roi avait été mis à mort, le 21 janvier : les journaux parvenus en Bretagne publiaient les détails de l’exécution.

Tous, d’un commun accord, convinrent qu’il fallait cacher au marquis ces désastreux événemens ; leur révélation, dans l’état de fièvre où il se trouvait, ne pouvait qu’aggraver son mal : il s’était bien souvent lamenté sur son inaction forcée qui compromettait le succès de son œuvre ; si la vérité lui était dite, aucune considération ne pourrait le retenir ; son tempérament impétueux, sa nature ardente et loyale le pousseraient à reprendre sa vie errante, à courir chez ses affiliés pour relever leur courage, à quitter surtout une retraite où sa présence mettait en danger ceux qui lui avaient donné asile. Chaque jour, il est vrai, la Rouerie se faisait lire le journal par Saint-Pierre ; on ne pouvait, sans donner l’éveil à son esprit toujours inquiet, manquer à cette habitude ; mais on prévint le domestique et on lui indiqua le passage de la gazette qu’il devait passer sous silence.

Le marquis ne dormit pas de la nuit : avait-il saisi sur le visage de ses amis quelque trace de leurs angoisses ; s’étonnait-il de leur visite inattendue ; ou peut-être, dans le va-et-vient du château, avait-il perçu, à travers les cloisons, un mot de nature à éveiller son attention ? On l’ignore. Le lendemain pourtant, son état ne paraissait pas avoir empiré, il causa tranquillement avec ses amis, attendit patiemment l’heure où ils devaient descendre à la salle à manger pour prendre leur repas : c’était habituellement à ce moment que son domestique lisait à haute voix le journal. A l’heure dite, la gazette fut apportée, Saint-Pierre commença sa lecture. Sans doute, à son attitude embarrassée, ou à l’hésitation du débit, le malade comprit qu’on lui cachait quelque chose. Il interrompit :

— J’ai soif, dit-il, va me chercher à boire ; tu reprendras tout à l’heure.

Saint-Pierre, troublé, obéit ; il sort, laissant le journal sur la cheminée, descend au vestibule, entre dans la salle à manger : à peine en a-t-il ouvert la porte qu’un cri terrifiant retentit au premier étage : on entend le bruit d’une chute, des appels désespérés : tous se lèvent de table, se jettent dans l’escalier, poussent la porte de la chambre du marquis, et le trouvent se débattant sur le plancher, en proie à une exaltation effrayante, les yeux fous, le visage en sang, — il s’était, en tombant, fendu la lèvre inférieure, — réclamant, dans son délire, son cheval, ses vêtemens, ses armes, hurlant le nom du Roi, qu’il voit devant lui, qui l’appelle à son secours, et répondant à cette vision sinistre par des cris de rage et de douleur.

Fontevieux, la Guyomarais, Loisel, Saint-Pierre se saisissent du malheureux, le soulèvent malgré sa résistance, le portent sur son lit où ils le maintiennent de force, tandis que les femmes dépêchent les domestiques à Plancoët et à Lamballe afin d’en ramener au plus vite Morel et Taburet. Loisel saute en selle, se lance sur le chemin de Landébia, se dirigeant vers Saint-Servan où habite un médecin de grand renom dans la contrée, appelé Lemasson et qui compte parmi les amis de l’association. En quatre ou cinq heures, Loisel parcourt les dix lieues séparant la Guyomarais de Saint-Servan, frappe à la porte du docteur qui monte aussitôt à cheval et, précédé de son guide, prend la route de Château neuf : tous deux passent la Rance à Jouvente, coupent la lande de Pleurtuit, traversent Ploubalay, se détournent pour éviter les maisons du bourg de Plancoët où leur passage pourraient intriguer les patriotes, et arrivent à la Guyomarais avant le jour. Taburet et Morel étaient déjà là : le délire n’avait pas diminué ; le marquis poussait des cris sans suite, se jetait hors du lit, luttait contre ses amis dont les efforts parvenaient à peine à le contenir, puis retombait dans une prostration plus effrayante encore que sa fureur : une fièvre cérébrale s’était déclarée.

Cette terrible agonie se prolongea pendant deux jours pleins : Taburet et Morel, comprenant que leurs soins étaient inutiles, se retirèrent le 29 au matin : Lemasson, sur la prière de Mme de la Guyomarais, ne quitta pas le château et prit à peine quelques heures de repos. Dans la nuit du 29 au 30, vers trois heures du matin, exténué de fatigue, il s’était jeté sur le lit de M. de la Guyomarais, priant qu’on lui servît une tasse de thé : il sommeillait quand, à cinq heures, le domestique entra dans la chambre, portant la théière.

— Eh bien ? interrogea le docteur.

— Monsieur est mort, fit simplement le domestique.

Le marquis avait rendu le dernier soupir à quatre heures et demie, sans avoir repris connaissance.

Nul récit ne peut rendre la consternation des habitans de la Guyomarais pendant les heures qui suivirent : ce proscrit qu’ils avaient aimé et recueilli était plus compromettant mort que vivant. A quelle autorité déclarer le décès de cet homme que toutes les brigades de gendarmerie cherchaient depuis six mois ? Comment avouer qu’on recelait le corps du fameux rebelle dont la tête était mise à prix ? Et si on s’abstenait de le faire, où enterrer le cadavre, par quel moyen le faire disparaître ? Il y eut là, pour M. de la Guyomarais, qui, non seulement, risquait sa tête, mais aussi celle de tous les siens devenus ses complices, une journée de poignante angoisse. Il fallait cependant prendre rapidement un parti : la maison était évidemment suspecte et exposée, d’un moment à l’autre, à une nouvelle visite domiciliaire.

M. de la Guyomarais proposa d’abord d’attendre la nuit pour porter le corps du marquis dans l’enfeu de la famille au cimetière de Saint-Dénouai, paroisse dont dépendait le château ; mais l’annonce qu’un peloton de gendarmes occupait le village fit abandonner ce projet. La Hunaudaye offrait ses taillis, presque impénétrables : on pouvait, sans passer à proximité d’aucune habitation, porter le cadavre dans la forêt et l’inhumer au fond de quelque ravin ignoré. Mais cette sorte de profanation répugnait à Mme de la Guyomarais : les loups étaient nombreux dans la Hunaudaye et pouvaient déterrer la dépouille du marquis qu’elle désirait, en des temps plus heureux, déposer en terre sainte. On s’arrêta donc à un moyen terme : le corps serait enterré dans le petit bois du Vieux-Semis, distant de quelques pas du château et séparé du potager par une douve assez profonde et par la largeur d’une allée de hêtres.

Parmi le personnel du château, nous avons négligé de citer un jeune homme, Thibault de la Chauvinais, qui, se destinant d’abord à l’état ecclésiastique, avait été obligé, par suite des événemens, de quitter le séminaire : il était entré, en 1791, chez M. de la Guyomarais, en qualité de précepteur des plus jeunes enfans : ce fut lui qui se chargea de creuser la tombe, travail auquel le jardinier Perrin coopéra également.

A dix heures du soir, Chafner, Loisel, Perrin et l’instituteur la Chauvinais pénétrèrent dans la chambre mortuaire : le docteur Lemasson, qui avait passé toute la journée au château, aida à mettre nu le cadavre : ils l’enveloppèrent d’un drap de lit et, l’ayant placé sur une civière, descendirent l’escalier, portant le lugubre fardeau. Il semble que, pour n’être pas aperçus des domestiques logés dans l’aile gauche du château, ils sortirent le corps par la petite porte qui, sous l’escalier, communique du vestibule au potager : ils évitèrent ainsi de traverser la cour de la ferme. Tout, d’ailleurs, dans la maison, dormait ou paraissait dormir ; ni M. ni Mme de la Guyomarais, pas plus que Saint-Pierre ou Fontevieux, ne se montrèrent.

Les porteurs du corps gagnèrent le milieu du jardin, descendirent dans la douve à un endroit où l’éboulement des terres forme une pente assez douce, et s’engagèrent dans le taillis : il faisait clair de lune. Au bord de la fosse, dans laquelle un lit de chaux avait été jeté, se passa une scène d’une singulière horreur : tandis que la Chauvinais faisait le guet, le docteur Lemasson, qui avait suivi le corps, le dépouilla du drap qui l’enveloppait et, prenant un scalpel, lui fit sur les bras, sur l’abdomen et sur les cuisses de larges incisions dans lesquelles il glissa de la chaux ; il espérait ainsi activer la décomposition. On descendit aussitôt le cadavre nu dans la terre, on le recouvrit de la chaux que la Chauvinais avait pris la précaution d’apporter : le sol fut ensuite égalisé et piétiné et l’on planta sur la tombe, pour en mieux dissimuler la trace, un pied de houx. A minuit, tout était terminé.

Le lendemain, dès l’aube, Mme de la Guyomarais fit appeler Perrin et lui recommanda sur tous ces faits le plus profond silence : les autres serviteurs de la maison ne paraissaient pas s’inquiéter beaucoup de ce qu’était devenu le « Monsieur » dont ils ignoraient le nom : il semble qu’ils ne conçurent aucun soupçon de sa disparition subite.

