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Le Marquis des Saffras, scènes de la vie comtadine/05

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Le Marquis des Saffras, scènes de la vie comtadine
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 1065-1107).
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V

LES RÉVOLUTIONS DE LA PIOLINE.

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I.

Mlle Blandine et sa nièce étaient parties de grand matin, laissant M. Cazalis au lit. Le lendemain à midi le lieutenant ne s’était pas encore réveillé. Cascayot, qui avait conduit ses dames jusqu’à Orange, revint avec la voiture et fit une entrée très bruyante à la Pioline. Droit sur le siège, il excitait et fouettait à tour de bras les mules et le cheval, il les faisait se cabrer et piaffer ; la carriole vide sautait et dansait sur les pierres, les chiens jappaient, les paons effrayés s’enfuyaient sur les arbres avec des cris de détresse, et la Zounet criait d’une voix encore plus déchirante. Le lieutenant n’entendit rien. Le soleil tournait à l’ouest, lorsque M. Cazalis sortit enfin de son profond sommeil. Au premier coup de sonnette, la porte s’ouvrit, et le sergent Tistet se présenta. — Sept heures de faction ! dit-il ; au point du jour, j’étais à votre porte. Zounet voulait forcer la consigne ; il m’a fallu dégainer.

— Ah ! vous voilà donc enfin éveillé ! dit la servante ; vingt-neuf heures au lit, quelle honte !

— Et nos dames, que font-elles ? dit le lieutenant ; priez-les de monter.

— Jour du ciel ! nos dames ! il leur faudrait un grand escalier pour venir ici. Elles sont loin, mes bonnes maîtresses !

— Ah ! c’est vrai, dit M. Cazalis, qui tant bien que mal rassemblait ses souvenirs. — Et quand reviendront-elles ?

— Quand il leur plaira : dans des mois, dans des années, si c’est leur idée. Ça ne regarde qu’elles ; Mlle Blandine est sa maîtresse, je pense ! Mais je me sauve ; les chats rôdent autour de ma cuisine, et j’entends les poules qui entrent dans mon salon.

Le lieutenant se fit habiller par Tistet, — Sais-tu raser ? lui dit-il.

— Dans la perfection ; je suis aussi très habile dans le cartonnage, je joue même un peu de la flûte, mais je ne mords pas du tout au violon. Par exemple, les gouaches, c’est une autre affaire, c’est mon fort : j’imite la nature.

— Les gouaches, dit le lieutenant, qui ne connaissait ni le nom ni la chose, les gouaches, les gouaches ! je m’en soucie comme de l’an quarante. En place ; prends ce rasoir. — Le sergent se mit à l’œuvre. — Quelle main légère ! dit M. Cazalis ; voilà la première fois qu’il m’arrive de ne pas sentir le feu du rasoir. Je ne te connaissais pas un si beau talent. À l’avenir, je ne veux plus être rasé que par toi. J’ai la barbe comme du poil de sanglier. Dès aujourd’hui je te garde à déjeuner. Commande deux couverts.

Le sergent sortait de table, mais il accepta cette invitation de grand cœur. La Zounet n’avait mis qu’un seul couvert ; M. Cazalis lui en fit des reproches.

— Tistet à votre table ? dit-elle. Ce serait du nouveau ! Que dirait Mlle Blandine ? Quand on voudra faire des sottises à la Pioline, il faudra attendre que je sois en voyage. Si votre sergent a faim, qu’il aille s’installer à la cuisine ; il trouvera dans le pétrin le restant de mon déjeuner : c’est encore trop bon pour lui ! Tistet à votre table ! Et pourquoi pas Cabantoux, Bélésis et le général Robin ? pourquoi pas Cascayot ? Et la Zounet pour les servir sans doute ?

Le sergent rougissait jusqu’aux oreilles, et murmurait entre ses dents : — Martin-bâton, Martin-bâton ! M. Cazalis ne savait comment l’apaiser. Il le reconduisit avec de grandes politesses jusqu’au jardin. — Eh bien ! tu le vois, disait-il ; mon pauvre ami, comment faire ? Ce n’est pas ma faute. Il est heureux que tu ne sois pas à jeun. Tâche de revenir au dessert, si c’est possible.

Mais la Zounet fit bonne garde ; elle avait eu soin de tirer les verroux des grilles, et toute la journée elle retint son maître en charte privée. Le soir, en se couchant, le lieutenant dit à la Zounet : — Sais-tu, la fille, que je me suis rudement ennuyé ? Il faut que demain tu donnes un grand dîner. Prépare-toi à faire des merveilles. À ton lever, tu partiras pour Lamanosc, tu imiteras de ma part le maire, le notaire, le curé, le garde général, tout le monde. Tu enverras un exprès à M. Dulimbert… Allons, pas de raisons, pas de réplique.

La Zounet lui jeta un regard moqueur et sortit en murmurant : — Oui, oui, un gala pour demain ! Où notre pauvre monsieur a-t-il donc la tête ? lu jour de lessive, des galas, qu’il y compte !

Le lendemain, à son réveil, le lieutenant s’informa du menu.

— Des pois-chicHes, cria la Zounet, des pois-chiches pour hors-d’œuvre, des pois-chiches pour entremets, pour relevé de table, pour gibier, pour poisson, pour salade, pour dessert, entendez-vous ? Tout votre dîner est dans la marmite. M. le maire peut amener ses chiens pour lécher les plats, ils s’en retourneront cette fois avec le ventre à l’espagnole ! Croyez-vous donc que je les aie invités, tous ces piqueurs d’assiette ? Ah ! oui ! Me prenez-vous pour une folle ? A-t-on jamais cuisiné un jour de lessive ? Que dirait Mlle Blandine ?

Le lieutenant se soumit, il n’y avait rien à répliquer. Les jours de lessive, la Zounet régnait à la Pioline avec son armée de lavandières, de plieuses, de repasseuses. Elle ne lessivait que tous les deux mois, pour pouvoir étaler des masses de linge dans les prés et se régaler des propos des passans : — Voilà bien la plus forte lessive du pays ! disait-on. — Et les placards ne sont pas vides pourtant ! répondait la Zounet. Et tous les jours des savonnages que vous ne comptez pas ! On ne saura jamais ce qu’il y a de linge dans notre maison.

Cette grande lessive prit trois jours, et pendant tout ce temps la Zounet tint M. Cazalis sous clé ; elle le soumit à la plus incroyable tyrannie. En partant, Mlle Blandine lui avait laissé ses pleins pouvoirs pour le gouvernement de la Pioline. La Zounet en usait et en abusait sans mesure. Elle ne cessait de le bourrer, de le malmener ; elle alla jusqu’à lui faire écrire ses notes de lingerie et plier ses serviettes. Lorsqu’il voulut se révolter, elle lui mit le marché à la main. — Oh ! je n’y tiens pas, à rester ici, disait-elle, maintenant que nos maîtresses sont parties. P » ien ne me retient… Dites un mot plus haut que l’autre, et je pars… Vous soignera qui voudra !

Il arriva qu’un jour la Zounet fit une course à San-Bouzielli, où, trompée par de faux rapports de Tistet, elle croyait trouver malades quelques-uns des protégés de Mlle Blandine. Tistet parut aussitôt à la Pioline. — Personne n’est malade par là-bas, mon commandant ; comme qui dirait une couleur, une ruse de guerre. — Il tira deux bécasses de son carnier et les jeta sur la table. — Elle ne reviendra qu’à la nuit, et nous allons faire entre nous un petit repas de corps. Je cuisine très joliment ; les bécasses sont à point, et pour le salmis, je suis un César.

— À ta guise, dit M. Cazalis ; ne perdons pas de temps. J’ai grand’faim, une faim de loup.

Ils étaient encore à table lorsque la Zounet revint ; elle vida silencieusement ses poches sur la crédence. Rien n’était plaisant comme le calme affecté de cette bouillante fille. Quand elle vit qu’on ne se méfiait plus d’elle, d’un tour de main elle enleva les bouteilles. — Nous voilà pris, dit le lieutenant. Bien joué !

— Et celle-ci ? dit Tistet en tirant de sa grande poche une bouteille cachetée. Il faut toujours se garder à carreau.

— Tiens, tu es un homme d’esprit, dit M. Cazalis.

— Oui vraiment, dit Tistet ; ma famille est originaire de Marseille. Les Tistet sont très anciens, savez-vous ? Attaquons le grenache.

Si personne n’était venu les troubler dans leur tête-à-tête, ils se seraient sans doute contentés d’un verre ou deux de ce vin de liqueur ; mais comme ils buvaient en contrebande, à la hâte, ils ne songèrent pas à se ménager, et toute la bouteille y passa. M. Cazalis était très monté. — Mais ce vin n’est pas du tout capiteux, disait-il ; encore une des inventions de ma sœur ; je me sens tout gaillard ! Tistet, mes crûs de la Pioline peuvent lutter avec l’Espagne. Qu’elle y revienne, cette Zounet ! Ah ! c’est décidé, tu ne me quittes plus, tous les jours nous dînerons ensemble. À l’avenir je veux vivre à ma fantaisie.

— Eh ! eh ! comme vous y allez ! répondait Tistet. Et les cotillons ? Par des discours de ce genre, il l’excitait à petit feu. Il se mit à parler du siège de Lamanosc, de la belle barricade, de la discipline des volontaires, de leur obéissance. Réveiller les souvenirs de cette nuit militaire, c’était toucher la corde sensible, c’était mettre en vif relief les tyrannies de la servante. En se rappelant quelle grande dictature il avait exercée à Lamanosc, le lieutenant reprenait goût à l’autorité, il rougissait de son esclavage ; le vin de Grenache lui montait à la tête, et les projets les plus hardis fermentaient dans son esprit. Les deux amis se levèrent de table et s’en allèrent en promenade autour de la Pioline, bras dessus, bras dessous, fumant des cigares et causant des choses de leur métier.

À l’aile droite de la Pioline, il y avait un grand balcon de fer d’où l’on dominait autrefois toute la vallée, par-delà les bois des Gargorys ; mais la fenêtre de ce balcon était murée depuis le jour où Mlle Blandine, qui ne rêvait qu’armoires, avait transformé en placards tout son corridor. — Ah ! Tistet, disait le lieutenant, ce balcon sans fenêtre est absurde ! Voilà dix ans que je regrette mon corridor ! — Il tourna la tête : le sergent était déjà dans le corridor, la hache et la pioche aux mains. Quelques menus plâtras tombèrent bientôt sous la fenêtre, puis une vaste ouverture se fit dans la muraille, et toute la briqueterie s’écroula. Un moment après, Tistet triomphant vint rejoindre le lieutenant dans la cour.

— Je crois que tu as été un peu trop loin, dit le lieutenant. Enfin ce qui est fait est fait. J’ai grand’soif ; allons nous rafraîchir. — Ils montèrent à l’office, et la journée se termina très gaiement, le verre à la main.

À la suite de cette petite débauche, le lieutenant dormit ses douze heures comptant, et sans doute qu’il aurait fait le tour du cadran, comme à son retour de la barricade, si la Zounet n’était venue lui tirer les draps et les couvertures. — Pourquoi me réveilles-tu ? dit-il ; je rêvais que j’étais à table avec tous mes amis. D’où vient donc que je me sens la bouche amère ? Cours me chercher un grand verre d’alicante.

— Oui, oui, dit la servante, et du vieux. — Elle revint, avec ses fioles bleues, et toute la matinée elle drogua son maître, comme s’il était très malade. Elle le fit déjeuner d’une soupe aux herbes et d’une purée ; toutes les fois qu’il se versait à boire un doigt de vin pur, elle se trouvait derrière lui la carafe à la main, et vivement elle lui noyait son vin à grande eau. Après ce maigre repas, M. Cazalis s’étendit sur sa chaise longue pour sommeiller à l’aise, comme c’était son habitude. À peine assoupi, il fut violemment secoué par la Zounet. — Or çà, qu’on se lève ; on ne dort pas à table, c’est défendu : ces longs sommeils vous épaississent le sang. Sortez : c’est l’ordre formel de Mlle Blandine ; sortez, allez vous promener une heure ou deux, que je puisse battre mes fauteuils.

M. Cazalis appela Cascayot et lui ordonna de seller l’ânesse. La Zounet arriva à l’écurie pendant qu’on bridait la bête. — Pourquoi donc ? dit-elle ; qui de vous s’en va en voyage ?

— Moi, dit le lieutenant. Je m’ennuie fort ici, et je vais à Lamanosc me récréer avec mon ami Tirart.

— Ni Tirart, ni personne, et de longtemps. Vous, retourner à Lamanosc tout seul, pour y découcher encore et courir les rues avec tous les vauriens du pays ! Oh ! jamais, je vous le jure… Qu’on ramène l’ânesse au pré.

— Eh bien ! puisque c’est ainsi, dit le lieutenant, envoyez-moi chercher le sergent Tistet ; je le trouve fort aimable, et sa société me divertira.

— Tistet est un insolent, répondit la Zounet, et de sa vie il ne remettra les pieds à la Pioline. Je l’ai chassé ; qu’il ose y revenir !

Lui, à la Pioline ! J’aimerais mieux quitter la maison. N’y pensez plus. Si ma compagnie vous ennuie, allez-vous-en visiter les volières, donnez du grain aux oiseaux, mettez de l’eau dans les mangeoires, taillez les rosiers. Oh ! il y a de quoi se distraire à la Pioline. Je vous permets une petite heure de promenade autour de la maison. Descendez au jardin tout droit et revenez par le verger.

M. Cazalis descendit tranquillement au bois de l’Olivette et se choisit un grand creux dans le sable, derrière la colline, entre deux murailles, le meilleur, le plus chaud de ces abris que l’on appelle en Provence des cagnards, des cheminées du roi René. Jamais philosophe ne s’étendit au soleil avec plus de bonheur et d’insouciance. Le père Cazalis était tout ragaillardi. Il était là, dans son trou, couché tout au long, jambes en l’air, buvant le soleil, et se grillant avec délices en compagnie des lézards. Notre bon roi de Provence aurait trouvé le lieu digne de lui. La Zounet vint bientôt à passer par là. — Quelle tenue, dit-elle, pour un homme de votre condition ! Vous prenez vos aises comme un mendiant. Rien n’enrhume comme le soleil d’automne. Croyez-vous donc que je vais vous laisser tout le jour à ce clair de lune ? — Et bon gré, mal gré, elle le ramena à la maison. — Mais alors que faire, disait le lieutenant, que faire de toute cette sainte journée ?

— Oh ! soyez tranquille, dit la Zounet en dressant la table. J’ai de quoi vous occuper jusqu’à la nuit. D’abord tous les comptes de fermage, puis toute la correspondance en retard. Voilà des plumes et six grandes feuilles de papier.

— Six lettres ! mais c’est de la folie. Moi, six lettres ! Y songes-tu, la fille ? Voilà dix-sept ans que je n’ai mis la main à la plume. Tu sais fort bien que depuis que j’ai quitté la marine, ma sœur se charge de tout. J’ai tout oublié. Je sais signer mon nom, voilà tout. Je te jure que pour la belle écriture, je suis de la force de mon ami Tirart.

— Allons, taillez vos plumes, et commencez à travailler. C’est l’ordre formel de Mlle Blandine : pas de réplique. Je vous laisse à votre travail. Je ferme toutes les portes pour que personne ne vienne vous déranger. À mon retour, il me faut mes six lettres, sinon pas de dîner.

Ce dîner fut des plus simples ; un convalescent s’en serait tout au plus contenté, et dans la soirée, pour aider à la digestion des herbages cuits à l’eau, la Zounet fit encore boire à son maître quelques basses de tisane verte, sans préjudice d’une potion très savante qu’elle lui servait d’heure en heure. Ainsi drogué et nourri, affaibli par la diète et les purges, il commençait à se croire sérieusement malade. Ce fut sans résistance qu’il se laissa mettre au lit à l’heure du coucher des poules. Pour s’endormir, il voulut prendre un livre. — Lire ! dit la Zounet en enlevant la lampe, oh ! quelles habitudes ! Allons, tenez-vous tranquille. À demain les sangsues.


II.

Le lendemain, à son lever, le lieutenant se trouva prisonnier dans sa chambre. La Zounet était partie pour Lamanosc avec toutes les clés des portes ; elle revint sur les neuf heures, en compagnie des maçons qu’elle avait loués pour murer la fenêtre.

— Au fait, se dit le lieutenant, elle a raison, cette fille. Avant-hier nous avons été trop loin avec ce diable de sergent. Zounet, dit-il tout haut, donnez à boire à ces braves gens.

— Ce n’est pas le moment, dit-elle ; je ne paie pas les ouvriers pour les tenir à chopiner des heures entières, au prix où sont les journées ! Vous autres, suivez-moi.

Sur ce chapitre de l’hospitalité, le lieutenant était intraitable, et, la Zounet refusant obstinément ses clés, il finit par éclater.

— Il me paraît que vous n’êtes pas le maître, dit un des maçons, C’est donc les femmes qui gouvernent dans ce pays ? Merci toujours pour votre amitié. Voyons cette fenêtre.

Ainsi bravé devant témoins, M. Cazalis s’emporta. — J’ai perdu mes clés, dit Zounet en cachant vivement son trousseau sous son fichu.

— Eh ! qu’on enfonce le caveau ! Mes amis, faites sauter la porte ! Les maçons obéirent en riant. La Zounet ne revenait pas d’une telle audace. Elle s’enfuit dans sa cuisine, le cœur gros, les yeux pleins de larmes. — Ah ! mon pauvre maître, ils vont le tuer ! Comme il est changé depuis le siège de Lamanosc ! Que dira Mlle Blandine ?

Le sergent Tistet arriva une lettre à la main. — J’ai arrêté le courrier, dit-il. Voilà des nouvelles de Valence à l’adresse de la Zounet ; lisez, lisez. — Le lieutenant hésitait. Tistet fit sauter le cachet. — Lisez, lisez ; pour sûr on y parle de nous. Puisque la Pioline est en état de siège, nous avons bien le droit de surprendre les intelligences de l’ennemi.

Le lieutenant céda à la tentation. Mlle Blandine écrivait vertement, sans détours, et le portrait qu’elle traçait de son frère n’avait rien de flatteur. En envoyant ses instructions à la Zounet pour le gouvernement de la Pioline, elle ne manquait pas de lui dénoncer tous les défauts du lieutenant. Le père Cazalis était traité comme un grand enfant qu’il fallait surveiller avec sollicitude, ne jamais perdre de vue, et pour le tenir en bride elle donnait à sa confidente les instructions les plus sévères, les plus détaillées. Elle arrêtait d’avance le programme de toute la semaine : le lieutenant était mis en tutelle ; une volonté inflexible réglait de loin l’emploi de toutes ses journées. C’était un programme complet, fixant les heures du coucher, du lever, des promenades, le menu des repas, les visites, les lectures. Ces instructions se terminaient par un ordre formel d’envoyer tous les dimanches à Valence un compte-rendu détaillé des faits et gestes du lieutenant.

— Ah ! c’est ainsi qu’on me traite ! dit M. Cazalis en finissant la lettre. Sergent Tistet, verse-moi un grand a erre de vin vieux. À ta santé, mon brave ! On va voir si le lieutenant Cazalis est tombé en enfance ! Tout va bien changer à la Pioline ! Trinquons !

La Zounet pleurait au fond de sa cuisine ; à travers la porte, elle entendait le choc des verres, les rires des buveurs et leurs chansons du tour de France. — Allons, je suis trop lâche, se dit-elle. Elle rentra les poings fermés, les yeux menaçans, et dans sa colère elle se mit à rappeler tous les méfaits du lieutenant depuis son arrivée à la Pioline, ses dîners, ses fêtes, la tragédie ; elle parla du renchérissement des denrées. — Eh mon Dieu ! dit-elle en finissant, puisque vous y êtes, que ne faites-vous plafonner la chambre bleue ?

— La chambre bleue sera plafonnée, répondit tranquillement M. Cazalis.

— Il ne manquerait plus que de prendre un garde !

Elle énumérait ainsi par ironie toutes les choses réputées impossibles à la Pioline. À son retour de la marine, en 1827, M. Cazalis avait voulu se donner un garde ; mais Mlle Blandine s’y était opposée en objectant très sensément qu’il n’y avait rien à garder à la Pioline, et toutes les fois que le lieutenant formait un projet chimérique, pour l’écraser par l’absurde et le convaincre d’utopie, la tante n’avait qu’à dire : Il ne vous manquerait plus que d’avoir un garde ! Un garde à la Pioline, dans l’esprit de Mlle Blandine, c’était une de ces fantaisies qu’on ne discute même pas, quelque chose d’analogue à ces caprices d’enfans qui demandent la lune.

— Un garde ! dit le lieutenant, tiens, c’est une idée ! La Zounet, tu m’ouvres l’esprit. Sergent Tistet, je vous nomme garde général, et dès demain vous irez prêter serment à la justice de paix. Allez vider le capharnaüm de Mlle Blandine ; c’est là que nous installerez votre lit : mettez le tout dans le grand coffre.

Le capharnaüm était une dépendance de l’appartement de Mlle Blandine, dont la deuxième porte communiquait avec la chambre du lieutenant. C’était une petite pièce circulaire pratiquée dans la tourelle, où depuis dix-sept ans s’entassait un monde de chiffons, de rognures, de loques, de vieilleries, et jusqu’à des ferrailles, car il était de principe à la Pioline que tout sert dans les ménages.

Jusqu’à ce moment, la Zounet n’avait pas pris au sérieux les paroles du lieutenant ; mais quand elle vit Tistet monter au capharnaüm, elle se jeta sur son passage avec des menaces furibondes.

— Lui, au capharnaüm ! dit Zounet, qui ne croyait pas à l’impossible ; lui, chez Mlle Blandine ! J’aimerais mieux sortir de la maison.

Sortir de la Pioline, c’était là sa grande menace. Depuis dix-sept ans, elle en usait avec succès quand elle était par trop malmenée, et pour arrêter net Mlle Blandine au plus vif de ses colères, elle n’avait qu’à lui mettre ainsi le marché à la main, elle ne se doutait pas qu’on pût jamais la prendre au mot.

— Eh ! qui vous retient ? lui répondit M. Cazalis avec le plus grand calme. Vous voulez sortir ? remettez vos clés au garde général, présentez-lui votre compte. Tistet, je vous nomme caissier.

Cela fut dit si clairement, si durement, qu’elle se sentit blessée au cœur.

— Chassée ! chassée ! s’écria-t-elle avec des sanglots. Moi ! chassée de la Pioline ! Mais c’est moi qui vous quitte, et pour toujours ! Oh ! les voilà, vos clés !

Elle jeta son trousseau sur la table et courut comme une folle dans sa chambre. Tous les tiroirs de la crédence furent bientôt à terre. — Chassée ! chassée ! Sous le coup de cette ignominie, elle empilait toutes ses hardes pêle-mêle, au hasard, dans un grand drap. Elle les tassait à coups de poing avec des cris et des violences inimaginables. Ces grands désespoirs la soulagèrent, et bientôt, les instincts de ménagère reprenant le dessus, elle eut honte du grand désordre qui l’entourait. Elle dénoua son drap et se mit à refaire ses paquets dans les règles, pliant et lissant de son mieux les belles toilettes qu’elle venait de friper si brutalement. Au milieu de tous ces soins minutieux, elle retrouva quelque calme d’esprit. Elle pleurait toujours comme une malheureuse, mais ce n’était ni de dépit ni de colère ; ce n’était plus que la tristesse d’un ami exclu de la famille, l’attachement, la fidélité d’un bon vieux serviteur qui se sent utile, nécessaire, et qui ne veut pas se séparer de ses maîtres. — Ah ! notre pauvre Jean-de-Dieu ! disait-elle. Dans quelles mains est-il tombé ! ce sergent Tistet le tuera. — Et laissant là ses nippes, elle redescendit au salon soumise et résignée. — Me voilà, dit-elle avec douceur : en quoi puis-je vous aider ?

— Qui vous a demandée ? lui répondit M. Cazalis. Eh ! puisque vous êtes si zélée, allez aider les nuirons dans leur plafonnage.

Elle courut à la chambre bleue hors d’elle-même, les maçons l’avaient déjà occupée. Quand elle les vit dressant leurs échelles et gâchant du plâtre, elle poussa des cris et voulut batailler avec eux. On la jeta brutalement dans le corridor. Elle tourna la tête à gauche et vit Tistet qui vidait le capharnaüm. Cascayot portait toutes les friperies au grenier.

— Oh ! mademoiselle Blandine ! mademoiselle Blandine !

Les sanglots l’étouffaient. Elle s’assit sur une marche de l’escalier, attérée, frappée de stupeur, la tête dans son tablier. Elle resta dans cette attitude de désespoir toute la nuit, sans toucher au souper que M. Cazalis avait eu soin de lui envoyer. La Zounet était vaincue, bien vaincue. Le lendemain elle reprit modestement son service, sans bruit, sans plaintes, avec une soumission pleine de tristesse.

Tistet mangeait à, la table du lieutenant, elle le servit sans murmurer. Les jours suivans, elle fut témoin de choses impossibles, et sans protester elle vit Tistet successivement élevé aux fonctions de sommelier, de régisseur, de majordome, de secrétaire, de trésorier. À tous ces titres le sergent ajoutait invariablement l’épithète de général. Il prenait au sérieux toutes ces dignités, et il en était fort infatué. Cascayot lui fut donné pour aide de camp, et Benoni, le septième fils du fermier, fut costumé en groom. C’étaient tous les jours nouveaux décrets. Le lieutenant renouvela toute sa garde-robe, et toutes les vieilleries furent transformées en livrées. La tailleuse Rosine fut installée à la Pioline pour la confection de tous ces uniformes. Bientôt le nombre des maçons fut doublé ; puis, quand toute la maison fut recrépie et blanchie à neuf, au dehors comme au dedans, M. Cazalis mit ses ouvriers aux murailles des enclos ainsi qu’à la ferme. Enfin il fit construire un belvédère. Les maçons ne quittaient plus la Pioline ; les serruriers, les menuisiers et les peintres leur tenaient compagnie dans les bois, les bûcherons abattaient des arbres et des taillis, traçaient des allées, ouvraient des perspectives d’après les dessins du lieutenant, et dans la plaine les ouvriers qu’on avait pris à gages faisaient des trous pour de grandes plantations. Le sergent Tistet surveillait et dirigeait tous ces travaux en qualité d’inspecteur général, et comme caissier il donnait des reçus au notaire Giniez, qui s’était empressé d’ouvrir un crédit au lieutenant Cazalis. Le sergent avait organisé une bureaucratie très compliquée, et, pour tenir ces écritures si multipliées, il s’était adjoint le saute-ruisseau de Me Giniez au titre de sous-secrétaire. À ses heures perdues, M. Lagardelle venait lui donner un coup de main et déjeunait avec lui.

Tant que le sergent eut des clous à planter par centaines dans la maison, des étiquettes à coller, la Zounet fut dédaignée, laissée en paix dans sa cuisine ; mais rien n’échappe à l’esprit envahisseur des gens méthodiques, et le sergent finit par s’attaquer au tohu-bohu de la cuisine. La Zounet était une ménagère très active et très soigneuse ; elle avait beaucoup d’ordre, à sa manière il est vrai, et cela ne ressemblait en rien au système d’arrangemens du sergent Tistet. L’ordre de Tistet était une conception philosophique, tyrannique et roide, une utopie tout d’une pièce, ramenant tout à son inflexible unité, ne tenant aucun compte des accidens, des caprices de la réalité, des exigences de la pratique, des variétés infinies de la vie courante. L’ordre de Zounet contrastait avec ce machinisme idéal ; elle plaçait tous les ustensiles à sa portée, pêle-mêle, dans une confusion apparente, pour mille raisons tirées de l’expérience et des nécessités du service ; elle ne s’en rendait pas compte et s’y reconnaissait très bien.

Tistet entra dans cette cuisine comme un arpenteur dans une forêt vierge. Il procéda d’abord par de grandes éclaircies en ligne droite, classant et divisant par zones. Il dessina des figures géométriques sur le mur ; sur toutes ces lignes tracées au charbon, il planta des clous à distances égales, et tous les ustensiles se trouvèrent ainsi disposés comme des armes dans un arsenal. Il fallait que la Zounet fût bien abattue, bien navrée, pour que le sergent pût appliquer ainsi sans bataille ses utopies mathématiques. Rien ne l’étonnait plus, elle s’attendait à tout. Tistet lui aurait ordonné de s’habiller en cantinière, elle aurait obéi. Sans son attachement profond pour les Cazalis, la Zounet serait partie sous le coup de ces dernières humiliations. Elle pleurait nuit et jour, et dans les longues lettres qu’elle dictait au professeur Lagardelle, elle informait sa maîtresse de tous ses malheurs et pressait instamment son retour. En sa qualité de vaguemestre général, Tistet s’emparait des lettres, les lisait et les jetait au feu. Le sergent avait tout à fait perdu ses scrupules en matière de correspondance depuis le jour où il avait vu Mlle Blandine applaudie et félicitée en présence de l’officier de gendarmerie pour avoir écrit une circulaire au nom de M. Cazalis et signée de son nom. En même temps, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il supprimait toutes les lettres adressées à la Zounet par la tante. De la sorte il était maître de la situation, et toutes ces révolutions s’accomplirent sans que Mlle Blandine en eût connaissance. Le lieutenant était au comble de la joie ; personne n’osait le contredire, tous ses désirs étaient prévenus ; il allait et venait cà sa fantaisie, et comme il se déchargeait de tous les soins sur le sergent Tistet, il jouissait de toutes les douceurs du despotisme sans que sa paresse en souffrît en rien. Il usait avec délices de sa grande liberté, et par momens il croyait rêver en comparant sa vie actuelle à ces terribles matinées que lui faisait passer Mlle Claudine.