M. de la Guyomarais, de son côté, voulut qu’un acte fût dressé de la mort du marquis de la Rouerie : avant le départ de Fontevieux, de Chafner et de Lemasson, il rédigea le procès-verbal dont voici le texte :

Nous, soussignés, Joseph de la Motte de la Guyomarais, Georges de Fonte-vieux, Chafner, major américain, Masson médecin, certifions qu’Armand-Charles-Tuffin, marquis de la Royrie, est mort à la Guyomarais dans la nuit du 29 au 30 janvier 1793, à quatre heures du matin, âgé de quarante-deux ans.

Le 30, vers les dix heures du soir, son corps a été déposé dans le petit bois vieux semis, en face le jardin de la Guyomarais.

Pour reconnaître l’endroit, il est placé au milieu de quatre chênes. En face du quatrième, sur la fosse, on a planté un houx, afin de pouvoir un jour transporter ses restes dans l’enfeu de la famille de la Guyomarais ou ailleurs.

La Guyomarais, le 31 janvier 1793.

JOSEPH DE LA GUYOMARAIS, GEORGES DE FONTEVIEUX, CHAFNER, MASSON, médecin.


Ce document, roulé dans une bouteille qu’on cacheta, fut enfoui au pied d’un chêne sur la lisière de la Hunaudaye. Il fut trouvé là, par hasard, en 1835 : l’humidité avait quelque peu atteint le papier ; cependant le texte restait lisible et on put facilement en prendre copie.

Fontevieux, Chafner et Lemasson quittèrent la Guyomarais dans la journée du 31. Loisel était parti dès la veille. Lemasson retournait à Saint-Servan, Fontevieux se chargeait d’annoncer aux Princes la mort du chef de la conjuration, Chafner se rendit à Fougères afin d’en faire part à Thérèse de Moëlien. Saint-Pierre, le fidèle domestique du marquis, resta donc seul au château : il aida M. de la Guyomarais à faire disparaître les traces du séjour du proscrit : tous deux ouvrirent la valise de cuir noir que la Rouerie ne quittait jamais ; ils y trouvèrent la correspondance du Comte d’Artois, les pouvoirs donnés au marquis, les commissions en blanc signées des frères du Roi et divers reçus des sommes versées à la caisse commune par les affiliés. Saint-Pierre ne demandait qu’à se dévouer, pour expier son crime, disait-il, car, dans sa douleur d’avoir perdu son maître, il s’accusait d’être la cause involontaire de sa mort. Il accepta donc avec joie la périlleuse mission de porter à Desilles les papiers de la Rouerie et l’argent trouvé dans sa ceinture : il partit dans la nuit du 1er février, et les habitans de la Guyomarais reprirent, en apparence tout au moins, l’existence calme qui leur était habituelle.


Chévetel, dès son retour de Belgique, avait adressé deux rapports : l’un à la Rouerie pour lui rendre compte de son voyage, l’autre au ministre pour le mettre au courant de la situation et des projets de la conjuration. Ce rapport, daté du 24 janvier 1793, était à peine envoyé, que Chévetel reçut une lettre de Thérèse de Moëlien, inquiète de l’état du marquis, dont elle avait appris la maladie, tout en ignorant encore l’endroit où il s’était réfugié : elle suppliait Chévetel de venir donner des soins à leur ami souffrant. Chévetel fut ravi de l’aubaine : il s’en prévalut auprès des autorités ; et le 1er février, le conseil exécutif provisoire rendait un arrêté enjoignant aux ministres d’envoyer en Bretagne un corps de troupe qui devait se tenir aux ordres « des personnes porteurs des pouvoirs pour arrêter les chefs des conjurés ». Ces personnes, on l’a deviné, n’étaient autres que Latouche-Chévetel et Lalligand-Morillon : la collaboration des deux personnages avait donné de trop brillans résultats pour qu’on songeât à leur « retirer l’affaire ». Ils étaient d’ailleurs indispensables l’un à l’autre, Lalligand ne pouvant agir que sur les indications de Chévetel et celui-ci se refusant à (mettre ostensiblement la main à la besogne.

Le comité de sûreté générale leur donna pleins pouvoirs : ils quittèrent Paris ayant en poche l’autorisation de requérir la force armée, de disposer des officiers de police et des magistrats, d’ordonner telles arrestations qu’il leur conviendrait, d’apposer les scellés et de traduire les suspects de leur choix à la barre du tribunal criminel. Et, par une singulière aberration, le comité livrait cette puissance illimitée, ce droit souverain de vie et de mort à deux hommes en qui il n’avait nulle confiance, puisque, le même jour, il expédiait secrètement à leur suite l’espion Sicard, muni de pouvoirs non moins étendus, et chargé, au premier soupçon de trahison, de faire arrêter Chévetel et Lalligand et de se substituer à eux dans l’exécution de leur mission.

Si quelque chose prêtait au comique dans le drame que nous racontons, ce serait la méfiance réciproque de ces trois espions : à peine sont-ils arrivés sur leur terrain d’opérations que Lalligand, la mort dans l’âme, dénonce au comité son compère Chévetel ; Sicard soupçonne fortement Lalligand ; Chévetel a peur de tout le monde : il consent à livrer ses amis à l’échafaud, mais il tient à conserver leur estime, combinaison délicate exigeant bien des ruses et des précautions. Ce brelan de mouchards, n’ayant à la bouche que les mots d’honneur et de conscience, brûlant de s’offrir en holocauste à la patrie, inspirerait plus de mépris que d’horreur sans le tragique dénouement qu’ils surent donner à leurs intrigues.

Le 13 février, Chévetel arrivait à Fougères : là une déception l’attendait : Thérèse de Moëlien, chez qui il se rendit aussitôt, était absente depuis trois jours : il avait espéré apprendre d’elle, ainsi qu’elle le lui avait promis, la retraite de la Rouerie. Il fit part de ce contretemps à Lalligand qui vint s’installer, en attendant les événemens, à l’hôtel du Pélican, à Saint-Servan, où il retrouva son ami Burthe, tandis que Chévetel, un peu déconcerté, allait, le 16, demander asile à Desilles au château de la Fosse-Ingant. Pendant ce temps, Sicard courait de Laval à Rennes, explorant le pays à la recherche des deux espions qui l’avaient dépisté au Mans. Dès l’arrivée de Chévetel, Desilles lui apprit la mort du marquis : le docteur, jouant la comédie du désespoir, voulut interroger lui-même Saint-Pierre, qui, après avoir remis à Desilles les papiers et l’argent apportés de la Guyomarais, était resté à la Fosse-Ingant.

Il le questionne en grands détails sur l’agonie du marquis, sur ses derniers momens, sur l’inhumation, s’informant surtout du nom des personnes qui l’ont soigné. Saint-Pierre, en sanglotant, raconte tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a vu.

— Où donc a été déposé le corps ?

— Le précepteur la Chauvinais et le jardinier Perrin ont creusé une fosse à l’écart et les restes de M. le marquis y ont été enfouis.

— Dans quel endroit ?

— Je ne le sais pas et n’ai même pas voulu m’en informer, n’ayant pas eu le courage de prendre part à l’inhumation de mon maître.

— Alors nous pouvons être tranquilles, observa Chévetel, la Convention ne saura pas en quel endroit repose notre ami : la Chauvinais et Perrin sont des témoins qui ne nous trahiront pas.

— Hélas ! monsieur, je suis sûr du précepteur ; mais si on faisait boire Perrin, j’aurais peur qu’il ne dît-tout ce qu’il sait.

Chévetel, imposant silence à sa douleur, fit comprendre à Desilles qu’il importait, avant toute chose, de soustraire les papiers du marquis de la Rouerie : on ne pouvait cependant songer à les détruire, car, pour avoir perdu son chef, l’association bretonne n’était pas dissoute : pêle-mêle, lettres des princes, reçus d’argent, commissions en blanc, instructions aux comités d’insurrection, furent mis dans un bocal qu’on boucha hermétiquement : Chévetel aida Desilles à l’enfouir dans le jardin : ils creusèrent un trou profond dans le sixième carré du parterre et y déposèrent le bocal : quand la terre fut ramenée, ils prirent la précaution de repiquer un rosier sur la place.

Cette besogne terminée, Chévetel, sous un prétexte, poussa jusqu’à Saint-Servan afin de donner à Lalligand ses instructions détaillées : il lui indiqua la marche à suivre : « aller à la Guyo-marais, enivrer Perrin, le faire parler, exhumer le corps du marquis, emprisonner tout le monde » ; puis revenir en hâte à la Fosse-Ingant, saisir le bocal, dont il lui indiqua minutieusement l’emplacement exact, mettre en état d’arrestation la famille Desilles et Chévetel lui-même, car le misérable tenait à son honneur ! Tel était le plan. Tout étant convenu, le traître regagna placidement la Fosse-Ingant, soupa avec ses amis, passa la soirée avec eux et s’endormit tranquillement sous leur toit : il n’avait pas perdu sa journée : en quelques heures, il venait de donner vingt têtes au bourreau !

Lalligand quitta Saint-Servan le lendemain, 24 février ; le soir même il arrivait à Lamballe : son inséparable Burthe l’accompagnait. Il se rendit à la municipalité, exhiba ses pouvoirs, requit l’assistance de la force armée, composa sa troupe de toute la brigade de gendarmerie et d’un détachement de la garde nationale, en prit le commandement, et, escorté d’un guide, se dirigea en pleine nuit vers le château de la Guyomarais. Il y arriva au petit jour. La cour, la ferme, les avenues furent en un instant envahies par les soldats. Lalligand, plein de son importance et parlant en maître, vint frapper à la porte du vestibule, sommant d’ouvrir au nom de la loi. Tous les habitans, réveillés en sursaut, couraient par la maison, s’appelant, effarés ; mais l’espion eut vite mis un terme à ce désordre : à chaque porte intérieure, devant chaque fenêtre du rez-de-chaussée, il posta un de ses hommes en sentinelle, fit occuper par un peloton le potager, en plaça un autre dans le petit bois et défendit qu’on laissât les habitans du château « communiquer entre eux autrement qu’à vue ».