Après midi, Mlle Blandine était une personne fort aimable, aumônière, obligeante, avenante, attentive à toute sorte de bons offices. Quoique très parcimonieuse, elle donnait des deux mains à tous les malheureux. Elle avait sa bourse secrète pour les œuvres de charité, et si très souvent M. Cazalis faisait maigre chère dans la semaine, c’était parce que sa sœur Blandine avait fait danser l’anse du panier au profit des pauvres. Tous les jours, en sortant de table, tante Blandine s’en allait dans les fermes voisines pour apprendre à lire aux petits enfans, donner des conseils aux grands parens, démêler les affaires embrouillées ou soigner les malades, car elle avait de merveilleux secrets de médecine pour toutes les infirmités ; elle savait couper les fièvres, elle rendait le lait aux nourrices qui avaient eu des frayeurs, elle avait des pommades rouges contre les trois sueurs et des élixirs verts contre l’apoplexie ; elle était surtout renommée pour son collyre contre les ophthalmies les plus rebelles, connu sous le nom d’eau de mademoiselle Blandine. Avec ses malades comme avec ses élèves, Mlle Blandine était d’une patience admirable. Elle leur parlait d’une voix douce, insinuante, caressante, et de retour dans son salon, après ses tournées, si les visiteurs ne lui déplaisaient pas, elle les accueillait très gracieusement quand ils évitaient de la contredire, surtout si c’étaient des étrangers, car elle aimait les nouvelles figures. — Voilà Mlle Blandine qui prend sa voix de médecin, murmurait le lieutenant. Ah ! s’ils étaient le matin à la Pioline ! Ma sœur est un diable déchaîné !

Et en effet les matinées de Mlle Blandine étaient des plus orageuses. Il n’y a pas de ménagère qui ne tienne sa besogne pour la plus lourde, la plus rude ; mais la tante Blandine, qui poussait tout à l’extrême, était convaincue qu’elle faisait des choses au-dessus des forces humaines. À l’en croire, elle portait un monde, et, dans ses momens de presse, de très bonne foi elle se trouvait plus malheureuse, plus accablée de soins, de soucis, de travaux, que les plus pauvres paysannes chargées de famille, écrasées d’ouvrage, toujours aux prises avec la misère, et seules, sans aides ni ressources, suffisant à tout dans leurs maisons désolées. Aussi quelles impatiences, quels troubles, quels désespoirs, quand elle se mettait à brasser son ouvrage du matin ! Cette besogne l’affolait ; elle s’y plaisait passionnément et s’y exaspérait. Fanatique d’ordre et désordonnée, elle attaquait tout à la fois, elle bousculait tout. Au saut du lit, elle courait à son travail de ménagère avec des inquiétudes, avec des cris et des trépignemens qui faisaient trembler les parquets et les cloisons. Malheur à qui se trouvait dans ses jambes, bêtes ou gens ! Tous ces battus criaient ou disputaient, et de sa voix aiguë la tante dominait encore tous ces cris. Le lieutenant, réveillé en sursaut, avait beau s’enfoncer la tête sous ses draps : si c’était l’heure de faire la chambre, au premier coup d’horloge il fallait se lever. Mais depuis que Mlle Blandine était à Valence, comme les choses étaient changées ! quel calme ! quel silence ! À la suite de la grande victoire remportée sur la Zounet, le lieutenant dormait en paix jusqu’à neuf heures, puis il fumait au lit jusqu’à dix, en écoutant le sergent Tistet qui lui lisait la gazette.


III.

À la suite des troubles de Lamanosc, la justice s’était transportée dans les villages, et une instruction fut commencée. Sambin et les plus mutins de la bande furent gardés une quinzaine en prison. Il fiait de nouveau question de la dissolution des chambres, on se croyait à la veille des élections générales, c’était la grosse affaire du moment, et tous les partis usaient de ménagemens. Toutes sortes d’influences se mettant en jeu, se croisant, s’entre-croisant, les prisonniers furent relâchés avec des menaces terribles, et l’enquête fut abandonnée.

L’avocat Mazamet n’avait pas renoncé à l’espoir de conquérir le maire de Lamanosc. Plusieurs fois Lucien était revenu à la charge, et l’oncle s’emportait en invectives, en menaces ; il jurait qu’il déshériterait Lucien, s’il remettait les pieds aux Rétables. L’avocat ne se décourageait pas, et le lendemain de la bataille il se fit bravement annoncer chez Marins. Le maire, tout contusionné, gardait le lit : — Je n’y suis pas, surtout pour lui ! cria-t-il du fond de son alcôve. Mazamet était déjà entré. Tirart l’injuria, Mazamet reçut en riant ces rebuffades et ces ruades, et subtilement il se mit à envelopper ce bourru, ce lourdaud, avec toutes ses grâces, ses adresses, ses finesses. En moins d’une heure, Tirart fut pris et retourné. Enlacé par ces mains agiles, il se débattait encore de son mieux, durement, gauchement : il revenait sur de vieux griefs oubliés, réfutés ; il oubliait les vrais. Il perdit la tête, et sans s’engager formellement avec Mazamet, sans lui promettre de voter pour lui, il finit par accepter une invitation aux Rétables. C’était là le point important ; une fois aux Rétables, Mazamet en faisait son affaire. L’avocat raconta toute cette histoire à Lucien, très gaiement, très spirituellement, et le jour où Tirart, quoi qu’il en eût, se décida à venir dîner chez Mazamet, l’avocat dit très courtoisement à Lucien : — C’est à vous, à vous seul que je dois ce succès !

L’oncle Tirart fut accueilli comme un vieil ami. Les personnages les plus importans de la société des Rétables le traitèrent avec déférence. On lui parla politique, on l’aboucha pour une vaste affaire de laines avec un grand industriel de Marseille ; enfin le terrible mémoire fut jeté au feu sous ses yeux, et Mazamet alla jusqu’à lui promettre la dissolution prochaine de ce factieux conseil municipal de Lamanosc. Tirart revint aux Piquenierres ébloui, charmé, tout enfiévré de nouvelles ambitions.

Mazamet vivait avec Lucien dans la plus grande intimité. Il n’avait plus de secrets pour lui, et le tenait au courant de ses projets, de ses ambitions, de ses espérances. Il lui faisait lire ses lettres confidentielles, et quand quelque nouvelle importante arrivait de Paris, Lucien en avait la primeur. Mazamet, qui était très bien servi dans les ministères, fut averti quinze jours avant toutes les autorités que les projets de dissolution de la chambre étaient tout à fait abandonnés, et que les élections étaient ajournées indéfiniment. — Et que comptez-vous faire ? lui dit Lucien. — Nous partirons pour Paris, répondit Mazamet, dans huit jours au plus tard, et je vous avoue que sans vous consulter je vous ai déjà retenu un logement tout près du mien. C’est une affaire finie, vous êtes des nôtres, la lettre est partie depuis une heure. Vous le voyez, je dispose de vous comme si vous étiez déjà mon chef de cabinet. Laissez-moi tout régler avec l’oncle Tirart, je me charge de faire voter votre liste civile.

Le futur ministre raconta alors à Lucien qu’il était tout à fait décidé à acheter une charge à la cour de cassation, que la province l’ennuyait, qu’il n’y avait rien à faire avant quelques années, enfin qu’il acceptait une candidature d’opinion mixte avec une majorité toute faite qu’on lui offrait dans le Calvados. — Maintenant parlons de choses sérieuses, reprit-il en riant. Que ferons-nous de Félise ? Ne croyez-vous pas qu’elle soit d’âge à se marier ? Il serait temps d’établir cette enfant. Je puis mourir d’un jour à l’autre ; je suis vieux, de peu de santé, et je ne veux pas la laisser exposée à tous les hasards. N’est-ce pas très sage de ma part, que vous en semble ?

Sur cette question directe, Lucien fut en quelque sorte étourdi. Il était très épris de la beauté de Félise, mais toute idée de mariage l’effrayait, et dans sa surprise il cherchait à gagner du temps pour s’en tirer le plus galamment possible, sans rien brusquer.

— Je voudrais hâter ce mariage, reprit l’avocat ; je suis disposé aux plus grands sacrifices. Notre Félise aura par son contrat les Rétables. Vous pensez bien, mon bon, que je ne puis pas donner cette enfant au premier venu. Il me faut un homme dont je sois très sûr ; je le choisirai entre mille, je prendrai mon meilleur ami.

Et en parlant ainsi il se rapprochait de Lucien, il lui serrait amicalement les mains.

— Vous êtes vraiment trop aimable, dit Lucien, et je ne sais comment…

— Oui, vous avez raison, il faut brusquer ce mariage, continua l’avocat, j’ai pris une dispense de bans, je veux que la noce se fasse à Paris, loin de tous ces bruits de province. Qu’on en pense ce qu’on voudra, vous êtes pour moi, vous m’approuvez ; c’est dit, j’épouse Félise.

— Vous ? dit Lucien avec un mouvement dont il ne fut pas maître, et toute la colère qui fermentait en lui passa dans sa voix. Ce mariage lui semblait odieux. Blessé dans son orgueil, pris de jalousie soudaine, il sentait rugir en lui toutes les révoltes de la jeunesse contre ces amours de vieillard.

Mazamet le regardait de son œil curieux, pénétrant. — Et en quoi ce mariage peut-il vous surprendre ? dit-il.

— Moi, dit Lucien, en rien. Vous êtes âgé, souffrant, fatigué, et je tiens fort sage à vous de vous attacher cette belle personne. De plus, ce qui ne gâte rien, ce sera une bonne action. Quand partons-nous pour Paris ?

Il fallait que Lucien se fût bien dominé pour pouvoir parler ainsi, de cette voix posée, retenue, mesurée, dont l’ironie secrète donna le frisson à Mazamet. L’avocat ne raillait plus que du bout des lèvres ; avec ses airs dégagés et son insouciance jouée, il était horriblement jaloux de sa pupille, et lui, si subtil, si retors, si tyrannique, il tremblait devant cette Félise : le despote était à la merci de son esclave. Mazamet s’attendait à des railleries irritées, le grand calme de Lucien le troubla. Il pressentit qu’il s’était donné un maître, les rôles étaient changés. Il s’était formé entre Mazamet et Lucien une amitié singulière, faite de sympathies et d’antipathies très vives. Tant de choses leur étaient communes, ils avaient une telle foi à la ruse, ils rentraient si bien l’un dans l’autre, ils s’enlaçaient par tant de liens, que rien ne pouvait plus rompre cette chaîne invisible. Que de fois par la suite Mazamet voulut trancher le nœud gordien sans y réussir ! Ce fut leur destinée de toujours vivre ainsi dans des rapports inexplicables, unis et divisés, s’attirant et se repoussant, soudés, rivés l’un à l’autre.

La veille de son départ pour Paris, Lucien voulut revoir une dernière fois la Pioline ; il y vint à la nuit, et quoique le temps fût à l’orage, il se promena très longtemps sur la lisière des bois, au bord des ravines, dans tous les chemins de cette vallée calme et solitaire, qu’il se prenait à aimer tout à coup après l’avoir tant dédaignée. Comme il l’avait désiré, il allait enfin vivre dans des conditions nouvelles, sur un plus vaste théâtre, loin de ce petit monde sans issue, doux et modeste, où le hasard avait semblé d’abord rengager. Avant de s’en éloigner pour toujours, il donnait un regret à tout ce passé ; il trouvait un certain charme mélancolique à raviver ces souvenirs des choses à jamais disparues, mais bientôt l’émotion le gagna, sérieuse et profonde ; il voulut s’en défendre, il la repoussa comme une faiblesse ; la sincère nature réveillée persistait encore et le pressait de ses plus douces sollicitations, dans son humble éloquence, comme ces amitiés fidèles, si lentes à se retirer malgré les dédains. Un coin de ciel s’ouvrit dans son âme, il ferma les yeux à cette lumière ; par mille voix mystérieuses, il lui revenait comme des invitations secrètes à la vie vraie, à la simplicité : du fond de son être il entendit cet appel, il s’y refusa avec colère, et, se frappant lui-même avec une dureté orgueilleuse, s’exaltant dans ses mépris, refoulant plus bas encore ce qu’il avait méconnu, rejeté, toutes ces choses pures et naïves qui s’efforçaient de renaître en lui, d’un cœur hautain, par un libre choix, il marcha droit à sa destinée nouvelle.

L’orage venait d’éclater. Lucien traversa toute la plaine au galop. Il courait avec joie au milieu de la tempête ; les éclairs déchiraient le ciel : dans ces ténèbres de la vallée, il eut comme une vision lumineuse de sa vie agrandie. Il se sentit des énergies inconnues, et d’un dessein hardi il lançait ses ambitions et ses passions libres à travers le monde dans une course ardente, comme ce cheval fougueux qu’il faisait bondir sous lui, les flancs ensanglantés par l’éperon.


IV.

Dès que Marcel s’était trouvé en état de supporter la route, on l’avait transporté à Seyanne. Pendant toute la convalescence, Espérit resta chez les Sendric pour aider aux travaux de la maison, et lorsque son camarade fut tout à fait rétabli, il garda l’habitude devenir chez lui tous les jours.

Les grands travaux d’automne étaient terminés, et les ouvrages de la maison ne leur prenant plus tout leur temps, ils mettaient à profit ces heures de liberté pour travailler ensemble. Marcel s’était remis à ses machines, il s’était établi avec Espérit dans le hangar, et d’un grand courage il reprenait une à une les études du vieux Sendric ; il avançait lentement, patiemment, et la lumière commençait à pénétrer dans ce chaos. Espérit l’aidait de son mieux. Il lui était souvent d’un grand secours, non qu’il eût l’esprit très net et très dégagé ; mais comme il avait vécu dans l’intimité du Mitamat, il avait entendu mille fois ses explications, car le Mitamat avait été un grand raconteur de projets, et dans ses discours enthousiastes il avait une lucidité qu’il ne retrouvait plus dès qu’il touchait à l’application. À l’aide de ces souvenirs si vivans, Marcel retrouvait les traces disparues des idées heureuses enfouies sous mille complications subtiles ; il ressaisissait le fil invisible.

Tous les jours des rapports plus étroits les rapprochaient, et leurs esprits si différens d’allures ne s’entrechoquaient en rien. Ces distances que des hasards d’éducation avaient établies entre eux, Marcel les effaçait de son mieux, avec une adresse aimable, sans orgueil secret, naïvement, d’instinct, par le mouvement naturel d’un cœur porté à l’amitié. Espérit s’attachait vivement à cette amitié qui ne le trahissait pas. Cette vie de l’esprit qu’il avait cherchée avec tant d’avidité dans le commerce de Lucien, il la recevait de Marcel pleine et franche, sans surprises, sans illusions, sans artifices. Marcel ne cherchait à lui imposer ni ses propres idées, ni ses impressions, ni ses méthodes ; il l’aidait, mais sans tyrannie. Il lui offrait vraiment la fraternité. Il ne s’efforçait jamais de l’entraîner trop loin, de lui faire violence, attendant que l’heure fui venue pour lui présenter les vérités dans leur ordre, dans leur vraie mesure, en rapport avec les besoins de son âme. Il répondait à tous ses désirs, à toutes ses curiosités, et sans les surexciter en rien. Il l’aidait de toutes ses forces, mais sans lui faire son travail, et loin de le dispenser de l’effort, de la douloureuse recherche, il suscitait en lui des énergies, il provoquait les œuvres vives, il l’appelait à la liberté.

Ces entretiens si francs et si sincères s’engageaient, se laissaient, se reprenaient à tout propos, sous mille formes. Tout leur était occasion de sympathies, d’échanges, de travail commun. Ils vivaient en union. À demi-mot ils s’entendaient, se devinaient, tour à tour silencieux ou très parleurs, et toujours prêts l’un pour l’autre. Bien plus souvent, il faut le dire, c’étaient de grands discours, car l’ami Espérit était un vrai batteur de buissons, et d’habitude les longues causeries se poursuivaient encore quand ils venaient s’asseoir tous deux, à la veillée, auprès de leur mère la Damiane.

De son côté cependant, M. Cazalis avait en moins d’un mois mené à bonne fin ses projets les plus hardis. Il avait monté sa maison civile et militaire ; il était maître absolu, et personne n’osait le contredire ; il disait : Je veux ! sans qu’on lui répondît avec emportement : Le roi dit nous voulons. Il allait et venait à sa guise, à la pluie, au soleil, au brouillard ; il mangeait à sa fantaisie. La chambre bleue était plafonnée ; une girouette féodale grinçait et tournait aux quatre vents sur le toit pointu d’un pignon transformé en belvédère ; les platanes de la terrasse étaient taillés, et M. Cazalis n’avait qu’à lever la tête pour voir du fond de son lit la calotte du petit clocher de Seyanne, les remparts démantelés et les maisons blanches groupées tout autour s’étageant en amphithéâtre. Le soir il s’égayait à regarder le four des Sendric flambant au milieu de ces ruines.

Il avait ouvert quatre fenêtres murées et muré quatre fenêtres ouvertes ; il avait changé le champ d’asperges en champ de melons, et la melonnière en semis d’asperges. De la cave au grenier, la Pioline était tenue comme une frégate, lavée, brossée, cirée, mise en couleur, et tout le service se faisait au bruit du tambour. Enfin la Zounet était réduite au silence. L’ordre régnait à la Pioline.

Mais on se lasse de tout, même du tambour. M. Cazalis avait réalisé tous ses rêves, il n’avait plus rien à désirer ; alors l’ennui le prit. Dans les premiers temps, tout à la joie de sa liberté reconquise, il s’était à peine aperçu de l’absence de sa fille ; mais bientôt ce grand vide se fit sentir, tout L’attristait : la vue des jardinets, le chant des oiseaux dans les volières, le silence de la maison. Il ne pouvait plus entrer dans la chambre de Sabine sans que les larmes lui vinssent aux yeux. La Zounet, elle aussi, ne pouvait se consoler du départ de ses maîtresses. Dès qu’elle avait un moment de liberté, elle s’échappait pour venir dans leurs appartemens brosser les meubles, épousseter et secouer leurs robes ; elle n’avait plus d’autre plaisir.

Le lieutenant se trouvait dans un grand abandon ; toute la société de la Pioline s’était dispersée. M. Dulimbert venait très rarement, car il n’aimait que le commerce des dames, et de préférence il allait dîner chez une de ses bonnes amies de Bollene. Le vice-président du cercle, grand chasseur, était à Vielles pour toute la saison des grives. Le rentier Lajarije vivait dans des transes mortelles sous le coup d’un procès, il ne sortait plus des cabinets d’avocats. Corbin l’aîné, l’homme à la santé de fer, gardait le lit à la suite d’une troisième pleurésie. Corbin le jeune, le timide aéronaute, restait seul assidu à la Pioline, mais il ne savait que parler de ses ballons. La conversation du sergent Tistet n’était guère plus variée ; par esprit de discipline, il se conformait toujours à l’opinion de son chef, à tel point que M. Cazalis finit un jour par s’écrier : Ah ! l’imbécile, il est toujours de mon avis !

— Oh ! si c’est la consigne, on vous contredira sur tout, répondit Tistet.

Il y avait plus de six semaines que Mlle Blandine était à Valence ; elle ne parlait pas de retour, et dans ses lettres elle laissait entendre que son absence pourrait se prolonger indéfiniment. Espérit ne venait plus à la Pioline que pour ces nouvelles de Valence. Quand il y avait une lettre de la tante, Espérit en était averti par le facteur ; il arrivait à la Pioline avec son éternelle question : — Et nos dames, quand reviennent-elles ? — Eh ! je n’en sais rien, disait le lieutenant en froissant la lettre. D’autres fois il répondait d’un ton de maître : — Quand je voudrai. — Eh ! eh ! répliquait Espérit en s’esquivant au plus vite.

Dans son ennui, le lieutenant recommençait à prêter l’oreille aux propos de la Zounet. La servante était revenue de sa grande stupeur : son élastique nature de femme se redressait avec souplesse ; par mille biais ingénieux, elle s’adaptait subtilement à la tyrannie, et son opposition renaissante s’essayait sur Tistet. Tant qu’elle avait conservé quelque espoir de renverser le despotisme du sergent, elle avait lutté gauchement, sottement, avec des violences ridicules ; mais dès qu’elle l’eut accepté, elle revint sur l’eau. Tistet avait centralisé tous les services dans sa main, et le gouvernement lui échappait. À force de vouloir tout faire, il ne faisait plus rien. Il était prisonnier dans les complications de sa bureaucratie, et rien qu’en s’attachant aux besognes délaissées, aux surveillances négligées, oubliées, la Zounet reprenait peu à peu sa place dans l’administration de la Pioline. Pendant que la servante regagnait ainsi peu à peu le terrain perdu, Tistet s’acoquinait de plus en plus dans son bien-être ; il s’attardait à table, au lit, lui autrefois si sobre, si actif ; il devenait recherché, délicat, il ne songeait plus qu’à se faire servir ; avec ses inférieurs, il avait mille prétentions ridicules ; on en faisait des gorges-chaudes à la cuisine, à la ferme, chez les voisins ; à tout propos, on se jouait de lui. M. Cazalis, comme un tyran blasé, s’amusait de tous les mauvais vouloirs qui poursuivaient son favori ; il écoutait en riant les récits moqueurs de la Zounet. La servante, enhardie par cette bienveillance, rentrait dans son naturel, et souvent elle se hasardait à murmurer contre son maître comme par le passé. Celui-ci ne s’en plaignait plus, il la laissait aller ; ces brusqueries jetaient quelque animation dans cette maison silencieuse ; M. Cazalis en était venu à regretter les querelles de Mlle Blandine. Le lieutenant ne savait plus, à vrai dire, que faire de sa personne. — Ah ! sergent Tistet, je m’ennuie, je m’ennuie ! — C’était là toujours la conclusion de ses discours.

— On trouvera le moyen de vous divertir, répondait Tistet ; mais laissez-moi le temps de méditer.

Après trois jours de longues réflexions, Tistet partit un matin pour Lamanosc, et dans l’après-midi il revint avec deux pauvres hères coiffés de bonnets de police qui faisaient manœuvrer des lièvres. Le lendemain on vit arriver à la Pioline trois coquins dépenaillés qui mangeaient des chanvres enflammés en costumes de marquis ; leurs femmes dansaient sur les genoux en jouant du violon avec des citrouilles. Puis ce furent des saltimbanques de toutes couleurs, des familles entières, et tous les jours ainsi, des montreurs de bêtes, des sauvages, des ménageries, car le sergent avait donné l’ordre de diriger sur la Pioline tous les artistes de passage qui descendraient à la Mule d’Or. Il y eut un matin où six orgues de Barbarie se trouvèrent ensemble sur la terrasse, jouant à tour de bras chacun son air sur des tons différens. — Mais c’est à devenir fou, dit le lieutenant. Et pour échapper à cette musique épouvantable il s’en alla au hasard dans les champs.

En cheminant le long des prés, il lui vint une grande envie de voir Espérit. Il y avait quinze jours que le terrailler n’était venu à la Pioline, et M. Cazalis en était attristé. — Ils m’abandonnent tous, disait-il en pensant à ses amis, qui le négligeaient depuis le départ de Mlle Blandine, — Espérit comme les autres. — Il poussa droit jusqu’au château des Saffras. Espérit était absent. Cabantoux travaillait dans la cour, Bélésis arrosait les plates-bandes. Le fadad ne sut dire ce qu’était devenu Espérit, il s’en informa près de Bélésis puis, sans prendre conseil du lieutenant, il sella l’ânesse. — Partez, partez au plus vite, lui dit-il en lui remettant la bride ; j’ai mon travail, Bélésis vous conduira.

— Mais où m’envoie-t-on ? dit le lieutenant.

— On ! ne craignez rien, Bélésis sait sa route tout aussi bien que la Cadette.

Le lieutenant tenta de s’expliquer avec Bélésis, mais il lui fut impossible de rien comprendre aux gestes précipités du muet. Comme il n’avait rien de mieux à faire, il se laissa conduire les yeux fermés jusqu’au lavoir de Seyanne. Là ils furent rejoints par Cabantoux, qui les avait suivis de loin. Le lieutenant voulait descendre ; il expliqua au fadad qu’il désirait voir Espérit chez lui et non chez des étrangers, Cabantoux, qui ne comprenait rien à ces distinctions, prit la Cadette par la bride et la conduisit dans la rue des Sendric. — Oh ! vous le trouverez, disait-il. Voici Spiriton.

Espérit vint à leur rencontre avec Marcel. On entra dans la boulangerie. Le bonhomme Cazalis avait grand plaisir à revoir Marcel, mais une visite chez les Sendric lui paraissait une démarche bien hardie, bien grave : au point où en étaient les choses, il redoutait de s’engager, et lui, qui avait tant osé à la Pioline, il tremblait en pensant aux terribles reproches qu’il aurait à subir de Mlle Blandine. Il se promit de faire une très courte visite, Espérit le retint jusqu’à l’arrivée de la Damiane. Devant la Sendrique, il était embarrassé de sa personne, et comme Espérit s’était mis à lui parler des machines du Mitamat, pour se mettre à l’aise tout autant que par obligeance naturelle, le lieutenant demanda à visiter le hangar et le laboratoire. Les travaux de Marcel étaient assez avancés, et déjà quelques machines du Mitamat étaient à demi montées. De très belles études étaient tracées sur le mur. Il y avait aussi un très grand nombre de dessins de mécaniques que Marcel avait rapportés de ses voyages.

— Comme le siècle marche ! disait le lieutenant en étudiant de près les coupes et les profils de toutes ces machines nouvelles dont lui avait parlé si souvent sa gazette. Il prit surtout un grand intérêt à tout ce qui concernait son ancien métier. Il était émerveillé de toutes ces inventions qui ont transformé la marine moderne. Marcel lui en donnait des explications très claires. Le lieutenant s’animait à cette causerie. Depuis qu’il était à terre, il n’avait plus ouvert un livre de science ni touché un compas. En visitant le laboratoire de Marcel, à la vue des quarts de cercle, des octans, des boussoles étalés sur la table, il lui revint comme un feu de jeunesse. D’une main vive et curieuse il prit plaisir à manier tous ces instrumens de mathématiques dispersés çà et là hors des étuis ; il les retrouvait comme de vieux amis, puis tout à coup il saisit un morceau de craie et se mit à chiffrer et à dessiner sur le tableau. — Allons, le père Cazalis n’est pas encore à la côte, disait-il gaiement. Il posait des problèmes à Marcel, engageait avec lui de belles discussions scientifiques : son esprit se dérouillait, il se réveillait d’un sommeil de dix-sept ans, il sortait soudainement de sa léthargie provinciale ; il revivait.

La nuit les surprit écrivant et démontrant encore au tableau. Le lieutenant voulait partir, on le retint à souper. Il mangea de grand appétit. — Voilà la vraie cuisine provençale, disait-il. Je ne sais pourquoi ma sœur Blandine s’obstine à me faire tout manger au beurre, sous prétexte que c’est plus comme il faut de se tenir à la cuisine française. Je ne veux pas dire du mal de ma sœur, qui est absente, mais la chère personne a la tête pleine de sornettes. Ne me fait-elle pas des scènes quand je veux parler provençal ? et jusqu’à la Zounet qui s’obstine à me répondre en français ! Moi je préfère ces aubergines à tous les gibiers du monde, et rien ne vaut ces pommes d’amour roussies au four.

Il trouvait tout bon, tout excellent ; il s’extasiait sur des choses dont il mangeait tous les jours ; il était si heureux que tout lui plaisait, jusqu’au vin que l’on Tirard à pots dans la barrique, et qui n’était pourtant pas d’une bonne année.

— Ah ! le bon petit vin ! quel montant ! quelle verdeur !

Au dessert, il parla de ses campagnes, du Monténégro, de la guerre de Calabre, et de ses débuts sur la Ville-de-la-Ciotat. Il raconta les exploits de cette noble frégate, forçant le passage au milieu d’une escadrille ennemie dans les eaux de Venise, et jusqu’à la nuit combattant bord à bord deux corvettes anglaises, avec son pavillon cloué au grand mât. À ces récits héroïques, Damianet dressait les oreilles et battait des mains. Il ouvrait, ouvrait ses grands yeux limpides, et quand tout fut fini, il dit au lieutenant : — À quel âge peut-on entrer dans la marine ?

— Ah ! le brave petit homme ! dit M. Cazalis en l’embrassant. Madame Sendric, vous me le confierez, nous en ferons un homme de mer.

Il ne songeait plus à partir. On lui offrit un lit qu’il accepta sans se faire prier ; il passa la veillée en famille ; on enfourna devant lui : il causa longuement avec la Damiane ; il s’égaya comme un enfant avec les cousines. Tout l’attirait dans cette maison, la nouveauté, l’imprévu, le grand plaisir de n’être pas chez soi, l’aménité de ses hôtes, ce charme des vieilles mœurs, et cette grande paix qui se répandait autour de la Damiane.

Le lendemain, par une de ces belles matinées de l’arrière-saison, il revint à la Pioline allègre et dispos, tout ranimé. — Ah ! les braves gens ! disait-il. Voilà une vraie famille, à l’ancienne. Espérit, pourquoi ne m’y as-tu pas mené plus tôt ?

— Ah ! si mademoiselle Blandine le savait ! répondit Espérit.


V.

À son retour de Seyanne, M. Cazalis trouva une lettre de Mlle Blandine. Comme toujours, la tante renvoyait son retour aux calendes grecques. Elle se plaisait fort à Valence, disait-elle, elle était toute charmée de l’accueil qu’elle avait reçu de ses parens du Dauphiné ; elle voyait beaucoup de monde. C’étaient tous les jours des dîners, des concerts ; on jouait des proverbes et des charades, on dansait tous les soirs ; Sabine avait été très remarquée par un jeune magistrat ; tante Claudine le trouvait à son agrément, il lui faisait une cour assidue ; il était si épris de Sabine, qu’il s’était déjà avancé jusqu’à dire à la tante qu’il était disposé à donner sa démission, à briser sa carrière, pour venir se fixer à la Pioline. Ce futur mari était d’une vieille famille de robe ; il avait de très belles espérances de fortune. La tante n’avait pas encore parlé de ce mariage à Sabine, mais elle espérait que son frère Jean-de-Dieu saurait une fois dans sa vie faire acte d’autorité et de raison ; il fallait que le mariage se fit à Valence ; Sabine ne devait retourner à Lamanosc que mariée ; enfin on devait à tout prix éloigner Marcel, sinon pas de retour ; au besoin, elle était disposée à de grands sacrifices, et puisque Marcel avait des études à continuer, il n’y avait qu’à l’envoyer à cent lieues de là pour quelques années, et tout irait au mieux ; pour toute cette négociation délicate avec les Sendric, on pouvait se servir utilement de M. Dulimbert, qui avait tant de monde !