La matinée se passa à reconnaître les gens et les lieux : l’espion cria bien haut qu’il lui fallait le citoyen la Rouerie, mort ou vif, demanda à chacun son nom, parcourut la maison, les écuries, la ferme et les alentours. Il ne tira, du reste, de cette rapide enquête, aucun renseignement : maîtres et serviteurs semblaient absolument de bonne foi et assuraient n’avoir jamais eu connaissance de l’existence du proscrit. Lalligand ne se troubla point : il n’en était qu’au prélude de ses opérations : dès la nuit, il avait expédié sur les routes des estafettes chargées de lui amener le juge de paix du canton de Plédéliac, le médecin Taburet et le chirurgien Morel : il attendait ce renfort avant d’instrumenter.

A une heure de l’après-midi, arrivait le juge de paix, accompagné de Taburet que les gendarmes avaient enlevé de la chambre d’une malade à Saint-Denoual. Ce juge s’appelait Petitbon ; il se piquait de littérature, citait volontiers des petits vers et était certainement d’un caractère jovial, car, bien que les circonstances y prêtassent peu, il trouva l’occasion de placer quelques plaisanteries. Il se mit, pour Lalligand, en frais d’amabilité ; lui trouva « un air martial, une figure distinguée, une activité peu commune ». Petitbon était en si heureuse disposition que même la nullité de Burthe le séduisit : « L’adjoint, écrivait-il, parle peu, observe beaucoup, et cache, je crois, de la finesse et de la profondeur sous un extérieur simple : son nom est anglais ; mais quoique j’affectai exprès d’en prononcer quelques mots, je n’ai pu l’attirer à me répondre ; je crois qu’il sait cacher son jeu. »

Les présentations faites et les complimens échangés, Petitbon et Lalligand s’établirent dans le salon et les interrogatoires commencèrent.

Taburet parut le premier : il par la des soins donnés à Mlle Agathe de la Guyomarais et aussi à un autre malade qu’il ne connaissait point. Jamais il n’a entendu dire que ce malade fût le marquis de la Rouerie ; quant à son signalement, il ne peut l’indiquer que d’une façon très vague : il ignore d’ailleurs absolument quel a été le dénouement de la maladie. Le jardinier Perrin, appelé ensuite, se montra moins réservé. L’avait-on fait boire ? Cela semble probable, car il par la beaucoup et longtemps, et, même à travers la froideur voulue des termes du procès-verbal, on retrouve, dans ses réponses, l’obstination et la méticulosité d’un homme ivre. Il commence par déclarer qu’il ne peut donner le signalement « du quidam soupçonné d’être le marquis de la Rouerie, attendu que, le sachant malade, il a eu de la répugnance à l’examiner de près. » Il l’a vu mort dans la chambre du premier étage ; mais « il n’a prêté aucune attention à sa figure. » Lalligand, qui soignait sa mise en scène, invita immédiatement Petitbon à quitter le salon et à le suivre à l’étage supérieur : il installa le juge dans la pièce même où était mort le proscrit ; et, persuadé que ce décor influerait sur la suite des interrogatoires, il ordonna de poursuivre l’enquête.

Là, en effet, Perrin devint loquace ; il indiqua le lit à rideaux où le marquis avait rendu le dernier soupir, l’autre lit où couchait Saint-Pierre, expliqua que s’il était entré dans la chambre, c’était sur l’ordre de M. de la Guyomarais et pour aider le domestique de l’inconnu à porter le corps hors du château : il raconta ensuite l’inhumation, n’omettant aucune circonstance, ni le concours prêté par le précepteur, ni les recommandations qu’on lui adressa de garder sur ces faits le plus profond silence : mais il se défendit de pouvoir reconnaître l’endroit où la tombe avait été creusée : il était près de neuf heures du soir quand il cessa de parler.

Interrompant alors la procédure, Lalligand, de crainte qu’à la faveur de la nuit, on fît disparaître quelque pièce à conviction, ordonna d’apposer les scellés sur diverses armoires, entre autres sur les immenses placards qui garnissaient le fond de la grande chambre où couchaient M. et Mme de la Guyomarais. Cette opération dura près d’une heure.

Mais, au cours de cette interminable nuit, quelle devait être l’angoisse des la Guyomarais ! Gardés à vue par des soldats, ils se voyaient et ne pouvaient se parler. On s’imagine, chaque fois que la voix d’un gendarme appelait, du haut de l’escalier, un nouveau témoin, l’émotion qui devait étreindre ce père, cette femme, ces jeunes filles, dont la vie se jouait ; on se représente les regards de l’un à l’autre, les confidences silencieuses, les signes échangés, les encouragemens muets adressés à ceux qui montaient vers le juge, les interrogations anxieuses à ceux qui revenaient ; et aussi le désordre de cette maison transformée en bivouac, les grandes salles qu’éclairaient mal des bougies placées çà et là, les tables encombrées de brocs de cidre, de pains, de pommes, de bouteilles de vin, car il fallut bien nourrir la garnison : vers l’aube, les gendarmes assoupis sur les fauteuils du salon, aux marches de l’escalier, sur les vieux bancs de l’âtre dans la cuisine, et, continuellement, dans les coups de silence qui pèsent sur la maison, le bruit assourdi des interrogatoires et les éclats de voix de Lalligand qui jure, tempête, menace… Il s’est promis de ne pas quitter la place avant d’avoir tout appris, et, sans souci de l’heure, il continue toute la nuit son enquête.

C’est maintenant la Chauvinais qu’on interroge : il ne veut rien dire, prétend ne rien savoir, n’avoir rien vu : il ne s’est même pas aperçu de la visite des médecins : il ignore si quelqu’un a été malade : au bout d’une heure on le renvoie et le valet de chambre Henry Robin lui succède ; celui-ci dépose avoir servi à la table des maîtres un inconnu qui y mangea quelquefois : il lui a porté, aussi, à deux reprises, des bouillons lorsqu’il était au lit ; il ne sait ce que cet homme est devenu. Puis vient le tour des autres domestiques, Julien David, Michèle Tarlet, Françoise Gicquel : tous gardent souvenir du séjour de l’étranger, mais ils n’ont aucune connaissance de son nom ni de l’endroit où il s’est retiré.

On appelle Amaury de la Guyomarais, et son frère Casimir : le premier sait qu’un étranger, étant probablement des relations de son père, a passé quelques jours au château et qu’il y a été malade ; mais s’il ne s’y trouve plus aujourd’hui, c’est assurément qu’il est parti. Il certifie, non sans une certaine malice hautaine, que cet étranger « n’a manqué d’aucun soin ». Casimir se contente de répondre non à toutes les questions.

Mais voilà qu’un tumulte se produit dans le corridor : les gendarmes retiennent Perrin qui a passé la nuit à boire ; il est ivre, il veut parler au citoyen juge : il demande à compléter sa précédente déclaration ; on l’introduit et le malheureux, d’une voix pâteuse, affirme que le prétendu serviteur du marquis de la Rouerie est un nommé Loisel, contrôleur des actes à Plancoët, et que le marquis avait avec lui un autre domestique, nommé Saint-Pierre… Il n’en dit pas plus long pour le moment et redescend à la cuisine.

La procédure se poursuit : Agathe de la Guyomarais se refuse à répondre ; malade elle-même et forcée de garder la chambre, elle n’est au courant de rien. Sa sœur Hyacinthe n’est pas interrogée : une de leurs amies, Mlle de Villepaye, en visite à la Guyomarais depuis une quinzaine de jours, ne fait que passer devant le juge : elle ignore toutes les circonstances du drame et n’a même jamais entendu prononcer le nom de la Rouerie.

Le jour était venu : depuis dix-huit heures, Lalligand exaspéré et Petitbon toujours souriant s’efforçaient d’arracher aux prévenus un aveu, ou de surprendre dans leurs réponses une contradiction : seul, Perrin avait parlé, et maintenant qu’on interrogeait Mme de la Guyomarais et son mari, Burthe s’occupait à entretenir l’ivresse du jardinier : il s’était attablé près de lui dans la cuisine, lui versait de l’eau-de-vie tout en comptant négligemment des pièces d’or. Perrin, à tout instant, demandait à parler « au citoyen juge » ; enfin, le voyant à point, Burthe, lui offrit cent louis s’il voulait le conduire à la tombe du marquis. Le jardinier le regarda, hébété, comme sous l’impression d’une suprême lutte de sa conscience ; mais l’ivresse et la cupidité l’emportèrent :

— Venez, dit-il.

Burthe et Lalligand sortirent avec lui du château : une trentaine d’hommes, gendarmes ou gardes nationaux, les escortèrent, le reste de la troupe conservant ses postes et surveillant les prévenus groupés dans le salon du rez-de-chaussée.