Si cette lettre avait été écrite huit jours plus tôt, on ne peut pas prévoir ce qui serait arrivé. M. Cazalis était à bout de patience, il s’ennuyait, il ne pouvait plus se passer de sa fille. Fatigué de la solitude, de l’isolement dans lequel il vivait, pris au dépourvu, désireux d’échapper à de nouvelles crises, peut-être serait-il entré dans les projets de sa sœur pour en finir : il est probable qu’il serait parti pour Valence. Une fois à Valence, repris et dominé par Mlle Blandine, il aurait cédé à la longue, il se serait plié à tous les caprices de sa sœur. Cette lettre le prit dans des dispositions nouvelles, au moment de sa plus vive amitié pour les Sendric. Il revenait de Seyanne, plein de courage et d’entrain. Ce n’était plus le même homme, il avait repris toute sa gaieté innocente, toute sa bonne humeur ; mais pour la première fois de sa vie il se sentait un grand sérieux dans l’âme.

Ainsi préparé, il lut la lettre de Mlle Blandine avec une grande liberté d’esprit. Au-dessous de la signature de sa tante, Sabine avait écrit une vingtaine de lignes empreintes d’une tristesse si vive et si contenue, qu’il se sentit touché jusqu’aux larmes. Dans sa précédente lettre, M. Cazalis lui avait donné des nouvelles de Marcel ; en quelques mots, elle le remerciait avec tendresse. Cette émotion, cette reconnaissance se trahissaient à l’accent secret ; à tout autre moment de sa vie, il ne l’aurait pas deviné ; avec un instinct de père, il comprit tout. Il répondit à la hâte, par une lettre très ferme et très claire. D’une volonté très arrêtée, il résistait à ce mariage qu’on voulait imposer à sa fille ; il parlait à sa sœur avec amitié, il la pressait vivement de hâter son retour, et cela d’un ton si grave et si pénétré, que Mlle Blandine elle-même en fut frappée. Habituée à l’insouciance de son frère, à sa faiblesse, à sa bonhomie frivole, elle fut fort étonnée lorsqu’elle reçut cette lettre ; elle n’en tint aucun compte. Elle n’aurait rien changé à ses dispositions, à ses projets, si Zounet ne l’avait informée de tout ce qui s’était passé à la Pioline. Zounet avait été avertie par Gascayot des trahisons du sergent Tistet ; elle avait enfin pu faire tenir une lettre à sa maîtresse ; la tante de son côté, pour éviter toute surprise, lui répondit par des lettres chargées, que le facteur remettait en mains propres à la servante. La tante était inquiétée par tout ce qu’on lui racontait des dépenses de son frère ; elle commençait à regretter son ménage ; elle était très choyée à Valence, mais elle n’avait personne à gouverner, à malmener. Au fond, elle désirait retourner à la Pioline, car elle voyait bien que si le père Cazalis ne lui venait en aide, ce séjour à Valence n’avait plus de sens. Sabine était toujours d’une grande soumission avec elle, jamais elle ne lui parlait de Marcel, elle ne se plaignait jamais, et ce silence effrayait la tante. Elle comprenait qu’elle ne pouvait rien contre cette douleur muette, et pourtant elle hésitait encore à partir ; son amour-propre se trouvait engagé ; elle ne voulait pas revenir à la Pioline sur un ordre formel de son frère. Ces indécisions furent levées par une dernière lettre de la Zounet ; elle annonçait à Mlle Blandine que le lieutenant était retourné plusieurs fois à Seyanne. La tante prit son parti, brusquement elle fit ses paquets, et sans avertir son frère elle se mit en route.

— Il y a là encore quelque tour de ce marquis des Saffras, disait la tante. Ah ! cet Espérit ! cet Espérit ! il aura endiablé mon frère.

Personne n’attendait Mlle Blandine à la Pioline, elle arriva à l’improviste ; pour mieux surprendre son frère, elle laissa sa voiture de louage à la montée du Grand-Felat, et de son pied mignon elle prit par les traverses. En sortant du bois, à première vue, elle comprit que la Zounet n’avait rien exagéré. La physionomie de la Pioline était toute changée ; il y avait partout des allées nouvelles, des terrassemens, des abatis d’arbres ; toutes les murailles de ce petit manoir gris et jaune étaient blanches comme neige. En arrivant à la passerelle, elle poussa un cri, lorsqu’elle se vit saluer par un petit bonhomme à veste rouge ; elle reconnut Benoni, qu’on avait costumé en groom anglais. Benoni était attaché à une caisse aussi grande que lui, et de ses longues baguettes il battait du tambour, la tête de côté. Puis elle vit Cascayot et deux drôles à mine éveillée qu’il traînait à sa suite, et tous ils avaient des uniformes, tous des tambours. Le sergent Tistet parut : sous les galons d’argent, Mlle Blandine reconnut un uniforme de son frère. Tistet aligna ses élèves, leva la canne ; on battit un ban, puis une marche, et la tante, furieuse, fit une entrée triomphale, précédée de quatre tambours qui jouaient des baguettes comme des forcenés.

Tante Blandine avait passé toute une nuit en voiture à gémir, à se plaindre des cahots, des banquettes, de la poussière, de ses pieds gonflés, de ses reins cassés, de son insomnie, du grincement des roues, des discours des postillons, du silence de Sabine : tant de soucis et de fatigues pour des ingrats ! Bref, elle allait expirer.

A peine couchée, dès quatre heures du soir, à son arrivée, dans ce fameux lit de la Pioline, dont elle avait tant parlé pendant douze heures, où elle devait tant dormir, indéfiniment, sans qu’il fût permis à qui que ce soit de la réveiller, cette personne mourante de sommeil se mit à sauter comme une carpe, et toutes les minutes elle portait la main à la sonnette pour appeler Zounet. La servante, qui se tenait aux écoutes, l’oreille à la serrure, arrivait doucement et répondait à toutes les questions de la tante. On la renvoyait, on la l’appelait ; elles ne cessaient de parler.

Pendant qu’elles s’épanchaient ainsi en longues confidences, le lieutenant Cazalis, qu’on avait embrassé en courant, puis brusquement congédié, tournait autour de la Pioline, de la terrasse aux jardins, avec Tistet, Cascayot, Benoni, tous armés comme lui de roseaux et chassant les poules et les canards, repoussant les chiens et les passans, écartant tous les bruits de la Pioline, pour protéger le sommeil des voyageuses. Sur la route pierreuse, le fermier répandait une voiture de litière.

A trois heures du matin, la tante n’avait pas encore fermé l’œil. Zounet venait de se coucher, harassée, sans voix, la langue sèche. Tante Blandine, toute ragaillardie, se mit à réfléchir d’un esprit net et dégagé. D’emblée elle jugea la situation, prit son parti et s’endormit en paix. Le lendemain quelle fut la surprise du lieutenant, quelle fut la stupeur de la Zounet à la vue de la tante furetant dans toute la maison d’un air curieux, empressé, ne s’étonnant de. rien, ne se plaignant de rien, ni de son frère, ni de sa nièce, ni des révolutions de la Pioline, silencieuse sur son voyage de. Valence, comme si rien de nouveau ne s’était passé depuis deux ; mois, comme si elle revenait de Lamanosc un dimanche, après quatre heures d’absence !

Elle semblait tout accepter ; en personne avisée, elle ne songeait plus à recommencer le passé ; à réparer l’irréparable. Le bonhomme Cazalis avait la bride sur le cou, et tenter en ce moment de le remettre en servitude, c’était chose aussi absurde que de vouloir déplafonner la chambre bleue, replanter les vieux arbres coupés, ou noircir les murs recrépis à neuf ; elle le sentait bien. D’ailleurs tout n’était pas à dénigrer dans les innovations du lieutenant : les allées étaient sablées, la terrasse aérée, le vivier curé et relevé, et des centaines de poissons se jouaient dans ses eaux claires. Tante Blandine s’habituait très bien à ce luxe de propreté introduit par le sergent dans ce manoir tout délabré, où tout allait à la diable avec l’incurie provençale : elle s’accommodait fort de ces moelleux coussins de la carriole restaurée à la moderne ; elle se trouvait à l’aise dans ces grands fauteuils profonds que le tapissier avait rapportés de Marseille. Enfin la belle girouette armoriée du belvédère ne lui déplaisait pas, la livrée non plus ; elle trouvait que cela donnait un air de castel à la Pioline, et au fond la tante Blandine avait des goûts très aristocratiques. Tous ces embellissemens de la Pioline avaient cependant un grand tort, un seul, impardonnable : tout s’était fait sans Mlle Blandine. Jamais elle ne se serait lancée dans ces dépenses, dont sa parcimonie s’effrayait : elle en jouissait tout en gardant aux choses de sourdes rancunes d’émigrée ; mais rien de ces dépits ne se trahissait au dehors.

De son côté, le lieutenant n’avait garde de mettre le feu aux poudres. Comme d’un accord tacite, il ne fut plus dit un mot du passé, et la tante persistant tous les jours dans ses amabilités, M. Cazalis s’empressait de lui faire une foule de concessions qu’elle ne demandait pas. Il n’allait plus à Seyanne, les tambours furent supprimés, la Zounet reprit ses clés, et le sergent, déchu de toutes ses grandes dignités, mangea à la cuisine, sans autres insignes que sa plaque de garde. Tout un grand mois se passa ainsi sans querelles à la Pioline !

Lorsqu’Espérit venait chez les Cazalis, le lieutenant cherchait à l’éviter ; il échappait de son mieux à toutes les questions du tenailler, et quand il était serré de trop près, il répondait : — Patience, patience ! tu sais que je suis pour Marcel, mais ne brusquons rien. J’ai bon espoir, ma sœur a pris là-bas un si bon caractère ! Ne l’agaçons pas, tout s’arrangera.

— Oui, oui, quand nous serons tous en terre, répondait Espérit. Ah ! quel homme !

— Mais, mon ami ; mais, Espérit…

— Il n’y a plus d’ami, il n’y a plus d’Espérit.

Il s’en alla chez son curé : — Monsieur le curé, oui ou non, êtes-vous pour les Sendric ? Aimez-vous Marcel ?

— Oui certes, dit le curé.

— Alors vous êtes contre Mlle Blandine ?

— Mais en rien, en rien et nullement, et jamais, j’espère ! Moi, je suis pour tout le monde.

Espérit le pressa très vivement de prendre en main le mariage de Sabine et de Marcel, et d’user de toute son influence, de toute son amitié pour emporter le consentement de Mlle Blandine, à quoi le curé répondit : — Mon garçon, cela ne me regarde pas. Je n’aime pas à me mêler de ces sortes d’affaires. On ne dit déjà que trop que nous faisons tous les mariages.

— On dit, on dit est une bête, notre curé. Avec tous ces on dit, vous n’auriez jamais fait la grande fraternité de la barricade. Je vais vous conduire à la Pioline. Il n’y a que vous pour donner ce dernier coup.

Il ne servit de rien au curé de refuser obstinément, et pour se délivrer d’Espérit, il finit par lui dire : — Eh bien ! un de ces jours nous verrons, nous verrons. Tu m’enverras ton ânesse.

— La Cadette est en bas, toute bridée et sellée, qui vous attend à la porte. Entendez-la qui vous appelle.

— Mais je n’ai pas lu mon bréviaire.

— Vous le lirez en route, la Cadette n’a pas de vices, elle a le pas doux, et le bât est rembourré d’hier.

Bon gré, mal gré, il fallut partir.

— Allons, dit le curé en maugréant ; mais je ne te promets rien.

À l’arrivée, le curé trouva Mlle Blandine en grande tenue de sortie. — Vous arrivez à propos, dit-elle ; j’allais vous pousser une visite à Lamanosc. Allons nous asseoir sous les noisetiers. J’ai à vous parler de Sabine. Entre nous, sa santé m’inquiète. Elle est triste à la mort, elle pâlit ; elle est distraite ! On lui parle figues, elle répond raisins. C’est une pitié. Je compte sur vous pour la raisonner, et j’espère qu’elle ne résistera pas à son pasteur comme elle résiste à sa tante. Du reste ils sont tous contre moi, et je ne suis pas fâcher d’avoir un peu votre sentiment. Voyons si vous me donnez tous les torts. Là, quelle est votre opinion sur ce mariage dont ils sont tous férus ?

— En fait de mariage, dit le curé en s’asseyant carrément, je vous avouerai tout net que j’ai les opinions de nos anciens. Je ne suis pas pour les mariages de hasard ou de caprice, et je suis bien loin de mépriser ce qu’on appelle aujourd’hui les préjugés de famille. Je regarde comme très vénérables nos bons usages d’autrefois ; pour moi, ce sont les lois mêmes de la sagesse et de l’honneur qui font durer les familles et les sociétés. Bref, on ne se marie pas pour soi, mais pour les familles.

— C’est cela, c’est cela ! s’écria la tante. Ah ! monsieur le curé, comme vous tournez ces choses ! Je savais bien que je n’avais pas tort. Voilà bien mes opinions, mais je n’aurais jamais su en donner comme vous les raisons. Ah ! si Jean-de-Dieu pouvait vous entendre !

Elle appela son frère du fond du jardin. Le lieutenant arriva.

— Ah ! monsieur le curé, si vous vouliez recommencer pour mon frère !

Le curé répéta mot pour mot son exorde, puis continua : — Il faut donc regarder avant tout à la pureté du sang, et les braves gens doivent s’allier entre eux, afin que rien n’altère les bonnes traditions des familles. Le reste pèse peu. Il y a d’autres petites convenances dont il faut tenir un certain compte, mais je vous ai dit l’essentiel. Voilà les vrais principes, et gardons-nous bien de les tourner à la vanité. Donc, puisque ces jeunes gens s’aiment si honnêtement, et que le mariage convient à M. Cazalis, je ne vois pas de raisons plausibles pour s’y opposer.

— Lui, épouser ma nièce ! Oh ! monsieur le curé, y pensez-vous ? le Sendric !

— Eh bien ! quoi, demoiselle Blandine, qu’avez-vous à lui reprocher ?

— Oh ! je ne lui en veux pas, dit la tante, loin de là ! et je suis disposée à faire beaucoup pour lui, s’il veut partir. Ah ! si ce n’était la famille !

— La famille ? dit le curé ; mais je ne vois pas ce que nous pourrions désirer de mieux. Plût au ciel que toutes nos vieilles maisons valussent les Sendric !

— Y pensez-vous, monsieur le curé ? Mais nous sommes des Cazalis, monsieur le curé, des Cazalis, entendez-vous ? des vrais ! Et par notre aïeule Limbert nous tenons aux grands Limberti d’Italie. Beaucoup de familles ont ainsi laissé l’i en venant avec les papes dans notre Comtat. Vous n’êtes pas du pays, et peut-être ne savez-vous pas ce que nous sommes, ce que nous valons. Nous ne sommes pas des nobles, mais il y a force gentilshommes du pays, et des titrés, qui ne nous valent pas pour la naissance, pour l’ancienneté. Savez-vous que nous comptons dans nos aïeux six consuls, trois chanceliers de rectorie, un vice-recteur évêque ?

— Un évêque dans vos aïeux ! dit le curé, qui aimait à rire.

— Oui, certes, répondit étourdiment la tante, et de plus deux podestats en Italie, des juges majeurs en Béarn (car il y a deux branches), puis trois primiciers de la cathédrale, et je ne sais plus combien d’officiers dans la, marine depuis des temps infinis.

— Oh ! les Cazalis sont bons, très bons, c’est connu ; mais les Sendric ne sont pas non plus des étrangers, des parvenus. Ils remontent loin, savez-vous ? Depuis des siècles, ils sont fourniers de père en fils à Seyanne, et j’ai lu dans un vieux papier que leur maison fut bâtie du temps de la paroisse, bien avant le château. Avez-vous vu sur Leur porte la statue du grand saint Honoré ?

— Saint Honoré ? cet évêque qui enfourne du pain et des galettes, ce vieux santibelli[1] en pierre noire ? Oh ! quelle horreur ! je n’en donnerais pas un fifre. C’est bon à faire peur aux moineaux.

— Demoiselle Blandine, lisez sur le socle la date de 1483, et le nom des Sendric est au bas. Il y avait déjà des Sendric de ce temps-là. Vous savez qu’en 1562 le fournier Veran-Marcel Sendric a mené la paroisse de Seyanne au secours de Malaucène, assiégée par le baron des Adrets. Il y a une lettre du grand général Serbelloni, notre libérateur, qui parle de lui, car ce sont nos communes qui repoussèrent les Dauphinois, et Veran-Marcel avait vendu sa terre pour nourrir sa troupe. Lisez tout cela dans le récit de nos guerres par le père Justin, et si vous en voulez savoir plus long, demandez à Espérit, qui sait à fond l’histoire des familles…

— Cet Espérit ! cet Espérit ! dit la tante. Quelle tête virée, avec ses almanachs, ses tragédies ! Encore un qui est cause de tout le mal ! Cet Espérit !…

— Il ne s’agit pas d’Espérit, demoiselle Blandine. Vous me prouvez bien que les femmes ne brillent pas par la logique. Nous en sommes aux Sendric, et, pour en finir, sachez qu’ils ont eu quatre consuls depuis ce Véran-Marcel, et c’est un des leurs qui arma la jeunesse du pays en 1791 et la mena au camp de Sainte-Cécile, quand nos communes se levèrent pour l’indépendance du Comtat. Enfin c’est le fournier Siffrein-Marcel Sendric qui, pendant la grande famine du dernier siècle, ne voulut jamais élever ses prix, et la ruine de sa maison date de ce temps. Et c’est alors, mademoiselle Blandine, que votre aïeule acquit d’eux cette vigne de Saint-Pierre-de-Vassols que vous possédez encore, et qui donne de si bon vin. Depuis, les Sendric n’ont pu se relever. Maintenant vous savez leur histoire. Si ce n’est pas là une bonne famille, je ne m’y connais pas.

— Oh ! pour l’honneur, dit la tante, il n’y en a pas comme les Sendric ; Dieu me garde de le nier !

— Que vous faut-il de plus ? On arrondit son bien avec les bonnes terres du voisinage ; les Cazalis et les Sendric, c’est ce qu’il y a de plus honnête dans le canton. Notre Marcel vaut votre Sabine, votre Sabine vaut notre Marcel, et m’est avis qu’au temps où nous sommes les braves gens doivent faire souche. Maintenant brisons là. Réfléchissez, n’en parlons plus. Allons voir votre nouveau plant d’asperges, et rappelez-vous que vous m’avez promis des graines de vos melons de Céphalonie ; les miens sont tout abâtardis.

Tante Blandine n’était pas convertie. En s’éloignant, elle murmurait : — Que peut-il savoir de tout cela, le cher homme ? Son grand-père était savetier.

— Ah ! monsieur le curé, dit Espérit, vous avez bien parlé ! et d’une voix !… J’entendais tout en taillant mes noisetiers. Oh ! c’est bien parlé !

— Tu trouves ? dit le curé, qui reçut sans déplaisir ce bout de compliment.

— Je crois la tante fort ébranlée, dit Espérit ; vous la tenez, il faut y revenir.

— Oh ! j’en ai assez, dit le curé ; crois-tu que je vais m’embarquer dans ce mariage comme dans ta tragédie, qui a si bien tourné ? Mademoiselle Blandine m’a demandé conseil, je lui ai répondu en conscience. C’est fini ; j’ai fait mon devoir, que chacun fasse le sien.

Espérit tenta souvent de le ramener à la Pioline, mais le curé répondit toujours : — Mon garçon, c’est fini ; j’ai fait mon devoir, qu’on me donne la paix. Si j’avais dans ma paroisse dix hommes timbrés comme toi, je n’aurais pas une heure de bonne tranquillité.

Le brave homme aimait ses aises. Dans les grandes circonstances, il avait du zèle, du courage, et le cœur fraternel. Il l’avait bien prouvé le jour de la barricade ; mais, dans le train de la vie courante, il redoutait fort de se déranger et surtout de se créer des difficultés. « Entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt ; » il citait souvent ce proverbe, et pour échapper aux embarras, aux soucis, il aurait passé par le trou d’une aiguille.

Mlle Blandine l’ayant mis au pied du mur, il lui avait répondu par un petit discours dont il n’était pas mécontent. Une fois engagé, il disait tout net son opinion, et très sincèrement, au risque de blesser les gens ; cent commères ne l’auraient pas intimidé, mais il ne craignait rien tant que de se trouver dans ces passes difficiles. Il tenait beaucoup à ménager Mlle Blandine, et ne voulait en rien se faire une ennemie d’une personne qui avait la tête si près du bonnet.


VI.

Vers la fin de décembre, il naquit une seizième filleule à Mlle Blandine, au village de Saint-Pierre-de-Vassols. La belle Rosine vint avec ses apprenties à la Pioline, et, quand tout fut prêt, on partit pour Saint-Pierre. Le lieutenant voulut être du voyage. Il avait beaucoup plu, et la rivière de Mèdes, qu’on sautait le matin à pieds joints, aurait pu porter bateau. La route directe qui mène de la Pioline à Saint-Pierre étant effondrée, on passa par Lamanosc. À cent pas du château des Safïras, le Garri s’abattit et se blessa. Espérit sortit de sa tuilerie, dégagea le petit cheval corse, et la Cadette fut attachée en arbalète en avant des mules. Espérit sauta sur le siège.

Au retour, dans l’après-midi, on passa devant Seyanne. La tante était très contrariée ; mais il n’y avait pas de raison à donner pour rebrousser chemin, car on était en vue du village. Mlle Blandine se retourna du côté de sa nièce sous prétexte de causeries, de coiffes à arranger, mais en réalité pour lui dérober la vue. Au tournant du rempart, la Cadette, qui connaissait à fond le pays, refusa de descendre la calcule, qui est très rude, et, tournant brusquement de côté, elle enfila droit sous la porte de la ville. On n’était qu’à deux ou trois cents pas de la boulangerie ; la Cadette, qui flairait l’écurie des Sendric, courait comme le vent ; les mules suivaient gaiement ; en quelques secondes, on allait se trouver sur la place. — Mais arrête-la donc, arrête ! cria la tante, et tourne à droite.

Espérit tira les rênes, mais sans grande vigueur ; la Cadette résista.

— Et le fouet, et le fouet ! Fouette-la donc, grand benêt, fouette à tour de bras !

— La Cadette n’a jamais été battue, répondit Espérit.

Le lieutenant riait des colères et des dépits de sa sœur. Du bout de la place, Damianet arrivait en courant ; il se jeta à la bride de la Cadette et conduisit bruyamment la carriole dans la cour.

La Damiane était sous le portail ; elle avança une chaise à la tante pour descendre de voiture, le lieutenant lui offrit son bras, et l’on entra à la cuisine. On touchait aux premières gelées. Le lieutenant, qui avait grand froid, alla s’installer à l’angle de la grande cheminée, à la flambée des genêts. La frileuse demoiselle Blandine se tint éloignée du feu pour mieux garder son quant à soi. En entrant, elle s’était tracé un plan de conduite pour tenir la Damiane à distance sans la blesser. En garde contre la familiarité provençale, elle avait même préparé un petit discours pour expliquer son arrivée comme un hasard de voyage, en lui enlevant tout caractère de visite ; mais elle fut complètement déroutée par la simplicité de la Damiane. La Sendrique reçut ses hôtes avec une cordialité si aimable, sans empressement banal, avec tant d’aisance, de dignité, elle leur parlait avec un tel tact, une telle mesure, que l’embarras de la tante s’en accrut. Comme ménagère, tante Blandine ne put s’empêcher d’admirer l’ordre parfait qui régnait en cette cuisine si encombrée, le linge si blanc, les tables luisantes, les étains fourbis.

Les acheteurs entraient et sortaient ; la Damiane trouvait du temps pour tout, pour ses hôtes comme pour ses cliens. Habituée aux cris de la Zounet, tante Blandine ne revenait pas du calme de cette maison si bien tenue, non par occasion, en vue des étrangers : c’était le train de tous les jours, elle le reconnaissait bien. Depuis qu’elle était entrée, elle subissait cette douce influence, elle ne voulait pas se l’avouer. Elle se défendait contre ses impressions, et par mille détours elle essayait de se donner le change.

Le temps s’était mis à l’orage. Tante Blandine voyait avec inquiétude ces lourds nuages noirs qui s’avançaient du côté du Ventoux ; elle salua la Sendrique avec ses plus grandes politesses et se leva pour partir. Damianet avait déjà dételé. Espérit, qu’elle envoya à l’écurie, fut si long à harnacher les mules, que l’orage éclata avant que la carriole fût attelée. La tante se rassit en murmurant : — Cet Espérit n’en fait jamais d’autres ; qu’avait-il besoin de dételer ?

On avait déjeuné très matin. — Moi, j’ai grand’faim, dit le lieutenant.

Les cousines, chassées par la pluie, revenaient du lavoir ; elles dressèrent agilement la table. On n’était pas en grande avance de provisions chez les Sendric ; les cousines coururent chercher des œufs chez les voisins, pendant que la Damiane servait les fruits, le laitage et les galettes. Elles allaient et venaient avec tant de bonne grâce, elles étaient si heureuses de servir le peu qu’elles avaient, que le lieutenant en était tout ravi, et de très bonne foi il déclara que de sa vie il n’avait fait un pareil repas. La tante ne voulut pas s’asseoir à table ; elle avait la passion des fruits, et ceux qui furent servis chez les Sendric étaient des plus beaux. On lui en offrit, elle refusa, elle ne voulut même pas toucher aux raisins-clairettes. Elle était très friande de fruits, mais elle ne mettait rien au-dessus de ces raisins-clairettes. À Lamanosc, toutes les années on tire une loterie de dévotion ; les billets sont ainsi conçus : « Je demande à Dieu la vertu de discrétion, et je lui offre les grenades. — Je demande à Dieu le don de silence, et je lui offre les figues. » — Et de même pour tous les fruits et toutes les vertus. Une fois le billet tiré, on s’abstient pendant toute la saison du fruit défendu. La tante Blandine était de cette confrérie, mais elle faisait une réserve expresse en faveur des raisins-clairettes, et quand la présidente lui présentait le sac aux pénitences, elle déclarait que s’il lui tombait un billet de clairettes, ce serait à recommencer. La Zounet, gâtée par ce mauvais exemple, se réservait les melons de toutes couleurs.

Au retour du plat, on présenta de nouveau les raisins à Mlle Blandine. — Je ne mange jamais entre mes repas, dit-elle.

— Mais un fruit, dit la Damiane en souriant. Vous me refusez ?

La tante craignit d’être impolie, et, l’appétit aidant, la friandise aussi, elle accepta la belle grappe ; elle y prit goût. La grappe égrenée, elle se laissa servir un morceau de galette, puis une seconde grappe, une troisième, et l’assiette y passa.

Marcel était allé au bois dans la matinée ; il arriva dans la rue au moment où Mlle Blandine traversait en courant la cour pour hâter le départ ; la tante l’aperçut, et pour l’éviter elle tourna brusquement de côté, laissa tomber son sac en arrière, puis revint sur ses pas pour le ramasser. Au lieu de profiter de son embarras, Marcel se tint à distance, et sans entrer dans la cour il remonta la rue jusqu’aux hangars ; il s’était éloigné par discrétion. La tante lui en sut un gré infini.

On était resté trois heures à Seyanne chez les Sendric. En revenant à la Pioline, tante Blandine se mit à réfléchir sur cette visite qui renversait tous ses plans. Sabine était toute rayonnante de bonheur ; la tante en fut très frappée. Mille sentimens contraires tourbillonnaient dans son esprit, et dans son besoin d’accuser quelqu’un, de s’échapper à elle-même, la tante se disait : — Cet Espérit ! cet Espérit ! dans quel piège nous a-t-il fait tomber !

Il n’en était rien. Il est certain qu’Espérit avait résisté très mollement aux fantaisies de l’ânesse ; mais sa demi-complicité s’arrêtait là, et vraiment c’était la Cadette qui avait tout fait.

Tante Blandine avait l’art d’altérer et de transformer ses impressions les plus vives ; son esprit seul étant en jeu dans cette sensibilité extrême que tout excitait, elle échappait à tout travail intérieur avec de merveilleux instincts d’étourderie, et de la sorte l’imagination payait toujours les dettes du cœur. Elle avait ainsi vécu sa vie entière, tout en dehors, et voilà que tout à coup elle recevait un choc. Quelque chose de sincère l’avait touchée ; avec mille artifices, cette capricieuse et raisonneuse personne s’attachait à détruire le sentiment vrai qui s’était éveillé en elle ; elle n’y réussissait plus qu’à demi et s’en irritait. Tous les jours, cette calme figure de la Damiane se présentait à ses yeux avec une sérénité provocante ; elle retrouvait quelque chose de cette douce gravité dans tous ceux qui s’attachaient à la Sendrique. En sortant de Seyanne, ils emportaient comme la bonne odeur d’une vertu cachée, elle-même se sentait pénétrée par une secrète influence ; mais, pour s’étendre et vivre, ce bon germe demandait à être délivré de toutes les choses parasites qui lui dévoraient le plus pur de sa substance, et toute cette vieille nature, qui ne voulait pas mourir, se défendait obstinément, désespérément, avec une ténacité vivace.

Jamais la tante n’avait été plus agitée, et les contradictions lui faisant défaut, elle s’agitait dans le vide, elle se consumait sur elle-même, elle se sentait enveloppée par un blâme secret, elle souffrait de son isolement. Dans ces tête-à-tête qu’elle avait à subir avec elle-même, elle se donnait encore de grands éloges pour la vertu qu’elle dépensait à lutter ainsi contre tous, afin de sauver Sabine d’un mariage qui blessait toutes les convenances ; elle n’osait pas encore se dire la vérité, mais déjà elle n’avait plus foi à la justice de sa cause. Au point où en étaient les choses, elle ne pouvait plus se faire une arme de ses répugnances aristocratiques. Cette noble et courageuse famille des Sendric lui inspirait un tel respect, qu’elle était blessée vivement lorsque la Zounet parlait d’eux sans retenue ; le fond de ses préventions était ruiné, et jamais elle n’avait paru plus ferme dans ses résistances. Elle se voyait engagée dans une situation fausse, impossible, où l’enfermait son amour-propre ; elle ne trouvait pas d’issue. Elle n’attendait qu’un mot, un seul ; si on lui avait dit qu’elle faisait une grande chose, une chose héroïque en consentant à ce mariage, qu’elle se dévouait, qu’elle se sacrifiait, elle se serait jetée par cette ouverture avec un entrain romanesque. — Mais je ne m’y oppose pas, à ce mariage ! disait-elle souvent ; je n’y consens pas ! Qu’importe ? Mon frère est le maître, je me soumettrai. — Lorsqu’elle était seule, aux heures de franchise elle rougissait de ces mensonges involontaires. Elle savait bien que Sabine se regardait comme liée, qu’elle ne ferait rien sans le consentement franc et libre de sa tante. D’autres fois la tante parlait de se retirer dans un couvent de trappistines, ou bien d’aller habiter à Valence chez sa parente, pour y mener la vie la plus mondaine. Et tous les jours ainsi nouveaux projets, nouvelles inquiétudes. L’hiver était venu, les neiges de la montagne obstruaient toutes les routes, et les visiteurs étaient rares à la Pioline ; la tante était dans une agitation extrême ; entre son frère et sa nièce, si calmes et si tristes, elle se sentait isolée, quelque affabilité qu’il y eût dans leurs relations. La Zounet ne lui était d’aucun secours. La tante se donnait sans cesse de nouveaux prétextes contre le mariage de Sabine, et des plus raffinés, des plus délicats, et tous ses argumens d’autrefois dont elle ne voulait plus, dont elle rougissait, elle les retrouvait dans la bouche de la servante, sous des formes vives et brutales ; elle éprouvait un grand malaise en entendant cet écho grossier qui lui renvoyait durement ses vieilles opinions.