Perrin traversa la cour de la ferme, et, poussant une barrière, entra dans le bois : Lalligand, Burthe et Petitbon suivaient ; des paysans, attirés par le bruit des événemens qui se passaient à la Guyomarais, étaient venus, à l’aube, des fermes voisines, du Bas-Beulay, des Feux-Morins, de Landébia, et regardaient curieusement. Arrivé aux chênes, le jardinier désigna d’un geste le houx qu’il avait lui-même planté sur la tombe. Il y eut quelques minutes d’hésitation : qui allait ouvrir la fosse ? Lalligand s’adressa à deux paysans qui s’étaient rapprochés : ils consentirent. Pendant qu’ils cherchaient des outils, quatre cavaliers, crottés jusqu’aux yeux, pénétrèrent dans le bois, descendirent de leurs montures, et, fendant le cercle des curieux, marchèrent vers Lalligand qui les regardait, assez surpris : il se remit vite, ayant reconnu deux d’entre eux pour être les citoyens Marjot, administrateur, et Grolleon, procureur syndic du district de Lamballe, avec qui, l’avant-veille, il avait concerté son expédition ; ceux-ci lui présentèrent les autres : d’abord le citoyen Olivier Ruperon, administrateur du directoire du département des Côtes-du-Nord, accouru de Saint-Brieuc, où il avait appris que deux commissaires de la Convention opéraient à la Guyomarais une perquisition ; le quatrième était un étudiant en médecine, le citoyen Carillet, fils d’un chirurgien de Plancoët : la rumeur publique l’avait averti de l’exhumation projetée et il venait se mettre à la disposition des commissaires.

Il serait répugnant d’insister sur certains détails : le procès-verbal d’exhumation est, par lui-même, d’un réalisme si précis que nous devons nous borner à le citer textuellement. Après quelques coups de pioche, le lit de chaux apparut et l’on découvrit le cadavre que les hommes sortirent de la fosse et déposèrent sur le sol : le citoyen Carillet s’approcha.


Ce corps, d’après ses observations, avait une taille d’environ 5 pieds deux pouces et demi, front haut, peu de cheveux de couleur châtains, une barbe brune et fort longue, mais qui se séparait d’avec l’épiderme de même que les cheveux de la tête, une bouche enfoncée, menton long, le nez aquilin, sur le sourcil droit une tumeur connue sous le nom de loupe et d’une grosseur d’une noix, une cicatrice à la lèvre inférieure du côté droit, les dites loupes et cicatrices ayant presque entièrement disparu par la putréfaction. Ledit cadavre, d’une couleur brune et violette ayant une odeur fort fétide et à chaque bras une incision ou taillade longitudinale, des incisions semblables en diverses parties du cadavre ; un bandage en basine sur la jambe, annonçait qu’on avait appliqué un vésicatoire : ledit Carillet nous a également fait observer que l’état de décomposition où se trouvait ce cadavre qui depuis à peu près vingt jours était inhumé, et recouvert de chaux n’a pas permis de faire une description exacte et méthodique des viscères, ceux contenus dans le ventre étaient dans l’état du dernier degré de putréfaction. D’après toutes ces observations que nous a faites Carillet, nous susdits commissaires et juge de paix, attendu les inconvéniens majeurs qui auraient résulté du transport dudit cadavre étant en putréfaction complète, nous l’avons fait rejeter dans le trou à la profondeur de quatre pieds et recouvrir de terre après en avoir fait séparer la tête à la réquisition du citoyen Lalligand-Morillon, commissaire.


Lalligand avait son idée. Depuis plus de trois heures, les membres de la famille de la Guyomarais, gardés à vue par les soldats dans le salon du château, attendaient anxieusement le résultat des perquisitions. A quelques mots échangés entre les gendarmes, ils avaient compris que Lalligand visitait les alentours de la maison et du jardin ; mais persuadés qu’aucun d’eux ni de leurs serviteurs n’avait parlé, ils espéraient encore que la tombe du marquis, et, par suite, toute preuve de son séjour à la Guyomarais, échapperait aux recherches des commissaires : leur confiance s’affermissait en raison de la durée des perquisitions.

Un peu avant cinq heures, ils entendirent le tumulte de la troupe qui se rapprochait : par la fenêtre basse, donnant sur la cour, ils virent Lalligand tourner l’angle du donjon et se diriger vers le château ; les commissaires du département, le juge, le médecin l’accompagnaient ; derrière eux marchaient en désordre les soldats et les gendarmes qui, sur un signe de Burthe, firent halte et se turent. La porte du salon s’ouvrit ; Lalligand entra ; derrière lui, les commissaires et quelques curieux ; d’autres s’étaient massés en dehors de la fenêtre que quelqu’un avait poussée et qui se trouva ouverte. Il y eut une sorte de silence ; et Lalligand, s’avançant vers Mme de la Guyomarais :

— Citoyenne, fit-il, notre mission est terminée. Tu persistes à nier que le ci-devant marquis de la Rouerie ait trouvé asile dans ta maison ?

Mme de la Guyomarais, surprise de cette intrusion, hésitait à répondre, cherchant à pénétrer la pensée de l’espion, quand, tout à coup, le groupe massé devant la fenêtre s’écarta, et une main jeta dans la chambre un objet boueux, sanguinolent, velu, horrible qui vint heurter la jupe de Mme de la Guyomarais et roula sur le plancher. La malheureuse poussa un cri de terreur : elle avait reconnu la tête du marquis de la Rouerie : M. de la Guyomarais, indigné, repoussant les gendarmes qui le gardaient, s’élança pour soutenir sa femme ; d’un geste, imposant silence aux ricanemens des patriotes :

— Soit, il n’y a plus à nier, dit-il ; voilà bien la noble tête de l’homme qui, si longtemps, vous a fait trembler.

Et, se tournant vers Lalligand, tout glorieux de son coup de théâtre, il ajouta :

— Vous, monsieur, vous êtes un lâche, et votre action est monstrueuse.

Il fut interrompu par les huées des soldats, les sanglots des jeunes filles se pressant autour de leur mère, et par le tumulte qui suivit cette horrible scène… La tête du marquis, jetée dans le jardin, y fut ramassée par les gardes nationaux : un d’eux la planta au bout de sa baïonnette et, avec des rires et des chants, la troupe joyeuse suivit l’épouvantable trophée promené dans les avenues et les cours du château, tandis que Lalligand faisait subir à M. et à Mme de la Guyomarais un dernier interrogatoire : le père de famille consentit à répondre, espérant assumer sur lui la responsabilité tout entière : mais l’espion n’était pas homme à lâcher sa proie : le lendemain, 27 février, le château fut mis au pillage, sous prétexte de perquisition ; dans le double fond d’une armoire, on découvrit les effets et la valise vide du marquis de la Rouerie, « trois fusils armés et amorcés, prêts à faire feu », des cartouches, des balles, des munitions de toute sorte, et, ce qui plaisait plus encore à Lalligand, de l’argenterie et des assignats dont il s’empara, les croyant faux, « pour les faire vérifier », disait-il. Le linge, les hardes, certains meubles même, furent chargés sur un chariot, et, le 28, vers six heures du soir, toute la troupe reprit le chemin de Lamballe, emmenant ses prisonniers. Mme de la Guyomarais avait obtenu la faveur d’aller en charrette ; son mari, ses fils, Thébault de la Chauvinais, le valet de chambre David et Perrin, le dénonciateur, suivaient à pied, enchaînés l’un à l’autre. Lalligand, Burthe et les commissaires les accompagnaient triomphalement dans les voitures qu’ils avaient tirées des remises. On arriva dans la nuit à Lamballe et tous les prévenus furent écroués à la Grand’Maison.

Agathe et Hyacinthe de la Guyomarais, terrifiées et folles de douleur, restaient seules dans le château vide.

Il est demeuré debout, ce pittoresque manoir, intact derrière sa ceinture de douves profondes et de robustes tilleuls, et comme tout effrayé encore, après plus de cent ans, des scènes qu’ont vues ses vieilles pierres. Au bout de l’avenue, s’ouvre la cour, large et légèrement déclive ; à droite le donjon surmontant l’écurie aux râteliers rongés par le temps et polis par le frottement des longes ; en face, l’aile basse où, dans des lits bretons, élevés et clos comme des armoires, couchaient Casimir et Amaury de la Guyomarais ; au fond, la façade du château avec ses hautes mansardes, son toit d’ardoise. Voilà les dalles du vestibule que heurtèrent les crosses des soldats ; à gauche, le salon où roula, sur ce parquet, la tête du marquis de la Rouerie ; à droite la salle à manger et, plus loin, avec ses lits, ses tables, ses bancs énormes de chêne massif, vieux de deux siècles, l’immense cuisine où Burthe fit boire le jardinier et lui arracha son secret. Du vestibule part le large escalier à lourde charpente de bois ; c’est par-là qu’on descendit, dans cette terrible nuit de janvier, le corps du proscrit : le drap qui l’enveloppait a frôlé ces murs ; le pas alourdi des porteurs a résonné sur ces marches de chêne ; ils ont posé leur main sur cette rampe… Comme les choses parlent à ceux qui les interrogent ! Comme elles racontent, mieux que le plus éloquent des livres, les drames où elles ont joué un rôle !

Dans le demi-jour, tombant des vitres à petits châssis, le couloir du premier étage est sinistre. Là s’ouvre la chambre où mourut le marquis, rien n’y a changé ; sur ces poutres du plafond se sont arrêtés ses derniers regards ; à cette place, devant la cheminée, Lalligand posa sa table ; toutes ses victimes, appelées à comparaître, ont franchi, la gorge serrée, le cœur battant, cette porte basse. Au fond de la grande chambre de M. de la Guyomarais est restée l’armoire à secret qui recelait les armes.

Dans le bois voisin du château un tertre de pierres qu’un lierre enguirlande recouvre la tombe du marquis que domine une croix de fer dont les bras portent les hermines de Bretagne et les lis de France. On y a gravé cette inscription :


Marquis de la Rouerie,
30 janvier 1793.
Le mal qui l’emporta fut sa fidélité.

Et, me guidant dans ce tragique décor, va, vient, appuyée sur sa canne, alerte encore, la vénérable fille de Casimir de la Guyomarais, presque un témoin oculaire, jeune pourtant par la netteté de son admirable mémoire, et par l’ardeur de son ressentiment contre l’homme qui s’institua le bourreau de tous les siens. Depuis près de quatre-vingts ans, elle vit dans cette solitude, se remémorant sans cesse la douloureuse histoire. Assise près de la cheminée de son salon, dans une large bergère, sous le portrait du marquis, — jamais elle ne dit autrement, — avec sa douillette de soie noire, sa petite pèlerine, ses manches étroites et son bonnet de dentelles orné de nœuds tremblans, elle semble un portrait d’aïeule, s’animant pour revivre la lamentable épopée que lui a si souvent contée son père : du bout de sa canne elle indique : « Grand’mère était là ; ma tante Agathe pleurait dans ce coin ; l’homme entra par cette porte… » De temps en temps, elle lève vers le portrait du marquis un regard respectueux et presque tendre : celui-là est resté le héros, le chef, l’hôte, celui pour lequel on donnait sa vie. Et la noble dame n’a, pour sa mémoire, qu’indulgence et admiration, étant bien de la race glorieusement obstinée de ces gentilshommes qui restèrent fidèles à la foi jurée jusqu’au sacrifice et jusqu’à la mort.


VII. — LA FOSSE-INGANT

De Lamballe, Lalligand, dans l’ivresse du succès, adressa le soir même au ministre un récit de son expédition à la Guyomarais. Le lendemain il s’occupa d’envoyer à Rennes ses prisonniers, car il redoutait l’intérêt que leur sort excitait à Lamballe où ils étaient depuis longtemps connus et aimés. Il grossit leur nombre de trois nouvelles victimes, arrêtées la veille : M. de la Vigne-Dampierre, accusé d’être des amis de la Guyomarais, et d’avoir séjourné à Paris à l’époque du 10 août ; un perruquier nommé Petit ; et M. Micault de Mainville, frère de Mme de la Guyomarais.

Lalligand requit une escorte de trois gendarmes et de douze volontaires, ordonna le départ pour onze heures du matin, pourvut à tout, et ne prit le temps de respirer que lorsqu’il eut vu ses victimes, convenablement enchaînées, s’éloigner sur la route de Rennes. Aussi infatigable que vantard, il glissa aux commissaires, sous le plus grand secret, « qu’il allait courir vers de nouveaux exploits, et, qu’avant peu, on entendrait encore parler de lui ». A onze heures et quart, il montait en berline avec l’ami Burthe et se dirigeait vers Saint-Servan.

Le 9 mars il est de retour à l’auberge du Pélican et il écrit de là au ministre cette lettre dont il faut textuellement citer les termes, car elle peint le personnage :

Me voici de retour à Saint-Servan… J’attends Chévetel pour porter le coup de la mort au parti aristocrate.

Depuis cinq jours je veille, je cours, je fais arrêter, je fais des procédures, des saisies, ma conduite sera celle de l’homme qu’il faut à la république… patience ! Adieu, je meurs de sommeil et je vais prendre un peu de repos en attendant Chévetel.

LALLIGAND-MORILLON.

Il n’y a rien à reprocher à Chévetel, il a bien été.


Chévetel devait aller mieux encore ; à l’heure dite, il était chez Lalligand et lui donnait ses dernières instructions : il s’agissait de ne pas laisser échapper un seul des hôtes chez lesquels il vivait et qui, depuis six mois, lui témoignaient une absolue confiance ; toutes ses mesures étant bien prises, il retourna en hâte à la Fosse-Ingant.

Ce château, vaste construction entourée de dépendances importantes et de jardins étendus, est situé à huit kilomètres de Saint-Malo, sur le territoire de Saint-Coulomb : un court chemin ombragé, se détachant de la route de Cancale, conduit en quelques pas à une porte charretière, posée de biais et encadrée de vieux arbres ; cette porte franchie, on est dans un jardin qui sépare le château du grand chemin. De ce côté, la maison présente deux forts pavillons carrés, formant avant-corps, réunis par des constructions moins hautes ; l’autre façade est plus régulière et donne aujourd’hui sur un beau parc anglais, remplaçant les parterres de légumes et de fleurs qui s’y trouvaient autrefois.

La Fosse-Ingant, où notre récit nous a déjà plusieurs fois amené, était habitée, à l’époque de la Révolution, par M. et Mme Desilles de Cambernon, dont le fils, nous l’avons rappelé, avait glorieusement perdu la vie en s’efforçant d’apaiser la rébellion des troupes de Nancy, en août 1790. Ce malheur avait troublé les facultés mentales déjà affaiblies de Mme Desilles ; près d’elle s’étaient réfugiées, depuis deux ans, ses trois filles : Jeanne-Julie-Michèle, veuve de M. de Virel ; Marie-Thérèse d’Allerac ; et Angélique-Françoise Roland de la Fonchais ; MM. d’Allerac et Roland de la Fonchais avaient émigré depuis quelques mois. A la fin de lévrier, M. Picot de Limoëlan, frère de Mme Desilles, était venu, laissant ses filles à son château de Sévignac, passer quelques jours chez son beau-frère, afin de discuter avec lui les obligations qu’imposait aux chefs de la conjuration bretonne la mort du marquis de la Rouerie. Au milieu de cette famille unie et sans méfiance, vivait Chévetel, que son dévouement apparent et ses continuelles protestations d’amitié avaient rendu le conseiller écouté, le confident obligé de tous les projets.

Le 2 mars 1793, en revenant de Saint-Servan, où il avait donné à Lalligand ses derniers ordres, Chévetel trouva les habitans de la Fosse-Ingant très émus : ils venaient de recevoir secrètement l’avis que, au cours de la nuit suivante, une perquisition devait avoir lieu au château. Les filles de Desilles suppliaient leur père de s’éloigner : Chévetel « rassura tout le monde et traita ces craintes de chimériques, ajoutant que lui-même allait souper très tranquillement et passer la nuit à la Fosse-Ingant ». Son calme rendit aux jeunes femmes un peu de sang-froid et la soirée fut tranquille ; mais à peine Chévetel s’était-il retiré dans sa chambre qu’un « nouvel émissaire vint prévenir les dames Desilles que le détachement chargé de la perquisition avait quitté Saint-Malo en même temps que lui, et qu’il n’avait d’autre avance que celle que peut prendre un homme pressé sur un corps militaire en marche. » Mme de Virel, qui reçut l’avis, le transmit immédiatement à son père, et Desilles, cédant à regret aux sollicitations de sa femme et de ses filles, alla demander asile à son ami, M. de Cheffontaine, au château de la Ville-Bague, voisin de la côte : on pouvait de là, en cas d’alerte, monter dans quelque barque amarrée au havre de Rotheneuf et gagner rapidement le large.

Ainsi rassurée sur le sort de son père, Mme de Virel pensa à prévenir également Chévetei : celui-ci dormait d’un sommeil paisible. Réveillé, mis au courant de la fuite de Desilles, « il s’en montra excessivement contrarié », affirmant que personne à la Fosse-Ingant ne courait le moindre danger et que la perquisition, si elle avait lieu, ne serait qu’une formalité sans conséquence.

— Où donc s’est réfugié Desilles ? interrogea-t-il.

— Je l’ignore, répondit Mme de Virel.

— Ah ! madame, qu’avez-vous fait ? Vous perdez votre père et moi ; je l’aurais sauvé, j’en suis sûr ! Pour ma part, je ne vous quitterai pas. — Mme de Virel, interdite, émue de tant d’énergie et de dévouement, se retira les larmes aux yeux, renonçant à vaincre l’obstination de cet héroïque ami.

A la pointe du jour, Lalligand se présenta au château : il était accompagné de François Chartier, juge de paix du canton de Cancale, de l’inévitable Burthe, et d’un détachement de cent hommes, sous le commandement du lieutenant Cadenne, qui plaça des postes à toutes les issues. Lalligand commença par visiter la maison et ses dépendances, mit toutes les personnes présentes en état d’arrestation, et les consigna dans le château, sous la surveillance des gendarmes. Chévetel, arrêté comme les autres, fut enfermé dans la même chambre que Mme Desilles, tandis que son compère parcourait les bosquets du jardin et les cours de la ferme, prenant ses dispositions.

Mme de Virel se désespérait : non point tant sur son sort que sur celui de Chévetel : profitant d’un moment où la surveillance de ses gardiens se relâchait, elle prit, dans un secrétaire, deux cents louis d’or qu’elle réussit à lui faire parvenir dans la chambre où il était détenu, l’assurant que lui seul était compromis, que sa présence même dans une maison suspecte équivalait à un aveu et le conjurant de fuir, s’il en était temps encore. Chévetel dut bien rire : il mit l’argent en poche et attendit tranquillement les événemens.