Les choses semblaient devoir se traîner ainsi indéfiniment, les jours s’écoulaient, les semaines, les mois, et rien n’était changé. On était arrivé aux derniers jours de mars ; le temps s’adoucissait, et dans l’après-midi, au sortir de table, les Cazalis allaient se promener au soleil, sous les murailles. Un jour il arriva que la tante refusa de sortir sous prétexte de lettres à écrire, de comptes à régler. Elle était plus agitée que jamais, et cette promenade qu’on lui avait proposée, elle la refusait par la seule raison qu’elle y était invitée ; on serait sorti sans l’avertir qu’elle ne l’aurait jamais pardonné. Le lieutenant alla visiter ses semis de melons, et Sabine monta dans sa chambre. La tante l’appela ; on ne répondit rien, car les portes de l’escalier et du corridor étaient fermées. Mlle Blandine, impatientée, monta en courant ; Sabine était accoudée à la fenêtre, les yeux fixés sur le clocher de Seyanne.

— Ah ! voilà comme vous passez vos matinées ! dit la tante. Sabine n’entendit pas. Alors la tante s’approcha d’elle, et d’un mouvement jaloux, curieux, méfiant, avec une indiscrétion irritée, elle la regarda fixement. Ses yeux avaient une expression indéfinissable. — Ah ! vous l’aimez donc bien ? dit-elle d’une voix acérée et méchante.

Sabine la regarda sans colère ; une larme brillait dans ses yeux.

— Oui, ma tante, dit-elle.

Cela fut dit avec un tel accent de tristesse et d’amour, dans la simplicité, la force et l’ingénuité de l’âme, c’était chose si vivante, que la tante tressaillit ; un rayon divin la toucha. En un instant, en une seconde, tout un monde inférieur s’écroula, et libre, sincère, allégée, aimante, d’un cœur agrandi elle comprit tout. Avec un élan passionné, elle embrassa Sabine. — Oh ! viens, lui dit-elle, viens, ma fille. Aime qui tu aimes. Je vais à Seyanne.

Et la main dans la main elles descendirent en courant. — Viens, ma fille ! — Et dans ce mot elle aussi mit toute son âme.

Le bonhomme Cazalis montait l’escalier en hochant la tête. On le prit au passage, et de si franche bonne humeur, qu’il fut enlevé, lui aussi. — Ah ! cette fois vous m’obéirez, dit la tante, et pas de réplique, vieux grondeur. La carriole ! à Seyanne !

En quelques minutes, la carriole fut attelée. Dire comment cela se fit, avec des harnais dispersés dans tous les coins, Cascayot en maraude et des mules paresseuses couchées au pré, — qui le sait ? Cela se fit. Grands et petits, jeunes et vieux, bêtes et gens, ils se comprenaient tous. On partit. Cascayot était de la fête, et dans sa tête joyeuse tout tintait clair comme dans les grelots de ses mules.

Le lieutenant regardait sa sœur avec surprise. Une flamme légère courait dans toute sa personne ; dans ses yeux, ses gestes, sa voix, éclatait et brillait quelque chose de clair, de libre et d’animé, toute la riante spontanéité du Midi. Et cet entrain n’avait rien de l’ardeur factice d’une volonté faible, qui se hâte d’agir à l’étourdie pour tuer la réflexion. C’était l’élan, le vol d’une âme délivrée, enlevant tous les obstacles, comme ces coups de vent qui chassent les brumes basses ; c’était un coup de tête si l’on veut, mais de ces coups de tête qui sauvent tout.

Lorsqu’on fut en vue de Seyanne, le lieutenant dit à sa sœur : — Nous brûlons nos vaisseaux, parlait ! Mais enfin, chère Blandine, est-il bien dans les convenances que nous allions demander Marcel en mariage ?

— D’abord, pour vos convenances, dit la tante en soufflant sur sa main, voilà pour elles ; ensuite, apprenez une chose : votre sœur n’est point une sotte, et si quelqu’un à la Pioline se jette à la tête des gens, ce n’est point, que je sache, tante Blandine. Elle va à Seyanne, non pour enlever Marcel, mais pour faire entendre à la Damiane qu’elle peut très bien nous demander notre fille, et si par discrétion elle refuse de comprendre à demi-mot, tante Blandine mettra si bien les points sur les i, que cette bonne Sendrique saura à n’en plus douter qu’elle est attendue à la Pioline, qu’elle y sera reçue avec bonheur, enfin que nous nous aimons tous là-bas comme ici. Est-ce clair ? Mon frère Jean-de-Dieu, je meurs d’envie de vous embrasser !

— Volontiers, dit le bonhomme ; voilà bien des années que nous en avions perdu la fantaisie.

L’entrevue de la Damiane et de la tante fut très cordiale. On parla d’abord d’affaires de ménage, puis la tante demanda un conseil pour son tissage de toiles.

— Bientôt vous parlerez lessive, dit M. Cazalis ; je suis perdu. Je vous laisse en conférences, et je vais au hangar.

Il alla visiter l’atelier de Marcel. À son retour, il les trouva toutes deux fort amies et parlant magnanerie. La récolte des cocons manquait depuis deux années à la Pioline, et les Sendric passaient pour très habiles en magnanerie. La tante demanda à la Damiane de cette graine de vers à soie si renommée que les Sendric ne vendaient qu’à leurs amis. — Oh ! ne vous levez pas, dit-elle, pour monter à votre grenier ; nous sommes pressés de partir, vous nous l’apporterez vous-même. — Sur ce mot, elle engagea la grande affaire et sut très bien dire tout ce qu’elle avait à dire.

Lorsque la Zounet raconta au marché que tante Blandine avait fait une visite officielle aux Sendric, les commères tombèrent dans une grande surprise. La Damiane vint le surlendemain à la Pioline : elle y revint à la fin de la semaine avec son fils. Alors la nouvelle circula dans tout le pays à une lieue à la ronde, et tous les esprits s’épuisèrent en suppositions, en commentaires, pour expliquer cette conversion de Mlle Blandine. Il se forma cependant un parti d’incrédules qui persista jusqu’au dernier moment. Ils virent les toilettes de noces chez la Rosine ; Rosine leur dit que devant elle la tante Blandine avait travaillé de ses mains à la belle chemise brodée que les jeunes filles envoient à leur fiancé ; Cascayot traversa le village avec le fusil à deux coups que le lieutenant envoyait à Damianet, il parla de tous les cadeaux qui se préparaient, qu’il avait vus, touchés ; rien ne put convaincre les douteurs, ni ces récits, ni la joie d’Espérit, ni les doléances des sept bourgeois du Café d’Apollon qui votaient un blâme sévère aux Cazalis, ni les réponses décidées de Mlle Blandine, ni même l’embarras de la Zounet, qui se montrait fort hostile à ce mariage et cherchait toujours des faux-fuyans grossiers pour échapper aux questions. Le notaire Giniez ne cessait de dire : « Ne croyez pas que tout soit encore fait ; il y a là-dessous quelque ruse de Mlle Blandine. Je la connais, c’est une femme de tête, une maîtresse femme. Du reste je parle contre mon intérêt : j’y perdrais un contrat et de beaux dîners de noces. »

Au milieu de tous ces bourdonnemens de l’opinion publique, tante Blandine faisait très bonne contenance, et dans cette république de Lamanosc ce n’était pas d’un mince courage. Avec les amies comme avec les ennemies, tous les jours, à toute heure, tante Blandine eut à soutenir le choc. Il lui fallut subir les objections timides des unes, les complimens aigre-doux des autres, et les allusions voilées, les sourires, les chuchottemens, jusqu’aux bonnes âmes qui, tout, naïvement, sans malice, venaient la plaindre comme une vaincue. Personne n’ignorait à Lamanosc qu’elle s’était juré de garder sa nièce auprès d’elle, de ne jamais la marier, et non-seulement Sabine se mariait, mais encore elle sortait de sa caste. Quelle défaite pour une personne aussi fière que Mlle Blandine !

Tante Blandine traversait gaiement et librement cette fourmilière toute en rumeur. Rien ne la troublait plus ; son orgueil de bourgeoise, son grand respect du qu’en dira-t-on, ses vanités, ses ruses, ses plans renversés, ses petits calculs égoïstes d’autrefois, ses dépits, ses rancunes, elle avait tout jeté de côté, d’une main vive et leste, avec la mutinerie et la grâce d’une fille résolue qui lance son bonnet par-dessus les moulins. La grâce et Mlle Blandine ! ces mots semblent jurer entre eux ; mais tout était si changé à la Pioline ! Et, comme tout se tient, ces grands changemens se voyaient dans les moindres choses, dans la mise de Mlle Blandine comme dans toutes ses habitudes. Tout naturellement, d’elle-même, sans qu’on lui en dît un mot, elle avait renoncé à ces toilettes extravagantes que Sabine n’avait jamais pu lui faire quitter. Délivrée de tout son faux luxe, et de ces toilettes qui jouaient à la jeunesse, et de ces tours de cheveux blonds qui lui tombaient en grappes sur les joues, redevenue elle-même, elle n’était plus reconnaissable, elle s’habillait avec goût et modestie ; non-seulement elle n’était plus ridicule, mais c’était vraiment une vieille fort agréable, portant très bien son âge, ses rides et ses beaux cheveux gris ; bref, une personne très aimable avec tous ses travers, comme il lui arrivait lorsqu’elle tournait du bon côté.

Le jour de la publication des bans, toutes les commères répétaient encore avant d’entrer à l’église : Oh ! jamais Mlle Blandine n’y viendra, elle est trop fière ! La tante vint bravement s’asseoir à son banc. Quand on lut les noms, toutes ces têtes curieuses de filles se dressèrent, tous les yeux cherchaient Mlle Blandine. Elle n’en eut aucun trouble. In mois plus tôt, elle aurait préféré se cacher à cent pieds sous terre.

Le souvenir du caporal Robin vint tout à coup jeter quelque diversion au milieu de ces grands événemens qui passionnaient l’opinion publique. À Lamanosc, il n’était bruit que des débuts du caporal au théâtre d’Avignon ; on le disait engagé pour des sommes fabuleuses. Le fait vrai, c’est que Robin avait très brillamment débuté, et qu’il allait partir pour le Caire. Le jour de la Saint-Antonin, parmi les curieux venus de la ville pour assister à la Mort de César, il y avait un petit bonhomme frileux, à perruque blonde, vêtu en plein été d’une polonaise à pèlerine de fourrure, et qui ne cessait de sautiller sur son banc pour mieux jouir du spectacle ; les filles de Lamanosc s’étaient gaussées de lui en le voyant ainsi se trémousser et lorgner par-dessus la tête de ses voisins avec sa grande lorgnette d’ivoire, qu’il appliquait sur ses lunettes d’or. Ce guilleret vieillard était un directeur de théâtre de passage à Avignon, et qui montait une troupe pour l’Égypte. Il fut très frappé du jeu de Robin. Quand tout fut apaisé à Lamanosc, il s’informa du caporal et le prit avec lui pour le dégrossir et le styler. En deux mois, Robin fut dressé, et il réussit au-delà de toutes les espérances dans la Tour de Nesle. Quelques sifflets s’étant fait entendre dans les loges, les portefaix avaient tout brisé, tout démoli, banquettes, barrières et cloisons ; c’était un succès magnifique !

— Ah ! monsieur Lagardelle, disait le sergent Tistet, est-ce bien vrai ? est-ce croyable ? Lui, Robin ! un si vilain soldat ! C’est très triste. Fort heureusement que moi, je commence à revenir sur l’eau. Devinez la nouvelle… Je me marie.

— Vous ?

— Oui, certes. Je donne ma main à Zounet. Le lieutenant l’a voulu. Il doit signer ma nomination un de ces matins. C’est une fille fort entendue en médecine.

— Elle a un beau port, dit le magister.

— Je l’habillerai en dame, dit Tistet.


VII.

Le lendemain de la dernière publication des bans, le lieutenant fit atteler la carriole et partit pour Seyanne avec sa fille. La tante resta à la Pioline pour ses grands travaux de toilettes et de cuisine. Cascayot voulait faire une entrée triomphale dans le village : ses mules étaient harnachées de neuf, à grande profusion d’ornemens de laines rouges et bleues, les petits polissons qui jouaient au bord de la rivière s’étaient attroupés pour lui faire cortège ; mais la calade, effondrée par les orages, était si rude à grimper, que le lieutenant prit ce prétexte pour monter à pied, sans bruit, jusqu’à la boulangerie, et la carriole fut laissée au bas de la descente, sous les aires. Le lieutenant n’avait pas prévenu la Damiane de sa visite ; on la trouva au pétrin, les mains dans la farine. C’était un jour de grande fournée. Les femmes entraient, portant sur la tête des terrines avec des tourtes aux épinards, des pommes d’amour, des macédoines de toute sorte ; puis c’étaient des chalands, des marchands de blé, les oisifs du village et la foule des enfans à la sortie de l’école, encombrant la cuisine, attendant avec impatience les galettes chaudes. La Damiane reçut ses visiteurs au milieu de ce va-et-vient bruyant, elle embrassa Sabine et le lieutenant, elle s’occupa d’eux avec toute sorte d’attentions, elle sut leur dire les choses les plus affectueuses, tout en servant son monde, sans que la pratique en souffrit en rien.

En entrant dans cette pauvre maison, qu’elle se figurait encore plus pauvre, Sabine s’était senti une grande joie. Dans son désir de se rendre toutes choses communes, travaux et peines, elle prit un tablier blanc, releva gaiement ses manches, et se mit avec entrain à aider la Damiane. À elles deux, elles eurent bientôt expédié toute cette grande besogne. Quand on fut seul dans la cuisine, Sabine s’en alla à la huche et prit de la farine pour pétrir. Elle y allait de bon cœur, mais à son insu elle jouait un peu à la boulangère. Avec son grand tact, la Damiane l’arrêta doucement : — Merci de votre courage, dit-elle en lui dénouant son tablier ; nous ne ferons pas de vous une boulangère : on ne change pas ainsi sa condition, chère fille ; ce n’est pas l’affaire d’un jour, et tout se règle par une volonté plus haute que la nôtre.