Cependant Lalligand continuait ses préparatifs ; il s’agitait beaucoup, allant de la cour au jardin, scrutant de l’œil les massifs, réquisitionnant une troupe de paysans armés de pioches et de bêches, jetant une question hâtive aux prisonniers, surveillant tout, se lamentant à haute voix de la rude besogne dont on l’avait chargé. Il avait en effet adopté une nouvelle tactique. Il avait réfléchi qu’en agissant comme il l’avait fait à la Guyomarais, il servait grandement la République, mais sans en retirer personnellement aucun profit : après tout, ces gens qu’il envoyait au bourreau étaient riches, et c’eût été, à son avis, pure duperie que de ne pas spéculer sur leurs angoisses. Il pensa que ces trois jeunes femmes, dont l’aînée n’avait pas vingt-sept ans, rachèteraient volontiers leurs têtes et, dès l’abord, il posa un premier jalon en leur témoignant un intérêt des plus vifs ; se présentant dans la chambre où il les tenait enfermées, toutes trois ensemble, il « déplora amèrement la honte de la mission dont il s’était chargé sans en comprendre toute la gravité : il leur avoua qu’il avait été royaliste, qu’il l’était encore », et tirant à demi son sabre du fourreau, il leur en montra la lame fleurdelysée portant gravée dans l’acier, l’inscription Vive le Roi. L’emphase qu’il mettait à cette déclaration étonna les dames Desilles plus qu’elle ne les séduisit : elles demeurèrent impassibles, craignant quelque piège ; pourtant, sans se livrer, elles traitèrent, dès ce moment, avec moins de hauteur l’espion qui, de son côté, s’appliqua à se montrer accessible à la pitié, prévoyant bien que l’heure viendrait où ses victimes, acculées à l’échafaud, n’hésiteraient plus à payer largement son assistance.

Il faut reconnaître d’ailleurs que Lalligand joua, en grand artiste, son double rôle. Il commença par questionner Chévetel, à qui il demanda, sans rire, son nom et sa profession ; le juge de paix Chartier semble n’avoir rien compris à la comédie : il consigna dans son procès-verbal la réponse de Chévetel, sans s’étonner que l’interrogatoire ne fût pas poussé plus avant ; Lalligand, très adroitement d’ailleurs, se montra, tout d’abord, aussi réservé à l’égard des autres prévenus : il leur posa quelques questions sur l’évasion de Desilles, sur leurs relations avec la Rouerie, et sur le dépôt de ses papiers dont ils affirmèrent n’avoir aucune connaissance, Tous déclarent unanimement « vouloir être présens aux perquisitions qui vont avoir lieu ». Cette formalité remplie, on se met à table, on dîne, et vers deux heures et demie, les fouilles commencent.

Cinq paysans, armés de pioches et de pelles, reçoivent l’ordre d’ouvrir une tranchée dans le premier carré du parterre : les recherches poussées rapidement et « pour la forme » puisque Lalligand connaissait d’avance l’emplacement exact de la cachette, ne donnaient, naturellement, aucun résultat. Les ouvriers attaquèrent le second carré, puis le troisième et le quatrième : déjà les dames Desilles et leur oncle de Limoëlan qui, pendant les fouilles, avaient obtenu la permission de se promener dans le jardin, reprenaient confiance ; une perquisition aussi superficielle n’était pas de nature à les inquiéter. Tous quatre allaient et venaient sous les arbres, en compagnie de Chévetel, causant avec les travailleurs, et se félicitant déjà du dénouement de l’aventure. Vers cinq heures du soir, cependant, voyant le jour finir, Lalligand donna l’ordre de creuser le sixième carré ; après quelques minutes de travail « le citoyen Bernard, gendarme, crut apercevoir du verre ; sur son observation, le citoyen Germain Ravaleux, gardé national du détachement, s’étant précipité dans la fosse pour s’en assurer, leva la terre avec la main, et mit le cul de la bouteille à découvert. » Les recherches furent immédiatement interrompues : avec mille précautions on sortit le bocal de la fosse : c’était un vase de verre jaune, à large goulot, haut de 10 pouces sur 4 et demi de diamètre, fermé d’un épais bouchon de liège scellé au moyen d’une couche de résine.

Lalligand fit rentrer tous les prévenus dans le château, s’installa dans la salle du rez-de-chaussée, et aussitôt les interrogatoires commencèrent. Tout d’abord comparurent les dames de Virel, d’Allerac et de la Fonchais qu’il voulut questionner en présence de leur oncle Picot de Limoëlan, insinuant que celui-ci, « homme d’expérience et de sang-froid, saurait ouvrir dans ses réponses une ligne de défense que ses nièces n’auraient plus qu’à suivre ». Il manœuvrait avec une incomparable virtuosité, trouvant le moyen d’éloigner Chévetel, offrant insidieusement ses services aux pauvres femmes affolées, cherchant à leur faire comprendre qu’il n’était pas intraitable et que son intégrité avait des limites. Que se passa-t-il dans ces entretiens mystérieux ? Le procès-verbal est plein de lacunes ; mais une chose est certaine, c’est que Lalligand, ayant découvert la retraite de Desilles, se mit à sa poursuite et le laissa échapper, avec Dubuat et Lemasson, fils du docteur compromis dans l’inhumation de la Rouerie : tous trois, comme si on les eût prévenus à temps, se jetèrent dans une barque et prirent le large à Rotheneuf. Il nous paraît bien probable que les trois filles de Desilles avaient acheté à Lalligand la liberté de leur père.

Pendant huit jours, l’espion séjourna à la Fosse-Ingant, poursuivant son enquête : il avait ouvert le bocal et fait l’inventaire des pièces qui y étaient renfermées ; toutes établissaient la complicité de Desilles, et la véracité des délations de Chévetel. Outre les lettres autographes du Comte d’Artois, les commissions en blanc, les minutes des proclamations de la Rouerie, les inventaires d’armes et de munitions, on y trouva mention des cotisations payées par certains affiliés, Locquet de Granville, Groult de la Motte, Morin Delaunay, Thérèse de Moëlien, et aussi le nom de Thomazeau, quincaillier à Saint-Malo, qui avait fourni des armes, ainsi que les quittances des sommes reçues par Fontevieux pour ses frais de voyage.

Très renseigné par Chévetel, qui sous main dirigeait son compère, Lalligand lança contre Groult de la Motte, Locquet de Granville, Delaunay et Thomazeau des mandats d’amener : tous, conduits sous escorte à la Fosse-Ingant, affirmaient n’avoir pris aucune part au complot ; ils ne s’expliquaient pas comment leurs noms figuraient dans les papiers de la Rouerie, n’ayant jamais eu, disaient-ils, de relations avec lui depuis le commencement de la révolution. Les domestiques de la maison, les fournisseurs, les paysans du voisinage n’en apprirent pas davantage : on ne tira d’eux que quelques renseignemens très vagues.

Un incident imprévu termina cette longue enquête : au moment où Lalligand venait d’interroger Picot de Limoëlan qui, ayant habilement éludé les questions embarrassantes, pouvait se croire hors de cause, un domestique se présenta à la porte de la Fosse-Ingant et fut immédiatement appréhendé par les soldats qui l’amenèrent à Lalligand. C’était un des serviteurs de Limoëlan : il venait de son château de Sévignac et apportait au prévenu une lettre de sa fille aînée. Lalligand prit la lettre, l’ouvrit, elle était conçue en ces termes :


Comment, déjà une lettre de mes filles ! — Oui, mon cher papa, je ne puis résister au désir de vous demander de vos nouvelles. D’ailleurs, j’ai tout plein de choses à vous dire ! Nous avons su hier qu’à la Fosse-Ingant tous les domestiques savent la mort de notre ami et quel est son fils et où il est. Il faut que cela soit tenu bien peu secret puisque Saint-Jean n’y a été qu’un demi-jour et cela a suffi pour qu’il en fût instruit. Il n’en a parlé qu’à nos femmes de chambre dont nous sommes sûres comme de nous-mêmes… Nous voudrions, papa, que vous lui en parliez ; mais faites-le comme de vous-même, disant que vous pensez bien qu’il aura su dans la maison où vous êtes la naissance du jeune homme, la mort, etc., c’est le seul moyen de réparer le mal que peut faire le babil de mes cousines… Voyez si la maison que vous habitez en ce moment n’est pas le temple de l’indiscrétion ; vraiment, j’enrage, je suis d’une colère contre mes cousines…


Ce billet est joint au dossier : il est resté tel que l’envoya la jeune fille, avec ses plis, ses caractères menus et élégans, son petit cachet de cire que viola la main brutale de l’espion ; et, parmi ce sinistre fatras de paperasses, celle-ci arrête et attriste : cette gentille lettre enjouée, ce conseil affectueux, adressé par une enfant dont on devine l’inquiétude sous le badinage du style, ces quelques lignes écrites sans méfiance… c’était pour le père l’échafaud ; et l’on pense au regard terrifié que le malheureux, tandis que Lalligand lisait, dut attacher à ce papier qui lui venait de sa fille et qui l’envoyait à la mort…

Avant de quitter la Fosse-Ingant, Lalligand fit fouiller, d’après les indications de Chévetel, un petit cabinet où, sous une lourde commode, s’ouvrait une trappe conduisant à une sorte de caveau : on découvrit dans cette cachette une grande quantité d’argenterie qui fut mise dans un sac scellé ; cette opération terminée, l’espion prit ses dispositions de départ. Laissant au château Mme Desilles, trop malade d’esprit pour qu’on pût espérer la convaincre de complicité avec les conspirateurs, il fit monter sur une même charrette Delaunay, Thomazeau, Groult de la Motte, Picot de Limoëlan et ses trois nièces, Mmes de Virel, d’Allerac et de la Fonchais, et, sous l’escorte d’un peloton de gendarmes, on prit la route de Saint-Malo. Les pauvres femmes pleurèrent, dit-on, en entendant se refermer derrière elles la porte de cette propriété où s’était passée leur enfance : elles durent longtemps fixer des yeux le toit de cette maison où elles laissaient leur mère, seule, l’esprit égaré, sans assistance ; enfin, à la descente de la Tonte-nais, un vallonnement de la route leur cacha le groupe de vieux arbres, pleins de guis, dont s’entoure la Fosse-Ingant ; elles se recueillirent et se mirent à prier : leur calvaire commençait.

On écroua les prisonniers au château de Saint-Malo, et seulement lorsqu’il les sut enfermés derrière ces formidables murailles, Chévetel respira, enfin délivré de la contrainte qu’il s’était imposée. Mais, dans la terreur que lui inspirait le sentiment confus de son ignominie, il se voyait partout en butte au poignard de quelque justicier : il n’osait rentrer à Paris où se trouvaient Fontevieux et Pontavice ; il fallait que ces deux hommes disparussent : il vivait dans l’angoisse de les voir, tout à coup, se dresser devant lui et lui demander compte de sa trahison. Déjà il avait pressé Lalligand, — il ne se mettait jamais en scène, — de dénoncer au ministre les deux aides de camp du marquis : il avait spécifié que Fontevieux, caché sous le nom de Le Petit, habitait à Paris, place de la Révolution, chez le citoyen Gogi ; que Pontavice logeait avec sa femme rue du Parc-Royal, à l’hôtel d’Orléans, tenu par un nommé Filhastre ; mais tant que les deux jeunes gens ne seraient pas sous les verrous, il refusait de s’aventurer dans Paris. Enfin, vers le milieu de mars, parvint à Saint-Servan la bienheureuse nouvelle.


Je m’empresse, mon camarade, écrivait le ministre à Lalligand, de vous apprendre que les deux coquins sont dedans ; l’aide de camp s’est enferré jusqu’aux oreilles, l’autre s’est assez bien défendu… Il est instant 1° que Chév… parte pour Paris à l’effet de donner des renseignements nécessaires sur ces deux individus et d’ailleurs pour se mettre en sûreté, car, malgré les précautions que le comité a prises, il serait possible que l’aide de camp écrivit en Bretagne. 2° Il faut hâter l’envoi des détenus à Paris ; je vous adresse un ordre du Comité…


Fontevieux s’était enferré, en effet : dans un premier interrogatoire, il s’était donné comme négociant, avait nié toute participation au complot de la Rouerie, et prétendait que les notes découvertes à la Fosse-Ingant n’étaient pas tracées de sa main. N’ayant pu cependant nier contre l’évidence, il avait imaginé de révéler l’existence d’un frère qui lui ressemblait si parfaitement que toujours on les avait pris l’un pour l’autre ; leur écriture même était de tous points semblable ; ce frère, dont il était sans nouvelles depuis longtemps, avait, supposait-il, compté au nombre des conspirateurs… Pontavice s’était plus habilement défendu ; mais l’important était que ces dangereux amis du marquis fussent en prison : ceci ne leur manqua point, et Chévetel, à peu près rassuré, put, sans trop d’appréhensions, rentrer à Paris.

Cependant Lalligand s’occupait de transférer à Rennes les prisonniers de la Fosse-Ingant pour les réunir à ceux de la Guyomarais : il ne négligeait pas de se faire valoir et de vanter son habileté et son courage.


Je suis, écrivait-il avec une grâce familière, secrètement prévenu que l’on fera des tentatives pour m’enlever mes prisonniers de Saint-Malo et pour m’assassiner. Mande-moi donc s’il faut tout emmener à Paris ; je le crois indispensable : rien ne déconcerte autant l’aristocratie. Mon collègue vous verra bientôt : il vous dira ce que je ne peux même confier à un courrier extraordinaire. L’affaire que nous travaillons est majestueuse ; mais, f… ! il fait chaud où je suis : les b… me convoitent avec admiration. Pauvre b… de Morillon ! s’il n’y prend garde, il laissera ses os en Bretagne ; je tiendrai bon si vous me soutenez… si vous me lâchez, je suis f… !


L’étrange agent du Comité de sûreté générale cherchait, d’ailleurs, à duper tout le monde : cette inquiétude de se voir enlever ses prisonniers n’était pas plus sincère que le reste : la feinte appréhension de ce danger imaginaire devait lui servir d’excuse dans le cas où les dames Desilles se décideraient enfin à racheter leur liberté. Comme elles semblaient n’y point songer, Lalligand se vit dans l’obligation de préciser sa combinaison. On devait quitter Saint-Malo le 12 mars. Lalligand prit soin de ne commander qu’une très faible escorte : au moment du départ, s’approchant de Mme de Virel, il lui montra la sacoche contenant les papiers saisis à la Fosse-Ingant :

— Mon cabriolet, dit-il, précédera le convoi : j’y vais prendre place avec Burthe : il est peureux comme un lièvre ; embusquez sur le chemin deux hommes déterminés, et, au premier coup de pistolet, — je réponds de lui, — il se sauvera de toute la vitesse de ses jambes : resté seul, je me laisserai arracher ces papiers, je serai censé n’avoir cédé qu’à la violence, et Burthe ne manquera pas de jurer qu’il a vu toute une armée…

Cette fois encore les pauvres femmes ne comprirent pas : l’idée qu’un fonctionnaire pût forfaire à son devoir, quel qu’il fût, était trop étrangère à leur habitude d’esprit : elles ne virent dans la proposition de Lalligand qu’un moyen de joindre à ses prisonniers les quelques hommes d’action dont il les invitait à mettre le dévouement à contribution, et elles dédaignèrent de répondre. Elles avaient, d’ailleurs, d’autres pensées : elles se sentaient dans la main de Dieu et se disposaient à mourir. Lalligand ne leur avait pas caché que bientôt elles seraient transférées à Paris. Connaissant par ouï-dire le régime des prisons du tribunal révolutionnaire, elles voulaient mettre à profit leur séjour dans les cachots de Rennes, ville où elles comptaient de nombreuses relations, pour se préparer pieusement à la mort. Dès qu’elles furent écrouées à la Tour-le-Bat, où elles retrouvèrent Thérèse de Moëlien, que Sicard avait arrêtée à Fougères, une amie leur fit savoir que, dans une cellule, séparée seulement de la leur par une porte lourde et massive, était enfermé un vieux et respectable prêtre réfractaire. Les dames Desilles reçurent cet avis comme une grâce du ciel : elles parvinrent à se mettre en rapport avec cet ecclésiastique ; puis, comme aux jours des persécutions antiques une fille de la Charité, la sœur Marie-Anne, leur apporta, cachées dans la piécette de son tablier et enveloppées dans un linge d’autel, cinq hosties consacrées. Lalligand avait là, décidément, de piètres clientes : c’était encore une affaire manquée et, ce qui rendait sa déception plus amère, il lui fallait quitter la Bretagne, un arrêté du Comité de sûreté générale ordonnant la translation à Paris de toutes les personnes compromises dans la conspiration de la Rouerie.

Le pays, cependant, était en insurrection et l’on pouvait craindre que le convoi ne fût attaqué. Le 10 mars, en effet, date fixée par la Rouerie pour le soulèvement général des provinces bretonnes, les paysans, en maints endroits, avaient pris les armes. La mort du colonel Armand avait été tenue secrète par les royalistes ; le gouvernement s’était efforcé de l’ébruiter, mais les gars n’y croyaient pas ; soit que les affiliés à la conjuration voulussent obéir encore, même à leur chef disparu, soit que l’impopulaire décret prescrivant une levée de 300 000 hommes décidât à la révolte les plus indifférens, tout s’embrasa en un seul jour, comme si l’unie ardente du marquis de la Rouerie eût encore présidé à cette explosion de colères. La mine qu’il avait chargée depuis si longtemps éclata tout à coup : l’incendie s’allumait simultanément en Bretagne, dans le Maine, dans l’Anjou, en Vendée.

Enfin, le 3 avril, un nouvel arrêté du Comité de sûreté générale vint couper court à toutes les tergiversations en ordonnant d’une façon formelle le transfèrement immédiat, dans les prisons du Tribunal révolutionnaire, des prisonniers de l’affaire de Bretagne.

On partit le 12 avril au matin : Mme de Virel et ses sœurs avaient obtenu de voyager dans la voiture de leur père ; les autres accusés étaient sur de la paille, dans des chariots ; les hommes seuls étaient enchaînés. Une centaine de gendarmes et de gardes nationaux formaient l’escorte que conduisaient Sicard et Lalligand, devenus amis.