Sabine l’embrassa tout émue. La Damiane lui passa au doigt son anneau d’argent, puis elle détacha son grand et lourd clavier à trois chaînes qu’elle tenait de son aïeule : c’étaient les seuls bijoux de famille qui restassent aux Sendric.

On visita toute la maison. En traversant ces chambres délabrées, Sabine croyait les reconnaître comme des lieux familiers, comme si tous ses souvenirs d’enfance eussent été là. Damianet, qui s’était pendu à sa robe, lui bourrait les poches de noisettes et d’amandes ; il la tutoyait déjà et ne voulait plus la quitter.

On se rendit de là chez la tante Laurence. Depuis quelques mois, la tante Laurence n’habitait plus la boulangerie ; elle avait voulu à tout prix un logement à elle, isolé, pour jouir de sa liberté, disait-elle. On lui avait construit une maisonnette tout au bout de la cour, à côté du portail, avec deux portes-fenêtres donnant sur la cour et sur la rue. Par la fenêtre de la rue, elle voyait venir de loin les promeneurs ; parcelle de la cour, elle guettait les chalands qui sortaient de la boutique, et pour les arrêter au passage, visiteurs ou promeneurs, elle n’avait qu’à allonger sa quenouille en travers de la fenêtre. De toutes façons, elle avait ainsi la primeur des nouvelles du jour, la fine fleur des commérages du matin. En échange, elle racontait aux passans les nouvelles de la maison, ainsi que toutes les histoires du temps d’autrefois, la guerre des Allobroges, la bataille de Sarrians, la prise d’Avignon par Cartaux, le siège de L’Isle et de Carpentras, toute la révolution, et la généalogie des Sendric, fourniers de père en fils depuis des siècles.

— Comment, déjà ici ! dit la tante surprise au milieu de sa toilette. Vous, mademoiselle Sabine ! on aurait dû m’avertir plus tôt. Jour du ciel ! et la chambre qui n’est pas faite ! Ce n’est pas toujours dans ce désordre, croyez-moi. Mon Dieu ! comme je suis adoubée ! Je ne suis pas riche, mon enfant, et je ne suis pas pour les robes à taille, je ne m’y mettrai jamais ; mais si vous m’aviez prévenue, vous ne me trouveriez pas dans ce costume : j’en ai honte. Quoique bien pauvre, j’ai encore du beau linge que j’ai filé moi-même. On dit qu’aujourd’hui les demoiselles ne quenouillent plus ; votre grand’mère était la première fileuse du pays au temps passé. Pour la peste, quand toutes nos communes envoyaient des charretées de linge aux Avignonnais, dans les tas on reconnaissait les toiles des Cazalis pour leur beauté. Votre grand’mère était bien entendue au ménage. Vous avez ses yeux, mais je crois que vous êtes un peu plus grande. Vous regardez cette tasse d’argent, croiriez-vous que c’est Marcel qui me l’a apportée pour ma quenouille ! Dieu sait ce qu’elle lui a coûté ; tout est si cher aujourd’hui ! Allez, je ne m’en suis pas servie : la salive vaut mieux que l’eau pour le fil, et depuis Adam nos grand’mères ont tourné le fuseau à l’ancienne, sans devenir poitrinaires. Veux-tu que je te le dise, la Damiane ? tout ça, c’est des histoires des médecins ; aujourd’hui on ne sait plus qu’inventer. Pourquoi, Seigneur, suis-je si pauvre ? J’ai beau travailler nuit et jour, je lui laisserai bien peu à cet enfant. Et quand il lui viendra une famille, comment fera-t-il ? Tout augmente, tout devient hors de prix ; dans vingt ans, comment vivrez-vous ? Je n’ai pas vu votre verger, mais je suis sûr qu’il n’est plus tenu comme autrefois. Depuis que je ne puis plus surveiller toutes ces terres, les choses doivent aller bien mal ; si l’on continue à faire de la garance si près des arbres, tous les mûriers seront perdus. Nous n’avons pas toujours été aussi misérables : avant la révolution, notre lessive était la plus forte du pays. Sendriquet, mène-moi jusqu’à mon lit.

Marcel roula doucement le fauteuil de la fenêtre à l’alcôve. — Fermez les rideaux, dit la tante ; tournez la tête, écartez-vous.

Pendant que la Sendrique et son fils s’éloignaient, la tante Laurence souleva son matelas et fouilla la paillasse.

— Arrivez, dit-elle. Damiane, prends ces bas et ramène-moi à la fenêtre. Plus vite, plus vite, je ne crains pas les secousses. Bien, mon enfant ; maintenant délie les cordons, ouvre ces bas et vide-les dans mon tablier. Voyons si le compte y est : tu sais qu’il y a six ans, des ouvriers qui n’étaient pas du pays ont volé chez le notaire.

Ces vieux bas contenaient une centaine de francs en menue monnaie ; quelques pièces d’argent brillaient çà et là au milieu des sous rouillés et verdis.

— C’est bien le compte, dit la tante Laurence ; j’ai bien fait de les retirer du jardin, il y a six ans. Ceux qui ont volé chez le notaire sont peut-être revenus la nuit ; en rôdant, ils auraient pu découvrir mon trou, près de la fontaine, et tout emporter quand bien même je les aurais vus de ma fenêtre ; je ne puis plus sortir, et j’aurais beau crier, personne ne viendrait. Allons, prends, mon fils ; c’est tout pour toi ; cela te servira pour tes mécaniques. Oh ! la Damiane, vous faites bien de le laisser à ses livres ; il n’est pas si facile de se refaire fournier. Avec tout son courage, il n’aurait jamais valu ses grands-pères. Mais qui donc tiendra le four ?

Au moment où l’on y pensait le moins, il venait de rentrer dans la maison quelques créances perdues : ce n’était pas une fortune, et en épousant Marcel, Sabine épousait la pauvreté ; mais c’était suffisant pour que Marcel pût reprendre pendant quelques années ses études, et la Damiane s’était arrangée pour mener la boulangerie avec un Sendric de Cayranne. De la sorte, le four ne sortait pas de la famille. Il fallut de longues explications pour faire comprendre tous ces changemens à la tante Laurence.

Alors Marcel tira les rideaux pour qu’elle pût refermer la paillasse.

— C’est inutile, dit-elle ; cette fois-ci la paillasse est vide, et je n’ai plus à me cacher des voleurs.

Et toute à la joie de se dépouiller, elle détacha son tour de chaînes qu’elle passa au cou de Sabine. — Oh ! jour du ciel ! qu’elle est belle ! disait la tante en levant les mains. Tournez-vous donc, mignonne, que je vous regarde encore. Ô belle sainte Vierge, quel amour ! Qu’elle est brave et galante ! Je me sens vingt ans de moins et je veux danser à la noce.

À la sortie, la Damiane reconduisit ses hôtes jusqu’aux aires, et tout en parlant avec eux, elle coupait une brassée d’herbes avec sa faucille. Espérit alla chercher la carriole. Pour l’attendre, on s’assit à l’abri du vent, au bas du gerbier. La Damiane était entre Marcel et Sabine ; les nuages tournoyaient chassés par la bise ; un rayon de soleil vint éclairer ce groupe. Espérit s’arrêta tout ravi. — Arrive donc ! lui cria le lieutenant, que fais-tu là-bas planté dans les cailloux ? tu es plus bête que la Cadette.

La Cadette crut qu’on l’appelait, elle arriva en trottinant et se mit à brouter les verdures dans le tablier de la Damiane.

On se quitta au bas de la calcule. Espérit fit route avec les Cazalis jusqu’à la croisette des Sables, et rentra silencieux et rêveur au château des Saffras. Il y avait plus d’une année qu’Espérit avait laissé de côté ses sculptures, car cette statue de Pompée, qui avait figuré à la Mort de César, n’était qu’un vieux saint Pierre datant de cinq ou six ans, et qu’il avait tant bien que mal transformé en Romain en quelques heures de travail. Tout à sa tragédie, à ses inquiétudes d’esprit, à ses amitiés, il avait laissé là tous ses projets.

Il vint à son hangar pour chercher quelque vieillerie à offrir à son ami Marcel. Toutes les ébauches gisaient sur le sol, dans la poussière, et les araignées filaient leur toile sur ces morceaux de sculpture. À première vue, Espérit fut frappé et comme stupéfait de la gaucherie, de la lourdeur, de la maladresse de ces œuvres informes qu’il avait conçues, exécutées avec tant d’amour, de labeur et d’espoir. Après les avoir laissé dormir si longtemps, il les jugeait en étranger, avec un sens critique très vif. Il s’étonnait de toutes les idées neuves que la vue de cet art grossier suscitait en lui. En se jouant, à son insu, sans qu’il y pensât pour ainsi dire, il se trouva de la terre glaise dans les mains ; ses mains impatientes voulaient agir, et tout prenait une forme inattendue, souple et élégante sous ses doigts. Il s’amusait à ce travail sans but, sans dessein arrêté, modelant au hasard des feuillages, des volutes, des coquillages, et voilà que tout à coup, au milieu de ces jeux, de ces fantaisies oisives, il se sentit un grand élan ; des formes idéales, pures et fières, passèrent devant ses yeux comme des apparitions ; son cœur battait violemment. Cette beauté, dont il avait la vision, pouvait-il l’atteindre, la saisir et la fixer ? Il courut à son argilière, haletant, enfiévré, comme si le temps allait lui échapper. Il se mit à pétrir la terre ; la terre s’assouplissait et s’accentuait vivement sous ses doigts. Avec une aisance, une liberté, une décision dont il était étonné, il s’emparait de son idée, il la dominait, il la gouvernait. En une seconde, il enlevait des obstacles qui l’avaient arrêté des années entières ; il se dégageait de toutes ces puérilités laborieuses, ingénieuses, qui l’avaient enlacé si souvent. Cet Espérit des almanachs, cet Espérit de la lune, cet Espérit des cigales devenait un homme ; il entrait en pleine maturité, il était en possession de lui-même ; sa vraie nature se dégageait, il trouvait sa voie. Quinze ans d’obstination, de patience, d’essais, de tâtonnement, d’efforts, portaient enfin leurs fruits ; toutes les forces latentes, si longtemps contenues, faisaient explosion ; l’artiste était né.

Les heures s’écoulaient, et ses bras ne se lassaient pas. Il allait, allait toujours sans fatigues, sans obstacles, devant lui, avec une inspiration soutenue, franche et libre. Lorsqu’il s’arrêta à l’approche de la nuit, le groupe qu’il avait conçu était façonné dans l’ensemble, arrêté vivement. Ces trois personnages, à tiers de nature, étaient posés avec hardiesse et vivaient réellement dans l’ébauche. Avec ses lignes rugueuses, ce premier jet était d’une grande élégance, et le jour crépusculaire qui le baignait de ses demi-teintes en adoucissait de plus en plus l’aspect fruste et rude ; Espérit l’admirait avec une surprise naïve, doutant encore que ce fût l’œuvre de ses mains. À la nuit tombante, il alluma sa lanterne et se remit à l’œuvre ; il ne prit quelque repos qu’au milieu de la nuit. Il se coucha au pied de son groupe ; à l’aube, il était de nouveau à l’ouvrage. Pendant trois jours, il travailla avec ce grand courage. Il avait perdu cette fraîcheur d’inspiration de la première heure, et souvent de grandes difficultés se dressaient devant lui ; mais il les enlevait de haute lutte, d’un effort héroïque, et de ces inquiétudes, de cette ferveur, de ces nobles angoisses sortit une œuvre aimable et pure, d’un sentiment très doux, ingénu, d’une originalité vive, libre et pleine de force dans sa grâce rustique.

La tante Laurence s’était fort avancée en promettant de danser à la noce. Si la tête était saine, la langue toujours libre et déliée, depuis longtemps et pour toujours les pauvres jambes étaient bien mortes. Cependant, comme le temps était très doux, on put la porter à la Pioline, dans son grand fauteuil à roulettes, bien empaquetée de coussins et de manteaux. Depuis six mois, elle n’était pas sortie ; elle voulut rester jusqu’à la nuit sur la terrasse pour assister au défilé des gens de la noce qui revenaient du village, musique en tête. Cayolis menait la farandole avec Perdigal, et jamais on ne vit si brillans vireurs de drapeau ; ce fut une belle fête dont on parle encore dans le pays ; on y vint de Seyanne comme de Lamanosc, des Baux, de San-Bouzielli, des Abeilles, de Sainte-Colombe, et même de Saint-Léger, pays de la Zounet. Il y avait là tous les voisins : ceux de la Bernarde, des Gargorys, de Christol, de la Pierravonne, tous braves gens. On fit revivre à l’occasion des Cazalis un vieil usage à peu près tombé en désuétude, et qu’on ne retrouve plus aujourd’hui que du côté de Monnieux et dans quelques villages de la viguerie d’Apt. À l’église, des essaims de colombes s’envolèrent de tous côtés au-devant de Sabine ; à la sortie, des bergers en costumes printaniers vinrent lui offrir un agneau blanc, paré de fleurs, pendant que des jeunes filles lui présentaient les ciseaux pour couper la corde qu’on avait tendue devant elle en travers de la rue.

Toute la nuit on dansa à la Pioline ; les barricels de muscat étaient en perce sur la terrasse. Malaterre trinquait avec les gendarmes ; Cayolis dansait avec sa promise, la belle Rosine ; on faisait cercle autour de lui pour admirer un pas très compliqué qu’il avait inventé ; Bélésis était le seul qui eût osé lui faire vis-à-vis ; avec sa jambe infirme, il faisait merveille. La Zounet allait et venait au milieu des convives en faisant sonner ses clés ; elle était vêtue d’une belle robe puce à gigots et falbalas qu’elle avait héritée de Mlle Blandine. Pour compléter l’illusion, elle s’était emparée des tours de cheveux délaissés par sa maîtresse. Tistet l’aidait galamment, puis revenait s’asseoir auprès de M. Lagardelle. On vidait des pots, et le magister parlait tragédie à Tistet en répétant cet adage cher aux buveurs : « Ne me contredis pas, ce n’est pas le vin qui grise, c’est la contrariété. »

Un mouton entier rôtissait dans la cuisine. À l’entrée, sur un billot, on avait vidé l’estomac de la bête ; l’herbe qu’elle avait mangée était encore toute verte, n’ayant pas été ruminée. Les vieux paysans venaient un à un l’examiner lentement, et disaient : — Voilà un bétail bien tenu. Qui l’a gardé ?

— C’est moi, répondait Cabantoux.

— C’est bien gardé, tu es un bon pâtre. Et combien de temps gardes-tu le matin ?

— Trois heures, disait le fadad.

— Oh ! c’est bien manger pour trois heures, répondait-on. Tu es un bon pâtre.

Ce fut un grand triomphe pour Cabantoux.

Au bout de la grande table, dressée sous les arbres, on avait placé au milieu des fleurs le chef-d’œuvre d’Espérit : c’était une belle faïence émaillée, colorée dans des tons doux et clairs très gais à l’œil, figurant la Damiane assise sur ses gerbes, entre Marcel et Sabine. On y voyait la Cadette accroupie à leurs pieds, relevant la tête et broutant des verdures.


Jules de la Madelene.
  1. Santibelli (beaux saints), cri des marchands italiens qui vendent des montagnes. Par extension, ce nom désigné en Provence toute espèce d’images ou de figurines.