Celui-ci ne renonçait pas à spéculer sur la malheureuse situation des dames Desilles : il supposait que, peu chargées par son procès-verbal, elles avaient quelque chance d’échapper à une condamnation capitale ; il lui serait facile, après l’acquittement, de les persuader qu’elles devaient la vie à ses bons offices ; et dès maintenant il se ménageait leur reconnaissance en leur témoignant un intérêt de tous les instans. C’était à lui qu’elles étaient redevables de la faveur du carrosse, et comme elles s’étonnaient de ne pas voir Chévetel au nombre des prisonniers, il leur avait conté que le médecin, parvenu à s’échapper, devait tenter, en cours de route, de délivrer ses amis.

Le soir du premier jour, on arriva vers sept heures à Vitré : les prévenus furent conduits à une auberge située « sur la petite place plantée de tilleuls qui borde les fossés ». Toute la population de la ville se pressait dans les rues : au moment où le convoi pénétrait sur la place, quelques cris de mort s’élevèrent ; mais Lalligand commanda à ses hommes de mettre sabre au clair, et la foule se tut aussitôt.

Le lendemain on s’avança jusqu’à Laval : Sicard et Lalligand écrivaient de là au ministre :

Nous voilà rendus, avec notre convoi ; mais non sans de très grands embarras : nous prenons nos mesures pour qu’on ne guillotine personne en route ; il faut conserver ces belles têtes pour Paris. Demain, nous repartons à sept heures…

Les commissaires sans culottes,
LALLIGAND-MORILLON, SICARD.

Ils signaient ensemble, comme on le voit, et vivaient en parfaite intelligence ; ce qui n’empêchait pas Sicard d’adresser secrètement à ses chefs son petit rapport quotidien : il avait décidément conçu une assez médiocre opinion des deux personnages objets de sa surveillance, on en jugera par ce rapport daté de Laval :


Nous voilà au milieu de notre convoi, prenant toutes les mesures pour les loger sûrement ; jusqu’ici cela marche assez militairement. Nous n’avons pas été sans embarras hier à l’arrivée à Vitré. Ici beaucoup de spectateurs mais plus de douceur.

Il est malheureux d’être obligé de fournir des soupçons sur des infidélités qui portent sur des intérêts particuliers de la part de mon second (Lalligand). Une malle prise à Rennes, voyageant avec nous et dont j’ignore le contenu, me donne des soupçons, elle est lourde ; on dit qu’elle appartient à Chévetel : que veut dire cela ?

Je crois que tu feras fort bien d’amener à l’endroit où tu nous rejoindras et qui sans doute sera Versailles, un homme pris parmi les agens de ta police. Il faudra qu’il soit intelligent et surtout que mon second ignore que tu l’as amené.


A Mayenne, à Pré-en-Pail, à Alençon, à Mortagne, à Verneuil, où l’on coucha les jours suivans, les manifestations hostiles ou sympathiques se renouvelèrent, mais avec assez de calme. A Dreux, au contraire, où l’on arriva dans l’après-midi du 19 avril, la foule se montra menaçante ; entassée devant l’auberge où séjournaient les Bretons, elle proposait de donner l’assaut et de les massacrer sur l’heure. Lalligand n’osant mettre sa troupe en contact avec cette population surexcitée, pria les dames Desilles de se montrer à la fenêtre : dès qu’elles parurent, le tumulte cessa : il y eut un murmure aussitôt perdu dans un grand silence : « Elles sont pourtant bien jeunes pour mourir, chuchotaient les spectateurs… » A mesure qu’on approchait de Paris, les prisonniers exténués, à demi morts de fatigue et d’émotions, voyaient croître l’exaltation populaire et leurs angoisses s’en augmentaient ; s’ils n’étaient pas massacrés en route, ils prévoyaient que leur supplice suivrait de près leur arrivée, et ils en étaient à souhaiter qu’un coup de colère de la population leur évitât les longs apprêts de l’échafaud et la lente horreur de la guillotine.

Les dernières étapes furent courtes : le 20 on couchait à Pontchartrain et le lendemain, vers midi, après avoir suivi l’avenue de Saint-Cyr et passé au pied des terrasses du château royal dévasté et désert, le convoi entra dans Versailles par la grille de l’Orangerie.

Dès la barrière ce furent des vociférations et des huées : les chariots s’avançaient lentement, entourés d’une troupe d’hommes déguenillés et de femmes ivres, alléchés par l’espoir d’une réception semblable à celle faite, huit mois auparavant aux prisonniers d’Orléans. On parvint cependant sans encombre aux Quatre-Bornes et l’on franchit le carrefour de sinistre mémoire où avait eu lieu la tuerie. La foule s’accroissait sans cesse ; l’agitation devenait plus vive ; on criait : « A la Mairie ! A bas les têtes ! » Lalligand et Sicard, craignant qu’un seul coup de fusil ne fût le signal du massacre, ordonnèrent à leurs hommes de se réfugier dans la cour de la Mairie : derrière les chariots, on ferma les grilles, et les prisonniers furent introduits dans la salle où délibéraient les municipaux. Devant ces magistrats débraillés, pris de vin, insolens, « troupe immonde qui tenait à la fois du bourreau, du laquais et du parvenu », les Bretons subirent un interrogatoire et la municipalité décida que « pour satisfaire au désir du peuple, on allait les promener dans Versailles ». Les malheureux, certains que leur dernière heure était venue, durent se soumettre à cette ignoble parade. Chacune des dames fut obligée de prendre le bras d’un municipal, paré de ses insignes : les hommes parurent enchaînés, accompagnés chacun d’un gardien chargé de le tenir en laisse. Un grand nombre de fonctionnaires, d’officiers même, vinrent grossir le cortège qui, pendant plusieurs heures, parcourut les avenues et les places de Versailles sous un déluge de menaces et d’injures obscènes. A la tombée de la nuit, on les conduisit à la vieille geôle : hommes et femmes furent entassés dans le même cachot, où ils espéraient, du moins, prendre un peu de repos ; mais point : ils entendirent pendant toute la soirée le bourdonnement lugubre de la foule qui, massée devant la porte, réclamait la proie dont la vue l’avait mise en goût ; et, dans l’intérieur de la prison, le guichetier, affolé, en proie à un tic nerveux et effrayant, agitait sans cesse son bruyant trousseau de clefs en répétant : « On a fait de même aux prisonniers d’Orléans : ils vont vous massacrer comme les prisonniers d’Orléans !… » Ce geôlier avait été témoin des massacres de septembre, et en était resté frappé au point qu’au seul souvenir de ces scènes d’horreur, il tombait en convulsions.

Enfin, au milieu de la nuit, la terrible odyssée s’acheva ; le convoi, prit la route de Meudon et par l’interminable route de Vaugirard entra dans Paris et vint s’échouer à la porte de l’Abbaye. Dans la prison regorgeant de détenus, il fallut, à grand’peine, entasser les vingt-cinq Bretons auxquels on joignit, sur le même écrou, Fontevieux et Pontavice. Mmes de Virel, d’Allerac, Roland de la Fonchais furent logées, avec Mme de la Guyomarais et Thérèse de Moëlien, dans la petite pièce qu’avait quittée, deux jours auparavant, le duc d’Orléans envoyé en captivité à Marseille. Elles y trouvèrent de menus objets laissés par lui, entre autres une Imitation de Jésus-Christ, portant son nom, ornée d’une miniature représentant le Sauveur chargé de la croix et montant au Calvaire ; les cinq femmes s’installèrent, tant bien que mal, dans cette étroite cellule où deux personnes n’auraient pu vivre à l’aise.

Le concierge de l’Abbaye, nommé Lavacquerie, important personnage, n’était pas un méchant homme ; il autorisait ses locataires forcés à recevoir, au parloir, les visiteurs munis de permissions. Les dames Desilies purent donc s’entretenir avec quelques rares amis, entre autres le citoyen Villain Lainville que Mme de la Guyomarais et ses compagnes avaient choisi comme défenseur : elles apprirent ainsi que Chévetel, qu’elles croyaient incarcéré dans quelque autre prison, avait été vu se promenant dans Paris ; elles en conçurent si peu de soupçons qu’elles supplièrent un de leurs amis, M. de la Martinière, de joindre Chévetel et de lui parler d’elles : mais le médecin demeura introuvable.

Il n’avait pas, du reste, oublié ses amis de Bretagne et il s’occupait d’eux activement : l’accusateur public se trouvait, en effet, assez embarrassé pour entamer la procédure et il avait été convenu que Chévetel dirigerait sous main « la marche d’une affaire dont il avait la clef ». On lui avait donc remis une liste des prisonniers, et il travaillait à établir, en connaissance de cause, la culpabilité de chacun deux. Quant à Lalligand, il se hâtait de jouir de la vie, tenant table somptueuse et étonnant ses amis du spectacle de son opulence subite. Son modeste acolyte, Burthe, avait demandé au ministre une gratification de 1 000 francs : on lui en avait provisoirement accordé 500. Sicard, enfin, n’était plus à craindre : il venait d’être envoyé à Venise pour y surveiller le chargé d’affaires de la république, Henri de Cuvilliers.


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 15 avril et 1er mai.
  2. Archives nationales, W 274-275. — Notes écrites en 1812 par un membre de la famille Desilles. — Journal de Rennes, 1847. — Renseignemens fournis par Mlle M. de la Guyomarais. — Archives du ministère des Affaires étrangères, 1409-1410, etc.